Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
Réflexions sur la situation
linguistique en Haïti :
Entre propagande et discours
scientifique
FRENAND LÉGER1
CARLETON UNIVERSITY
_____________________
Plan de l’article
Introduction
1. Vérité historique et législation linguistique en Haïti
1.1 Langue et nationalisme à l’époque de l’École de 1836
1.2 Le statut du créole et du français dans les constitutions haïtiennes
2. Critères de vérité et discours scientifiques sur Haïti
2.1 Description et documentation des langues en usage
2.2 Propagande et propagation des deux langues officielles
Conclusion
1
L’auteur remercie vivement Michel DeGraff, Albert Valdman et Michel-Ange Hyppolite pour leur relecture
attentive de cet article.
1
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
INTRODUCTION
L’attitude de certains intellectuels (experts linguistes et non linguistes) qui
réfléchissent sur la question linguistique haïtienne semble confirmer la thèse d’Ellul (1990 :
158-160), selon laquelle l’individu moderne éprouve un besoin inconscient de propagande
dû à sa faiblesse devant les événements politiques et économiques mondiaux qui le dépassent,
l’écrasent et l’isolent. Impuissant devant les agressions des pouvoirs politiques et
économiques capitalistes, l’individu moderne ordinaire a paraît-il besoin de ce « voile
idéologique » qu’est la propagande pour sortir de l’isolement, pour s’assimiler à la masse
tout en valorisant son individualité à travers son « engagement social », qui sera toujours au
profit du système, car c’est le seul moyen dont il dispose pour tirer son épingle du jeu
démocratique des temps hypermodernes. La tendance actuelle est de croire que le XXIe siècle
marque le début de l’ère « post-factuelle » ou de l’époque de la « post-vérité », comme si le
fait par certains experts et certains politiciens de manipuler les faits était un art nouveau
propre au règne de la « médiocratie »2 actuelle. Or, nous savons que de tout temps les classes
dirigeantes partout dans le monde se sont arrangées pour se soustraire à l’exigence morale
du devoir de véracité.
Comme le souligne Arendt, « il n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité
et la politique sont en assez mauvais terme » (2010 [1964] : 289). Que ce soit la « postvérité », qui consiste à faire de la vérité une totale abstraction, ou celle des acteurs nationaux
et internationaux capables intellectuellement et moralement d’établir la différence entre le
vrai et le faux, mais qui choisissent de remplacer la vérité par des mensonges pour des raisons
inavouées et inavouables, le phénomène auquel cette nouvelle expression à la mode fait
référence ne date pas de l’époque contemporaine. Lorsque Arendt affirme que « [l]es
mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non
seulement du métier de politicien et de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État »
(Ibid.), elle n’exagère pas. La plupart des discours politiques et des propos dits scientifiques
tenus par des « experts » sur la situation linguistique en Haïti en sont un exemple palpable
parmi d’autres dans le monde. Il s’agit ici de dévoiler3 des pratiques de domination sociale
liées à l’usage des langues en Haïti ainsi que certaines spéculations formulées dans des
discours pseudo-scientifiques qui semblent pourtant faire autorité dans la sphère des études
sur la question linguistique haïtienne.
Si, dans un esprit scientifique, on accepte que la connaissance réelle se fonde sur
l’observation méthodique des faits, on tombera aussi d’accord avec l’idée, partagée par la
plupart des philosophes et des scientifiques, que l’objet premier de la science ne peut être
autre chose que la recherche d’une certaine vérité, celle que l’on acquiert par l’expérience et
la pratique. Dans son article « Critères de vérité. Leurs conséquences pour la linguistique »,
Mańczak pose d’emblée la question suivante : « Pourquoi les linguistes ne s’intéressent-ils
pas au problème de savoir comment on peut distinguer le vrai du faux dans leur discipline ? »
(1988 : 51). Sachant qu’il est communément admis que la linguistique est une discipline
scientifique, Mańczak trouve étonnant que la pratique comme critère de vérité n’y joue aucun
2
Voir l’ouvrage d’Alain Deneault (2015) dans lequel il dénonce la culture généralisée de la médiocrité, de la
feinte, du mensonge… Deneault soutient que « l’expert » s’érige comme la figure centrale de la médiocratie.
3
Dévoiler dans le sens que l’entend Pierre Bourdieu (Bourdieu et Passeron,1970 ; Bourdieu, 1977, 2002) par
rapport à cette forme particulière de pouvoir qu’il appelle « pouvoir symbolique » dans le cadre de sa théorie
générale de la « violence symbolique ».
2
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
rôle (Ibid. : 52). Toujours dans la même veine, le linguiste haïtien Yves Dejean parle de
« démesure dans l’irrationalité » pendant qu’il répertorie un ensemble « d’erreurs », de
« mensonges grossiers », de « demi-vérités » et de cas « d’irrationalité démesurée et de
suprême aberration » (2004 : 246) observés dans le discours de certains intellectuels et des
autorités politiques quant à l’usage des langues sur le territoire haïtien.
1. VÉRITÉ HISTORIQUE ET LÉGISLATION LINGUISTIQUE EN HAÏTI
Avant l’arrivée et l’installation des Européens en Amérique, les habitants de l’île
d’Haïti parlaient le taïno, l’une des langues amérindiennes d’Amérique du Sud et des Antilles
que l’on regroupe sous la famille des langues arawaks. Au cours de son histoire, le territoire
de l’île a été occupé par des colons espagnols, anglais et français qui, après l’extermination
des Taïnos, ont fait venir des Africains pour travailler comme esclaves dans leurs plantations
au profit de l’Europe. Formé au cours du XVIIe siècle, le créole présente encore dans son
lexique les traces de la rencontre entre toutes ces populations ainsi que les langues qu’elles
ont parlées. Les études linguistiques indiquent néanmoins que le français est la langue avec
laquelle le créole partage le plus d’éléments compte tenu du degré de leur intimité et de la
durée de leur contact, qui s’étend sur plusieurs siècles. Ces deux langues jouissent
actuellement toutes les deux d’un statut officiel en Haïti, ce qui, souvent, porte la plupart des
linguistes à faire abstraction dans leurs études de l’usage croissant de l’espagnol et de
l’anglais aux côtés de celui du créole et du français sur le territoire d’Haïti. Le paysage
linguistique haïtien a beaucoup changé depuis les soixante dernières années à cause des
facteurs liés à la migration et au développement récent des médias sociaux sur Internet. S’il
n’existe pas de données démolinguistiques sur les taux d’utilisation de l’espagnol et de
l’anglais sur le territoire national et dans la diaspora haïtienne, il serait difficile de ne pas
admettre que le nombre de locuteurs haïtiens de l’espagnol et de l’anglais a considérablement
augmenté ces dernières années. Est-ce que la même tendance a été observée dans l’usage du
français par ces Haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur que l’on se plaît à considérer comme
des francophones ?
Selon Arendt (2010 [1964]), la vérité de fait est un énoncé ou un discours qui
correspond au réel qu’il décrit. La vérité de fait est, à cause de sa nature contingente,
facilement dissimulable, manipulable et falsifiable par les acteurs qui détiennent le pouvoir,
et quand c’est le cas, elle peut être complètement dénaturée au point de devenir tout
simplement un cas de mensonge. L’étude de la législation haïtienne en matière linguistique
et l’examen des discours politiques et de certains écrits scientifiques sur la situation
sociolinguistique en Haïti peuvent amener le plus crédule des observateurs à se demander si
cet état-nation de la Caraïbe anciennement colonisé par la France n’est pas entré dans l’« ère
post-vérité » avant la lettre. Devant le comportement de certains des héros4 créolophones
d’ascendance africaine de la Révolution haïtienne ayant signé en français l’Acte de
l’Indépendance le 1er janvier 1804, il y a peut-être lieu d’évoquer la théorie de l’aliénation
culturelle telle que Frantz Fanon (1952, 1961) la conçoit dans le contexte du colonialisme.
Mais lorsqu’on examine les manœuvres politiques intéressées des élites haïtiennes, formées
pour la majorité en France, qui ont continué pendant plus d’un siècle à utiliser exclusivement
4
Voir l’article de Michel DeGraff (2014 : 300-301), où il met en contraste l’attitude de Toussaint Louverture et
celle de Jean Jacques Dessalines par rapport à l’usage du français et du créole en Haïti. Contrairement à Toussaint,
Dessalines a semble-t-il bien compris les mécanismes de l’aliénation linguistique et surtout l’importance de la
langue créole dans le mouvement de libération nationale et de décolonisation d’Haïti.
3
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
la langue française dans les affaires de l’État ainsi que dans les services publics adressés à
une population majoritairement créolophone unilingue, la thèse de l’aliénation ne semble pas
suffisante pour expliquer la situation. Dans le contexte postcolonial haïtien, la classe
dirigeante, loin d’être folle ou insensée, a savamment perpétué, à son avantage, le système
capitaliste despotique d’exploitation de l’homme par l’homme qui lui a permis de
« capitaliser » sur le dos d’un peuple maintenu dans une condition de pauvreté extrême et de
quasi-esclavage. De 1804 à 1843, aucune loi constitutionnelle haïtienne ne fait référence aux
langues en usage dans le pays, malgré les multiples articles de réflexion et les débats
intellectuels publiés à l’époque dans les journaux locaux sur le problème linguistique et sur
sa corrélation avec la question de la création d’un état-nation démocratique et véritablement
indépendant.
