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Francesco Montorsi Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle. Avec des rélexions sur la réception des textes étrangers Célèbre incipit que celui du Roland Furieux, poème chevaleresque et l’un des plus beaux leurons de la Renaissance italienne : « Les dam’, les chevaliers, l’amour, les armes, les courtoisies, je chante, les hauts faits. » L’incipit de la deuxième strophe est, lui aussi, souvent cité : « Je dirai de Roland, d’un même coup, ce qu’on ne dit jamais, en prose ou vers : qu’il devint, par amour, furieux et fou1. » Approprions-nous cette dernière constatation. L’Arioste écrit quelque chose qui n’a jamais été écrit auparavant, ni en prose ni en vers. Nous touchons ainsi à notre première question : les prouesses des paladins de l’Arioste sont-elles diférentes selon qu’elles sont dites en prose ou en vers ? L’analyse de deux traductions de l’Orlando Furioso parues à la même époque, l’une en prose et l’autre en vers, nous permettra ensuite de développer des rélexions sur la réception des textes étrangers. P Les études sur la réception, dans lesquelles s’inscrit cette intervention, sont depuis les années 1970 de plus en plus pratiquées. Les théoriciens actuels estiment que tout ce qui est transmis change dans le cours de la 1. L’Arioste, Roland Furieux, trad. M. Orcel, Paris, Le Seuil, 2000, 2 vol., vol. 1, p. 24-25. 74 │ Francesco Montorsi transmission. En cela, ils choisissent d’adopter le point de vue du récepteur dont ils soulignent l’apport créatif dans le processus d’appropriation du texte. Leur théorie se fonde sur le principe que le phénomène littéraire peut être vu comme un acte de communication qui exige à la fois un message, un émetteur et un récepteur. L’un des principes de la théorie se résume dans une idée exprimée autrefois par les philosophes scolastiques : Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur (« Tout ce qui se reçoit est reçu à la manière du récepteur2 »). De nombreuses études de cas portant sur la réception des textes étrangers arrivent aux mêmes conclusions en adoptant une démarche déductive. Or, au xvie siècle le Roland Furieux en France a été reçu et traduit – et c’est cela qui nous intéresse ici – de manières bien diférentes. Le chef-d’œuvre de l’Arioste a été connu par une traduction en prose intégrale, par deux traductions longues en vers, par des traductions partielles et, enin, par les imitations de certains passages3. Si le public (le récepteur) est le même, le Roland Furieux (le texte) ne l’est certainement pas. Ce cas spéciique de réception paraît donc contredire l’axiome scolastique. Notre étude va se concentrer sur deux cas, les deux premiers d’ailleurs, de cette réception variée : la première traduction française du Roland Furieux, en prose, parue en 1544 à Lyon, et la traduction de Jean Fornier 2. Nous nous appuyons, ici et aussi dans nos conclusions, sur les remarques très ines de Peter Burke, La Renaissance européenne, Paris, Le Seuil, 2000 (1re éd. anglaise 1998), p. 18-22. 3. La réception de l’Arioste en France a été étudiée dans un ouvrage ancien mais irremplaçable : Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la in du XVIIIe siècle, Paris, Presses modernes, 1939, 2 vol. Voir aussi L’Arioste et le Tasse en France au XVIe siècle, Actes de la journée d’étude du 7 mars 2002, Paris, Presses de l’École normale supérieure, coll. « Cahiers V.L. Saulnier », no 20, 2003. En excluant les deux traductions que nous étudions dans cet article, les autres traductions et imitations de l’Arioste d’une certaine importance au xvie siècle sont : la traduction manuscrite des deux premiers chants du poème dédiée à Marguerite de Valois (ms. 745 de la BM de Lyon) ; la traduction imprimée des douze premiers chants par Jean de la Boyssyères ; l’adaptation par Étienne de La Boétie d’un passage du chant XXXII ; une adaptation du chant XVIII par Nicolas Rapin. Par ailleurs, les imitations de l’Arioste sont nombreuses dans la seconde moitié du siècle. En 1572 paraît un recueil collectif intitulé Imitations de quelques chants de l’Arioste qui réunit des textes de Desportes, Saint-Gelays, Baïf, Louis d’Orléans. Notons que toutes les traductions et imitations citées dans cette note sont en vers. Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 75 en vers de 1555. Nous allons d’abord voir comment le choix de la forme prosaïque ou de la forme métrique a modiié le texte de départ et comment les nouveaux textes ont été reçus par le public français de l’époque. P           Si la forme du récit – prose et vers – était une route, l’Italie et la France de la in du Moyen Âge et de la Renaissance seraient, qu’on nous pardonne la métaphore, deux voitures qui vont en direction opposée. Le roman de chevalerie italien du xvie siècle – sauf quelques exceptions4 – est en vers ; en France, à la même époque, les romans de chevalerie imprimés sont en prose. En Italie, la littérature chevaleresque se fonde sur un mètre, l’ottava rima, l’octave, une strophe de huit vers hendécasyllabiques à rimes alternées, avec un distique inal à rimes plates. C’est un schéma simple, qui permet au récit de se développer en une progression continue tout en créant un rythme qui allie la continuité et la variété. L’octave commence en Italie son chemin, sa marche triomphale devrait-on dire, au xive siècle. Aux xve et xvie siècles, elle domine la narration longue (récit de nouvelles exclu, donc) : c’est le mètre de l’Arioste et des poèmes chevaleresque, du Tasse et des poèmes épiques, des traductions des Métamorphoses d’Ovide5, etc. À cette époque, des auteurs italiens mettent au goût du jour des romans en prose : ils les réécrivent (ou les traduisent) en octaves6. En France, la situation est opposée. Les romans de chevalerie au xvie siècle sont en prose. Dans les deux siècles précédents on s’est afairé à réécrire en prose de nombreux romans en vers. C’est le phénomène, 4. Les exceptions notables sont les romans de chevalerie écrits par Andrea da Barberino au xive siècle et encore lus au xvie et les libros de caballerías traduits de l’espagnol au milieu du xvie siècle à Venise. 