Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
GRANDS CRÉATEURS À la fin des années 1830, l’orfèvrerie d’art connaît un essor spectaculaire à Paris grâce à l’inventivité de deux artistes : le Prussien Charles-Louis Wagner (1799-1841) et le Danois Frédéric-Jules Rudolphi (1808-1872 ?). Après s’être retrouvés dans le même atelier, l’un comme apprenti, l’autre comme maître, leur collaboration donne lieu aux réalisations les plus spectaculaires encensées par le jury des Expositions universelles et convoitées par une riche clientèle internationale. Par Marie-Élise Dupuis et Karolina Stefanski, historiennes de l’art Mention et Wagner, coupe en onyx, argent doré, émail et cabochons. Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Grünes Gewölbe. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jürgen Karpinski Frédéric-Jules Ridolphi, triton en argent, émaux, perles baroques et cornaline. Collection privée. © DR Wagner et Rudolphi DEUX ORFÈVRES-BIJOUTIERS VIRTUOSES C’est aux alentours de 1829 que Charles-Louis Wagner, originaire de Berlin, formé au dessin, à l’orfèvrerie et à la bijouterie et vraisemblablement déjà établi en tant 1 que joaillier de la cour de Prusse , s’installe à Paris. En effet, depuis les guerres napoléoniennes l’économie de la Prusse est très appauvrie, et les artistes quittent peu à peu le pays. Forte de ses traditions artistiques, Paris est donc une destination privilégiée pour les orfè2 vres . Récemment arrivé, Wagner choisit de s’associer avec le lapidaire Augustin-Médard Mention (17851849), son beau-frère, en établissant tout d’abord son atelier au 1 rue du Mail (passage du Saumon, rue Montmartre), puis non loin de là, au 14 rue des Jeuneurs à partir de 1834. Sous l’appellation Mention et Wagner, la société se livre alors au commerce de bijouterie et d’orfèvrerie niellées, de tabatières dites russes (en émail), de pierres fines, brutes et taillées, 3 de perles fines et de diamants . Très vite, la maison Mention et Wagner devient incontournable dans le domaine ; par la mise en lumière de techniques anciennes jusque-là oubliées ou du moins délaissées d’une part, par l’impulsion créative donnée au bijou et à l’orfèvrerie romantiques d’autre part. Le témoignage du duc de Luynes (1802-1867) datant de 1851, dans son rapport sur les métaux précieux, atteste l’empreinte majeure laissée par l’orfèvre : « Lorsque Wagner parut et entreprit de renouveler le goût de l’orfèvrerie d’art, l’impulsion donnée par son esprit éner4 gique et inventif fut très efficace ». 1 A. Raczinski, Histoire de l’art moderne en Allemagne, Paris, Jules Renouard, 1841, p. 385. 2 Citons à titre d’exemple, le très célèbre orfèvre berlinois Johann George Hossauer (1794-1874) émigré à Paris en 1815, qui se forma auprès du vicomte de Ruolz, avant de retourner dans son pays natal. 3 Source Almanach du commerce de Paris, Paris, Bureau de l’Almanach (nombreuses occurrences). 4 Duc de Luynes, « Travaux sur les métaux précieux », Exposition universelle de 1851, travaux de la commission française sur l’industrie des nations, Paris, Imprimerie impériale, 1854, tome VI, p. 68. AVRIL 2015 2 Wagner et Rudolphi WAGNER, MAÎTRE VIRTUOSE DU NIELLE, DE L’ÉMAIL ET DU REPOUSSÉ À peine installé en France et dès octobre 1829, CharlesLouis Wagner dépose un brevet d’invention autour de la technique du nielle, consistant à graver l’argent dont les traits creux sont ensuite remplis d’une substance fusible de sulfure métallique qui, sous l’effet de la chaleur, adhère à l’argent. C’est auprès de Christian Peter Wilhelm 5 Beuth (1781-1853), fondateur d’un institut d’arts appliqués à l’industrie à Berlin, que l’orfèvre-bijoutier a pu se familiariser avec cette technique antique alors très Ci-contre. Jules-Frédéric Rudolphi, d’après Mention et Wagner, vase émaillé sur alliage de platine, 1842-1844. Los Angeles, County Museum of Art. © Los Angeles County Museum of Art À droite. Mention et Wagner, selon un dessin d’Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume, vase de la Tempérance et de l’Intempérance, 1837-1839. Argent fondu, repoussé et partiellement doré, H. ?. Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi 3 AVRIL 2015 répandue en Russie, notamment dans les villes de Toula et de Vologda. Le nielle, très coûteux car nécessitant de graver les pièces à la main, est alors remis au goût du jour par Wagner grâce à l’invention d’un procédé mécanique. Par l’impression d’une matrice sur les œuvres en argent, l’artiste peut ainsi créer des pièces à nieller à moindre coût. Dès 1831, Léonor Mérimée (1757-1836) exprime dans un long discours auprès de la Société d’encourage6 ment pour l’industrie nationale les mérites de cette invention appliquée à la bijouterie et qu’il espère voir très vite se développer à la décoration de l’argenterie. En 1832, la société accorde ainsi à la maison Mention et Wagner une médaille d’or pour l’invention de ce procédé de gravure mécanique, qui, selon le jury de l’Exposition des produits de l’industrie française de 1834, devait produire une vraie révolution dans le domaine de l’industrie. À cette technique, Mention et Wagner associent celle de l’émail qui réclame, elle aussi, la fonte d’oxydes métalliques. Qu’il soit peint, opaque, translucide ou cloisonné, ce dernier devient leur matériau de prédilection. La maison collabore ainsi avec les émailleurs Gerser et 7 Lefournier , et dépose un brevet en juillet 1837 pour l’invention de la technique de l’émail sur alliage de platine. Le Los Angeles County Museum of Art conserve à ce titre un très bel exemple de ce procédé. Il s’agit d’une réplique par Frédéric-Jules Rudolphi du vase de style byzantinomauresque présenté et réalisé par Mention et Wagner lors de l’Exposition des produits de l’industrie française 8 de 1839 (Kunstgewerbemuseum, Berlin). Enfin, grâce à la maison Mention et Wagner, l’orfèvrerie de cette période renoue avec l’art du repoussé, technique qui consiste non pas à graver le métal, mais à le modeler en le sculptant ou en le repoussant en creux par le revers tout en veillant soigneusement à ne pas le perforer. Cette technique, qui avait brillé durant la Renaissance et la période moderne, avait été abandonnée au cours du siècle. Wagner, tout comme son contemporain et non moins célèbre orfèvre Antoine Vechte (1800-1868), dont les boucliers en repoussé de style Renaissance passaient pour d’authentiques réalisations d’époque, fait revivre cet art délicat qu’il met en pratique notamment dans la réalisation du vase en argent de la Tempérance et de l’Intempérance commandé par le duc de Luynes en 1837, et réalisé selon un dessin d’Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892). Ce vase conservé au musée du Louvre, achevé en 1839 et présenté lors de l’Exposition des produits de l’industrie française de la même année, associe ainsi la technique de la fonte et du repoussé pour le décor de la frise centrale. DES CRÉATIONS AU CŒUR DU ROMANTISME Forte de ses redécouvertes techniques, la maison Mention et Wagner impose ses créations lors des Expositions des produits de l’industrie française de 1834 et 1839. Ces œuvres, tout comme les techniques selon lesquelles elles sont réalisées, se tournent résolument vers le passé : les arts venus d’Orient, du Moyen Âge, mais surtout de la Renaissance. Un des plus éminents joailliers européens du début du XXe siècle et également auteur d’un ouvrage de référence sur la bijouterie française, Henri Vever (1854-1942), confirma cette tendance : « Wagner fut le premier à suivre pour la bijouterie, l’exemple donné par 9 Fauconnier ». En effet, Jacques-Henri Fauconnier (17791839) est alors considéré comme l’initiateur majeur du retour à la Renaissance dans l’orfèvrerie du XIXe siècle. En 1834 et pour sa première participation à une exposition, la maison Mention et Wagner obtient une médaille d’or, grâce à ses coffrets à bijoux, coupes et armes recouverts d’émaux aux couleurs flamboyantes, de nielles, et sur lesquels se mêlent perles, pierres dures et cabochons