1.1 Langue et nationalisme à l’époque de l’École de 1836
Si le processus de construction de l’identité collective du peuple haïtien a abouti
aujourd’hui à une réalité nationale, ce n’était pas encore le cas au début du XIXe siècle, à
l’époque où l’on pouvait lire, dans les colonnes des journaux Le Républicain, Recueil
scientifique et littéraire (1836-1837) et L’Union, Recueil commercial et littéraire (18371839), une série d’articles portant sur la nécessité de se distancier de la France afin de créer
une nation haïtienne distincte ainsi qu’une véritable culture nationale. Ces deux journaux
étaient les tribunes de l’École de 1836, un mouvement littéraire qui regroupait des poètes et
des prosateurs haïtiens, notamment les frères Ignace et Émile Nau et les frères et cousin
Coriolan, Céligny et Beaubrun Ardouin. Parmi les principaux rédacteurs du Républicain et
de L’Union, les frères Nau faisaient partie des plus actifs et figuraient parmi les plus motivés
par la recherche de l’authenticité culturelle. Ces auteurs profondément nationalistes
publiaient des articles de réflexion prônant la production d’œuvres littéraires et artistiques
ancrées dans la réalité locale pour l’établissement d’une institution littéraire nationale libérée
de l’emprise culturelle de la France. À la différence de certains de leurs prédécesseurs5 qui
insistaient sur la nécessité d’un retour aux sources africaines, préfigurant du coup le futur
mouvement de la Négritude, les frères Nau émettaient des réflexions portant sur le
phénomène du métissage linguistique et culturel, qui est au cœur des concepts plus récents
d’antillanité et de créolité. Pour les frères Nau, il fallait accepter le fait que la culture haïtienne
est de nature hybride, dans le sens qu’elle emprunte à la fois aux civilisations africaines et
occidentales. C’est à cette hybridité qu’Émile Nau fait référence lorsqu’il parle dans Le
Républicain de « cette fusion du génie européen et du génie africain qui constitue le caractère
de notre peuple […] » (1836 : 2). Lorsque le président de la République a donné l’ordre de
censurer puis de fermer Le Républicain, les frères Nau ont changé le nom du journal en
L’Union. À partir du mois d’avril 1837, on pouvait lire dans les colonnes de L’Union les
mêmes types d’articles abordant les questions relatives aux affaires nationales et à la situation
socioculturelle locale, telles que la politique, le commerce, la littérature et les langues. C’est
ainsi qu’Émile Nau continue à publier ses réflexions dans L’Union. Selon lui, pour créer des
œuvres originales et contribuer à la mise en place d’une véritable littérature haïtienne, les
artistes et les écrivains ne devraient copier ni l’Afrique ni la France, car, affirme-t-il, « [la]
5
Les deux prosateurs de cette période auxquels on fait le plus souvent référence et qui ont légué de remarquables
réquisitoires contre le colonialisme sont Louis Félix Boisrond Tonnerre (cf. 1804a, 1804b) et Pompée Valentin dit
Baron de Vastey. Les écrits du baron de Vastey (cf. 1814, 1816, 1817) versent dans l’éloge de la beauté des
« nègres » et des « négresses » des contrées lointaines de l’Afrique dans le but de dénoncer le complexe de
supériorité des Blancs de l’époque et leurs préjugés raciaux. Voir le livre de Marlene L. Daut (2017) sur le sujet.
4
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
source d’inspiration pour vous est en vous et chez vous ; hors de là, vous n’avez pas de salut »
(1837 : 4).
Un auteur anonyme, qui veut démontrer qu’Haïti ne constitue pas encore une nation
originale, pose le problème dans le même journal de la manière suivante :
Chaque nation a des traits caractéristiques qui la distinguent et en font un peuple
à part des autres ; ces traits sont inhérents au génie et au caractère national, et
doivent consister dans le langage, les traditions et la poésie, les droits religieux,
le gouvernement politique et local, ou, ils doivent prédominer dans les
institutions domestiques et sociales, les mœurs et coutumes particulières d’une
contrée. La question que suggère cette réflexion est celle-ci : Haïti possède-telle quelques-uns de ces traits d’individualité qui lui donneraient des titres à
cette sorte de distinction nationale ? Et, si elle ne les a pas, par quels moyens
peut-elle les acquérir ? (Anonyme, 1837b : 2).
Il est important de citer aussi les réponses que cet auteur anonyme apporte aux deux questions
qu’il a posées au début de son article. À la première question, il répond carrément qu’« […]
Haïti ne peut offrir aucun de ces caractères distinctifs permanents qui constituent l’originalité
d’un peuple. Ceci est évident par la langue même que nous parlons ; le créole lui-même
n’étant qu’une corruption du français […] » (Ibid.). Dans la réponse à sa seconde question
sur les moyens d’acquérir ces caractères distinctifs, il se montre plus optimiste :
Notre attention doit, en conséquence, se diriger moins en dehors et plus au
dedans, moins vers les nations étrangères et leurs exemples et plus vers ces
circonstances qui sont liées à nos moyens d’action et à l’énergie de notre
République ; nous devons moins imiter et créer davantage (Ibid.).
Cette conclusion positive va dans le même sens que celles d’autres rédacteurs anonymes de
L’Union qui prédisent l’avènement d’une littérature ancrée dans le pittoresque des traditions
et des mœurs locales. Si, pour tous les rédacteurs de L’Union, il est clair qu’il faut puiser
dans les us et coutumes, dans les croyances locales, dans les contes et légendes et dans les
chansons et les veillées paysannes pour développer une littérature nationale, les choses ne
sont pas aussi évidentes pour eux quant à la langue qui servira de support à cette littérature
nationale. Dans un article anonyme publié dans la chronique « Variétés » du même journal,
on peut lire la question suivante :
Quelle langue se chargera de recueillir les termes qui seuls peuvent faire
comprendre ces contes autrement inintelligibles ! comment transmettre l’esprit
de ces chants si intraduisibles ! Une langue savante se pliera-t-elle aux exigences
d’une littérature encore informe ? (Anonyme, 1839 : 3)
Comme la langue est le véhicule privilégié d’expression de la culture, tant orale qu’écrite,
elle se retrouve toujours au cœur de toutes les réflexions ayant rapport à l’identité nationale
et à l’authenticité de la littérature haïtienne. Un autre rédacteur anonyme de L’Union, qui luimême agit en tant que critique, exprime son dépit d’avoir trop souvent à analyser des
ouvrages français à cause du manque de « productions indigènes » :
Comment ne pas nous intéresser surtout à la littérature française qui est la nôtre,
en attendant que nous en ayons une, ce qui peut fort bien ne pas arriver ; du reste,
5
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
nous parlons le langage de la France ; nos mœurs, nos sympathies, nos idées,
dans leur plus grande généralité, sont françaises » (Anonyme, 1837a : 3).
Ce qui attire le plus l’attention lorsqu’on lit l’ensemble des articles écrits par ces
contributeurs, que leurs idées soient justes ou parfois erronées, c’est qu’ils sont unanimes à
reconnaître qu’Haïti a nécessairement besoin d’une littérature distincte. Cette nécessité est
exprimée par le même chroniqueur anonyme de « Variétés » : « jamais nous ne pourrons faire
connaître tout ce que nous possédons de fond poétique sans l’aide d’une littérature
nationale » (Anonyme, 1839 : 3). L’autre sujet sur lequel les rédacteurs de L’Union
s’entendent, c’est la question linguistique, qu’ils posent tous comme le principal obstacle au
développement d’une littérature nationale originale en Haïti. Si les Haïtiens parlent « le
langage de la France », c’est parce qu’il n’existe pas, selon eux, une véritable langue
haïtienne. Le créole, considéré à l’époque comme une « corruption du français », n’était pas
vu comme un idiome capable d’assumer des fonctions formelles dans la société haïtienne. Il
convient de rappeler ici que les premières études scientifiques qui ont contribué à établir que
le créole est une langue à part entière, et non pas une variété régionale déformée du français,
datent du milieu du XXe siècle. Pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie de la première
moitié du XXe siècle, le créole, dépourvu d’orthographe officielle, était perçu comme un
simple dérivé abâtardi de la langue française inapte à supporter l’écriture. Voilà le contexte
particulier dont il faut tenir compte pour bien appréhender toutes ces idées et affirmations
émises dans L’Union concernant le statut de la langue créole et ses rapports avec le français
en Haïti.
1.2 Le statut du créole et du français dans les constitutions haïtiennes
Vu la popularité du journal L’Union, il est quasiment impossible que les autorités
politiques de l’époque, qui ont d’ailleurs toujours censuré la presse, n’aient pas été au courant
de ces articles traitant du problème des langues en Haïti. En sus de l’abstraction totale de la
question linguistique dans la sphère politique entre 1804 à 1843, les treize constitutions
haïtiennes en vigueur entre 1805 et 1918 sont absolument silencieuses par rapport à la
question de l’officialisation linguistique6. L’article 31 de la constitution de 1843, énonçant
dans une clause spécifique que « [l]es langues usitées dans le pays sont enseignées dans [les]
écoles », est la toute première disposition constitutionnelle haïtienne relative à l’usage
linguistique. Il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’une disposition concernant l’usage des
langues sur le territoire haïtien de manière générale, mais de l’emploi des langues dans un
domaine bien spécifique. Cette clause imprécise, qui ne mentionne pas les langues auxquelles
elle fait référence, est celle qui a été reproduite dans la constitution du 14 juin 1867. L’article
41 de la constitution haïtienne du 15 novembre 1846, répété dans au moins trois autres
constitutions (celles de 1874, de 1879 et de 1889), est de loin le plus flou. L’article 41 se lit
ainsi : « L’emploi des langues usitées en Haïti est facultatif ; il ne peut être réglé que par la
loi et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires ». Comme
dans le cas de la disposition précédente, on ne sait pas de quelles langues il s’agit, et en plus,
on a du mal à saisir le sens précis de l’adjectif « facultatif » utilisé dans l’article pour qualifier
l’usage de ces langues que les législateurs ont sciemment ou inconsciemment omis de
nommer. Voici au moins une série de trois questions importantes restées sans réponse pour
la population de l’époque. Cette loi édictée dans l’article accorde-t-elle à la population le
6
Voir l’inventaire de Pradel Pompilus (1985 : 78-80) sur la question linguistique dans les constitutions haïtiennes.
6
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
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droit de bénéficier des services publics dans toutes les langues dites « usitées en Haïti » ?
Quelle(s) est/sont la/les langue(s) en usage sur le territoire haïtien, et dans quelles
circonstances peut-on ou doit-on utiliser l’une ou l’autre de ces langues ? Est-ce que l’adjectif
« facultatif » dans le contexte de cette loi a le sens d’« optionnel », de « non contraignant »
ou de « non obligatoire » ? Dans l’affirmative, on peut alors conclure que la population
haïtienne de l’époque avait la possibilité et le droit de choisir d’utiliser ou non l’une ou l’autre
de ces « langues usitées en Haïti » tout comme de n’utiliser aucune de ces langues. Il est clair
que le fait de ne pas avoir nommé les langues dites « usitées en Haïti » et d’avoir ajouté que
leur usage était « facultatif » ne relève pas d’un simple manque de sérieux, mais d’une pure
démagogie politique qui laisse libre cours à toutes sortes d’abus de pouvoir de la part de la
petite classe dominante francophone bilingue et à la violation systématique des droits
humains et linguistiques de la population haïtienne majoritairement créolophone unilingue.