5. Bodo Gutmhmüller, Ovidio Metamorpheosos vulgare, Fiesole, Cadmo, coll. « Letteratura italiana antica », no 13, 2008 (1re éd. allemande 1981), p. 218. 6. Parmi les « mises en octaves » de romans de chevalerie, signalons deux textes de Ludovico Dolce (Palmerino, Primaleone), la réfection du Guerrin Meschino par Tullia d’Aragona, celle de l’Amadis par Bernardo Tasso, père de Torquato, la traduction du Guiron le Courtois par Luigi Alamanni, etc. 76 │ Francesco Montorsi étudié à large échelle pour la première fois par Doutrepont, des « mises en prose7 » ou dérimages. Ce sont ces textes « étendus en prose », surtout les descendants des chansons de geste8 et des romans d’aventures9, qui vont être massivement publiés par les imprimeurs-libraires de la Renaissance, à côté de certains récits arthuriens qui, eux, avaient été écrits originellement en prose10. Le vers dans le roman de chevalerie n’a presque pas cours : si un imprimeur-libraire du xve ou xvie siècle tombe sur un roman en vers encore inédit, il l’imprime certes mais seulement après l’avoir fait mettre en prose11. À la Renaissance, on a oublié jusqu’au nom de Chrétien de Troyes et de ses épigones versiicateurs. Telle est donc, rapidement esquissée, la situation du roman de chevalerie au xvie siècle en Italie et en France du point de vue de la forme. Penchons-nous maintenant sur nos cas d’étude, une traduction en vers et une traduction en prose de l’Arioste. P   Le Furieux en prose paraît à Lyon en 154412. Le texte est précédé d’une épître dédicatoire au « Reverendissime Seigneur Monseigneur Hyppolite 7. Georges Doutrepont, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVe au XVIe siècle, Genève, Slatkine, 1969 (1re éd. 1939). Voir aussi le numéro 5 des Cahiers de recherche médiévale (1998), « Le choix de la prose (xiiie-xve siècle) », et les ines remarques de Michel Zink dans son article « Le roman », dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. VIII, t. 1, Daniel Poirion (dir.), Heidelberg, C. Winter, 1988, p. 197218, en particulier p. 203-205 : « Vers et prose. Syncrétisme de la prose ». 8. François Suard, Guillaume d’Orange. Étude du roman en prose, Paris, Champion, 1979, chap. VII : « Le roman de Guillaume et les proses épiques imprimées », p. 529-591 ; Émile Besch, « Les adaptations en prose des Chansons de geste au xve et au xvie siècle », Revue du seizième siècle, no 3, 1915, p. 155-181. 9. Sergio Capello, « Réception et réécritures du roman idyllique au xvie siècle », dans Jean-Jacques Vincensini et Claudio Galderisi, Le récit idyllique. Aux sources du roman moderne, Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 179-191. 10. Le Lancelot, le Tristan, le Guiron, etc. 11. C’est le cas notamment de Guillaume de Palerne, Giglan et Perceval. 12. L. Ariosto, Roland Furieux. Composé premierement en ryme huscane par messire Loys Arioste, noble ferraroys et maintenant traduict en prose Françoyse, partie suyuant la Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 77 d’Este, Cardinal de Ferrare, Arcevesque de Milan et de Lyon » signée par Jean des Gouttes. Ce Jean des Gouttes est un humaniste lyonnais, traducteur du grec, auteur d’un roman peu connu et receveur des dîmes de l’Église lyonnaise. Hyppolite Ier, le dédicataire, en plus d’être le supérieur direct de Des Gouttes, était l’un des personnages les plus inluents du royaume : membre du conseil secret, ami intime du roi, prince-seigneur qui cumulait les dignités ecclésiastiques. En 1544, il était au faîte de son prestige. Hyppolite était aussi le neveu du dédicataire du poème italien originel. Le traducteur du Roland Furieux est anonyme. Les critiques ont essayé de l’identiier avec tel ou tel autre écrivain (parfois Des Gouttes lui-même, parfois Jean Martin) ou bien avec une équipe de traducteurs. Une publicité peu commune se déploie dès la page de titre. Elle mérite d’être citée car elle nous donne une clé de compréhension de l’œuvre. De manière peu usuelle, deux quatrains programmatiques se trouvent en bas de la page de titre. Dans ces vers, l’éditeur place la traduction en prose dans un contexte de rivalité avec le roman à succès de l’époque, la traduction de l’Amadis de Gaule parue quatre ans avant13. L’Amadis de Gaule, traduit de l’espagnol en 1540, était le roman de chevalerie le plus apprécié de l’époque14. Le traducteur des premiers volumes, phrase de l’autheur, partie aussi le stile de ceste notre langue, Lyon, Sulpice Sabon, pour Jehan hellusson, 1544. Le privilège date de 1543. Parmi les études, nous signalons A. Cioranescu, L’Arioste en France…, op. cit., vol. 1, p. 76-86 ; Enea Balmas, « Note sulla fortuna dell’Ariosto in Francia nel Cinquecento », dans Saggi e studi sul Rinascimento francese, Padova, Liviana Editrice, 1982, p. 75-103 ; Marie-Madeleine Fontaine, « Jean Martin traducteur », dans Prose et prosateurs de la Renaissance. Mélanges oferts à Robert Aulotte, Paris, Sedes, 1988, p. 109-122 ; Rosanna Gorris Camos, « “Non è lontano a discoprirsi il porto”. Jean Martin, son œuvre et ses rapports avec la ville des Este », dans Marie-Madeleine Fontaine (dir.), Jean Martin. Un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, Paris, Presses de l’École normale supérieure, coll. « Cahiers V.L. Saulnier », no 16, 1999, p. 43-83 ; Toshinori Uetani, « Jean Martin, traducteur du Roland Furieux ? », dans Jean Dupèbe et al. (dir.), Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no 439, 2008, p. 1089-1109. 