UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III – CELLF 19-21 – UMR 8599
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : LITTERATURE FRANCAISE
Présentée et soutenue par :
Marie GABORIAUD
le 26 novembre 2015
« Ce maître mystérieux »
La construction littéraire du mythe de Beethoven sous la
Troisième République
Doctorat trinational « Mythes fondateurs européens » (Paris / Bonn / Florence)
Sous la direction de :
M. Didier ALEXANDRE – Professeur, Université Paris-Sorbonne
Co-directeurs :
M. Paul GEYER – Professeur, Universität Bonn
Mme Michela LANDI – Professeur, Université de Florence
Membres du jury :
M. Pascal DETHURENS – Professeur, Université de Strasbourg
M. Timothée PICARD – Professeur, Université Rennes 2
M. Emmanuel REIBEL – Maître de conférences H.D.R., Université Paris-Ouest
Position de thèse
« Ce maître mystérieux » :
La construction littéraire du mythe de Beethoven sous la Troisième République
Marie GABORIAUD
Université Paris-SORBONNE
Depuis les années 1980, le nom le plus spontanément cité, parmi les gloires de la musique
classique, est celui de Mozart. Avant cette date, et depuis bien longtemps, c'était celui de Beethoven
qui courait dans toutes les bouches et sous toutes les plumes. En 1927, déjà, le critique Émile
Vuillermoz s'interrogeait : « Il est à peu près établi que Beethoven est actuellement le recordman de
la gloire mondiale. […] Pourquoi ? Je ne suis jamais parvenu à le comprendre 1. » Beau défi posé au
chercheur que cet aveu d'ignorance de l'un des plus grands critiques de son époque. Ce travail est
donc avant tout une étude de réception, et une étude de représentation. C'est également un travail
qui entend se concentrer sur la littérature, dans le sens où ce sont les textes, bien avant l'avènement
de l'ère de l'image, qui ont contribué à la formation de ce que nous appellerons le mythe de
Beethoven. Malgré l'ouverture nécessaire aux découvertes les plus récentes ou les plus marquantes
de l'histoire des idées, de la sociologie, et de l'histoire de la musique, notre méthode sera avant tout
celle de l'analyse et de l'histoire littéraires.
Le corpus d'étude est constitué d'un ensemble hétéroclite et très étendu, puisqu'il comprend
tous les textes impliqués dans la formation du mythe personnel de Beethoven : critique littéraire,
biographies, discours de commémoration, nouvelles, romans, pièces de théâtre. Cette largeur de
vue, délibérée, semble nécessaire quant à la mise au jour de ces textes, peu étudiés, et à la
démonstration des liens intimes qu'ils entretiennent, par-delà les frontières de genre. L'approche
revendiquée ici est une approche résolument synthétique, et qui tient le « canon » littéraire en
respect, sinon à l'écart. Partir des textes pour en comprendre les enjeux internes, nous semble la
méthode la plus assurée pour déterminer leur valeur et leur fonction. La littérature populaire, ou
encore la littérature de vulgarisation, ont ainsi tout à gagner de cette méthode.
L'empan chronologique est celui de la Troisième République, qui s'ouvre et se clôt sur deux
conflits ouverts avec l'Allemagne, et porte en son sein la blessure d'un troisième. Ces bornes
définissent donc, outre une période de l'histoire européenne, une période de l'histoire nationale, et
non la moindre : celle du premier régime démocratique stable, et de la construction de l'identité
nationale et de son canon artistique, qui en est la forme magnifiée. Dans les domaines musical,
1
Émile Vuillermoz, « Le centenaire de la mort de Beethoven », Excelsior, 21 mars 1927, reproduit dans Critique
musicale, 1902-1960. Au bonheur des soirs, Jacques Lonchampt (éd.), Paris, L'Harmattan, 2013, p.137.
littéraire et philosophique, la lutte générique entre matérialisme et idéalisme se conjugue aux
bouleversements esthétiques et techniques les plus excitants.
C'est dans cette période, à la fois de stabilité et d'instabilité, que prend corps le mythe
français de Beethoven. Par mythe, nous entendons un ensemble mouvant de récits, de concepts et
d'images, qui, accroché au nom de Beethoven, a pu constituer un discours signifiant pour différents
groupes humains. Le mythe de Beethoven qui nous occupe – car il y en a plusieurs – est celui qui
naquit et mourut pendant la Troisième République. Notre travail s'organise en trois temps, qui
retracent le parcours d'un personnage historique devenu personnage littéraire, puis autorité morale
de tout un pays.
