Figure 1.
Emblème de
l’architecture sur
le frontispice de la
Règle des cinq ordres
d’architecture de
Vignole, v. 1630
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Quelques notes autour de l’emblème
« maçonnique » de Benoist Guyot à
Tournus en 1711
par
Jean-Michel Mathonière
I
l arrive de rencontrer des emblèmes
datant des XVIIIe et XIXe siècles dont il est
difficile de déterminer au premier coup d’œil
s’ils sont réellement maçonniques ou bien
compagnonniques, ou encore tout simplement
corporatifs1. En effet, la présence d’un compas
et d’une équerre, entrelacés ou non, ne suffit
pas à conférer automatiquement l’un ou l’autre
de ces statuts. Certains cas demandent un
examen attentif et il en est qui sont d’autant
plus difficiles à classer que les interférences
entre les symbolismes maçonnique et
compagnonnique ont été particulièrement
nombreuses au cours du XIXe siècle2. L’on
ne doit pas non plus négliger le fait qu’il
existe également des emprunts qui sont avant
tout d’ordre esthétique et qui ne possèdent
pas vraiment une signification symbolique
affirmée, sauf pour des obsessionnels de
l’ésotérisme. Dans cette interrogation, les
dates nous fournissent de précieux repères,
sachant cependant que la date de naissance
On trouvera des développements à partir d’un
grand nombre d’exemples compagnonniques
sur le site www.compagnons.info
2
Cf. Jean-Michel Mathonière, Les interférences
entre spéculatifs et opératifs français aux XVIIIe
et XIXe siècles, 14e volume des publications de
la Société Française d’Études et de Recherches
sur l’Écossisme, Paris, 2017, 76 p.
1
de 1717 pour la franc-maçonnerie spéculative
est plus conventionnelle que strictement
chronologique.
Il faut savoir au préalable que la
plupart des emblèmes compagnonniques
comportent en plus du compas et (mais
pas toujours) de l’équerre3 un ou plusieurs
autres outils permettant de caractériser
nettement la profession. Ainsi les
charpentiers figurent-ils la besaiguë,
un grand ciseau à bois qui leur est
propre. Il n’est rien d’équivalent sur les
emblèmes maçonniques, si ce n’est les
outils évoquant sommairement le métier
originel de maçon, la truelle, le niveau
et le fil à plomb, ou de tailleur de pierre,
le maillet et le ciseau ; en revanche, on
y trouve presque toujours des symboles
appartenant pour la plupart au corpus
de base des tableaux ou tapis de loge :
étoile à cinq branches avec ou sans la
lettre G, colonnes ou portique avec ou
sans les lettres J et B, autel surélevé de
x marches, lacs d’amour, pierre cubique
à pointe, etc.
[ 67 ]
3
L’équerre n’apparaît dans l’emblème général
des compagnons passants charpentiers
qu’à partir du milieu du XIXe siècle, suite à
l’influence maçonnique.
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Quelques notes autour de l’emblème « maçonnique » de Benoist Guyot à Tournus en 1711
En fait, c’est la proximité avec
l’emblématique professionnelle des
tailleurs de pierre et maçons, compagnons
ou non, qui tend à soulever quelquefois le
problème de l’attribution. Une figuration
qui ne montre que l’entrecroisement de
certains de leurs outils sans y ajouter
d’autres éléments distinctifs, comme une
inscription ou des groupes de trois ou quatre
lettres symboliques (ainsi la formule C T E
G en usage chez les compagnons passants
tailleurs de pierre d’antan ou A S D L chez
ceux d’aujourd’hui), une telle figuration
peut donc facilement poser question :
s’agit-il d’un emblème compagnonnique,
maçonnique ou corporatif ?
[ 68 ]
Ainsi, par exemple, de cette belle
composition (fig. 01) ornant le sommet
du frontispice d’une édition in-folio
parisienne de la Règle des cinq ordres
d’architecture de Vignole datant de vers
16304. On n’y voit à vrai dire aucun outil
de tailleur de pierre mais, entrecroisés
selon une disposition qui hésite entre
l’ordre et le désordre, des instruments de
traçage et des outils de contrôle pour la
pose, comme le niveau et le fil à plomb.