Si, pendant tout le XIXe siècle, la classe gouvernante de la première république noire
dite indépendante n’avait pas jugé nécessaire de mentionner le nom des langues en usage sur
le territoire haïtien et d’expliciter leur statut légal ainsi que les conditions de leur emploi dans
les affaires de l’État, les choses allaient commencer à changer au début du XXe siècle, à partir
du moment où la défense des intérêts socio-économiques et culturels de cette classe
dominante l’a exigé dans le contexte de l’occupation d’Haïti par les États-Unis, de 1915 à
1934. Se sentant menacée par le comportement impérialiste et le racisme de l’occupant
américain, qui cherchait à imposer sa langue et son système d’éducation en Haïti, l’élite
locale et la France7 se sont battues pour préserver la francophonie haïtienne. La victoire
francophone haïtienne sur le plan culturel se traduit dans la constitution de 1918, rédigée par
un conseil d’État haïtien sous le contrôle du Département d’État des États-Unis, dont l’article
24 précise que « Le français est la langue officielle [en Haïti]. Son emploi est obligatoire en
matière administrative et judiciaire ». Il s’agit en fait de la première constitution utilisée en
Haïti dans laquelle on trouve une disposition législative qui tranche de manière univoque en
matière de législation linguistique. Dans les quatre constitutions haïtiennes ayant
immédiatement succédé à celle de 1918 (celles de 1932, de 1935, de 1946 et de 1950), on
trouve pratiquement cette même disposition qui officialise l’usage du français tout en faisant
totalement abstraction de la présence de la langue créole sur le territoire haïtien. En
positionnant le français comme la seule langue officielle de la République d’Haïti et en
rendant son usage obligatoire dans les services publics, l’article 24 de la constitution de 1918
n’a pas seulement persisté dans l’iniquité, il l’a renforcée sur le plan légal. Il importe de
préciser que l’iniquité ne réside pas dans le fait par les dirigeants d’avoir maintenu le français,
langue qui, selon Cothière, « a enrichi le patrimoine culturel de la nation » (2016/2017 : 160).
Elle se situe plutôt dans le fait par les autorités d’avoir depuis toujours privilégié le français
au détriment du créole, la langue maternelle de la quasi-totalité de la population haïtienne.
C’est dans l’article 358 de la constitution du 19 décembre 1957 que l’on mentionne le
créole, pour la première fois dans l’une des lois mères, comme un outil naturel de
communication en Haïti. On reconnaît également dans le même article que le français n’est
7
Voir l’article de Gaillard-Pourchet (2014 : 230-233), qui fournit des informations précises et bien documentées
sur le rôle de l’élite intellectuelle haïtienne et sur la position officielle de la France dans la sauvegarde de la langue
française pendant l’Occupation américaine de 1915.
8
« Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire dans les services publics. La loi viendra
déterminer les cas et les conditions dans lesquels l'usage du créole sera permis et même recommandé pour
sauvegarder les intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue
française. »
7
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
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pas une langue comprise et parlée par tous les Haïtiens et que le créole peut pallier les
problèmes de communication posés par l’usage de la langue de Voltaire dans le milieu
haïtien. La même disposition est répétée mot pour mot dans la constitution du 25 mai 1964
ainsi que dans celle du 14 janvier 1971. L’examen de la législation linguistique haïtienne
indique que le créole était en effet légalement exclu des affaires de l’État du début du
XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, soit pendant près de deux cents ans. Durant cette
longue période, le français était la seule langue autorisée à l’écrit et à l’oral dans presque tous
les domaines sociaux de l’activité langagière formelle. Malgré sa marginalisation
systématique par les classes dirigeantes, le vernaculaire créole a réussi à accéder au statut de
langue nationale dans l’article 629 de la constitution du 27 août 1983 et à celui de langue coofficielle aux côtés du français dans l’article 510 de la constitution du 26 mars 1987. Entre la
constitution de 1957 et celle de 1987, encore en vigueur actuellement, en passant par la loi
du 18 septembre 1979 autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue
d’enseignement et objet d’enseignement, il y a eu certes un progrès assez important en Haïti
dans le domaine de la législation linguistique. Cela dit, il y a encore lieu de s’inquiéter quant
à la réussite d’un éventuel programme d’aménagement linguistique à venir lorsqu’on
examine les réflexions récentes sur la question et surtout lorsqu’on observe l’attitude des
détenteurs successifs du pouvoir politique par rapport aux mesures à prendre par l’État pour
l’application des lois linguistiques, ce qui constitue en soi l’élément le plus préoccupant.
Pour comprendre la gravité de la situation, penchons-nous sur certaines dispositions
de la constitution de 1987 relatives à l’usage des langues officielles d’Haïti. Cela servira à se
faire une certaine idée de l’interprétation de ces lois et surtout du rôle de l’État dans leur
application. Sur les cinq articles de la constitution qui abordent la question des langues, il est
utile d’examiner les articles 5, 40 et 213. Dejean (2004 : 244-245) décompose l’article 5 en
trois points distincts, qu’il présente comme un mélange de rationalité et d’irrationalité. Selon
lui, les deux premiers points de l’article sont rationnels, mais le troisième ne l’est pas. Le
premier point est la reconnaissance explicite que tous les Haïtiens, nés et élevés en Haïti, sont
créolophones, c’est-à-dire qu’ils sont tous unis par une langue commune qui n’est autre que
le créole haïtien. Ce premier point est également la reconnaissance implicite, comme dans
l’article 35 de la constitution de 1957, que la langue française, quoique officielle, ne fait pas
partie du patrimoine commun de la nation haïtienne. La rationalité du deuxième point de
l’article réside dans l’officialisation logique de l’usage de la langue commune dans l’intérêt
de la grande majorité des créolophones haïtiens. Les deux premiers points de l’article sont en
effet rationnels parce qu’ils se basent sur des raisons justifiables, justifiées et explicitées dans
le préambule de la constitution. Le troisième point, relatif à la conservation du français
comme langue officielle en Haïti, est en revanche irrationnel pour Dejean, qui croit dur
comme fer que si l’on n’a pas cherché à justifier l’officialisation du français dans l’article,
c’est parce qu’aucune observation sociolinguistique judicieuse ne permet de le faire.
Présenter le français comme une langue pratiquement étrangère pour la grande
majorité de la population haïtienne est une vérité de fait, mais considérer comme irrationnel
et injustifiable le maintien de son statut officiel en Haïti en se basant principalement sur le
critère démographique nous semble être une opinion tout aussi déraisonnable. En effet, quel
9
« Les langues nationales sont le français et le créole. Le français tient lieu de langue officielle de la République
d'Haïti. »
10
« Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le Créole. Le Créole et le Français sont les langues
officielles de la République. »
8
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
linguiste créoliste rationnel croirait vraiment que la langue créole dans son état actuel est
prête à remplacer immédiatement le français en Haïti dans tous les domaines sociaux de
l’activité langagière formelle ? La reconnaissance officielle du créole à côté du français dans
la constitution de 1987 est l’une des meilleures décisions politiques jamais prises en Haïti. Il
n’y a aucun doute là-dessus. On s’entend aussi sur le fait que le créole est une langue à part
entière qui présente les mêmes potentialités que toutes les autres langues humaines, y compris
le français, mais on ne mettra pas en doute non plus qu’il s’agit d’une langue dont
l’émergence ne remonte qu’au XVIIe siècle et qui ne bénéficie d’un système d’écriture
systématique et officiel que depuis 1979, soit depuis seulement une quarantaine d’années.
Pour que le créole soit en mesure de couvrir tous les domaines d’utilisation qui lui sont
assignés par la constitution de 1987, l’État doit jouer son rôle de manière active dans la
planification du corpus et du statut de cette langue. Il reste encore un gros travail conceptuel
à mener, nécessaire à l’enrichissement de son lexique dans les domaines techniques et
scientifiques et à la standardisation de son code écrit. En plus des autres conditions
matérielles nécessaires au développement humain et à la croissance économique en Haïti, la
codification de l’usage formel du créole et l’instrumentalisation de cette langue permettront
en principe de développer des réseaux de professionnels, d’artistes, d’écrivains, de
scientifiques et de savants créolophones pour la production et la diffusion de toutes sortes de
savoirs dans la langue créole. L’État haïtien poursuit-il de tels objectifs ? Quelles sont les
mesures prises par les autorités haïtiennes pour s’assurer que l’État remplisse ses obligations
constitutionnelles en ce qui concerne l’usage des langues officielles sur le territoire national ?
L’application des lois relève en principe du pouvoir exécutif, c’est-à-dire de la
décision des gouvernements. Or, l’histoire nous apprend qu’en plus de deux siècles, aucun
gouvernement haïtien ne s’est doté d’une véritable politique linguistique clairement énoncée.
En l’absence d’une politique d’aménagement linguistique adoptée par l’État haïtien,
comment s’assurer par exemple de l’application de l’article 4011 de la constitution de 1987,
qui fait obligation à l’État de divulguer toutes les informations relatives à la vie nationale
dans les deux langues officielles du pays ? Quels sont les enjeux de la diffusion de tous les
documents officiels en créole ? Selon Corbeil (1980, 1986), l’une des premières
préoccupations importantes dans la mise en œuvre d’une politique d’aménagement
linguistique concerne le travail d’analyse des fonctions de la langue à aménager, pour lequel
il faut éviter de faire appel à la responsabilité individuelle. Ce principe, qui s’inscrit dans la
théorie générale de l’usage linguistique, a à voir avec la distinction entre la pratique de
« communication individualisée » et la pratique de « communication institutionnalisée » telle
que décrite par Corbeil (1980 : 78-81). Comment peut-on articuler ces deux pratiques en
Haïti dans le cas particulier du créole, dont il faut aménager non seulement le statut, mais
aussi le corpus ? En ce qui concerne l’intervention sur le corpus créole, l’article 21312 de la
constitution de 1987 exige l’instauration d’une académie ayant pour mission
d’instrumentaliser cette langue afin qu’elle puisse remplir les fonctions qu’on lui assigne.
L’Akademi Kreyòl Ayisyen (AKA) a été inaugurée en décembre 2014 et fonctionne depuis
lors grâce à l’argent des contribuables. Après plus de cinq ans de fonctionnement et compte
11
« Obligation est faite à l'État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole
et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie
nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. »
12
« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement
scientifique et harmonieux. »
9
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
tenu de la situation de crise et de conflit interne qui sévit au sein de l’AKA13 depuis sa
création, il y a lieu de s’inquiéter quant à la capacité de cette institution à remplir son mandat
constitutionnel sur les plans administratif et scientifique. Tout projet ou proposition de loi
dans un domaine social exige en principe l’expertise de spécialistes dans le domaine en
question. Dans le cas de l’article 213, qui prévoit la création d’une académie dont le mandat
est de « fixer » la langue créole pour lui permettre pourtant de se « développer », tout porte
à croire que les responsables politiques n’ont pas fait appel aux experts linguistes ni même
aux services d’un réviseur linguistique lorsqu’ils légiféraient en la matière. Il faut préciser
que les déficiences de la constitution de 1987 en termes de législation linguistique sont tant
qualitatives que quantitatives, car si les autorités politiques œuvraient sérieusement pour
garantir les droits linguistiques de la population, il y aurait en la matière davantage d’articles
dans la constitution. Il y aurait par ailleurs d’autres lois ou décrets relatifs à l’application de
cette nécessaire politique linguistique qui a toujours fait défaut en Haïti. N’y avait-il pas des
experts linguistes locaux et internationaux familiers à la question linguistique haïtienne lors
de la rédaction de la constitution de 1987 ?