13. Roland Furieux, 1544, page de titre : « Si d’Amadis la tresplaisante histoire/ Vers les François a eu nouvellement/ Tant de faveur, de credit et de gloire/ Parce qu’elle est traduicte doctement/ Le Furieux, qui dict si proprement/ D’Armes, d’Amours et des passions/ Surpassera en ce totalement/ Avilissant toutes traductions. » 14. Sur l’Amadis, voir Michel Simonin, « La disgrâce d’Amadis », Studi Francesi, no 82, 1984, p. 1-35 (article repris dans Id., L’encre et la lumière, Genève, Droz, coll. « Travaux 78 │ Francesco Montorsi Herberay des Essarts, était comparé aux grands noms de l’Antiquité, d’Homère à Virgile15. La nouveauté des Amadis n’était d’ailleurs pas exclusivement littéraire mais aussi éditoriale. C’est le premier roman de chevalerie au xvie siècle à être publié dans un « format humaniste » : grand in-folio, caractères romains, paratextes riches (parfois avec des pièces en d’autres langues ; classiques, latin ou grec, aussi bien que vernaculaires, italien et espagnol), des gravures conçues pour l’occasion. Cette présentation matérielle « élev[ait] le roman au rang des plus prestigieux livres humanistes de la période16 ». Le Roland Furieux de 1544 s’inscrit, par sa présentation matérielle, dans la lignée ouverte par l’Amadis. Non seulement il adopte le même format prestigieux, mais aussi il s’inscrit dans une mouvance culturelle commune. En ces années 1540, avant que la Pléiade n’entre sur le devant de la scène, la promotion de la littérature nationale française se faisait volontiers par des traductions. En outre, cette promotion pouvait s’appuyer occasionnellement sur une culture chevaleresque pas encore radicalement dépréciée par la propagande des doctes et des moralistes. Passons à notre traduction en vers. Le Roland Furieux traduit par Jean Fornier paraît en 1555 à Paris17. La traduction est en vers, ou, comme le d’Humanisme et Renaissance », no 391, 2004, p. 139-234) ; Luce Guillerm, Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Paris, Aux amateurs du livre, 1988 ; Collectif, Les Amadis en France au XVIe siècle, Paris, Presses de l’École nationale supérieure, coll. « Cahiers V.L. Saulnier », no 17, 2000, notamment l’article de Mireille Huchon, « Amadis, “Parfaicte idée de nostre langue françoise” », p. 183-200. 15. Du Bellay lui donne « le nom d’Homère François » ; dans le sixième livre de la série, Des Essarts est comparé à Cicéron ; dans le septième il est comparé à Démosthène et Homère, Cicéron et Virgile, Pétrarque et l’Arétin ; dans le huitième livre, à Cicéron. Voir M. Huchon, « Amadis… », art. cit., p. 189-190. 16. Sergio Cappello, « Le xvie siècle », L’analisi linguistica e letteraria, no 12, 2004, p. 9-35, ici p. 32. Sur les bois gravés de la série parisienne, voir Jean-Marc Chatelain, « L’illustration d’Amadis de Gaule dans les éditions françaises du xvie siècle », dans Les Amadis en France…, op. cit., p. 41-52. 17. Loys Arioste, Le premier volume de Roland Furieux, premierement composè en huscan par Loys Arioste Ferrarois, & maintenant mys en rime Françoise par Jan Fornier de Montaulban en Quercy…, Paris, Michel Vascosan, 1555. Le texte a paru la même année à Anvers chez Gerard Spelman, dans un format réduit. Le privilège date de 1553. Au sujet de ce texte, voir Hugues Vaganay, « Le premier essai de traduction du Roland Furieux en Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 79 dit le traducteur, en stances françaises. En efet, la particularité de cette traduction, sur laquelle on reviendra plus longuement, est qu’à chaque stance correspond une octave de l’Arioste. Jean Fornier (parfois orthographié Fournier), né vers 1530, est un auteur mineur du xvie siècle. Natif de Montauban, il est ier de son origine et signe ses œuvres « Jean Fornier de Montauban en Querci ». Il suit des études universitaires à Toulouse. En 1555, il est à Paris où il fait paraître simultanément trois textes à son nom, dont un adressé au roi. Par ses œuvres poétiques et ses traductions, il essaie, en vain, de s’illustrer comme homme de lettres18. Il retourne ensuite à Montauban où il passe le reste de sa vie. Comme grand nombre de ses concitoyens, il se convertit au protestantisme (on ne sait pas à quelle date). Il est le spectateur et le témoin des attaques que subit sa ville natale pendant les premières guerres de religion19. Il exerce des charges publiques : consul (en 1568 et 1575) et surintendant de l’imprimerie. Enin, il meurt entre 1582 et 158420. vers français », Biblioilia, X, 1908-1909, p. 281-291 ; A. Cioranescu, L’Arioste en France…, op. cit., vol. 1, p. 97-99 ; Jean Vignes, « Traductions et imitations françaises de l’Orlando Furioso (1544-1580) : étude comparative », dans L’Arioste et le Tasse…, op. cit., p. 75-98. 18. Nous avons perdu deux recueils de poèmes de Fornier, signalés par le bibliographe Du Verdier : les Épigrammes érotiques (201 pièces, imprimées à Toulouse par Jacques Colomiez, s.d.) et les Chansons lyriques (19 pièces, imprimées à Toulouse par Guion Boudeville, s.d.). Voir François Grudé La Croix du Maine et Antoine Du Verdier, Les bibliothèques françoises, Graz, Akademische Druck-und Verlagsanstalt, 1969 (1re éd. 1772-1773), 5 vol., vol. 4, p. 416. En 1555, Fornier fait paraître Le premier volume du Roland Furieux. Les afections de divers amans (traduction de Parthénios de Nicée) et l’Uranie, un poème astrologique qu’il adresse à Henri II. Il est ensuite passé aux travaux historiques, en traduisant une chronique latine sur la croisade des Albigeois (Toulouse, 1562) et en écrivant une Histoire manuscrit des Émotions exictées à Toulouse au mois de mai 1562 (dont le seul manuscrit connu par les bibliographes est aujourd’hui perdu). 19. Il a écrit L’Histoire de l’aliction de la ville de Montauban (archives départementales du Tarn et Garonne, FR AD 82, 1 J 312) qui est une chronique rimée, écrite en 1564, restée manuscrite. 