Il est assez probable au regard des racines
hollandaises (dans les années 1617-1629)
de cette édition qu’il ne s’agit pas du blason
d’une société compagnonnique, mais plus
simplement d’un emblème du métier et de
l’architecture… Et il semble raisonnable de
penser que 1630 est trop précoce pour un
emblème maçonnique, au sens actuel du
terme, qui plus est en dehors de l’Écosse.
Ce qui est intéressant à constater pour notre
propos ici, c’est que c’est précisément ce
modèle qu’utilisera en 1720 la société des
compagnons passants tailleurs de pierre
de Chalon-sur-Saône pour représenter le
blason du Devoir sur son règlement ! On
le voit : même les compagnons pouvaient
employer des constructions graphiques qui
n’étaient pas conformes au blason alors en
usage dans leur société, où apparaissait
toujours la couleuvre en tant que symbole
de la Prudence5.
C’est durant la période charnière
entre la fin du XVIIe et le début du
XVIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où
émergent les premières loges spéculatives
en Grande-Bretagne, puis où elles arrivent
en France et dans le reste de l’Europe, que
pour la franc-maçonnerie comme pour les
compagnonnages français vont s’élaborer
des emblèmes en tant qu’organisations
plus ou moins structurées. Dans les deux
cas, les sources principales seront les
blasons sous lesquels sont déjà reconnues
les confréries ou corporations dans
lesquelles elles plongent leurs racines.
En France, on trouve ainsi des emblèmes
à résonance compagnonnique parmi les
blasons des confréries et communautés de
métier répertoriées dans l’Armorial général
de France de d’Hozier de 1696 à 1710.
Une des fonctions de l’héraldique étant
d’essentialiser l’image par l’utilisation de
quelques éléments seulement, disposés de
manière ordonnée, il n’est rien d’étonnant
de retrouver des figurations très proches
pour des associations (corporations,
confréries, compagnonnages, loges) qui se
revendiquent les unes et les autres d’une
filiation avec les anciennes organisations
de « maçons » (on ne répétera jamais
assez qu’il s’agit fondamentalement de
tailleurs de pierre et non de maçons au
sens contemporain du terme).
L’emblème « maçonnique » de
Benoist Guyot à Tournus
Ve n o n s - e n à u n e x e m p l e
particulièrement intéressant. Sur la clé
de cintre d’une porte de maison située rue
Jean-Jacques Rousseau (anciennement rue
Cf. l’ouvrage que j’ai consacré à
l’iconographie du blason des compagnons
tailleurs de pierre ; Jean-Michel Mathonière,
Le serpent compatissant, éd. La Nef de
Salomon, Dieulefit, 2001, 128 p.
5
Cf. J.-M. Mathonière, « Vignole et les
compagnons du Tour de France », in Le livre
technique avant le XXe siècle; à l’échelle du
monde, CNRS éditions, 2017, p. 149-160.
4
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Quelques notes autour de l’emblème « maçonnique » de Benoist Guyot à Tournus en 1711
Saint-Philibert) à Tournus (Saône-et-Loire), de l’emblème de Benoist Guyot, mais
on peut remarquer un magnifique emblème la présence du niveau possède du coup
« maçonnique » au nom de Benoist Guyot6. comme une saveur « maçonnique ».
L’état de dégradation dans lequel il se
Notons que le même immeuble
trouve gêne la lecture d’un certain nombre
possède
une autre clé à emblème de
de détails, notamment la date. Toutefois un
dessin figurant dans une étude publiée en tailleur de pierre, encore plus détériorée
19337 permet de restituer celle-ci : 1711. que celle de Benoist Guyot et sans
indication de date, mais nettement plus
L’examen d’une photographie en simple : n’y figurent qu’un pic disposé
haute résolution (fig. 02) sur laquelle sont entre le compas, en haut, et l’équerre, en
amplifiées les traces des éléments disparus bas ; une inscription, devenue totalement
ou peu lisibles permet de cerner avec illisible, était autrefois présente9. Il
certitude la composition de cet emblème est probable qu’il s’agit de l’enseigne
(fig. 03) : un grand compas d’appareilleur d’un autre tailleur de pierre ayant eu
est ouvert sur une règle portant quatre antérieurement ou postérieurement son
divisions, encadrant entre ses jambes un atelier ici, peut-être son père.