2. CRITÈRES DE VÉRITÉ ET DISCOURS SCIENTIFIQUES SUR HAÏTI
2.1 Description et documentation des langues en usage
Les premières publications adoptant une approche scientifique autour des faits de
langues en Haïti datent de la quatrième décennie du XXe siècle. Depuis les années 1930, il y
a eu des thèses universitaires, des monographies et plusieurs articles, écrits par des
spécialistes haïtiens et étrangers, qui portent sur les particularités du français haïtien, mais
aussi et surtout sur le créole, l’origine de cette langue, sa genèse, sa syntaxe, sa morphologie,
son système phonologique, son orthographe, ses variations, etc. Parmi les principaux travaux
portant sur la question des langues en Haïti, on peut, à titre indicatif, citer Sylvain (1974
[1936]), Faine (1937), Hall (1953), Pompilus (1961), Férère (1974), Valdman (1978),
Chaudenson (1979), Dejean (1980), Vernet (1980), Bentolila et Gani (1981), Lefebvre et al.
(1982), Joseph (1988), Saint-Germain (1988), DeGraff (1992), Cadely (1994), Fattier (1998),
Joseph (1999), Mufwene (2005), Hebblethwaite (2007), Lainy (2010), Spears et Joseph
(2010), Berrouët-Oriol et al. (2011), Glaude (2012), Léger (2013a), Govain (2014a) et SaintFort (2016/2017). Grâce à ces professionnels et à d’autres, le créole d’Haïti est probablement
la langue créole la plus étudiée au monde. Si la majorité de ces travaux descriptifs sont écrits
en français et quelques-uns en anglais, on observe depuis quelques temps un certain
engouement pour la production d’ouvrages et d’articles de réflexion en langue créole. Les
actes du colloque sur l’AKA, publiés en 2013, est une preuve que l’on réfléchit de plus en
plus en créole sur la question linguistique en Haïti. Sur les 25 articles publiés dans les actes
du colloque sur l’AKA, vingt sont écrits en créole, quatre en français, et un seul est écrit en
anglais. On doit également citer Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba14 (2013) qui est
sans aucun doute le plus important ouvrage écrit entièrement en créole sur les questions
linguistiques et éducatives en Haïti. Parallèlement à ces publications théoriques et
descriptives, il existe des travaux normatifs, tels que des manuels scolaires, des livres de
grammaire et des dictionnaires. De 1958 à nos jours, on a produit plus d’une vingtaine de
travaux lexicographiques15 portant sur le créole. Dans cette langue, on a également publié
13
Voir la lettre ouverte du linguiste et académicien Michel DeGraff (2018), dans laquelle il dénonce des pratiques
de corruption, de népotisme et de plagiat et d’autres phénomènes négatifs observés au sein de l’AKA.
14
Le titre de cet ouvrage peut être traduit en français par « Une école irrationnelle dans un pays irrationnel ».
15
Pour un inventaire des travaux lexicographiques portant sur le créole haïtien, voir Valdman (2005a).
10
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
des écrits divers et variés sur différents supports (livres, journaux, revues, écrans numériques,
affiches, enseignes, etc.), qui abordent des sujets spécifiques et généraux dans différents
domaines littéraires, commerciaux, techniques et scientifiques.
De tous les domaines sociaux de l’activité langagière écrite en Haïti, la littérature est
celui dans lequel la langue créole reste la plus productive. Malgré la force démographique du
créole, cette langue a pendant longtemps été reléguée à l’usage informel et à l’oralité. Ce
n’est qu’à partir de 1979, grâce aux travaux préalables des Anglo-Saxons Ormonde
McConnell et Frank Laubach, continués par des francophones haïtiens et français,
notamment Charles Fernand Pressoir et Lelio Faublas et par l’Institut Pédagogique National
(IPN), que l’on a réussi à doter le créole d’une orthographe officielle adéquate et d’un niveau
de standardisation assez avancé lui permettant d’assumer plusieurs fonctions en situation
formelle dans la société haïtienne. Contrairement aux écrivains haïtiens francophones, dont
la plupart se sont donné implicitement pour mission de défendre et de valoriser la culture du
peuple haïtien à travers des œuvres écrites exclusivement ou principalement en français, les
auteurs haïtiens d’expression créole, dont ceux de la Sosyete Koukouy par exemple, ont
compris la nécessité de publier systématiquement dans leur langue maternelle afin d’enrichir
son code écrit. Ces écrivains du Mouvman kreyòl ont jusqu’ici produit une littérature en
langue créole assez riche en textes poétiques et en pièces de théâtre, mais beaucoup plus
pauvre en textes narratifs. À la différence des genres anciens proches de l’oralité comme la
poésie et le théâtre, le roman et la nouvelle, genres modernes de tradition écrite, ne sont pas
abondants dans la littérature d’expression créole. En fait, le nombre de publications de récits
de fiction brefs et longs écrits en langue créole ne dépasse pas encore une centaine, ce qui est
peu en comparaison avec la multiplicité des recueils de poésie publiés dans cette même
langue. Parmi les premiers récits littéraires les plus connus écrits en créole haïtien, on peut
citer le recueil de nouvelles Ale-vini Mirak (1946) et les trois volumes de Lanmou pa gin
baryè (1975, 1977, 1981) d’Émile Célestin-Mégie ; Ti Jak (1965) et Tonton Liben (1976) de
Carrié Paultre ; le célèbre roman Dezafi (1975) de Frankétienne ; Ti Dife Boule sou Istoua
Ayiti (1977) de Michel Rolph Trouillot ; et le recueil de nouvelles Ravinodyab (1982) de
Félix Morisseau Leroy.
Les médias sociaux sont un autre domaine dans lequel l’utilisation écrite de la langue
créole a considérablement augmenté ces dernières années. Selon DeGraff (2016/2017), qui
cite l’étude de Keegan et al. (2015) et les données de Scannell (2016), le nombre de Tweets
en créole, envoyés à partir des deux plus grandes villes d’Haïti (Port-au-Prince et CapHaïtien), dépasse de loin la quantité de Tweets envoyés en français. Cela pourrait vouloir
dire que les Haïtiens scolarisés des milieux urbains préfèrent l’usage du créole à celui du
français dans leur communication sur les réseaux sociaux en ligne. D’après l’analyse de
DeGraff (2016/2017 : 178-179), le créole est probablement la langue dite « locale » la plus
populaire sur Twitter, et son prestige serait à la hausse grâce à son usage numérique croissant.
Rappelons-nous qu’en Haïti, le français est une langue utilisée principalement dans des
contextes de communication formelle et le plus souvent à l’écrit, tandis que le créole a
toujours été la langue que tout le monde utilise naturellement en situation de communication
orale pratique et quotidienne. Il suffit donc de considérer les similarités qui existent entre les
messages textuels instantanés sur les réseaux sociaux et la communication orale,
particulièrement le fait que les messageries instantanées permettent un dialogue se
rapprochant de la communication orale spontanée, pour saisir la raison logique qui explique
la préférence des Haïtiens pour l’emploi de leur langue maternelle dans ce type de
communication en ligne. Autrement dit, l’instantanéité, le sentiment de coprésence et les
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Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
autres traits de l’oralité qu’offrent les messageries instantanées favorisent l’emploi du créole,
en plus de toutes les autres raisons pratiques liées à l’utilisation de la langue maternelle.
Si l’usage de la langue créole en Haïti s’accroît de plus en plus même dans les
contextes les plus formels, le français reste encore la langue largement dominante dans
presque tous les domaines traditionnels de la communication écrite. Les manuels scolaires,
les publications scientifiques, la presse écrite, l’étiquetage des produits commerciaux et leur
mode d’emploi, l’affichage publicitaire, les documents officiels de l’État, les documents
d’information des institutions privées et publiques, etc., sont écrits en grande majorité en
français. L’un des cas les plus symptomatiques de la situation défavorable du créole écrit par
rapport au français dans les communications officielles de l’État haïtien réside dans
l’amendement constitutionnel de mai 2011, rédigé, adopté et publié exclusivement dans la
langue de Voltaire. Si la constitution de 1987 est disponible dans les deux langues officielles
du pays, pourquoi n’en est-il pas de même pour la version amendée de cette même
constitution ? Quelles sont les implications juridiques d’un tel manquement ? Dans une étude
sociolinguistique, Anne-Marie Coriolan a observé que « le domaine de l’édition, qui demeure
abondante, se fait surtout en français pour les œuvres littéraires ; les ouvrages en créole sont
le plus souvent des textes spécialisés ou militants » (2010 : 237-238). En ce qui concerne les
usages institutionnalisés, Coriolan affirme ceci :
La quasi-totalité des textes officiels est en français, quoique, à l’Assemblée
nationale, les députés puissent s’exprimer dans les deux langues, avec une nette
préférence pour le français. Dans l’ensemble de l’administration, les textes sont
le plus souvent en français, à de rares exceptions bilingues près (Guide d’étatcivil) (Ibid. : 235).
Les résultats de l’enquête de Coriolan, qui confirment le statut privilégié du français dans les
pratiques langagières écrites en Haïti, ne diffèrent pas de ceux de Léger (2013a). Moins de
deux ans après le séisme dévastateur survenu en Haïti le 12 janvier 2010, un nombre
impressionnant de documents écrits divers ont été publiés en rapport avec la catastrophe.
Léger (Ibid.) a analysé ce corpus de textes dans le cadre d’une étude portant sur l’usage du
créole écrit en Haïti. Ces publications sur un sujet qui concerne l’ensemble de la nation
haïtienne peuvent être classées en deux grandes catégories : textes officiels provenant des
instances de l’État et textes non officiels issus de la société civile. Dans la catégorie très
restreinte des textes officiels produits par les autorités de l’État, on ne trouve que des
documents administratifs, tels que des rapports, des bilans et des documents de demande de
financement, qui sont tous écrits en français et en anglais. Quant à la deuxième catégorie,
elle regroupe un grand éventail de documents que l’on peut subdiviser en documents
utilitaires provenant du secteur privé et des organisations non gouvernementales locales et
internationales et en documents littéraires écrits par des particuliers. L’analyse de ces écrits
circonstanciels non officiels, qui concernent les franges les plus pauvres de la population
haïtienne, indique qu’ils sont écrits majoritairement en français.
Un an après le séisme est paru dans le numéro du 12 janvier 2011 du quotidien Le
Nouvelliste une compilation de dix-sept textes littéraires qui consiste en des témoignages
écrits par les écrivains haïtiens les plus célèbres, notamment Frankétienne, Gary Victor,
Lyonel Trouillot, Louis-Philippe Dalembert, Rodney Saint-Éloi, Syto Cave et Kettly Mars.