20. Sa vie n’est retracée, à notre connaissance, que dans une notice biographique, méritoire mais peu scientiique, datant du xixe siècle. Voir G. Garrisson, « J. Fornier, sa vie et ses œuvres », dans Émerand Forestié (dir.), Biographie de Tarn-et-Garonne, Montauban, Imprimerie de Forestié neveu, 1860, p. 281-314 (consulter aussi Émerand Forestié, Un chapitre de l’histoire de l’imprimerie à Montauban, Montauban, Imprimerie Forestié, 1872, p. 18-19). 80 │ Francesco Montorsi La traduction de l’Orlando Furioso est dédiée à François de Guise à qui dans la dédicace, parmi les autres titres, on attribue celui, fortement chevaleresque, de « Pair de France ». Le Roland Furieux est présenté, dans cette dédicace, comme un miroir de la chevalerie. Le duc de Guise est comparé à Roger, parangon des vertus guerrières aussi bien qu’exemple d’« afection loyale ». Sa femme, elle, est comparée à Bradamante qui, dans le poème, est en efet unie à Roger. Cette dernière comparaison s’imposait. François de Guise avait épousé l’italienne Anne d’Este, descendante de la maison régnante de Ferrare célébrée par l’Arioste luimême dans l’Orlando Furioso originel. Ainsi les deux premières traductions françaises du Roland Furieux sont adressées à deux membres de la famille d’Este – Hippolyte, évêque de Lyon, et Anne, épouse de François de Guise – qui avaient lié leur sort à celui du royaume des Lys. Dans ses paratextes, l’ouvrage est accompagné, ainsi qu’il arrive souvent, de pièces lyriques. Elles sont écrites en français, mais aussi en latin et en grec. Nous trouvons là tout un réseau d’hommes de lettres du SudOuest : Raymond Fraguier, lui aussi de Montauban, le poète néo-latin toulousain Pierre Gilbert, Bernard de Poey, vainqueur des Jeux loraux de Toulouse et auteur d’une Ode de Garonne, ainsi que le poète néo-latin bordelais François Moncaud21. Le livre de Fornier n’est qu’un premier volume, qui comprend les quinze premiers chants. Le deuxième volume annoncé – suite et in de la traduction – ne verra jamais le jour, probablement en raison de l’insuccès critique. É     Le Roland Furieux en prose Le Roland Furieux en prose fournit peu de matière à la recherche du comparatiste. L’auteur anonyme a mené à bien à la fois une « mise en prose » et une traduction littérale, souvent un véritable mot à mot. La traduction du Roland Furieux est, si l’on ose dire, un anti-hommage à 21. Les autres poèmes liminaires sont signés par « Du Chastelard Daulphinois » et par deux auteurs qui signent par les sigles A. P. et I. D. L. Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 81 Étienne Dolet, résidant à Lyon en ces mêmes années, dont l’opuscule De la manière de bien traduire avait paru quatre ans avant. Jean des Gouttes ne cache pas ce trait. Il met en lien cette idélité absolue avec un statut prestigieux de l’auteur : Bien est il vray que ledict translateur, outre la commune estimation de ceulx qui […] dient que tout idele interprete ne rendra mot pour mot, a suyvi cest aultre Virgile presque tout de mot à mot, tant s’en fault qu’il ayt obmis un seul traict de sa nayfve candeur.22 L’Arioste est considéré par Des Gouttes comme un auteur classique, dont l’œuvre égale celles des écrivains antiques, un « aultre Virgile » dont il serait regrettable d’omettre « un seul traict ». La idélité de la prose française au texte italien comprend tous les niveaux du récit. Aussi étrange que cela puisse paraître, la littéralité peut parfois aboutir à un mimétisme phonétique. Dans un épisode célèbre, Astolphe brise l’enchantement d’Atalante, le magicien qui a emprisonné les paladins de France et d’Orient dans un palais. Dans une confusion euphorique, les chevaliers sortent en poussant des cris de joie : In casa non restò gatta né topo Al suon che par che dica: « dàlli, dàlli ».23 Au lieu de remplacer l’interjection italienne par une interjection équivalente française, ainsi que le font les traducteurs modernes24, l’anonyme de 1544 a décidé de reproduire à l’identique le son italien : 22. Roland Furieux, 1544, A reverendissime seigneur monseigneur Hippolyte de Este. Dans les transcriptions nous respectons l’orthographe et la ponctuation de l’édition ancienne. Nos interventions se limitent à la dissociation d’i/j et u/v et à l’introduction des accents utiles pour la compréhension (près, par exemple). 23. Nous donnons les références de l’édition établie par Lanfranco Caretti et Ludovico Ariosto, Orlando Furioso, Milano/Napoli, Ricciardi, 1954 (dorénavant citée sous l’abréviation OF), chant XXII, st. XXII, p. 547. 24. Voir la traduction de M. Orcel : « Il ne resta dedans souris ou chat/ Quand l’hallali retentit sous ce toit. » (Roland Furieux, éd. cit., vol. 1, p. 911) 82 │ Francesco Montorsi Et en la maison ne resta chat ne soury. Rabican mesme s’en fust allé avec les aultres à ce son qui semble qu’il dye : « Dally, dally ».25 La idélité proprement lexicale est évidente en plusieurs phénomènes distincts, dont la traduction des expressions métaphoriques et l’utilisation des calques. Dans le chant III de l’Orlando Furioso, la guerrière Bradamante part pour aller libérer Roger, l’homme qu’elle est destinée à épouser. L’Arioste écrit : La igliuola d’Amon che per slegare di prigione il suo amante non assonna caminò tanto […]26 Le parti pris de la littéralité ressort spécialement ici : à l’encontre de la théorie humaniste, le traducteur est plus attentif à la restitution du signiié premier du mot qu’à celle de l’idée transmise : La ille d’Aymon, qui pour delivrer son amy ne resvoit point, chemina tant qu’elle arriva […]27 En ce qui concerne les aspects syntaxiques de la traduction, nous renvoyons aux observations d’Uetani qui conclut son étude en remarquant que « la recherche excessive de la littéralité conduit parfois à de graves entorses à la grammaire française28 ». Nous pouvons remarquer que bien souvent la phrase italienne est calquée par le traducteur, bien qu’ainsi l’ordre naturel, déjà courant dans la prose française du xvie siècle29, ne soit pas respecté. 