La première partie dresse un large panorama de la production musicographique sur
Beethoven, d'abord en définissant le fonctionnement médiatique de ce champ littéraire, puis en
proposant une chronologie des dialogues internes à ce champ, de 1870 à 1940. Beethoven, de par
son immense popularité, a bénéficié, plus que tout autre compositeur, d'une variété immense
d'auteurs et de textes. Si la vérité historique s'est souvent perdue en chemin, de quelles richesses le
mythe s'est-il ainsi doté ! Il apparaît que ce corpus, loin de constituer un ensemble de textes
disparates et déconnectés les uns des autres, forme au contraire un ensemble organique, au sein
duquel on peut déterminer les influences réciproques, et dont on peut comprendre les enjeux
communs. En outre, les bornes 1870-1940 dessinent une boucle qui va de l'intérêt historique à la
remise en question sceptique, en passant par toutes les variations de l'exaltation, de la foi religieuse,
et de la dramatisation. Si le mythe ne meurt pas complètement en 1940, il a bel et bien perdu sa
valeur signifiante. Beethoven reste alors un objet d'admiration, mais son magistère moral n'agit plus
de façon collective.
La deuxième partie s'attache à détailler la construction littéraire du mythe, non plus
seulement extérieurement, mais de l'intérieur. Le « filtre littéraire » apposé sur la vie de Beethoven
en fait un personnage à proprement parler, dont on peut suivre les évolutions de façon précise. Pour
faire de Beethoven un personnage, toutes les ressources des genres anciens comme l'épopée ou
l'hagiographie sont employées, mais aussi celles de formes plus contemporaines de portraits :
l'éloge académique ou le portrait byronien constituent des modèles essentiels. Les portraits
beethovéniens se caractérisent principalement par leur mise en jeu du conflit entre l'âme et le corps.
Ce jeu est caractéristique à la fois de l'hagiographie, d'une certaine mystique de l'art, mais aussi
d'une nouvelle modalité du discours biographique, née au
XIXe
siècle, qui cherche dans les tréfonds
de l'intimité humaine la réponse au mystère de la création. Beethoven est décrit simultanément
comme le plus humain des hommes et le plus héroïque des héros. L'héroïsation emprunte à l'épopée
autant qu'aux vies de saints, au roman-feuilleton autant qu'à la chanson de geste. L'humanisation,
quant à elle, passe par une attention accrue portée au corps : c'est un corps aux limites de lui-même
qui se déploie sous les yeux du lecteur : un corps puissant, souffrant, désirant. Le corps du héros est
ainsi, également, le lieu de tous les dérèglements : surdité et folie sont les marques d'un déséquilibre
propre au génie, qui est l'occasion de déployer de nouveau les ressources de la fiction.
De la même façon que l'anatomie de Beethoven, dans ces textes, répond à des enjeux
propres, l'organisation, le point de vue, l'usage des dialogues, le choix des épisodes, la mise en
scène de sa vie construisent progressivement un « récit-type ». La construction du récit
beethovénien par « vignettes » narratives, souvent stéréotypées, est liée à la forme du feuilleton.
L'enfant martyre, l'élève appliqué, le courtisan, l'amoureux, le misanthrope, sont des portraits qui
correspondent à autant de micro-récits, et qui constituent un balisage biographique que reprennent
presque tous les auteurs. D'autres genres, comme le reportage ou le récit de voyage, sont mis à
contribution pour nourrir la biographie. Cette vie, réduite à un petit nombre d'épisodes, s'organise en
un scénario qui emprunte largement à la tradition romanesque. L'enfance, le passage à l'âge adulte
par le choc de la surdité, les péripéties, et enfin la mort, dessinent un parcours initiatique dont le
héros doit sortir grandi. Dans le scénario proposé, les personnages secondaires, adjuvants et
opposants, sont le plus souvent construits en opposition au héros, et ont pour fonction principale de
le mettre en valeur.