Des dix-sept textes de la compilation, seul celui de Louis-Philippe Dalembert est écrit en
créole, ce qui signifie que le taux d’utilisation de la langue maternelle de la population
12
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
haïtienne, calculé à partir d’un échantillon de textes littéraires publiés par les meilleurs
écrivains du pays dans le journal local le plus ancien et le plus populaire, ne représente pas
plus de 5,8 %. Nous avons examiné l’ensemble du corpus de textes officiels et non officiels
dans le contexte de la catastrophe provoquée par le séisme pour chercher à savoir si la
situation du créole avait sensiblement évolué dans le domaine de la communication écrite, et
nous sommes arrivé à deux constats. Si le créole a connu récemment un certain succès en ce
qui a trait aux pratiques de communication écrite individualisée en situation informelle dans
les médias sociaux, il reste encore très peu représenté dans le corpus des textes produits en
contexte de communication institutionnalisée. Cette sous-représentation du créole, langue
maternelle de la population haïtienne monolingue à plus de 90 %, sur un sujet qui la concerne
directement, est un premier constat qui indique clairement un déficit démocratique
considérable. Les deux langues qui ont dominé les discours officiels et non officiels sur la
question de la reconstruction d’Haïti après le séisme de 2010 n’étaient autres que le français
et l’anglais. La mise en place théorique du projet de reconstruction d’Haïti a été entreprise
dans deux langues pratiquement étrangères pour la majorité de la population du pays.
Il y a un autre aspect fort négligé de la situation linguistique d’Haïti qui permet
pourtant de bien se rendre compte de l’ampleur des pratiques de domination et d’exclusion
sociale basées sur l’usage des langues dans ce pays. Il s’agit de la variété stylistique ou du
registre particulier de la langue créole que les Haïtiens qualifient communément de kreyòl
swa16 parce qu’il est censé être plus proche du français que les autres variétés. Le kreyòl swa
(fin et délicat) est, par opposition au kreyòl rèk (frustre et épais), le sociolecte prestigieux de
deuxième rang, après le français, que pratique la petite minorité d’Haïtiens francophones
privilégiés pour se démarquer semble-t-il de la variété basilectale du créole. En l’absence de
données empiriques recueillies dans le cadre d’études systématiques portant sur les causes
du recours au kreyòl swa et sur les conditions précises dans lesquelles cette variété est utilisée
dans la société haïtienne, on peut dire que ceux qui l’emploient le font principalement pour
se distinguer des locuteurs unilingues appartenant aux classes sociales les plus défavorisées.
Il est utile d’ajouter qu’il est néanmoins difficile de savoir si le kreyòl swa relève de la
variation diastratique ou de la variation diaphasique, et ceci pour plusieurs raisons. La
variation diaphasique est situationnelle, tandis que la variation diastratique se situe sur un
axe social. Or l’usage du kreyòl swa n’est pas l’apanage d’un groupe social en particulier,
puisque les jeunes haïtiens scolarisés appartenant à la classe moyenne et résidant dans les
bidonvilles l’utilisent aussi au besoin. Même les locuteurs ruraux jeunes et adultes habitant
dans des zones éloignées de la capitale et des villes de province essaient de l’imiter, ce qui
occasionne un grand nombre d’hypercorrections. Le plus intéressant dans tout cela, c’est
qu’il y a des personnalités politiques scolarisées en français, mais issues de la paysannerie,
ainsi que des linguistes créolistes et des académiciens, militant ouvertement contre l’usage
du kreyòl swa, qui l’utilisent sans même s’en rendre compte. L’un des cas notoires est celui,
documenté dans Valdman (2005b : 40-41), où celui-ci indique l’existence, dans un discours
radiodiffusé de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, de traits marquants du kreyòl swa,
notamment des voyelles antérieures arrondies, du r postvocalique, des fonctifs de/deu et
ke/keu et des cas d’alternance codique vers le français. Soulignons que la présence de ces
traits morphosyntaxiques et phonologiques mésolectaux attribués au kreyòl swa est
également attestée dans le parler naturel de locuteurs adultes monolingues du milieu rural
n’ayant aucun contact régulier avec la langue française17. Dans ce cas, il ne s’agit pas
16
17
Voir Valdman (2015, chap. 2 et 11).
Voir Fattier (1998).
13
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
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d’imitation ni d’hypercorrection, d’où la difficulté à déterminer avec certitude s’il s’agit d’un
phénomène langagier situationnel, social ou autre.
2.2 Propagande et propagation des deux langues officielles
Rappelons-nous qu’en comparaison avec les études publiées en anglais et en créole,
celles écrites en français dominent le discours scientifique sur la question linguistique
haïtienne. Le fait par les experts francophones d’utiliser systématiquement le français pour
décrire la situation linguistique haïtienne peut donner l’impression qu’Haïti est effectivement
un pays francophone selon les termes de l’Organisation internationale de la Francophonie
(OIF). Dans plusieurs des publications scientifiques citées plus haut et dans bien d’autres
encore, qui portent sur la situation sociolinguistique haïtienne, on trouve des estimations plus
ou moins fiables quant au nombre de locuteurs du français en Haïti. À ce jour, aucune
institution haïtienne n’a entrepris une recherche sociolinguistique ayant pour objet le
comptage des francophones haïtiens sur l’ensemble du territoire national. On ne dispose pas
de données démolinguistiques valides relevant d’enquêtes sociolinguistiques qui permettent
de savoir avec précision le nombre réel de locuteurs du français sur le territoire d’Haïti, étatnation dit « francophone ». L’examen des principales études portant sur le sujet permet
d’affirmer que l’estimation de la proportion de locuteurs du français en Haïti varie entre 2 %
et 42 % de la population. Entre ces deux valeurs, l’écart est très important, ce qui en dit long
sur la validité des différents pourcentages avancés dans l’intervalle, et par conséquent sur la
crédibilité des études consultées, dont certaines ne semblent pas être motivées par des
facteurs strictement scientifiques. Selon les motivations, les préférences ou les intérêts des
différents acteurs nationaux et internationaux, le pourcentage de francophones haïtiens a
toujours grandement varié dans un sens ou dans l’autre, mais le taux de 10 % reste
l’estimation la plus courante. Selon Saint-Germain (1997 : 613), Albert Valdman est le
premier linguiste à avoir fait cette estimation, dans un article paru en 1964. Valdman répète
la même estimation dans son livre publié en 1978, ce qui a paraît-il porté les responsables
politiques haïtiens de l’époque, bizarrement, à l’adopter dans la Loi du 18 septembre 1979
stipulant dans l’article 1er que « l’usage du créole, en tant que langue commune parlée par les
90 % de la population haïtienne, est permis dans les écoles comme instrument et objet
d’enseignement ». Il s’agit d’un autre document officiel de l’État haïtien dans lequel il y a un
passage qui peut induire en erreur, car le créole n’est pas la langue commune parlée par les
90 % de la population haïtienne. Cette langue est parlée par pratiquement 99,99 % des
Haïtiens nés et élevés sur le territoire haïtien. Le taux de 90 % mentionné dans l’article ne
représente en fait que la grande proportion des Haïtiens qui ne parlent pas le français. Les
10 % restant ont toujours été considérés comme des locuteurs francophones bilingues en
créole et en français, alors que certains d’entre eux maîtrisent également l’anglais et
l’espagnol. Cette estimation de 10 % de bilingues francophones haïtiens est celle que l’on
retrouve sous la plume de la plupart des linguistes haïtiens et étrangers, dont Prudent (1980),
Lucrèce (1983) et Saint-Fort (2016/2017).
Malgré la popularité que lui a procurée la Loi du 18 septembre, le taux de 10 % ne
fait pas l’unanimité. Certains linguistes ne le trouvent pas assez élevé, alors que d’autres
proposent des estimations plus basses. Pompilus (1983) estime entre 3 et 7 % la proportion
d’Haïtiens qui sont capables de parler français. L’estimation de Dejean (1975, 1983, 2011),
qui considère Haïti comme un pays monolingue, se situe à 2 %. Les propos scientifiques les
plus crédibles tenus jusqu’ici sur la question du nombre de locuteurs de français existant en
14
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
Haïti se trouvent dans Saint-Germain (1988, 1997), qui s’est donné la peine d’expliquer en
détails la démarche méthodologique qui lui a permis d’arriver à la conclusion suivante :
« Compte tenu des considérations sur la variation de la qualité de l’enseignement, on peut
avancer qu’il y a probablement de 2 à 3 % d’Haïtiens résidant en Haïti qui peuvent se déclarer
bilingues » (1997 : 614). D’un autre côté, Bentolila et Gani (1981) et Cothière (2016/2017)
préfèrent parler de 15 à 20 %. Cette tendance à avancer des chiffres plus élevés que 10 % est
également observée, mais de manière scandaleuse, dans les documents officiels de l’OIF, qui
va jusqu’à estimer la quantité de francophones haïtiens à 42 %. Dans le rapport de 2014 de
l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, on ne trouve que les
deux phrases suivantes concernant Haïti : « En l’absence de nouvelles données depuis le
rapport de 2010, nous avons reconduit les proportions du précédent rapport. Nous estimons
que 42,0 % des Haïtiens sont francophones en 2015, soit 4 453 567 individus » (Harton et
al., 2014 : 79). Dans le rapport de 2010, disponible sur le site officiel de l’OIF, on peut voir
que le taux de 42 % est divisé en deux parties, soit 12 % de locuteurs francophones et 30 %
de locuteurs partiellement francophones. Quelle est la différence entre un francophone total
et un francophone partiel ? Le rapport de l’Observatoire de la langue française de l’OIF
répond à cette question de la manière suivante :
Les États et gouvernements membres et observateurs de l’OIF étaient saisis
officiellement par un questionnaire comportant, entre autres, la question
suivante : « Quelle est l’estimation du nombre de francophones ? Préciser :
Francophones (personnes capables de faire face, en français, aux situations de
communication courante) et Francophones partiels (personnes ayant une
compétence réduite en français, leur permettant de faire face à un nombre limité
de situations) » (Wolff et Gonthier, 2010 : 17).
À noter que les experts de l’OIF reconnaissent dans le rapport de 2014 qu’ils ont eu tort
d’avoir pratiqué « les catégorisations hasardeuses, […] distinguant “francophones réels” et
“francophones partiels”, voire le commode “francophiles” qui permet de multiplier
quasiment à l’infini les locuteurs de français alors qu’il n’est question que d’attachement ou
d’intérêt pour la France et éventuellement pour les cultures francophones » (Wolff et
Aithnard, 2014 : 8). Malgré ces propos, qui sous-tendent que les experts de l’OIF auraient
adopté une nouvelle approche scientifique plus fiable leur permettant de se rapprocher de la
vérité des faits dans leur estimation des francophones dans le monde, le taux de 42 % de
francophones haïtiens est maintenu tel quel dans leur rapport de 2014, sans aucune
justification (Ibid. : 18).