de pierres précieuses (rappelons que Mention est lapidaire). Soutenu par le duc d’Orléans, le futur LouisPhilippe (1773-1850) et la duchesse Marie-Amélie (1782-1866), ainsi que par la princesse Marie d’Orléans (1813-1839), Wagner affirme son goût pour les formes et motifs décoratifs allant du XIIe au XVIe siècle. Il collabore pour cela avec des modeleurs-sculpteurs tels que JeanJacques Feuchère (1807-1852), Jean-Baptiste-Jules Klagmann (1810-1867), Henry de Triqueti (1803-1874) et Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892). En 1839, la maison obtient une nouvelle médaille d’or. Elle présente notamment le vase en argent du duc de Luynes, le vase émaillé sur alliage de platine de style byzantinomauresque acheté par le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse (1770-1840), sur lequel sont représentés les portraits de Saint-Louis, Robert de Clermont, Marguerite de Provence et Béatrice de Bourgogne, la superbe reliure du livre d’heures pour le duc d’Orléans ornée d’une croix de rinceaux or et bleu sur fond noir et d’un médaillon en émail peint sur platine représentant la Vierge à l’Enfant, ainsi qu’un camée figurant la toilette de Psyché dans une monture en miroir réalisée en alliage de platine émaillé, acquis par l’empereur de Russie Nicolas Ier (1796-1855) pour le 10 mariage de sa fille Marie Nikolaïevna (1819-1876) . C’est avec une grande inventivité que la maison Mention et Wagner associe les motifs du Moyen Âge et de la Renaissance : niches, pinacles, dais gothiques, pierres précieuses tenues par des bustes de femmes, 5 A. Dion-Tenenbaum, « La renaissance de l’émail sous la Monarchie de Juillet », Bibliothèque de l’École des Chartes, Tome 163, Paris-Genève, Librairie Droz, 2005, p. 147. 6 Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, Paris, imprimerie de Madame Huzard, 1831, 30e année, n° 319-330, pp. 456-458. 7 J.-M. Léniaud, Entre nostalgie et utopie : réalités architecturales et artistiques aux XIXe et XXe siècles, Paris, Genève, Champion, Droz, Bibliothèque de l’École de chartes, 2005, p. 151. Dans cette publication, l’auteur cite les propos de l’orfèvre et bijoutier Jules Wièse : « [..] Gerser se chargera des parties purement décoratives et Lefournier des motifs, qui sont encore peints en émail selon le même procédé que les tabatières, quoique sur une plus grande échelle [...] ». 8 Un âge d’or des arts décoratifs, 1814-1848, Paris, RMN, 1991, p. 422. 9 H. Vever, La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900), Paris, H. Fleury, 1906-1908, tome 1, p. 164. 10 Pour plus d’informations, consulter A. Dion-Tenenbaum, « La Renaissance de l’émail sous la Monarchie de Juillet », in Bibliothèque de l’École des Chartres, t. 163, 2005, pp. 145-164. AVRIL 2015 4 Mention et Wagner, coffret en argent doré, émail, nielle, lapis-lazuli, camées d’améthyste d’après l’antique, rubis. Brême, Neuse Gallery. © Neuse Gallery 5 AVRIL 2015 putti, cuirs roulés, chimères, femmes ailées, etc., jusqu’à s’ouvrir au goût mauresque et byzantin. Parfois, les motifs sont directement copiés, comme pour le bassin conservé au musée du Louvre provenant probablement de la famille d’Orléans et dont le décor est réalisé d’après un bassin du célèbre orfèvre Wenzel Jamnitzer (1507/1508-1585). Une coupe en onyx supportée par deux figures féminines et un faune dansant, en argent doré, émaillé et cabochons de grenats, conservée à la Voûte Verte à Dresde, témoigne de ce goût pour le passé. Acquise en 1841 en échange de bustes en bronze et en marbre, signe de la réputation bien établie de l’artiste, elle fut également l’unique œuvre contemporaine à être exposée aux côtés des pièces d’orfèvrerie Renaissance et classique de 11 l’Empire de Saxe . où l’orfèvre marchait à côté du sculpteur et du pein13 tre ». Désormais, « aucun secret de la ciselure, du repoussé, de la fonte, ne leur (les orfèvres) a échappé ; toutes les grâces des nielles, de la gravure, des émaux, 14 se retrouvent dans leurs œuvres ». La collaboration entre