25. Roland Furieux, 1544, fos 108vo-109ro. 26. OF, chant III, st. LXXV, p. 62. 27. Roland Furieux, 1544, fo 12vo. 28. T. Uetani, « Jean Martin… », art. cit., p. 1100. 29. Bien sûr la syntaxe de langue de l’époque était plus souple, mais l’ordre sujet-verbecomplément était déjà senti comme l’ordre spéciique du français. Voir par exemple Meigret, Le Tretté de la grammere françoeze, Paris, C. Wechel, 1550, fos 143ro-144ro. Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 83 Le choix de la prose et celui de la littéralité sont les deux principes de réécriture qui ont transformé le texte italien dans son passage au français en 1544. Ces choix ont eu deux conséquences majeures sur le nouveau texte. Les Français ont reçu un Roland Furieux qui était caractérisé par une langue hybride et qui, par le choix de la prose, était plus proche de la tradition romanesque française qu’il ne l’était à l’origine. Cette traduction se déinit, selon les mots de l’éditeur, comme une langue située à une frontière : Et ce a esté de sorte que, sans s’apercevoir de la ryme en lisant, le huscan ne pourra ignorer nostre langue, comme le lecteur françois pourra aussi enrichir, où il est indigent, son parler de ceste copieuse phrase thuscane.30 Ce texte est donc apte à être lu par des lecteurs français aussi bien qu’italiens (en écrivant cela, Des Gouttes pensait peut-être aux nombreux Italiens résidant à Lyon). Si les lecteurs italiens lisent sans efort le texte français, le lecteur français non seulement comprend le roman, mais il peut aussi enrichir sa langue grâce à l’œuvre du traducteur. Nous avons là l’une des proclamations les plus clairement formulées de la politique de l’innutrition linguistique typique du xvie siècle. Pendant la Renaissance française, la capacité créative de la langue était encouragée et théorisée. Du Bellay, Ronsard et d’autres invitent les écrivains à inventer des nouveaux mots ou à en utiliser d’insolites (dialectaux, anciens, techniques). Des Gouttes explique le choix de la prose dans la préface. Il avoue avoir insisté auprès du traducteur pour qu’il « estende en prose » le texte alors que ce dernier aurait préféré une traduction en vers. Des Gouttes s’explique sur son choix : « telles histoires, dit-il, ont je ne sçay quoy de plus gracieux ». En disant « telles histoires », il se réfère aux récits chevaleresques dont, plus loin, il cite quelques titres. Il donne aussi des preuves de type historique à propos de la supériorité de la prose pour le genre du roman de chevalerie : Et que ainsi soit, tesmoings en sont maintz poëtes provensaulx et picquardz, qui a cause de leur peu de grace, et rudesse de vers n’ont 30. Roland Furieux, 1544, A reverendissime seigneur monseigneur Hippolyte de Este. 84 │ Francesco Montorsi peu durer jusques à ce present siecle plus heureux, ayant toutes langues, soient grammaticalles ou vulgaires, toujours esté corrompues par la necessiteuse contraincte, ou trop grande liberté de poësie.31 Le raisonnement qui explique la mise en prose de l’Orlando Furioso est le suivant : traduire en prose l’Arioste est légitime. Pourquoi ? Car « telles histoires » sont plus belles en prose et car « telles histoires » tournées en vers se sont éteintes. Voilà pourquoi il est légitime de traduire l’Orlando Furioso en prose. Ce qui n’est pas argumenté, la pétition de principe en quelque sorte, c’est que l’Orlando Furioso est l’une des « telles histoires ». Dans la même préface l’Arioste était comparé à l’auteur de l’Énéide, le poème épique latin. En d’autres termes, Des Gouttes procède à une récupération du texte par le iltre du roman de chevalerie qui était certes plausible mais non pas nécessaire. En 1544, par le choix de la prose et par une récupération programmatique de l’éditeur lyonnais, l’Orlando Furioso se trouve rapproché d’un patrimoine romanesque qui s’étend des anciens textes arthuriens, cités dans la préface, aux traductions de l’Amadis, citées dans la page de titre. Le Roland Furieux en vers Le Roland Furieux en vers est accompagné, en plus de la lettre de dédicace au duc de Guise, d’un « Advertissement au lecteur ». Le traducteur se place par rapport à son prédécesseur dont il souligne d’emblée la « bride large et liberté entière » dans l’invention de vocables. Fornier s’explique aussi sur ses propres choix. Un seul objectif, qui en cache deux, a guidé sa plume. L’objectif est la idélité. Mais c’est une idélité à deux visages : idélité au texte (à la fois au sens et à la lettre) et idélité au vers. Si la idélité au texte ne posait pas de problèmes majeurs, celle à la structure métrique imposait des choix complexes. L’octave de l’Orlando Furioso, mètre typique de la narration en Italie, employée de Boccace jusqu’au Tasse, n’avait pas d’équivalent en France32. 31. Ibid. 32. Philippe Martinon, Les Strophes. Étude historique et critique sur les formes de la poésie lyrique en France depuis la Renaissance, Genève/Paris, Slatkine, 1989 (1re éd. 1911), Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 85 Paradoxalement, le choix de idélité a donc poussé vers l’innovation. L’auteur a ainsi expérimenté dans le champ de la versiication33. Comment a-t-il fait pour « rendre les vers d’Arioste en stanzes Françoyses » ? Le choix du mètre a été le décasyllabe, le vers le plus proche de l’hendécasyllabe italien (et d’ailleurs le « vers héroïque » selon le xvie siècle34). Fornier a repris naturellement la structure de l’octave ABABABCC. Ensuite, il a décidé que les vers alterneraient selon une loi ainsi formulée : Je me suis baillé une loy laquelle par tout le livre j’observe, c’est que le premier et les derniers vers de toutes les stanzes sont feminins.35 Le choix de la rime féminine pour le premier et le dernier vers, et donc pour cinq rimes sur huit, rapproche le vers français de la métrique italienne. L’hendécasyllabe italien se compose généralement