L’un des indicateurs les plus importants qui permettent à l’OIF de déterminer le
nombre de francophones dans les pays du Sud où le français cohabite avec des langues dites
« locales » est le niveau de scolarisation en français. C’est la raison pour laquelle, dans leur
méthode de collecte de données, ils misent sur les individus sachant lire et écrire le français
et sur la population âgée de 10 ans et plus. Dans le cas spécifique d’Haïti, pays où le taux
d’alphabétisation est le plus bas de toute l’Amérique et où le système éducatif est l’un des
plus faibles au monde, il y a de quoi être abasourdi lorsque l’OIF estime dans son plus récent
rapport (2015) que 42 % des Haïtiens sont devenus francophones par la scolarisation en
français. Selon les données statistiques de 2010 de l’Institut haïtien de Statistique et
d’Informatique et d’autres sources citées dans Hebblethwaite et Weber (2012 : 73),
15
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
61 % de la population [haïtienne] au-dessus de l’âge de 10 ans sont
analphabètes ; le taux rural est de 80,5 % et le taux urbain est de 47,1 %
(http://www.ihsi.ht). 37,4 % de la population au-dessus de l’âge de 5 ans n’ont
jamais été scolarisés ; 35,2 % sont inscrits à l’école primaire ; 21,5 % à l’école
secondaire et 1,1 % à l’université. En 1950, la proportion d’élèves d’âge scolaire
inscrits dans une école rurale était de 10 % et en 1970 cette proportion était de
12 % (Hadjadj 2000, p. 16). Au cours de l’année académique 2001-2002, 45,9 %
des 6 à 24 ans fréquentaient une école ou université. Sur 1 000 élèves qui
commencent l’enseignement primaire, 500 terminent la quatrième année et 355
atteignent le secondaire (Hadjadj 2000, p. 12). En 2000, 53 % des enseignants
du secteur public et 92 % des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés
(Hadjadj 2000, p. 35).
Il est clair que ces données à elles seules suffisent à invalider l’estimation de l’OIF quant au
nombre de locuteurs de français en Haïti. On prendra tout de même en considération les
chiffres provenant du Rapport de l’UNESCO d’avril 2008 (Tondreau, 2008), selon lesquels
37,4 % de la population haïtienne sont complètement analphabètes. Parmi les 62,6 %
d’alphabétisés, seulement 21,5 % atteignent le niveau secondaire et 1,1 % le niveau
universitaire. Si l’on tient compte du fait que la majorité du total des 22,6 % d’Haïtiens
fréquentant l’école secondaire et l’université18 ne maîtrisent que partiellement la langue
française orale et écrite à cause des faiblesses du système éducatif, on peut comprendre
pourquoi il est impossible aux experts de l’OIF d’expliquer la démarche méthodologique qui
leur a permis d’arriver au taux prodigieux de 42 %. Que représente vraiment ce taux de 42 % ?
S’agit-il d’une réelle « propagation de la langue française » en Haïti ou de la simple
« propagande pour la langue française » selon le même projet politique de conquête coloniale
qui date de la création de l’Alliance française en 1883 ? Dans son article « Le projet politique
de la langue française », Roselli rappelle que l’Alliance française « prend forme autour d’une
idée formulée dans les termes de propagation de la langue française dans les colonies et à
l’étranger, termes qui apparaîtront dans la couverture du Bulletin dès sa parution, en avril
1884 » (1996 : 84 ; l’italique est de l’auteure).
En ce qui concerne la propagation de la langue française en Haïti, Dejean pose une
question pertinente : « Pourquoi n’avons-nous pas en 2011 au moins un demi-million de
bilingues créolophones et francophones, en dépit du fait que l’enseignement scolaire s’est fait
en français de tout temps ? » (2011 : s. p. ; l’auteur souligne). Cette question a été posée par
Dejean dans un article qui « se veut une critique rigoureuse » (Ibid.) d’un ouvrage collectif
coordonné par Robert Berrouët-Oriol et préfacé par le linguiste québécois Jean-Claude
Corbeil. Dans l’avant-propos de cet ouvrage, intitulé L’aménagement linguistique en Haïti :
enjeux, défis et propositions, Corbeil propose d’emblée la création d’un « projet de loi portant
sur l’aménagement et la didactique des deux langues haïtiennes » (Berrouët-Oriol, 2011 :
XVII ; l’italique est de l’auteur). Dans l’introduction, qui suit l’avant-propos, Hadjadj présente
le créole et le français comme des « langues Marassa » (Ibid. : 19), c’est-à-dire des sœurs
jumelles. Pour les besoins de notre analyse, il importe de souligner que deux des quatre auteurs
de l’ouvrage (Berrouët-Oriol et Cothière) ont plusieurs fois répété dans leurs chapitres
respectifs le segment « deux langues haïtiennes » utilisé par Corbeil pour qualifier le créole et
le français, ce qui va carrément à l’encontre des prescriptions rationnelles de l’article 5 de la
18
Voir l’article de Renauld Govain (2014b), doyen de la Faculté de Linguistique Appliquée de l’Université d’État
d’Haïti, qui documente l’existence de cours de mise à niveau en français dans toutes les facultés à cause de la
compétence linguistique extrêmement faible des étudiants.
16
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
constitution haïtienne de 1987, qui reconnaît deux langues officielles, certes, mais une seule
langue haïtienne dans le créole puisqu’il s’agit de la seule dont l’usage est commun à
l’ensemble des Haïtiens. Dans la constitution de 1987, il n’y a pas d’ambiguïté par rapport au
statut réel du français en Haïti. Avant de déclarer que le français est l’une des deux langues
officielles de l’État, l’article 5 stipule clairement que « [t]ous les Haïtiens sont unis par une
langue commune : le Créole », et non pas par deux langues. Ce faisant, on reconnaît dans la
constitution que le français n’est pas une langue haïtienne compte tenu du fait que son usage
restreint sur le territoire national pendant plusieurs siècles, contrairement à l’usage du créole,
n’a historiquement pas contribué à la construction de l’identité collective culturelle du peuple
haïtien. Cela dit, il faut considérer la réalité sociale de la communauté haïtienne dans toute sa
complexité pour éviter de tomber dans le piège qui consiste à définir Haïti uniquement par la
langue créole, car elle n’est en fait qu’un élément culturel de cohésion parmi d’autres.
Pour bien comprendre le sens précis de l’article 5 de la constitution de 1987 en ce qui
a trait à la fonction identitaire du créole dans la société haïtienne, il importe de reconnaître les
liens intimes, parfois pertinents, que l’on établit souvent entre les notions d’« identité », de
« culture », de « langue », de « discours » et de « nation », sans pourtant les confondre. Le mot
« créole » utilisé dans l’article 5 ne renvoie pas à une simple notion abstraite, mais à un code
de communication linguistique utilisé par des millions d’êtres humains vivant dans un étatnation, ce qui en fait une « institution sociale » bien réelle. Le terme « créole » fait référence
à des pratiques langagières entre des individus appartenant à un même groupe social qui
partage un ensemble de valeurs véhiculées à travers des discours originaux. La « langue » est
une notion qui a été remise en question par plusieurs penseurs importants, dont Bakhtine (1977
[1929]), Yaguello (1988), Meschonnic (1997), Calvet (2004) et Sériot (2010). Selon ces
auteurs, la langue est une idée reçue, une construction théorique qui n’existe pas dans la nature.
Si l’on se base sur les travaux de ces auteurs, pour lesquels la langue n’existe qu’à travers le
discours, on peut soutenir que c’est l’usage du créole en situation pratique qui reflète l’identité
collective culturelle du peuple haïtien, mais non la langue créole en elle-même. Autrement dit,
la spécificité culturelle du peuple haïtien ne se situe pas dans la langue créole. Elle réside
plutôt dans des éléments discursifs et pragmatiques, dans les mots, les phrases, les implicites,
les silences, les sous-entendus, les non-dits, les intonations, l’expression corporelle, les gestes,
bref, dans les conventions culturelles propres à la communauté haïtienne. Il est intéressant de
souligner en passant que ces éléments culturels, que l’on pourrait qualifier de « créolismes »
ou d’« haïtianismes » selon les termes de Pompilus (1961), permettent de distinguer la
minorité des locuteurs francophones haïtiens des locuteurs francophones originaires d’autres
régions du monde. Il semblerait donc que ce n’est pas la langue créole ni la langue française
qui reflète l’identité collective culturelle du peuple haïtien, mais les discours des Haïtiens,
c’est-à-dire l’ensemble de leurs productions langagières, avec tout ce que cela implique.
Précisons ici que l’objectif de ces considérations théoriques sur les notions abstraites de
langue, de nation et d’identité n’est nullement de nier le fait historique fondamental que l’unité
linguistique a contribué à forger l’unité nationale dans le cas d’Haïti, et l’article 5 de la
constitution de 1987 est clair là-dessus.
Malgré cette disposition constitutionnelle qui ne reconnaît pas le français comme l’un
des médiateurs de l’identité haïtienne, l’ouvrage L’aménagement linguistique en Haïti postule
l’existence de la « francocréolophonie haïtienne » et propose une « convergence linguistique »
(2011 : 158) entre ce que Jean-Claude Corbeil appelle les « deux langues haïtiennes » (Ibid. :
143). Puisqu’Haïti n’est pas un cas « francophone » isolé, établissons un parallèle entre la
situation linguistique de l’ancienne « Perle des Antilles » et celle d’autres pays
17
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
« francophones » pour chercher à mieux comprendre la logique qui se cache derrière la
formule « les deux langues haïtiennes ». Est-ce qu’on pourrait selon la même logique
francophonisante dire que le français est une langue africaine, ou plus spécifiquement une
langue congolaise, malienne ou sénégalaise ? Si les « langues canadiennes » était une formule
courante, à quelles langues cette formule ferait-elle référence ? Ferait-elle seulement référence
aux deux langues officielles du Canada ou également aux langues autochtones, dont la plupart
sont en danger d’extinction ? Sachant que ce sont principalement des Français de France qui
ont colonisé le Québec et qui y sont restés majoritaires, on pourrait soutenir, à plus forte raison,
que le français est une langue québécoise. Si l’on utilise souvent les termes « québécois » et
« joual » pour faire référence aux variétés du français parlées dans la province du Québec, la
formule « la langue québécoise » pour faire référence à la langue française dans le contexte
du Québec n’est pourtant pas courante.
Sachant aussi que les 13 % d’anglophones constituent une communauté linguistique
historique au Québec et que leur langue, très répandue dans « La Belle Province », jouit d’un
statut officiel au Canada, dont le Québec est une province, pourquoi ne serait-il pas logique
de dire que l’anglais est également une langue québécoise, sans que cela soit perçu comme un
sacrilège ? Jean-Claude Corbeil, qui a participé aux projets législatifs aboutissant à la création
de la Loi sur la langue officielle et de la Charte de la langue française19, ne serait probablement
pas d’accord avec la logique voulant que l’anglais soit une langue québécoise. Le linguiste
francophone québécois pourrait s’appuyer sur ces deux lois pour exprimer son désaccord de
la même manière qu’il s’est basé sur l’article 5 de la constitution de 1987 pour présenter le
français comme une langue haïtienne en dépit du nombre restreint de francophones résidant
sur le territoire d’Haïti. Malgré les lois linguistiques injustes, les statistiques qui se présentent
comme des miroirs grossissants et les multiples projets de scolarisation en français, le nombre
de francophones haïtiens ne semble pas vouloir augmenter. Le faible niveau de maîtrise du
français de certains des plus hauts dignitaires de l’État haïtien est là pour en témoigner.