niveau ; la tête du compas est surmontée
Toutefois, outre l’indication de la
d’une cordelière formant en symétrie deux
lacs d’amour se terminant en houppes profession de Benoist Guyot à l’occasion
simples ; de part et d’autre du nom, Benoist de son mariage le 14 juin 1712 à Tournus,
Guyot, et de la cordelière se trouvent, à l’attribution de cet emblème à un tailleur
gauche, un ciseau de tailleur de pierre, à de pierre10 et non à un franc-maçon est
droite, un maillet ; près du ciseau, avant la d’autant plus certaine que c’était alors
lettre B, se voit un cœur ; enfin, les chiffres un important lieu d’extraction de pierre
formant la date 1711 sont disposés de de taille. C’est précisément à cause de
part et d’autre du niveau et des jambes cela que cette ville fut le lieu, en 1825,
d’une des plus importantes batailles
du compas.
rangées entre les compagnons tailleurs
La présence des lacs d’amour de pierre Passants et Étrangers, les deux
sous cette forme fait immédiatement rites ennemis se disputant le monopole
penser aux premiers tableaux de loge de la taille de pierre pour la ville de Lyon
divulgués en France, tels ceux de Pérau (tenue par les Étrangers depuis un siècle,
en 1745 dans L’Ordre des Francs-Maçons date à laquelle, selon la tradition orale, les
trahi… (fig. 04)8. L’équerre est absente deux clans l’auraient « jouée »)11.
Cet article reprend et développe un de mes
textes parus dans La règle et le compas ; ou
de quelques sources opératives de la tradition
maçonnique, catalogue de l’exposition
éponyme, Musée de la Franc-maçonnerie,
Paris, 2013. 52 p., ainsi qu’un article que
j’ai publié sur mon blog le 12 octobre 2009,
consacré à cet emblème de Benoist Guyot.
6
Émile Violet, « Les clefs de cintres et linteaux
avec marques de propriété du Mâconnais »,
in L’Art populaire en France, tome V,
éditions Istra, Strasbourg, 1933, p. 35-45.
7
J.-M. Mathonière, Le plan secret d’Hiram :
Fondements opératifs et perspectives
spéculatives du tableau de loge, éd. Dervy,
Paris, 2012, 160 p.
8
[ 69 ]
La disposition du compas ainsi
ouvert au-dessus de la règle se rencontre
justement non loin de Tournus à la même
Cet emblème a lui aussi été relevé par Émile
Violet, op. cit.
10
On sait par le registre de la paroisse SaintAndré à Tournus que Benoist Guyot, maître
tailleur de pierre et fils de François Guyot,
maçon, épouse le 14 juin 1712 Didière
Augustine Brunet, fille d’un pêcheur.
11 Cf. F. Rude, « La bataille compagnonnique
de Tournus (1825-1826) », in Mémoires
de la Société des Amis et des Sciences de
Tournus, Macon, 1945, p. 5-40.
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Quelques notes autour de l’emblème « maçonnique » de Benoist Guyot à Tournus en 1711
époque, à Saint-Fortunat-au-Mont-d’Or,
autre importante zone d’extraction de
pierres pour Lyon, où plusieurs pierres
tombales de tailleurs de pierre et carriers
du XVIIIe siècle, provenant de l’ancien
cimetière, se trouvent aujourd’hui
réemployées comme dallage de la
chapelle et portent ce symbole. Voici
par exemple (fig. 05) celle de Jacques
Buy, décédé en 1717.
Le lacs d’amour
[ 70 ]
Le motif du lacs d’amour est rare
dans l’iconographie compagnonnique,
sauf dans les corps de métier qui ont
le plus subi l’influence maçonnique,
par exemple chez les compagnons
cordonniers ou boulangers du Devoir
au XIX e siècle. Mais l’emblème de
Benoist Guyot n’est cependant pas un
cas totalement isolé : ainsi, il existe un
autre exemple, un peu plus tardif (1734),
d’un lacs d’amour avec équerre et compas
sur le tronc des offrandes (fig. 06) pour
les réparations de la chapelle NotreDame-de-Grâce à Saint-Jean-de-Belleville
(73)12. Bien que ce dernier témoignage
soit, vu sa date, suspect d’avoir pu subir
une influence maçonnique, qui serait
toutefois très précoce, on rappellera
que le lacs d’amour appartient avant
tout à l’emblématique chrétienne et
chevaleresque, où il symbolise la véritable
et indissoluble amitié, la foi jurée
et inaltérable13.