de onze syllabes dont la dixième est accentuée et la onzième et dernière est une voyelle atone (ainsi que le décasyllabe français à rime féminine). La conception métrique, le déi majeur du traducteur, réussit à transformer les octaves italiennes en stances françoises. D’ailleurs, cette idélité ne concerne pas seulement la forme de la strophe et la mesure du vers mais aussi des procédés rythmiques, ou plutôt métrico-syntaxiques, de l’original. Fornier pousse le respect envers sa source jusqu’à garder les enjambements présents dans les strophes italiennes36. La idélité formelle au texte italien ne se limite pas à la métrique. Partout elle est évidente, mais c’est dans les rimes qu’elle éclate en toute sa splendeur. Fornier réussit généralement à calquer au moins une rime de l’original italien par octave (une rime sur trois donc, parfois même pour l’octave ABABABCC au Moyen Âge et au xvie siècle, p. 331-332 : « Même au xvie siècle, malgré l’imitation italienne, c’est à peine si l’on la rencontre çà et là. » 33. Voir le clair exposé de J. Vignes, « Traductions et imitations françaises… », art. cit., p. 80-81. 34. Ronsard, Préface sur la Franciade, touchant le Poëme heroïque, dans Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, t. XVI : La Franciade (1573), Paris, Nizet, 1983, p. 331-332. 35. Roland Furieux, 1555, Advertissement au lecteur. 36. Voir pour comparaison, à l’intérieur du chant 9, les strophes 18, 19, 25, 27, 34 et 42. L’enjambement de l’original est toujours reproduit. 86 │ Francesco Montorsi deux sur trois). Cela n’est pas compliqué : il lui suit souvent de faire une traduction mot à mot (bella et sella, dans un couplet inal, deviennent « belle » et « selle »). Il n’arrive presque jamais qu’il n’y ait aucune rime d’« emprunt » dans une octave. Après s’être inligé tant de contraintes, Fornier s’accorde quelques facilités dans la versiication. Une fois calquée sa propre rime sur l’une des rimes originelles, il construit volontiers ses autres rimes en faisant emploi de morphèmes lexionnels (par exemple l’ininitif des verbes en -ir) ou dérivationnels (par exemple le suixe -able). Bien sûr, la idélité ne passe jamais sans diicultés. Par moments, Fornier se heurte tout simplement à l’impossibilité d’une idélité littérale. Cela se produit en particulier dans tous les cas où il ne dispose pas de mots proches en français ou lorsqu’une éventuelle version littérale donnerait une rime masculine au lieu de la rime féminine dont il a besoin (par exemple lento et vento deviennent « lent » et « vent »). En toutes ces occurrences, Fornier est contraint de s’écarter de la lettre du texte. Il déploie alors des trésors d’imagination et quelques stratagèmes pour ne pas s’éloigner du sens. Le plus souvent, il arrive à garder très exactement le contenu de l’original (rien de plus, rien de moins, élément par élément). Il possède en quelque sorte les secrets de la « conservation sémantique ». Voici une octave qui illustre les phénomènes évoqués (en gras les traductions littérales à la rime ; en italique l’emploi de morphèmes lexionnels à la rime) : Poi che fur giunti a piè de l’alta rocca, L’uno e l’altro volea combatter prima; Pur a Gradasso, o fosse sorte, tocca O pur che non ne fé Ruggier più stima. Quel Serican si pone il corno a bocca: Rimbomba il sasso e la fortezza in cima. Ecco apparire il cavalliero armato Fuor de la porta, e sul cavallo alato. (OF, chant III, st. 48) Estans venuz près de ce Roc farouche, Chascun premier combatre lors voluloit, Mais à Gradasse, ou soit par sort, il touche, Ou qu’à Rogier guiere ne luy chaloit. Le Sericain mect son cornet en bouche : Le Roc resonne, & la tour en crosloit : Le Chevalier armé sort de la porte, Sur le cheval qui tresgrand’s ailes porte. (trad. Fornier, 1555, fo 24vo) Malgré les contraintes dictées par le moule de la strophe, le mètre et la succession des rimes, le traducteur arrive à ne rien omettre ni rien ajouter (si ce n’est l’adjectif « trèsgrand’s ») par rapport au sens originel. Dans le Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 87 couplet inal, notons en passant que le traducteur révèle un goût pour les rimes recherchées qui lui est propre37. Fornier voue donc un très grand respect à sa source. Néanmoins, par rapport à la version lyonnaise en prose, il se montre parfois moins « superstitieux ». Il peut s’écarter de la lettre pour rendre son texte moins idèle et tout d’un coup plus luide : les emprunts crus sont évités, des référents obscurs sont omis – autant de menues libertés que le traducteur de 1544 s’accorde moins souvent. La comparaison de quelques strophes choisies à l’intérieur du premier chant peut étayer notre constatation (voir page suivante). Or, paradoxalement, la idélité au texte italien pousse Fornier à devenir un innovateur métrique. Tout en réussissant l’exploit d’une grande idélité au contenu de l’œuvre, il transplante une forme narrative italienne dans les lettres françaises. Le résultat est une œuvre hybride, un genre métrique et chevaleresque inconnu de la France. À juste titre, l’une des pièces liminaires de la traduction remarque que Fornier a voulu unir, dans sa traduction, le Tibre et le Tarn38 – ce que lui, si ier de son lieu de naissance, n’aurait certainement pas désavoué. Que l’on nous permette un jugement esthétique. Pour un lecteur comparatiste, tel que nous avons essayé de l’être, il n’y a pas de doute sur celle des deux versions qui doit remporter la palme. La traduction en prose de 1544 commet de nombreux contresens et s’embourbe par trop souvent en d’étranges constructions syntaxiques. La traduction de Fornier, quant à elle, n’est pas sans reproche mais réussit à restituer la sonorité du texte italien dans un vers français et révèle par moments de 37. Voir, par exemple, les rimes équivoquées du chant 1, st. 29, fo 6vo (« à ce/face/ place ») et celle du chant 9, st. 9 (« trouvera/passera/venir à »). 