Wagner et Mention cesse brutalement en 1841, lorsque survient la mort de Wagner dans son château de la Saussaye à la suite d’un accident domestique. Cependant l’art de Wagner ne s’éteint pas totalement. En effet, depuis quelques années ce dernier accueillait au sein de son atelier le talentueux FrédéricJules Rudolphi (1808-1872 ?) originaire de Copenhague et qui, dès le 14 décembre 1842, insculpe son propre poinçon à Paris. On y retrouve les initiales FR encadrées du symbole de la roue, hommage à son maître Wagner, et d’une aile d’oiseau. UN ART PRÉCURSEUR La maison Mention et Wagner ouvre alors la voie à la bijouterie et à l’orfèvrerie créative des frères Marrel, des Froment-Meurice, ou encore de Jean-Valentin Morel (1794-1860) et Henri Duponchel (1795-1868) qui joueront dès la fin des années 1830 un rôle prépondérant. Henri Vever affirme ainsi que « Wagner impulsa un nouvel 12 essor moins commercial à la bijouterie de l’époque » en devenant en quelque sorte un chef d’école. Et le constat est sans appel, lorsque le rapporteur de l’exposition de 1849, M. Wolowski écrit : « [...] elle (l’orfèvrerie) se maintient ainsi avec constance dans la voie que lui a ouverte Wagner, en renouvelant les belles traditions des siècles FRÉDÉRIC-JULES RUDOLPHI, « ÉLÈVE ET CONTINUATEUR DE WAGNER » C’est tout d’abord à Copenhague, ville dans laquelle il naît, que Frédéric-Jules Rudolphi apprend l’art de la ciselure. Remarqué pour ses excellentes capacités, il obtient alors une bourse d’une société artistique qui lui permet de voyager dans différentes villes européennes : Vienne, Berlin, Londres, et enfin Paris, dernière étape de ce périple initiatique. C’est vraisemblablement aux alentours de 1835 que le jeune ciseleur décide de s’y installer de manière définitive en intégrant la maison Mention et Wagner. Puis, vers 1840, il passe du statut de simple ouvrier à celui de collaborateur, avant d’officiellement Wagner et Rudolphi insculper son poinçon et de reprendre l’affaire de son maître le 14 décembre 1842. En 1843 Rudolphi quitte le 14 rue des Jeuneurs pour installer son atelier au 11 rue du Mail. L’année suivante, il présente pour la première fois ses créations à l’Exposition des produits de l’industrie française, tout en y exhibant une copie du vase byzantino-mauresque émaillé sur alliage de platine exposé en 1839 (probable exemplaire aujourd’hui conservé au Los Angeles County Museum of Art), affirmant par là même sa filiation avec la maison Mention et Wagner. Il obtient d’ailleurs le rappel de la médaille d’or décernée en 1839 à ses prédécesseurs. Le jury commente ainsi cette première participation : « M. Rudolphi se présente comme élève et continuateur de Wagner. Cet artiste s’est appliqué avec soin à conserver ce que son maître avait apporté de perfectionnement à son art. Il a religieusement gardé le souvenir de 15 son enseignement et de ses exemples ». LE SUCCÈS RETENTISSANT DE LA MAISON RUDOLPHI AUX EXPOSITIONS UNIVERSELLES Ne s’arrêtant pas à ce premier succès, Rudolphi continue de suivre la voie exemplaire que Mention et Wagner ont tracée pour lui. À partir de 1848 et fort de cette réussite, il ouvre un deuxième espace au 3 rue Tronchet. L’Exposition des produits de l’agriculture et de l’industrie de 1849 lui accorde un nouveau rappel de médaille d’or. Puis, l’Exposition universelle de Londres en 1851 le couronne d’une grande médaille. Peut-être ce nouveau succès finitil de convaincre le monde de l’art français, car la Légion 16 d’honneur lui est alors remise . Il expose également à New York en 1853 où il reçoit une médaille d’argent. Il ouvre la même année une succursale au 23 boulevard des Capucines. En 1855, lors de la première Exposition universelle parisienne, Rudolphi reçoit une médaille de première classe, et The Art Journal de commenter : « From M. 17 Rudolphi, English art may lurn much ». En 1858, c’est le pays de ses origines qui lui rend hommage : le roi du 11 http://skd-onlinecollection.skd.museum/de/contents/showSearch?id=186060#longDescrip tion, site officiel visité le 1er mai 2014. 