On soulignera aussi la présence
de ce symbole du lacs d’amour de part et
d’autre des lettres L A R sur une clé de
voûte de l’église de Marennes (Charente),
12
Cf. article et photographie sur le blog
www.compagnons.info à la date du 8 mars
2008 : J.-M. Mathonière, « Une inscription
intéressante à Saint-Jean-de-Belleville (73) ».
13
En l’occurrence, vu la localisation de cet
exemple, il peut aussi faire référence, dans
la même perspective générale, à la maison de
Savoie et à l’Ordre de l’Annonciade, fondé en
1362, dont c’est la base de l’emblème.
datant de vers 1770 et proclamant « Vive
les Enfants de Salomon », c’est-à-dire
les compagnons Étrangers tailleurs de
pierre (fig. 07). Dans ce cas précis, il
n’est toutefois pas à totalement exclure
une interférence maçonnique, cette
famille compagnonnique ayant cultivé
la double appartenance. L A R pourrait
alors signifier « Les Arts Réunis », titre
distinctif de plusieurs loges à dominante
artisanale au XVIII e siècle et thème
par ailleurs cher aux compagnons,
aujourd’hui encore.
Il résulte de ces quelques
exemples que l’emploi du lacs d’amour
par des compagnons tailleurs de pierre,
à titre d’emblème de la vraie fraternité,
est parfaitement cohérent et que, comme
le montre l’exemple de Tournus, il n’a
pas nécessairement eu besoin d’attendre
l’influence maçonnique pour être connu
d’eux et pour être employé. On ajoutera
qu’un entrelacs orne la signature de
Benoist Guyot au bas de l’acte de
son mariage en 1712 (fig. 08). Nous
remarquerons au passage que cette
forme en huit couché, sans que le lacs
soit nouable, n’est pas sans évoquer le
dessin du fil auquel est suspendu le
plomb lorsqu’il est rangé soigneusement
à terre. On le voit vaguement dans la
gravure ornant le Vignole (fig. 01) ou
encore, nettement, sur la pierre tombale
de l’architecte Jean Cosyn (1646-1708)
dans la cathédrale des Saints-Michel-etGudule à Bruxelles (fig. 09)14. Il y a là un
lien – c’est le cas de le dire – qui mériterait
sans doute une étude plus approfondie,
d’autant que la relation étroite entre la
vraie fraternité et le symbole du fil à
plomb, en tant qu’emblème de l’amour
divin venant habiter dans le cœur, est
attesté dans l’emblématique chrétienne
des XVIe et XVIIe siècle (fig. 10).
Cité par Laurent Bastard dans son article
du 3 décembre 2009, « À propos du lacs
d’amour », sur www.compagnons.info
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Le « Joli Cœur » des compagnons
Puisque nous en sommes à parler
d’amour, on soulignera pour conclure
la présence d’un cœur juste avant le
prénom Benoist, détail qui avait échappé
à Émile Violet dans son relevé de 1933.
Le symbole du cœur est très important
chez les compagnons tailleurs de pierre
et il est de ce fait présent dans deux de
leurs surnoms les plus répandus : « Joli
Cœur » et « Francœur »15. Benoist Guyot
a donc pu avoir pour nom de réception
« Joli Cœur de Tournus » ou « Francœur de
Tournus ». Sans doute n’est-il pas inutile,
connaissant par ailleurs la réputation de
galanterie de certains compagnons (je songe
à Menetra, compagnon vitrier de la fin du
XVIIIe siècle, dont le Journal de ma vie relate
les fredaines), de préciser que chez les
tailleurs de pierre « Joli Cœur » désigne
les belles qualités et dispositions du cœur
et non autre chose.
J.-M. M.
Cf. Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière, Travail et Honneur ; les Compagnons
Passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles, éd. La Nef de Salomon,
Dieulefit, 1996, 396 p. (chapitre « Le palmarès des vertus »).
15
[ 71 ]
Figure 2.
Photographie retouchée de l’enseigne
de Benoist Guyot, Tournus, 1711
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[ 72 ]
Figure 3.
Dessin de l’enseigne de Benoist Guyot, Tournus, 1711
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