L’incapacité d’un nombre élevé de femmes et d’hommes d’état haïtiens à tenir une
conversation spontanée en français et même à lire convenablement un discours en français
préalablement écrit pour eux est un fait réel documenté par la presse locale que les autorités
francophones nationales et internationales font mine d’ignorer. Il est courant d’entendre les
défenseurs de la francophonie soutenir que le faible niveau de français des cadres et des hauts
dirigeants haïtiens n’est qu’un simple problème d’éducation de base ou de formation générale
lié à la faiblesse du système éducatif haïtien. Selon cette vision simpliste, il suffirait que
l’économie haïtienne s’améliore et que le pays dispose d’un meilleur système éducatif, doté
de meilleures ressources pédagogiques et de plus d’enseignants qualifiés, pour que le
problème se résolve de lui-même.
Si les conditions matérielles et pédagogiques sont réunies, n’importe quel individu en
Haïti peut en effet apprendre le français comme une langue seconde ou comme une langue
étrangère et devenir francophone bilingue en quelques années, mais une éventuelle
assimilation sociale de l’ensemble du peuple haïtien à la francophonie est une entreprise
beaucoup plus complexe. Il n’est pas impossible qu’un état-nation devienne bilingue ou
plurilingue, mais c’est en général par un long processus de transformation socio-historique
que cela se produit. Il est clair qu’en plus de deux siècles, cette transformation ne s’est pas
19
Adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 26 août 1977, la Charte de la langue française (communément
appelée loi 101) définit les droits linguistiques de tous les citoyens québécois et confère au français le statut de
seule langue officielle de la province de Québec. Elle a remplacé la loi 22, qui avait officialisé l’usage du français
dans la province trois ans auparavant.
18
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
produite en Haïti, quoique le français ait été, jusqu’à récemment, la seule langue officielle du
pays et l’unique langue d’enseignement sur tout le territoire national. Selon Berrouët-Oriol
(2017), le livre L’Aménagement linguistique en Haïti repose sur une série de notions dites
« fondamentales », telles que « patrimoine linguistique bilingue », « parité statutaire entre les
deux langues officielles », « droits linguistiques », « équité des droits linguistiques »,
« législation linguistique contraignante » et « didactique convergente créole-français ». Il
affirme que ces notions « doivent être au fondement de toute entreprise d’État d’aménagement
des deux langues officielles d’Haïti » (Ibid. : s. p.). Ce qui attire le plus l’attention lorsqu’on
examine ces notions, c’est le manque de pertinence de certaines d’entre elles, notamment
celles de « patrimoine linguistique bilingue », de « parité statutaire » et de « didactique
convergente créole-français ». S’il est vrai que le français est l’une des deux langues du
paysage linguistique haïtien, il n’est pas certain qu’il soit un bien commun légué par les
ancêtres. Selon les définitions trouvées dans les dictionnaires français réputés, le mot
« patrimoine » renvoie à des « biens de famille hérités de ses parents », à « une propriété
transmise par les ancêtres ». Le sens éthique qui anime tout expert linguiste honnête, rationnel
et compétent devrait naturellement l’amener à se questionner sérieusement sur le pourcentage
réel d’Haïtiens ayant acquis le français en héritage, soit comme bien familial, de l’époque
coloniale à nos jours. Nous avons déjà longuement expliqué pourquoi il n’est pas rationnel
linguistiquement, et même légalement, de parler de parité entre le créole et le français même
si les deux langues jouissent du statut officiel en Haïti. En ce qui concerne la « didactique
convergente » soutenue par l’OIF, que Berrouët-Oriol et Cothière proposent aux autorités
haïtiennes d’adopter pour faire d’Haïti un pays bilingue, Dejean croit qu’il s’agit d’un projet
pédagogique voué à l’échec :
Quand on propose l’apprentissage du français à plus de huit millions de
créolophones unilingues d’Haïti comme une entreprise obligatoire dans un
système scolaire, il est nécessaire de réfléchir sérieusement à sa possibilité, sa
praticabilité et son coût en temps, efforts, matériel, argent et enseignants.
L’examen de cet aspect du problème semble totalement ignoré ou escamoté par
les auteurs d’un livre L’Aménagement linguistique en Haïti : Enjeux, défis et
propositions par Robert Berrouët-Oriol, Darline Cothière, Robert Fournier et
Hugues St-Fort […]. Ces auteurs semblent considérer cet apprentissage
obligatoire du français comme quelque chose qui va de soi, comme la
vaccination de toute une population menacée par une épidémie pour laquelle on
possède un vaccin efficace. (Dejean, 2011 : s. p. ; l’auteur souligne)
À la fin des années 1970, l’État haïtien a voulu mettre en place un programme
linguistico-didactique similaire dans le cadre de la rénovation du système éducatif haïtien
initiée par le ministre Raoul Pierre-Louis et continuée par son successeur Joseph C. Bernard.
Partant du principe que l’on apprend mieux dans sa langue maternelle, la rénovation, que l’on
a pris l’habitude d’appeler « Réforme Bernard », a institué le créole comme la seule langue
d’enseignement dans les trois premières années du premier cycle de l’École Fondamentale à
côté du français oral comme objet d’enseignement dans les deux premières années. Le français
écrit était censé être introduit en troisième année. Le fait d’avoir légalement autorisé l’usage du
créole dans les écoles d’Haïti est sans aucun doute l’un des aspects les plus révolutionnaires de
la Réforme Bernard. Cela dit, l’objectif de cette réforme n’était pas d’utiliser le créole à tous
les niveaux du système éducatif haïtien. À partir du troisième cycle de l’école fondamentale, le
français était censé devenir le principal médium d’enseignement. En fait, la Réforme Bernard
visait un bilinguisme dit « équilibré » pour Haïti, au moyen d’une forme de pédagogie
19
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
convergente employée pendant les deux premiers cycles de l’École Fondamentale, sur une
période de temps relativement restreinte, et il semble que ce soit l’une des raisons qui expliquent
son échec. Comme il n’y a pas eu assez d’études sérieuses au préalable sur toute l’étendue du
territoire national afin de déterminer les principaux facteurs de succès de cette rénovation, son
échec était inévitable. Les autorités haïtiennes actuelles ne semblent pas comprendre les raisons
profondes de l’insuccès de cette réforme, qui sont pourtant bien documentées dans des rapports
et dans d’autres publications crédibles.
Les facteurs qui expliquent l’échec de la Réforme Bernard sont multiples. Sans entrer
dans tous les détails ici, on n’en mentionnera que deux : le manque de volonté politique réelle
nécessaire à son application et son boycott par des acteurs haut placés de l’État20 et par des
membres influents de la bourgeoisie haïtienne ouvertement anti-peuple, donc anti-créole. Ce
que certains membres de l’intelligentsia haïtienne n’ont pas compris à l’époque et qu’ils ne
semblent toujours pas comprendre, c’est que l’objectif de la Réforme Bernard était d’utiliser la
langue maternelle de la population afin d’assurer un meilleur développement cognitif et psychoaffectif aux enfants haïtiens de l’école fondamentale, ce qui créerait des conditions plus
favorables à l’apprentissage en vue de l’excellence des écoliers dans les disciplines de base
comme la lecture, l’écriture, les mathématiques, les sciences, l’histoire et l’éducation à la
citoyenneté. Ce qui permettrait également à ces écoliers futurs professionnels de développer
l’estime de soi nécessaire à leur ouverture sur le monde par le biais du français en particulier,
mais aussi par celui d’autres langues véhiculaires internationales comme l’anglais et l’espagnol.
Ce soubassement cognitif, socio-affectif et émotionnel, une fois établi, rend beaucoup plus
facile le développement de nouvelles compétences, y compris l’apprentissage du français ou de
n’importe quelle autre langue seconde et étrangère. En fait, l’idée centrale sur laquelle était
basée la Réforme Bernard, c’était d’utiliser le créole comme « matière première »21 pour mieux
préparer les écoliers à apprendre le français et à fonctionner plus tard dans cette langue en tant
que citoyens haïtiens francophones bilingues. Tout porte à croire que la Réforme Bernard ne
visait pas vraiment ce que les autorités de l’époque qualifiaient de « bilinguisme fonctionnel
équilibré » entre les deux langues officielles puisqu’il n’a pas été question d’utiliser le créole
aux niveaux supérieurs de l’École Fondamentale et encore moins à l’université. Un véritable
projet de bilinguisme fonctionnel présuppose l’utilisation des deux langues officielles du pays
à tous les niveaux du système éducatif, ainsi que dans tous les domaines d’activité de la société,
et nous savons ce que cela implique en termes d’instrumentalisation des deux langues. S’il reste
encore un gros travail à faire pour enrichir la langue créole, cela ne veut pas dire que la langue
française possède les ressources lexicales nécessaires pour exprimer toutes les réalités du
quotidien haïtien. Sachant que les deux langues officielles ne remplissent pas les mêmes
fonctions dans la société haïtienne, il y a lieu de s’interroger sur le projet de bilinguisme
fonctionnel dit « équilibré » que les auteurs de L’Aménagement linguistique en Haïti semblent
vouloir reproduire actuellement à travers les formules connexes creuses de « patrimoine
linguistique bilingue », de « parité statutaire entre les deux langues officielles » et de
« didactique convergente créole-français ». Leur projet d’aménagement linguistique, comme
Dejean (2011) l’a expliqué en détails, ne se base en fait sur aucune étude de faisabilité préalable
alimentée par des enquêtes de terrain qui pourraient servir à en démontrer la viabilité.
Nous avons déjà démontré que la « propagande pour la langue française » est avant tout
un projet politique. Les linguistes et autres experts voués à la cause ne sont, à l’instar de certains
20
Voir l’article de Guy Alexandre (2013), qui porte principalement sur la responsabilité du gouvernement de JeanClaude Duvalier et d’autres acteurs des élites haïtiennes dans l’échec de la Réforme Bernard.
21
L’expression est de Tontongi (2007).
20
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
hauts responsables de l’État haïtien, que des instruments au service des pouvoirs politiques
francophones. Au cours des sept dernières années, nous avons eu l’occasion d’observer des
manifestations du projet politique de la langue française à travers le discours de quelques
dirigeants francophones d’Haïti et de la France qui, en étalant leur ignorance de la réalité
linguistique haïtienne ainsi que de celle de la région caribéenne, n’ont pas su défendre la cause
de la propagande francophone avec intelligence et finesse. Reçu à l’Élysée le 11 décembre
2017, le président haïtien Jovenel Moïse a promis au président Emmanuel Macron de faire
admettre le français comme une langue officielle dans la Communauté économique caribéenne
(Caricom), au moment où la Martinique et de la Guadeloupe posaient leur candidature en vue
d’intégrer cette organisation régionale en tant que membres associés. Voilà un extrait de ses
propos qui ne fait honneur ni à lui-même comme premier citoyen haïtien ni à son peuple
créolophone, qu’il est censé représenter :
Vous pouvez compter sur nous, nous sommes en train de travailler pour que le
français, comme nous l’avons si bien dit, qui est notre langue officielle, soit en
fait heu… heu… une langue, la langue de la Caricom aussi et nous sommes en
train de travailler pour que nos frères de la Martinique et de la Guadeloupe
puissent participer aussi dans ce grand mouvement de la Caricom […] (11
décembre 2017 : en ligne, https://www.youtube.com/watch?v=APvsOeqF_vE).