Enfin, la troisième partie vise à montrer en quoi ce mythe, informé par le médium et les
procédés littéraires étudiés dans les deux premières parties, et en ce sens « littérarisé », constitue
une référence persistante dans l'horizon moral, et joue un rôle dans la construction de l'identité
collective de la Troisième République. Celle-ci lui rend un véritable culte, et il vient grossir les
rangs de « la procession des grands fantômes efficaces2 » de la construction nationale. Au point
qu'un Camille Mauclair pourra affirmer, après avoir convoqué devant son lecteur « la rumeur des
légions en marche » de la Neuvième Symphonie, que « Beethoven ne fut pas un musicien, mais le
Héros de la conscience moderne3. »
Le mythe de Beethoven est marqué par les différentes crises morales qui parcourent l'époque
qui va de 1870 à 1940 : le choc de la défaite de 1870, qui provoque un décentrement du regard et le
désir de redéfinir à nouveaux frais le génie national ; l'obsession fin-de-siècle pour la décadence et
l'énergie, nourrie des travaux de Schopenhauer et Nietzsche; l'Affaire Dreyfus, qui met au jour des
tensions qui menacent l'unité nationale ; le traumatisme de la Première Guerre, qui, malgré la
victoire, ébranle la foi dans le progrès, et met fin à une certaine confiance collective dans les
2
3
Maurice Agulhon, La République, I : L’Élan fondateur et la grande blessure (1880-1932), Paris, Hachette,
collection « Pluriel », 1990, p.254.
Camille Mauclair, « En écoutant la Neuvième », Les Héros de l'orchestre, 1919, [p.3-12], p.10
institutions républicaines. L'obsession de la décadence, et ses corollaires : le mythe de l'âge d'or, la
recherche de la régénération, travaillent en profondeur le mythe de Beethoven, qui devient alors une
figure messianique, considéré comme le « sauveur » potentiel de la France. Les années 1870
marquent le moment à partir duquel la musique, et plus globalement la culture française, cherchent
à (re)définir leur identité, une identité qui ne recouvrirait ni le romantisme, accusé d'être une
émanation mortifère de l'idéalisme germanique, ni l'art italien jugé trop artificiel. Le magistère
moral, collectif et messianique que prend la figure de Beethoven sous la Troisième République, ne
saurait se penser hors de cette dimension nationale.
Le messianisme s'accompagne en effet de tout un ensemble de procédés de « francisation »
de la figure beethovénienne, visibles dans les textes : insistance sur son origine rhénane ou
flamande, exagération de ses opinions libérales, et récupération politique directe, pendant la guerre,
au nom d'un humanisme universaliste qui serait spécifiquement français. La nationalisation du
compositeur est visible dans les phénomènes de canonisation : les valeurs et la morale républicaines
lui sont appliquées de force, et il subit une « panthéonisation » symbolique, qui passe, entre autres,
par l'affirmation répétée de son classicisme.
Beethoven devient alors un « outil » musical mais aussi éthique, qui va jouer un grand rôle
dans les courants de pensée de l'époque. Grâce aux valeurs qui lui sont associées – classicisme,
humanisme, pureté morale, indépendance – il est la figure idéale à appeler au secours lorsque les
inquiétudes collectives deviennent trop fortes : à la fois Allemand et symboliquement Français, issu
du passé et obsédant le présent, il semble avoir lié son destin à celui de l'Europe. Face au déclin
annoncé de celle-ci, il devient donc l'allégorie de sa grandeur. Pendant la Première Guerre, il est
avant tout une figure de paix et de consolation, échappant, contrairement à Wagner, aux discours
germanophobes et revanchards. Dans l'entre-deux-guerres puis dans les années 1930, face à la
« montée des périls », il symbolise les valeurs humanistes, françaises et européennes, mises en
danger par le matérialisme économique et l'extrémisme politique. Le mythe de Beethoven participe
ainsi du mythe d'un âge d'or de l'Europe. Son image, comme sa musique, viennent nourrir non
seulement l'imaginaire collectiviste des discours européanistes – à travers l'évocation des
symphonies, mais aussi une conception plus élitiste d'une « Europe des esprits » – à travers
l'évocation des quatuors.
Le mythe beethovénien de la Troisième République semble constituer le résultat de trois
mécanismes concomitants : littérarisation, classicisation, et finalement canonisation. Il se déploie
au cours de toute cette période entre continuité et ruptures, et incarne le prototype d'un héroïsme
moderne, écartelé entre le refus de renoncer à l'épique, et la nécessité du regard critique. Les années
qui précédent la Seconde Guerre mondiale marquent ainsi la fin d'une période au sein de laquelle
l'unanimité de l'admiration et le caractère religieux des discours faisaient de Beethoven « ce maître
mystérieux que l'on se construit soi-même », que la jeunesse de 1927, selon Daniel-Rops, cherchait
« avec émoi4 ».
4
Daniel-Rops, Notre Inquiétude [1927], Paris, Perrin, 1953, p.72.