12 H. Vever, Op. Cit., tome 1, p. 165. 13 Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, Paris, Imprimerie nationale, 1850, tome 3, p. 310. 14 Ibid. 15 Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française en 1844, Paris, Fain et Thunot, tome 3, p. 7. 16 Attesté dans l’Annuaire du Commerce Didot-Bottin, Paris, s.n à partir de 1843. Cependant aucun document n’atteste de cette Légion d’honneur aux Archives Nationales. 17 The art journal, London, Virtue & Co, Paris, Stassin & Xavier, 1855. « L’art anglais aurait beaucoup à apprendre de M. Rudolphi ». Frédéric-Jules Ridolphi, vase en acier et turquoise, 1855. Londres, Victoria & Albert Museum. © 2015. Photo Scala, Florence / V&A Images / Victoria and Albert Museum, London AVRIL 2015 6 Wagner et Rudolphi Danemark lui remet la croix de chevalier de l’ordre de 18 Dancbrog . Puis, les Anglais lui accordent une médaille pour excellence de dessin et d’exécution lors de l’Exposition universelle de 1862. Enfin, l’Exposition universelle de 1867 est la dernière à laquelle il participe et pour laquelle il obtient une médaille d’argent. Il s’associe la même année avec son fils Frédéric-Aristide sous la nomination Rudolphi père et fils. On leur connaît alors plusieurs adresses parisiennes, notamment boulevard Haussmann et boulevard des Italiens. À partir de 1870, seul Rudolphi fils apparaît dans l’annuaire du commerce. Peut-être son père est-il alors retourné à Copenhague. Le poinçon de Frédéric-Jules Rudolphi est biffé le 17 septembre 1872, indiquant la mort de l’artiste ou tout simplement son retrait de la profession. Cependant aucune trace ne nous permet d’affirmer à ce jour le décès de FrédéricJules cette même année. Une vente est par ailleurs organisée à l’hôtel Drouot le 7 mars 1873. DANS LES PAS DE WAGNER ET MENTION Les créations de Rudolphi font largement appel aux techniques parfaitement maîtrisées de l’émail, du nielle et du repoussé – apprises auprès de Wagner – qu’il associe le plus souvent aux perles et à la pierre dure (héritage de Mention). Les références sont évidemment celles de l’Orient, du Moyen Frédéric-Jules Ridolphi, chope en argent, turquoise, ivoire et rubis, 1855. Londres, Victoria & Albert Museum. © 2015. Photo Scala, Florence / V&A Images / Victoria and Albert Museum, London À droite. Frédéric-Jules Ridolphi, coffret Triomphe d’Amphitrite. Argent oxydé et partiellement doré, émaux, perles. Collection privée, avec l’aimable autorisation de H. Blairman & Sons, Londres. © DR 7 AVRIL 2015 Âge et de la Renaissance, notamment le goût pour les objets de curiosité mêlant les matières et multipliant les effets. Une belle description de ce style nous est offerte lors de l’Exposition universelle de New York en 1853 par un journaliste commentant une statuette de saint Georges : « Il a la tête en argent, les yeux en pierres précieuses, le casque en perle avec un panache d’or ; sa cuirasse et ses genoux sont une énorme excroissance trouvée dans quelque huître perlière atteinte de la maladie éléphantisiaque ; ses bras et ses jambes sont revêtus de brassards, jambards, gantelets et armures de pieds en or 19 ou en argent ». Nous pouvons également citer le Triton conservé dans une collection privée, qui arbore un décor richement composé d’argent, d’émaux, de perles baroques et de cornaline. Dans une autre œuvre conservée au Victoria and Albert Museum (Londres), Rudolphi fait cette fois appel à la Renaissance allemande ; il s’agit d’une chope travaillée en argent ajouré et incrusté de turquoise et d’ivoire. Ces incrustations évoquent le MoyenOrient ou l’Inde, tandis que l’anse s’apparente à l’art de la ferronnerie du Moyen Âge, une période à laquelle Rudolphi est d’ailleurs tout aussi attaché. Lors de l’Exposition universelle de 1862, il présente une grande châsse en émail, référence évidente aux émaux limousins des XIIe et XIIIe siècles. Les ventes Rudolphi de 1857 et 1873 nous donnent à voir l’ampleur de cette