GRANDS CRÉATEURS
À la fin des années 1830,
l’orfèvrerie d’art connaît un essor
spectaculaire à Paris grâce
à l’inventivité de deux artistes : le Prussien
Charles-Louis Wagner (1799-1841)
et le Danois Frédéric-Jules
Rudolphi (1808-1872 ?).
Après s’être retrouvés dans le
même atelier, l’un comme apprenti,
l’autre comme maître, leur collaboration
donne lieu aux réalisations les plus
spectaculaires encensées par le jury des
Expositions universelles et convoitées par
une riche clientèle internationale.
Par Marie-Élise Dupuis et Karolina Stefanski,
historiennes de l’art
Mention et Wagner, coupe en onyx, argent
doré, émail et cabochons. Dresde, Staatliche
Kunstsammlungen, Grünes Gewölbe.
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais /
Jürgen Karpinski
Frédéric-Jules Ridolphi, triton en argent,
émaux, perles baroques et cornaline.
Collection privée. © DR
Wagner et Rudolphi
DEUX ORFÈVRES-BIJOUTIERS
VIRTUOSES
C’est aux alentours de 1829 que Charles-Louis Wagner,
originaire de Berlin, formé au dessin, à l’orfèvrerie et à
la bijouterie et vraisemblablement déjà établi en tant
1
que joaillier de la cour de Prusse , s’installe à Paris. En
effet, depuis les guerres napoléoniennes l’économie de
la Prusse est très appauvrie, et les artistes quittent
peu à peu le pays. Forte de ses traditions artistiques,
Paris est donc une destination privilégiée pour les orfè2
vres . Récemment arrivé, Wagner choisit de s’associer
avec le lapidaire Augustin-Médard Mention (17851849), son beau-frère, en établissant tout d’abord son
atelier au 1 rue du Mail (passage du Saumon, rue
Montmartre), puis non loin de là, au 14 rue des
Jeuneurs à partir de 1834. Sous l’appellation Mention
et Wagner, la société se livre alors au commerce de
bijouterie et d’orfèvrerie niellées, de tabatières dites
russes (en émail), de pierres fines, brutes et taillées,
3
de perles fines et de diamants . Très vite, la maison
Mention et Wagner devient incontournable dans le
domaine ; par la mise en lumière de techniques
anciennes jusque-là oubliées ou du moins délaissées
d’une part, par l’impulsion créative donnée au bijou et
à l’orfèvrerie romantiques d’autre part. Le témoignage
du duc de Luynes (1802-1867) datant de 1851, dans
son rapport sur les métaux précieux, atteste l’empreinte majeure laissée par l’orfèvre : « Lorsque
Wagner parut et entreprit de renouveler le goût de l’orfèvrerie d’art, l’impulsion donnée par son esprit éner4
gique et inventif fut très efficace ».
1 A. Raczinski, Histoire de l’art moderne en Allemagne, Paris, Jules Renouard,
1841, p. 385.
2 Citons à titre d’exemple, le très célèbre orfèvre berlinois Johann George
Hossauer (1794-1874) émigré à Paris en 1815, qui se forma auprès du
vicomte de Ruolz, avant de retourner dans son pays natal.
3 Source Almanach du commerce de Paris, Paris, Bureau de l’Almanach
(nombreuses occurrences).
4 Duc de Luynes, « Travaux sur les métaux précieux », Exposition universelle
de 1851, travaux de la commission française sur l’industrie des nations,
Paris, Imprimerie impériale, 1854, tome VI, p. 68.
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2
Wagner et Rudolphi
WAGNER, MAÎTRE VIRTUOSE DU NIELLE,
DE L’ÉMAIL ET DU REPOUSSÉ
À peine installé en France et dès octobre 1829, CharlesLouis Wagner dépose un brevet d’invention autour de la
technique du nielle, consistant à graver l’argent dont les
traits creux sont ensuite remplis d’une substance fusible
de sulfure métallique qui, sous l’effet de la chaleur,
adhère à l’argent. C’est auprès de Christian Peter Wilhelm
5
Beuth (1781-1853), fondateur d’un institut d’arts appliqués à l’industrie à Berlin, que l’orfèvre-bijoutier a pu se
familiariser avec cette technique antique alors très
Ci-contre. Jules-Frédéric
Rudolphi, d’après
Mention et Wagner, vase
émaillé sur alliage de
platine, 1842-1844.
Los Angeles, County
Museum of Art.