38. C’est le poème liminaire de P. Gilbert (Roland Furieux, 1555, fo b IIvo) : Quod pugnas, quod bellas, quod scribis Amores,/ Quae prius Ausonia pulsa fuere lyra:/ Gallia multa quidem, sed plus tibi patria debet,/ Quae sine te, infoelix vatibus orba foret./ Tu facis Albano Musas succedere monti/ Mixtus ut Aoniae sit modo Tarnus aquae. (« Les batailles, les guerres, les amours dont tu écris ont été jadis chantés par la lyre italienne. La France te doit beaucoup, mais plus encore ta ville natale, laquelle, sans toi, malheureuse, serait dénuée de poètes. Tu fais descendre les Muses du mont d’Albe [Rome] ain que le Tarn se mélange avec la source italienne. ») Quand le champion incongneu qui estoit demeuré droict, veit l’aultre avec son cheval en terre, estimant avoir eu assés de ce conlict, ne se soucya de renouveller la guerre. Mais, ou il voit le chemin droict, s’en court par la forest a bride avallée, & premier, que le Payen soit sorty de son esmpesche, est desjà loing un mille ou peu moins. (RF, 1544, fo 4ro) Le champion incognu qui droict reste, Voit l’autre en terre & son cheval gesir, Ayant prou faict, plus à luy ne conteste, Et le combat poursuivre n’a desir : Mais par le bois à voye manifeste, Bride avallee il court à son plaisir : Avant que soit l’autre issu de l’empesche, Un mille ou plus esloigner se despeche. (RF, 1555, fo 12vo) Son dunque – disse il Saracino – sono dunque in sì poco credito con vui, che mi stimiate inutile e non buono da potervi difender da costui? Le battaglie d’Albracca già vi sono di mente uscite, e la notte ch’io fui per la salute vostra, solo e nudo, contra Agricane e tutto il campo, scudo? (OF, chant 1, st. 80, p. 23) Suis-je donc, dit le Sarrasin, suis-je donc en si peu d’estime envers vous, que m’estimiez inutiles, & non suisant pour vous pouvoir defendre de cestuy ? Les batailles d’Albracque vous sont elles ja sorties hors de l’entendement ? & la nuict, que pour vostre salut je fuz vostre escu seul, & nud contre Agrican & tout le Camp ? (RF, 1544, fo 5ro) Vous suis-je donc (dit Sacripant) si vile, Ay je si peu credit vers vous icy ? Que m’estimiez non bon & inutile, De vous pouvoir defendre à cestuy cy ? Vostre memoire est elle tant labile Des faictz d’Albraque, & de la nuict aussi, Que fuz de vous seule & nue defense, Contre Agrican & de son Camp l’ofense ? (RF, 1555, fo 15ro) 88 │ Francesco Montorsi L’incognito campion che restò ritto, e vide l’altro col cavallo in terra, stimando avere assai di quel conlitto, non si curò di rinovar la guerra; ma dove per la selva è il cammin dritto, correndo a tutta briglia si disserra; e prima che di briga esca il pagano, un miglio o poco meno è già lontano (OF, chant 1, st. 64, p. 19) Succès de la prose et disgrâce du vers dans deux traductions de l’Arioste au xvie siècle │ 89 bons choix poétiques. Elle est toujours soutenue par une compréhension excellente de la source39. Force est toutefois de constater que le xvie siècle n’a pas accordé les mêmes préférences que nous. La traduction en prose a été réimprimée à plusieurs reprises (en 1545, 1552, 1555, 1571 et 1572 ; en 1576, 1582 et 1583 on en publie une version corrigée). La traduction de 1555, elle, n’a eu droit à aucune réimpression. Son apparition coïncide avec sa disgrâce. Comble de malheur : la seule citation d’époque que l’on connaisse à son égard est une violente critique. Un expert de littérature, l’historien Claude Fauchet, a des mots très durs pour ce Fornier qui a « voulu imiter » la stance de l’Arioste « pour lui faire chanter son naturel ». Mais Fauchet remarque, en se référant aux contraintes métriques que Fornier s’était imposées, que celui-ci a ini comme un « âne », trop chargé pour marcher40. L’ethnographe Von Sydow parle d’« écotype » pour déinir les variantes locales stables d’un conte populaire. Le terme dérive des sciences de la nature : un écotype est une variante botanique adaptée à un certain milieu naturel. Par cette métaphore, Von Sydow veut expliquer les phénomènes de réception culturelle, et notamment pourquoi des récits folkloriques migrent d’une zone à l’autre alors que d’autres n’arrivent pas à s’enraciner dans un autre terrain que le leur. Si certains types de contes migrent et s’implantent dans une nouvelle zone, dit Von Sydow, c’est parce qu’ils ressemblent aux écotypes de la terre d’arrivée ou bien parce qu’ils se mélangent avec eux en des formes adaptables41. Cette métaphore est proche de la loi scolastique citée au début de l’article car elle exprime l’idée d’une adaptation textuelle 39. Cioranescu est du même avis. Voir L’Arioste en France…, op. cit., vol. 1, p. 76-77 et 98. Les considérations linguistiques de T. Uetani (voir « Jean Martin… », art. cit.) plaident aussi pour un jugement esthétique sévère à l’égard de la traduction de 1544. Par contre, R. Gorris Camos trouve des charmes à la traduction en prose. Voir « “Non è lontano a discoprirsi il porto”… », art. cit., ainsi que J. Vignes, « Traductions et imitations françaises… », art. cit. 40. Janet Girvan Espiner-Scott, Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938, p. 150. Fouchet dit préférer la coutume des « modernes » qui « couchent deux feminins auprès de deux masculins ». 41. Carl Wilhelm Von Sydow, « Geography and Folk-Tale Oicotypes », dans Selected Papers on Folklore, Copenhagen, Laurits Bødker, 1948, p. 44-59. 