production comprenant bouteilles, boucliers, vases en argent repoussé de style Renaissance, coupes d’agate ou de lapis-lazuli, vases de style mauresque à émaux champlevés, sabres de style oriental ou médiéval, coffrets en argent doré et émaillé incrusté de pierreries et de perles, etc. Ce goût cultivé par Rudolphi n’empêche cependant pas certaines critiques et lors de l’Exposition universelle de 1862 le jury rapportera un certain abus du lapis-lazuli. UNE CLIENTÈLE INTERNATIONALE RENOMMÉE En prenant la succession de Mention et Wagner, la maison Rudolphi hérite d’une clientèle renommée à travers le monde entier. Elle a des « demandeurs de tous les 20 pays », rapporte le jury de l’Exposition des produits de l’industrie française de 1844. Elle y propose d’ailleurs un coffre représentant David terrassant Goliath dont les personnages sont montés en perles ainsi que plusieurs coupes garnies de pierres fines pour le roi de Hollande William II (1792-1849), une pendule-coffre montée en perles pour la princesse de Butera Ottavia Spinelli (17791857), une pendule en platine allié, incrustée de pierres fines et plusieurs sabres pour le prince Charles de Prusse (1828-1885), ainsi qu’une épée en or ciselé pour le général Juan José Flores (1800-1864), militaire sud-américain. Le duc de Luynes, pour lequel Rudolphi expose le vase Ondine en argent ciselé et repoussé, pendant du vase de la Tempérance et de l’Intempérance exécuté par Wagner, conclut ainsi : « Ces beaux ouvrages et d’autres morceaux de choix étaient des échantillons choisis de la bijouterie qui a donné à M. Rudolphi une grande renommée en Angleterre, en Prusse, en Russie, et jusqu’en Égypte, en 21 Amérique et dans les Indes ». La réputation de Rudolphi lui permet même de vendre, en 1851, au tout nouveau musée-école de South Kensington (futur V&A Museum) deux coffrets en argent oxydé dont un représentant la toilette de Vénus, et en 1855 un vase en acier de style oriental et une chope incrustée de turquoises et d’ivoire. Ces acquisitions prestigieuses donnent parfois lieu à de belles collaborations. Ainsi en 1864, la maison impériale d’Autriche commande un nécessaire de bureau pour l’archiduchesse Mathilde (1849-1867), probablement en vue du mariage avec Humbert Ier d’Italie (18441900). Pour ce superbe ensemble, Rudolphi collabore avec le très célèbre bijoutier prusse Jules Wièse (1818-1890), ainsi qu’avec Feuillet Neveu, peintre en porcelaine. Mais la plus belle marque de reconnaissance, Rudolphi la doit pro- bablement à un achat du roi du Danemark Frédéric VII (1808-1863) en 1851. Il s’agit d’un guéridon entièrement réalisé en argent, sur lequel l’artiste signe « orfèvre, 22 joaillier de SM le roi du Danemark ». Cette œuvre est exposée en 1852 à l’Exposition industrielle de Christianborg, puis est installée en 1856 au château de Jaegerspris. Par la suite, Rudolphi réalise pour son successeur Christian IX (1818-1906), monté sur le trône le 15 novembre 1863, une statue en argent, argent doré, lapislazuli, et émaux, figurant le roi à cheval en tenue militaire (Amalienborg Museum, Danemark). Le Prussien Charles-Louis Wagner et son successeur le Danois Frédéric-Jules Rudolphi incarnent à merveille l’attraction internationale qu’exerce le Paris du XIXe siècle, centre de créations et d’innovations artistiques et techniques. Ces artistes venus d’ailleurs ont su ainsi impulser des tendances nouvelles et influencer l’orfèvrerie et la joaillerie contemporaines, mettant au jour savoir-faire et styles anciens. 18 Revue des Beaux-arts, 1858, tome 9, p. 116. 19 L’Europe-Artiste, 10 juillet 1853, Paris, s.n. 20 Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française en 1844, Paris, Fain et Thunot, tome 3, pp. 162-64. 21 Duc de Luynes, Op. Cit., tome VI, p. 162. 22 Documentation du musée d’Orsay, Paris, consultée en février 2014. BIBLIOGRAPHIE Anne Dion-Tenebaum, Orfèvrerie française du XIXe siècle : la collection du musée du Louvre, Paris, Somogy éditions d’art, 2011, 320 p. AVRIL 2015 8