© Los Angeles County
Museum of Art
À droite. Mention et
Wagner, selon un dessin
d’Adolphe-Victor
Geoffroy-Dechaume,
vase de la Tempérance
et de l’Intempérance,
1837-1839. Argent
fondu, repoussé et
partiellement doré, H. ?.
Paris, musée du Louvre.
© RMN-Grand Palais
(musée du Louvre) /
Jean-Gilles Berizzi
3
AVRIL 2015
répandue en Russie, notamment dans les villes de Toula
et de Vologda. Le nielle, très coûteux car nécessitant de
graver les pièces à la main, est alors remis au goût du jour
par Wagner grâce à l’invention d’un procédé mécanique.
Par l’impression d’une matrice sur les œuvres en argent,
l’artiste peut ainsi créer des pièces à nieller à moindre
coût. Dès 1831, Léonor Mérimée (1757-1836) exprime
dans un long discours auprès de la Société d’encourage6
ment pour l’industrie nationale les mérites de cette
invention appliquée à la bijouterie et qu’il espère voir très
vite se développer à la décoration de l’argenterie. En
1832, la société accorde ainsi à la maison Mention et
Wagner une médaille d’or pour l’invention de ce procédé
de gravure mécanique, qui, selon le jury de l’Exposition
des produits de l’industrie française de 1834, devait produire une vraie révolution dans le domaine de l’industrie.
À cette technique, Mention et Wagner associent celle de
l’émail qui réclame, elle aussi, la fonte d’oxydes métalliques. Qu’il soit peint, opaque, translucide ou cloisonné,
ce dernier devient leur matériau de prédilection. La maison collabore ainsi avec les émailleurs Gerser et
7
Lefournier , et dépose un brevet en juillet 1837 pour l’invention de la technique de l’émail sur alliage de platine.
Le Los Angeles County Museum of Art conserve à ce titre
un très bel exemple de ce procédé. Il s’agit d’une réplique
par Frédéric-Jules Rudolphi du vase de style byzantinomauresque présenté et réalisé par Mention et Wagner
lors de l’Exposition des produits de l’industrie française
8
de 1839 (Kunstgewerbemuseum, Berlin).
Enfin, grâce à la maison Mention et Wagner, l’orfèvrerie
de cette période renoue avec l’art du repoussé, technique
qui consiste non pas à graver le métal, mais à le modeler
en le sculptant ou en le repoussant en creux par le revers
tout en veillant soigneusement à ne pas le perforer. Cette
technique, qui avait brillé durant la Renaissance et la
période moderne, avait été abandonnée au cours du siècle. Wagner, tout comme son contemporain et non moins
célèbre orfèvre Antoine Vechte (1800-1868), dont les
boucliers en repoussé de style Renaissance passaient
pour d’authentiques réalisations d’époque, fait revivre
cet art délicat qu’il met en pratique notamment dans la
réalisation du vase en argent de la Tempérance et de
l’Intempérance commandé par le duc de Luynes en
1837, et réalisé selon un dessin d’Adolphe-Victor
Geoffroy-Dechaume (1816-1892). Ce vase conservé au
musée du Louvre, achevé en 1839 et présenté lors de
l’Exposition des produits de l’industrie française de la
même année, associe ainsi la technique de la fonte et du
repoussé pour le décor de la frise centrale.
DES CRÉATIONS AU CŒUR
DU ROMANTISME
Forte de ses redécouvertes techniques, la maison Mention
et Wagner impose ses créations lors des Expositions des
produits de l’industrie française de 1834 et 1839. Ces
œuvres, tout comme les techniques selon lesquelles elles
sont réalisées, se tournent résolument vers le passé : les
arts venus d’Orient, du Moyen Âge, mais surtout de la
Renaissance. Un des plus éminents joailliers européens
du début du XXe siècle et également auteur d’un ouvrage
de référence sur la bijouterie française, Henri Vever
(1854-1942), confirma cette tendance : « Wagner fut le
premier à suivre pour la bijouterie, l’exemple donné par
9
Fauconnier ». En effet, Jacques-Henri Fauconnier (17791839) est alors considéré comme l’initiateur majeur du
retour à la Renaissance dans l’orfèvrerie du XIXe siècle.