Dans son empressement de plaire au président Macron, le président haïtien a présenté le français
comme « notre langue officielle » et non pas comme « l’une de nos deux langues officielles ».
On peut comprendre pourquoi le président Moïse n’a pas réussi à tenir sa promesse, tout comme
son prédécesseur, Joseph Michel Martelly, qui avait également échoué six ans auparavant
malgré sa promesse à Abdou Diouf, ancien secrétaire général de la Francophonie, de faire
avancer le dossier de l’adoption du français au sein de la Caricom. L’amateurisme de ces deux
présidents haïtiens réside moins dans le fait de n’avoir pas pu honorer leur promesse que dans
les propos absurdes qu’ils ont tenus. Dans son discours du 1er juillet 2011, à la 32e réunion
ordinaire de la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Caricom, le président
Martelly n’a utilisé qu’un seul argument pour justifier sa décision en faveur du français. Il a
soutenu que « plus de 50 % de sa population [celle de la Caricom] est francophone ou
créolophone ». Dans un article sur le sujet, Léger (2013b) explique en détails pourquoi
l’argumentation du président Martelly, qui se base sur le pourcentage élevé de la population
« francophone ou créolophone » de la Caricom, manque de bon sens et de rigueur. Un minimum
de recherche sur les langues parlées dans les états membres de la Caricom aurait indiqué au
président Martelly que l’argument du critère démographique ne permet pas de justifier sa
proposition, puisque le créole reste démographiquement, après l’anglais, la deuxième langue la
plus utilisée dans l’espace de la Caricom.
En réalité, il n’y a pas que les hommes d’état haïtiens qui sont sous l’emprise du règne
de la médiocratie globalisée et du phénomène de la propagande. Lors de son passage en Haïti
le 12 mai 2015, le président français François Hollande a prononcé son discours au peuple
haïtien devant la statue de Toussaint Louverture plutôt que devant celle de Jean-Jacques
Dessalines, le véritable père fondateur de la nation haïtienne. Dans son discours, le président
Hollande présente Haïti comme un « grand pays francophone » et le français, comme une
« langue du monde » et une langue de la « pluralité linguistique ». Il a également promis de
défendre « aussi le créole » qui, « comme toute langue, doit être protégé, préservé et parlé ».
Pour vérifier la véracité des propos du président Hollande quant à la « défense du créole », on
pourrait par exemple chercher à savoir si l’AKA et les représentants des autorités françaises en
21
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
Haïti entretiennent de bons rapports ou si les responsables de cette institution étatique ont déjà
reçu un quelconque appui institutionnel sérieux pour les aider à faire la promotion du créole et
à encourager l’utilisation systématique de cette la langue dans le système éducatif haïtien. Dans
un article sur le sujet, DeGraff analyse la situation en ces termes :
Nous devons aussi analyser la promesse, genre « mission civilisatrice », que
François Hollande avait déjà faite à Haïti l’année dernière (31 octobre 2014)
durant la visite du président Michel Martelly à l’Élysée
(voir http://bit.ly/1E5DKoP). Dans son discours du mois d’Octobre 2014,
Hollande s’inquiétait que Haïti (qui est, à présent, en mai 2015, « un grand pays
francophone » !) était, en 2014, en train de PERDRE « ce qui fait l’identité
d’Haïti, la langue française ». Comme soi-disant solution, Hollande proposait
que nos lycées aient « le plus d’enseignement en français, PAR DES
FRANÇAIS QUAND C’EST POSSIBLE ». À quel profit ? Nous devons
finement analyser les discours de François Hollande afin de comprendre
l’agenda idéologique, économique et politique de la France quand elle fait ce
genre de promesses à Haïti. Ces promesses traitent, faussement, Haïti comme
« grand pays francophone » (pour la France) et comme petit pays créolophone
(pour les Haïtiens), ceci pour les intérêts de la France, et non ceux d’Haïti.
(2015 : s. p. ; l’auteur souligne).
En octobre 2014, Hollande et Martelly promettaient d’améliorer la qualité de l’éducation en
Haïti par l’injection d’enseignants de nationalité française dans le système éducatif. En
décembre 2017, Moïse et Macron n’ont rien dit sur le rôle que la langue maternelle des
Haïtiens devrait jouer dans les écoles haïtiennes. En mars 2017, Jack Guy Lafontant, ancien
premier ministre du gouvernement Moïse, a pourtant indiqué dans la Déclaration de Politique
Générale du gouvernement qu’il voulait contribuer à la promotion du créole dans l’éducation
de base :
Vu l’importance de la langue dans la socialisation de l’enfant et le progrès
économique, mon gouvernement va faire des choix intelligents. Nous allons
développer un réel partenariat avec l’Akademi Kreyòl Ayisyen (AKA) et la
Faculté de Linguistique Appliquée sur la problématique de la langue
d’enseignement dans le pays (Lafontant, 2017 : 30).
Pour démasquer les protagonistes du gouvernement Tèt Kale22 et leur fourberie en ce qui
concerne la promotion de la langue créole, il convient de rappeler que le président Martelly a
décidé au dernier moment de ne pas se présenter à l’installation officielle des membres de
l’AKA en décembre 2014, et jusqu’à la fin de son mandat en 2016, les responsables de
l’académie n’ont reçu aucune lettre officielle sur les raisons de son absence. Le même président
avait refusé de faire publier la loi sur la création de l’AKA dans Le Moniteur, journal officiel
de la république d’Haïti, en dépit du fait que cette loi, écrite seulement en créole, a été votée à
l’unanimité dans les deux chambres du Parlement haïtien. Le président de la République a exigé
qu’on rédige la loi également en français par respect pour le statut officiel de cette langue. Alors
que les documents officiels de l’État haïtien ont toujours été exclusivement écrits en langue
française sans que cela ne dérange les autorités, le président Martelly trouvait inacceptable
qu’une loi haïtienne soit conçue, écrite et publiée uniquement en langue créole.
22
Fait référence au Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK), au pouvoir depuis 2011.
22
Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
CONCLUSION
La réalité linguistique actuelle d’Haïti n’est plus ce qu’elle était il y a soixante ans. Le
statut du créole a beaucoup évolué par rapport à celui du français. De plus en plus d’Haïtiens
de l’intérieur parlent l’anglais et l’espagnol sur le territoire national. La perception de la
population par rapport à l’importance des langues en usage en Haïti a également changé. Ce
sont de nouvelles données à ne pas prendre à la légère pour bien appréhender la situation
linguistique actuelle d’Haïti. Le mythe de la francophonie haïtienne devient de plus en plus
fragile dans le contexte de cette nouvelle réalité sociolinguistique. Cela dit, le français fait bel
et bien partie du paysage linguistique haïtien et, qu’on le veuille ou non, il est encore l’une des
deux langues officielles de la République d’Haïti. Aucune personne lucide ne se hasarderait à
nier cette réalité historique, politique et juridique, tout comme personne ne penserait à ignorer
le droit constitutionnel de tout Haïtien à apprendre le français pour pouvoir fonctionner dans
les deux langues officielles en usage dans son pays, quoique, pour les raisons politiques et
économiques évoquées ici, cela n’ait jamais été une réalité tangible pour la grande majorité de
la population haïtienne d’hier et d’aujourd’hui. Si l’on réfléchit de manière objective, on ne
saurait faire abstraction de la présence du français en Haïti. C’est ce que soutiennent
précisément les experts linguistes qui parlent de parité statutaire, d’équité des droits
linguistiques et de « convergence linguistique dans la francocréolophonie haïtienne ». Il y a
néanmoins un ensemble de questions fondamentales auxquelles ces mêmes linguistes
défenseurs de l’existence d’un « patrimoine linguistique bilingue » en Haïti devraient pouvoir
répondre dans le respect de la rigueur et de l’objectivité qu’exige cette discipline scientifique
qu’est la linguistique.
Si un patrimoine est un bien de famille et que, selon certains linguistes, le français est
un patrimoine haïtien, comment se fait-il que cette langue ne soit pas un bien de famille pour la
plupart des Haïtiens résidant en Haïti ? Par quelle magie les parents ou les ancêtres
créolophones unilingues haïtiens pouvaient-ils transmettre à leurs enfants un bien qu’ils n’ont
jamais possédé ? De l’époque coloniale à nos jours, combien d’Haïtiens ont-ils réussi à
s’approprier ce soi-disant bien de famille ? Quelles sont les raisons historiques, politiques,
socio-affectives et émotionnelles profondes qui expliquent que le peuple haïtien n’ait jamais pu
s’approprier la langue et la culture françaises ? Comment cette assimilation a-t-elle pu être
possible dans d’autres anciennes colonies et pas en Haïti, même après plusieurs siècles ?
Continuera-t-on encore pendant longtemps à prétendre que le nombre restreint de francophones
haïtiens est dû uniquement à des facteurs économiques et à la faiblesse du système éducatif
haïtien ? Est-ce qu’on peut apprendre à communiquer dans une langue seconde ou étrangère et
à s’approprier la culture dont cette langue est le vecteur à travers un système scolaire
dysfonctionnel ? Est-ce qu’il est raisonnable que les autorités scientifiques et politiques
continuent à vouloir déterminer le nombre de francophones en Haïti en se basant sur le taux de
scolarité alors qu’ils savent très bien que le système d’enseignement du français dans les écoles
haïtiennes est inefficace ? Jusqu’où les politiciens, les experts et les démagogues nationaux et
internationaux sont-ils prêts à aller dans leur projet de perpétuation du mythe francophone
haïtien ? Terminons par une citation percutante de Mańczak qui se révèle être encore très
pertinente pour comprendre la raison de l’existence de tous ces discours pseudo-scientifiques
sur la situation linguistique des pays du Sud anciennement colonisés.
Pour que la linguistique sorte de l’état où elle se trouve actuellement, il faut que
les linguistes attachent plus d’importance aux deux critères de vérité que sont la
statistique et l’expérience, et renoncent au raisonnement tacite qui est souvent à
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Cet article a été publié le 20 juin 2020 dans l’ouvrage collectif Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les
représentations sociales de la CEFAN, Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d'Amérique, p. 263-301.
la base de leurs spéculations : X a dit ceci, X est une autorité, par conséquent X
a raison ; Y a dit cela, Y n’est pas une autorité, par conséquent Y a tort (1988 :
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