90 │ Francesco Montorsi conditionnée par le récipient/récepteur. Mais l’image de l’écotype est aussi plus riche et précise car elle attribue au phénomène de la transmission textuelle une dimension dynamique absente dans la métaphore de récipient. Nous pouvons maintenant comprendre à la fois notre constatation de départ – la diversité des traductions faites pour un seul public à la même époque – ainsi qu’un autre phénomène, le succès de la prose et la disgrâce du vers en ce qui concerne les deux traductions de l’Orlando Furioso. Au début de ce chapitre, nous avons écrit qu’au xvie siècle le Roland Furieux en France a été reçu et traduit de manières bien diférentes. Or, dans ce contexte-là, le verbe « recevoir » avait, il faut l’avouer, une certaine ambivalence. Que signiie la réception d’un texte étranger ? Deux possibilités se dessinent. Ou bien on se réfère au travail du traducteur, qui reçoit un texte pour le récréer selon son goût et sa compréhension (nous avons initialement utilisé cette première acception), ou bien on s’intéresse à la lecture du public. D’un côté, ont trouve l’activité de l’artiste-traducteur, de l’autre, l’accueil fait par les lecteurs à un texte publié. La distinction entre ces deux réceptions nous permet de préciser notre analyse et même de développer des considérations générales sur les phénomènes de transmission des textes étrangers. Si l’on s’intéresse à l’activité du traducteur, la réception d’un texte ne dépend pas essentiellement de la culture d’arrivée. Les deux traductions si diférentes de 1544 et de 1555 semblent prouver que l’esprit créatif d’un écrivain est assez libre pour s’émanciper des contraintes, voire pour innover. Par contre, si l’on considère la réception en s’intéressant à l’accueil du public d’une société déterminée, la loi des écotypes semble un modèle adéquat de représentation. Peu importe le mérite littéraire : on n’accueille et on n’intègre dans sa culture que les textes qui par leurs formes et leurs contenus familiers peuvent s’adapter à notre horizon littéraire. Ainsi, la traduction de 1544, par le choix de la prose, transformait l’Orlando Furioso en texte semblable à d’autres récits bien appréciés en France : le roman de chevalerie en prose, du Lancelot à l’Amadis. Sous cette forme, il ressemblait à quelque chose de déjà connu et on allait le recevoir volontiers. Par contre, la traduction en octaves de Fornier créait un genre inédit, mi-italien mifrançais, à mi-chemin entre le Tibre et le Tarn justement. Cela ne ressemblait à rien que l’on connaisse et le poème, malgré ses qualités, ne pouvait prendre racine sur le terrain français. Daniel Struve À propos de la prose poétique de Bashô P    ’  La poésie occupe une place centrale dans la littérature japonaise depuis ses origines, qui remontent aux viie et viiie siècles, au moment où se répand au Japon l’écriture chinoise. C’est en efet au tournant des viie et viiie siècles que leurit la poésie en japonais (par opposition à la poésie en chinois, également pratiquée au Japon), notée au moyen de caractères chinois adaptés à l’écriture de la langue japonaise1. Elle est déjà caractérisée par un haut degré d’élaboration, mais conserve des traits archaïques, hérités de l’époque d’avant l’introduction de l’écriture. Cette double caractéristique, on peut dire que la poésie en japonais la conserve tout au long de l’histoire jusqu’à l’âge moderne, c’est-à-dire durant une période 1. Les caractères chinois ont été utilisés dans un système mixte qui pouvait aller d’une notation très proche de la syntaxe chinoise (mais néanmoins lue à la japonaise) à une série de caractères dépourvus de sens du point du chinois, mais rendant le son des syllabes japonaises. Ce système est à l’origine de l’écriture moderne mêlant caractère chinois (kanji) et syllabaires japonais (kana) issus de la simpliication de caractères chinois. 92 │ Daniel Struve qui s’étend du viie au milieu du xixe siècle, quand le Japon s’ouvre aux inluences occidentales, et même au-delà2. Avec son passage à l’écrit, la forme poétique subit une normalisation. Les rythmes des anciennes compositions reposant déjà sur l’alternance de vers de 5 et 7 syllabes laissent place à l’émergence d’une formule unique, celle du poème court (tanka) de 5-7-5/7-7 syllabes, en deux vers de 5-7-7 et de 7-7 syllabes, qui s’impose à partir du milieu du viiie siècle3. C’est dès lors la forme de la quasi-totalité des poèmes classiques japonais, dits waka (littéralement « poème japonais »). Le waka joue un rôle important dans la vie de l’aristocratie, dont il ponctue les événements publics ou privés, et notamment ceux qui relèvent des relations entre hommes et femmes. Il acquiert aussi une reconnaissance oicielle avec la compilation, au début du xe siècle, sur ordre impérial, d’un recueil de poèmes japonais (Kokin waka shû. Recueil de poèmes japonais de jadis et d’autrefois4) à l’instar de ce qui se faisait pour les poèmes en chinois. L’abandon des formes longues (le chôka) au proit de l’usage exclusif d’une forme brève (le tanka), celle en 5-7-5/7-7, soit 31 syllabes, fut d’une grande conséquence sur le développement de cette forme poétique. Le waka n’est pas seulement une forme de discours mesuré, marquée par l’alternance de segments de 7 et 5 syllabes. Il est aussi une forme fermée, caractérisée par sa clôture. On peut certes juxtaposer deux poèmes de 31 syllabes, mais non pas les transformer en strophes d’un seul poème. Une dernière caractéristique de la poésie waka, qui est une autre forme de clôture, est le caractère immuable de sa langue, qui n’admet que des termes purement japonais, à l’exclusion de tout mot d’origine chinoise, et bientôt uniquement des termes considérés comme « poétiques », déjà utilisés dans les grandes anthologies impériales classiques. C’est aussi au début du xe siècle, parallèlement à la reconnaissance oicielle du waka, que se développe dans le sillage de la poésie une prose en japonais, par opposition tout à la fois à la poésie japonaise et à la prose 2. Voir Sumie Terada, Figures poétiques japonaises, la genèse de la poésie en chaîne, Paris, Collège de France/Institut des hautes études japonaises, 2004, p. 49 sqq. 3. Ibid. p. 26-27. 4. Partiellement traduit par Georges Bonneau, Le monument poétique de Heian : le Kokinshû, 3 vol., Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1933-1935.