En 1834 et pour sa première participation à une exposition, la maison Mention et Wagner obtient une médaille
d’or, grâce à ses coffrets à bijoux, coupes et armes recouverts d’émaux aux couleurs flamboyantes, de nielles, et
sur lesquels se mêlent perles, pierres dures et cabochons
de pierres précieuses (rappelons que Mention est lapidaire). Soutenu par le duc d’Orléans, le futur LouisPhilippe (1773-1850) et la duchesse Marie-Amélie
(1782-1866), ainsi que par la princesse Marie d’Orléans
(1813-1839), Wagner affirme son goût pour les formes et
motifs décoratifs allant du XIIe au XVIe siècle. Il collabore
pour cela avec des modeleurs-sculpteurs tels que JeanJacques Feuchère (1807-1852), Jean-Baptiste-Jules
Klagmann (1810-1867), Henry de Triqueti (1803-1874)
et Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892). En
1839, la maison obtient une nouvelle médaille d’or. Elle
présente notamment le vase en argent du duc de Luynes,
le vase émaillé sur alliage de platine de style byzantinomauresque acheté par le roi Frédéric-Guillaume III de
Prusse (1770-1840), sur lequel sont représentés les portraits de Saint-Louis, Robert de Clermont, Marguerite de
Provence et Béatrice de Bourgogne, la superbe reliure du
livre d’heures pour le duc d’Orléans ornée d’une croix de
rinceaux or et bleu sur fond noir et d’un médaillon en émail
peint sur platine représentant la Vierge à l’Enfant, ainsi
qu’un camée figurant la toilette de Psyché dans une monture en miroir réalisée en alliage de platine émaillé, acquis
par l’empereur de Russie Nicolas Ier (1796-1855) pour le
10
mariage de sa fille Marie Nikolaïevna (1819-1876) .
C’est avec une grande inventivité que la maison
Mention et Wagner associe les motifs du Moyen Âge et
de la Renaissance : niches, pinacles, dais gothiques,
pierres précieuses tenues par des bustes de femmes,
5 A. Dion-Tenenbaum, « La renaissance de l’émail sous la Monarchie de
Juillet », Bibliothèque de l’École des Chartes, Tome 163, Paris-Genève,
Librairie Droz, 2005, p. 147.
6 Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, Paris,
imprimerie de Madame Huzard, 1831, 30e année, n° 319-330, pp. 456-458.
7 J.-M. Léniaud, Entre nostalgie et utopie : réalités architecturales et artistiques aux XIXe et XXe siècles, Paris, Genève, Champion, Droz, Bibliothèque
de l’École de chartes, 2005, p. 151. Dans cette publication, l’auteur cite les
propos de l’orfèvre et bijoutier Jules Wièse : « [..] Gerser se chargera des parties purement décoratives et Lefournier des motifs, qui sont encore peints
en émail selon le même procédé que les tabatières, quoique sur une plus
grande échelle [...] ».
8 Un âge d’or des arts décoratifs, 1814-1848, Paris, RMN, 1991, p. 422.
9 H. Vever, La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900), Paris, H.
Fleury, 1906-1908, tome 1, p. 164.
10 Pour plus d’informations, consulter A. Dion-Tenenbaum, « La Renaissance
de l’émail sous la Monarchie de Juillet », in Bibliothèque de l’École des
Chartres, t. 163, 2005, pp. 145-164.
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Mention et Wagner, coffret
en argent doré, émail,
nielle, lapis-lazuli, camées
d’améthyste d’après
l’antique, rubis. Brême,
Neuse Gallery.
© Neuse Gallery
5
AVRIL 2015
putti, cuirs roulés, chimères, femmes ailées, etc.,
jusqu’à s’ouvrir au goût mauresque et byzantin.
Parfois, les motifs sont directement copiés, comme
pour le bassin conservé au musée du Louvre provenant
probablement de la famille d’Orléans et dont le décor
est réalisé d’après un bassin du célèbre orfèvre Wenzel
Jamnitzer (1507/1508-1585). Une coupe en onyx
supportée par deux figures féminines et un faune dansant, en argent doré, émaillé et cabochons de grenats,
conservée à la Voûte Verte à Dresde, témoigne de ce
goût pour le passé. Acquise en 1841 en échange de
bustes en bronze et en marbre, signe de la réputation
bien établie de l’artiste, elle fut également l’unique
œuvre contemporaine à être exposée aux côtés des
pièces d’orfèvrerie Renaissance et classique de
11
l’Empire de Saxe .
où l’orfèvre marchait à côté du sculpteur et du pein13
tre ». Désormais, « aucun secret de la ciselure, du
repoussé, de la fonte, ne leur (les orfèvres) a échappé ;
toutes les grâces des nielles, de la gravure, des émaux,
14
se retrouvent dans leurs œuvres ».
La collaboration entre Wagner et Mention cesse brutalement en 1841, lorsque survient la mort de Wagner dans
son château de la Saussaye à la suite d’un accident
domestique. Cependant l’art de Wagner ne s’éteint pas
totalement. En effet, depuis quelques années ce dernier
accueillait au sein de son atelier le talentueux FrédéricJules Rudolphi (1808-1872 ?) originaire de Copenhague
et qui, dès le 14 décembre 1842, insculpe son propre
poinçon à Paris. On y retrouve les initiales FR encadrées
du symbole de la roue, hommage à son maître Wagner, et
d’une aile d’oiseau.
UN ART PRÉCURSEUR
La maison Mention et Wagner ouvre alors la voie à la
bijouterie et à l’orfèvrerie créative des frères Marrel, des
Froment-Meurice, ou encore de Jean-Valentin Morel
(1794-1860) et Henri Duponchel (1795-1868) qui joueront dès la fin des années 1830 un rôle prépondérant.
Henri Vever affirme ainsi que « Wagner impulsa un nouvel
12
essor moins commercial à la bijouterie de l’époque » en
devenant en quelque sorte un chef d’école. Et le constat
est sans appel, lorsque le rapporteur de l’exposition de
1849, M. Wolowski écrit : « [...] elle (l’orfèvrerie) se maintient ainsi avec constance dans la voie que lui a ouverte
Wagner, en renouvelant les belles traditions des siècles
FRÉDÉRIC-JULES RUDOLPHI,
« ÉLÈVE ET CONTINUATEUR DE WAGNER »
C’est tout d’abord à Copenhague, ville dans laquelle il naît,
que Frédéric-Jules Rudolphi apprend l’art de la ciselure.
Remarqué pour ses excellentes capacités, il obtient alors
une bourse d’une société artistique qui lui permet de
voyager dans différentes villes européennes : Vienne,
Berlin, Londres, et enfin Paris, dernière étape de ce périple initiatique. C’est vraisemblablement aux alentours de
1835 que le jeune ciseleur décide de s’y installer de
manière définitive en intégrant la maison Mention et
Wagner. Puis, vers 1840, il passe du statut de simple
ouvrier à celui de collaborateur, avant d’officiellement
Wagner et Rudolphi
insculper son poinçon et de reprendre l’affaire de son
maître le 14 décembre 1842.
En 1843 Rudolphi quitte le 14 rue des Jeuneurs pour installer son atelier au 11 rue du Mail. L’année suivante, il
présente pour la première fois ses créations à
l’Exposition des produits de l’industrie française, tout en
y exhibant une copie du vase byzantino-mauresque
émaillé sur alliage de platine exposé en 1839 (probable
exemplaire aujourd’hui conservé au Los Angeles County
Museum of Art), affirmant par là même sa filiation avec la
maison Mention et Wagner. Il obtient d’ailleurs le rappel
de la médaille d’or décernée en 1839 à ses prédécesseurs. Le jury commente ainsi cette première participation : « M. Rudolphi se présente comme élève et continuateur de Wagner. Cet artiste s’est appliqué avec soin à
conserver ce que son maître avait apporté de perfectionnement à son art. Il a religieusement gardé le souvenir de
15
son enseignement et de ses exemples ».
LE SUCCÈS RETENTISSANT DE
LA MAISON RUDOLPHI
AUX EXPOSITIONS UNIVERSELLES
Ne s’arrêtant pas à ce premier succès, Rudolphi continue
de suivre la voie exemplaire que Mention et Wagner ont
tracée pour lui. À partir de 1848 et fort de cette réussite, il
ouvre un deuxième espace au 3 rue Tronchet. L’Exposition
des produits de l’agriculture et de l’industrie de 1849 lui
accorde un nouveau rappel de médaille d’or. Puis,
l’Exposition universelle de Londres en 1851 le couronne
d’une grande médaille. Peut-être ce nouveau succès finitil de convaincre le monde de l’art français, car la Légion
16
d’honneur lui est alors remise . Il expose également à
New York en 1853 où il reçoit une médaille d’argent. Il
ouvre la même année une succursale au 23 boulevard des
Capucines. En 1855, lors de la première Exposition universelle parisienne, Rudolphi reçoit une médaille de première
classe, et The Art Journal de commenter : « From M.
17
Rudolphi, English art may lurn much ». En 1858, c’est le
pays de ses origines qui lui rend hommage : le roi du
11 http://skd-onlinecollection.skd.museum/de/contents/showSearch?id=186060#longDescrip
tion, site officiel visité le 1er mai 2014.
12 H. Vever, Op. Cit., tome 1, p. 165.
13 Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie
exposés en 1849, Paris, Imprimerie nationale, 1850, tome 3, p. 310.
14 Ibid.
15 Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française en 1844,
Paris, Fain et Thunot, tome 3, p. 7.
16 Attesté dans l’Annuaire du Commerce Didot-Bottin, Paris, s.n à partir de
1843. Cependant aucun document n’atteste de cette Légion d’honneur aux
Archives Nationales.
17 The art journal, London, Virtue & Co, Paris, Stassin & Xavier, 1855. « L’art
anglais aurait beaucoup à apprendre de M. Rudolphi ».
Frédéric-Jules Ridolphi, vase
en acier et turquoise, 1855.
Londres, Victoria & Albert
Museum. © 2015.
Photo Scala, Florence /
V&A Images / Victoria and
Albert Museum, London
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6
Wagner et Rudolphi
Danemark lui remet la croix de chevalier de l’ordre de
18
Dancbrog . Puis, les Anglais lui accordent une médaille
pour excellence de dessin et d’exécution lors de
l’Exposition universelle de 1862. Enfin, l’Exposition universelle de 1867 est la dernière à laquelle il participe et
pour laquelle il obtient une médaille d’argent. Il s’associe
la même année avec son fils Frédéric-Aristide sous la
nomination Rudolphi père et fils. On leur connaît alors plusieurs adresses parisiennes, notamment boulevard
Haussmann et boulevard des Italiens. À partir de 1870,
seul Rudolphi fils apparaît dans l’annuaire du commerce.
Peut-être son père est-il alors retourné à Copenhague. Le
poinçon de Frédéric-Jules Rudolphi est biffé le 17 septembre 1872, indiquant la mort de l’artiste ou tout simplement son retrait de la profession. Cependant aucune trace
ne nous permet d’affirmer à ce jour le décès de FrédéricJules cette même année. Une vente est par ailleurs organisée à l’hôtel Drouot le 7 mars 1873.
DANS LES PAS DE WAGNER ET MENTION
Les créations de Rudolphi font largement appel aux techniques parfaitement maîtrisées de l’émail, du nielle et du
repoussé – apprises auprès de Wagner
– qu’il associe le plus souvent
aux perles et à la pierre dure
(héritage de Mention).
Les références sont évidemment celles de
l’Orient, du Moyen
Frédéric-Jules Ridolphi,
chope en argent,
turquoise, ivoire et rubis,
1855. Londres, Victoria &
Albert Museum. © 2015.
Photo Scala, Florence /
V&A Images / Victoria and
Albert Museum, London
À droite. Frédéric-Jules
Ridolphi, coffret Triomphe
d’Amphitrite. Argent
oxydé et partiellement
doré, émaux, perles.
Collection privée, avec
l’aimable autorisation de
H. Blairman & Sons,
Londres. © DR
7
AVRIL 2015
Âge et de la Renaissance, notamment le goût pour les
objets de curiosité mêlant les matières et multipliant les
effets. Une belle description de ce style nous est offerte
lors de l’Exposition universelle de New York en 1853 par
un journaliste commentant une statuette de saint
Georges : « Il a la tête en argent, les yeux en pierres précieuses, le casque en perle avec un panache d’or ; sa cuirasse et ses genoux sont une énorme excroissance trouvée dans quelque huître perlière atteinte de la maladie
éléphantisiaque ; ses bras et ses jambes sont revêtus de
brassards, jambards, gantelets et armures de pieds en or
19
ou en argent ». Nous pouvons également citer le Triton
conservé dans une collection privée, qui arbore un décor
richement composé d’argent, d’émaux, de perles
baroques et de cornaline. Dans une autre œuvre conservée au Victoria and Albert Museum (Londres), Rudolphi
fait cette fois appel à la Renaissance allemande ; il s’agit
d’une chope travaillée en argent ajouré et incrusté de turquoise et d’ivoire. Ces incrustations évoquent le MoyenOrient ou l’Inde, tandis que l’anse s’apparente à l’art de la
ferronnerie du Moyen Âge, une période à laquelle
Rudolphi est d’ailleurs tout aussi attaché. Lors de
l’Exposition universelle de 1862, il présente une grande
châsse en émail, référence évidente aux émaux limousins des XIIe et XIIIe siècles. Les ventes Rudolphi de 1857
et 1873 nous donnent à voir l’ampleur de cette production comprenant bouteilles, boucliers, vases en argent
repoussé de style Renaissance, coupes d’agate ou de
lapis-lazuli, vases de style mauresque à émaux champlevés, sabres de style oriental ou médiéval, coffrets en
argent doré et émaillé incrusté de pierreries et de perles,
etc. Ce goût cultivé par Rudolphi n’empêche cependant
pas certaines critiques et lors de l’Exposition universelle
de 1862 le jury rapportera un certain abus du lapis-lazuli.
UNE CLIENTÈLE
INTERNATIONALE RENOMMÉE
En prenant la succession de Mention et Wagner, la maison
Rudolphi hérite d’une clientèle renommée à travers le
monde entier. Elle a des « demandeurs de tous les
20
pays », rapporte le jury de l’Exposition des produits de
l’industrie française de 1844. Elle y propose d’ailleurs un
coffre représentant David terrassant Goliath dont les personnages sont montés en perles ainsi que plusieurs
coupes garnies de pierres fines pour le roi de Hollande
William II (1792-1849), une pendule-coffre montée en
perles pour la princesse de Butera Ottavia Spinelli (17791857), une pendule en platine allié, incrustée de pierres
fines et plusieurs sabres pour le prince Charles de Prusse
(1828-1885), ainsi qu’une épée en or ciselé pour le général Juan José Flores (1800-1864), militaire sud-américain.
Le duc de Luynes, pour lequel Rudolphi expose le vase
Ondine en argent ciselé et repoussé, pendant du vase de la
Tempérance et de l’Intempérance exécuté par Wagner,
conclut ainsi : « Ces beaux ouvrages et d’autres morceaux
de choix étaient des échantillons choisis de la bijouterie qui
a donné à M. Rudolphi une grande renommée en
Angleterre, en Prusse, en Russie, et jusqu’en Égypte, en
21
Amérique et dans les Indes ».
La réputation de Rudolphi lui permet même de vendre, en
1851, au tout nouveau musée-école de South Kensington
(futur V&A Museum) deux coffrets en argent oxydé dont
un représentant la toilette de Vénus, et en 1855 un vase en
acier de style oriental et une chope incrustée de turquoises
et d’ivoire. Ces acquisitions prestigieuses donnent parfois
lieu à de belles collaborations. Ainsi en 1864, la maison
impériale d’Autriche commande un nécessaire de bureau
pour l’archiduchesse Mathilde (1849-1867), probablement en vue du mariage avec Humbert Ier d’Italie (18441900). Pour ce superbe ensemble, Rudolphi collabore avec
le très célèbre bijoutier prusse Jules Wièse (1818-1890),
ainsi qu’avec Feuillet Neveu, peintre en porcelaine. Mais la
plus belle marque de reconnaissance, Rudolphi la doit pro-
bablement à un achat du roi du Danemark Frédéric VII
(1808-1863) en 1851. Il s’agit d’un guéridon entièrement
réalisé en argent, sur lequel l’artiste signe « orfèvre,
22
joaillier de SM le roi du Danemark ». Cette œuvre est
exposée en 1852 à l’Exposition industrielle de
Christianborg, puis est installée en 1856 au château de
Jaegerspris. Par la suite, Rudolphi réalise pour son successeur Christian IX (1818-1906), monté sur le trône le 15
novembre 1863, une statue en argent, argent doré, lapislazuli, et émaux, figurant le roi à cheval en tenue militaire
(Amalienborg Museum, Danemark).
Le Prussien Charles-Louis Wagner et son successeur le
Danois Frédéric-Jules Rudolphi incarnent à merveille l’attraction internationale qu’exerce le Paris du XIXe siècle,
centre de créations et d’innovations artistiques et techniques. Ces artistes venus d’ailleurs ont su ainsi impulser
des tendances nouvelles et influencer l’orfèvrerie et la
joaillerie contemporaines, mettant au jour savoir-faire et
styles anciens.
18 Revue des Beaux-arts, 1858, tome 9, p. 116.
19 L’Europe-Artiste, 10 juillet 1853, Paris, s.n.
20 Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française en 1844,
Paris, Fain et Thunot, tome 3, pp. 162-64.
21 Duc de Luynes, Op. Cit., tome VI, p. 162.
22 Documentation du musée d’Orsay, Paris, consultée en février 2014.
BIBLIOGRAPHIE
Anne Dion-Tenebaum,
Orfèvrerie française
du XIXe siècle : la
collection du musée
du Louvre, Paris,
Somogy éditions
d’art, 2011, 320 p.
AVRIL 2015
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