COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE.
La mutualité ouvrière à Montréal au milieu du XIXe siècle
Martin Petitclerc
La Découverte | « Revue du MAUSS »
2008/2 n° 32 | pages 399 à 409
ISSN 1247-4819
ISBN 9782707156433
DOI 10.3917/rdm.032.0399
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ouvrière à Montréal au milieu du XIXe siècle
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Les sociétés de secours mutuel offraient une large gamme de
services à leurs membres qui provenaient en grande majorité de la
classe ouvrière. En mettant en commun les ressources financières
de chacun, par le biais du paiement d’une cotisation mensuelle,
les membres percevaient une indemnité financière lorsqu’ils ne
pouvaient plus compter sur leur salaire, que ce soit pour cause de
maladie, d’accident, d’invalidité ou de vieillesse. Outre ces indemnités, en cas de décès, les sociétés de secours mutuel réglaient les
frais d’enterrement et versaient une pension ou un capital à la veuve
et aux orphelins. Si ces types de services aux membres nous permettent d’identifier les associations mutualistes à un pôle commun,
ils ne nous disent pas tout ce qu’il y a à savoir sur ce mouvement.
C’est dire que l’association peut être davantage que la simple mise
en commun de ressources afin de fournir certains services qui ne
sont pas offerts par le marché ou par l’État. Comme nous le verrons
plus loin, la mutualité était plus qu’un organisme économique de
protection puisqu’elle visait à renforcer le tissu social à l’intérieur
des communautés ouvrières. Elle opposait en effet à la concurrence
libérale la pratique et le discours de la « compassion fraternelle »,
compassion qui était au cœur du projet associatif et qui a nourri, au
milieu des années 1860, une utopie politique originale.
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L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME
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C’est autour des années 1850 que le mouvement mutualiste
s’est véritablement développé au Québec. À ce moment-là, l’association est pourtant à peu près inconnue dans les milieux ouvriers,
qui ne peuvent même pas s’en remettre à une quelconque tradition
corporative, inexistante depuis l’époque de la Nouvelle-France
[Hardy et Thierry]. On assiste donc à un effort associatif tout à
fait nouveau au milieu du XIXe siècle. Dans les milieux ouvriers,
il prendra principalement la forme de sociétés de secours mutuel
qui sont, bien avant les coopératives et les syndicats, la principale
forme associative dans les milieux populaires à cette époque. C’est
pourquoi les sociétés de secours mutuel seront une véritable école
de l’association dans les milieux ouvriers du XIXe siècle.
L’ampleur du mouvement témoigne d’un succès certain. À
Montréal, on compte dès le début des années 1860 une quarantaine
de sociétés de secours mutuel, regroupant plusieurs milliers de
membres ouvriers. Le port et les quartiers ouvriers de la ville de
Québec constituent un autre foyer mutualiste important. Par la suite,
le mouvement se développe dans les divers petits centres industriels
de la province. Entre 1850 et 1900, plus de deux cents sociétés de
secours mutuel sont fondées, même s’il n’en reste qu’une centaine
à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, environ 35 % des
hommes adultes vivant dans les milieux urbains sont membres d’une
société de secours mutuel. On a donc affaire à un mouvement considérable qui mobilise beaucoup de Québécois, du moins jusqu’aux
années 1910 – la mutualité est alors progressivement marginalisée
par le développement rapide du marché de l’assurance1.
Encastrement et solidarité
Malgré l’importance du mouvement, l’histoire de la mutualité reste largement méconnue. C’est précisément parce que les
analystes n’ont vu dans la mutualité ouvrière qu’une simple mise
1. En plus de nos travaux, voir sur cette question du déclin de la mutualité,
Y. Rousseau [2003, p. 151-169], G. Emery et J. C. H. Emery [1999] et David Beito
[2000].
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Le mouvement mutualiste au Québec
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en commun de ressources qu’ils y ont accordé peu d’intérêt. La
mutualité ouvrière, qui peine continuellement à offrir les services
promis à leurs membres, a généralement été présentée comme une
organisation primitive appelée à être surpassée par des organisations
plus « compétentes » relevant du marché ou de l’État. Globalement,
l’impression qui se dégage de la littérature est que la culture solidaire ouvrière aurait engendré un sentimentalisme nuisible à la
bonne administration des assurances2.
C’est cette prétendue incohérence qui aurait poussé la mutualité
ouvrière à se métamorphoser, au tournant du XXe siècle, en institutions professionnelles d’assurance, libérées en quelque sorte du
poids de la bannière de la solidarité ouvrière – cette responsabilité
étant désormais dévolue au syndicalisme. Cette perspective, fondée sur cette idée d’une incohérence originelle entre les activités
économiques et les activités sociales de la mutualité, nous empêche toutefois de bien comprendre ce qui faisait la cohérence de la
mutualité ouvrière. Pour bien saisir sa logique, il faut revenir à la
théorie de l’encastrement de Karl Polanyi3.
Cette théorie s’oppose au postulat de la science économique
moderne qui réduit l’échange, c’est-à-dire les relations sociales, à
la rencontre d’agents anonymes et rationnels cherchant à satisfaire
leurs besoins individuels. Ce postulat n’est pas que théorique. En
effet, à partir du milieu du XIXe siècle, le développement du capitalisme fait en sorte qu’une part de plus en plus grande des activités
humaines (et notamment le travail) tend à être soumise à l’impitoyable règle du marché, d’où d’énormes problèmes sociaux. Contre
ce postulat, la théorie de l’encastrement rappelle que l’économie
n’est pas indépendante de la société dans laquelle elle s’insère4.
Elle nous permet de poser l’hypothèse que la mutualité ouvrière,
en « encastrant » les secours économiques dans une culture de
2. On peut retrouver cette interprétation dans A. Gueslin [1987] et F. Ewald
[1996]. Pour une discussion plus approfondie sur cette littérature, voir M. Petitclerc
[2004, p. 18-51].
3. K. Polanyi1983. Récemment, D. Weinbren [2006] a abordé la mutualité
anglaise sous un angle similaire, mais en empruntant plutôt à la théorie du don de
Marcel Mauss.
4. Ce postulat de l’encastrement de l’économique dans le social est au cœur du
développement, depuis deux décennies, de la nouvelle sociologie économique. Voir
B. Lévesque et alii [2001].
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L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME
l’entraide solidaire, constituait une réponse sophistiquée – et non
pas primitive – aux problèmes posés par le développement de la
société de marché. En reprenant le postulat d’une séparation entre
l’économique et le social, les chercheurs se seraient donc privés
d’une clé d’analyse fondamentale pour saisir ce qui constitue le
cœur de la mutualité ouvrière.
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Pour saisir la logique de la mutualité ouvrière, il est intéressant de souligner que l’opposition vis-à-vis de l’assurance était un
élément essentiel de l’identité mutualiste populaire au XIXe siècle.
En effet, l’assurance de type commercial rencontrait beaucoup de
résistance dans les milieux populaires, qui considéraient que cette
dernière « faisait d’un homme un article de marchandise » [Zelizer,
1979]. Au contraire, la protection mutualiste, en encastrant les
secours économiques dans une culture de la compassion fraternelle, échappait à cette lourde condamnation morale. D’ailleurs,
contrairement à l’assurance qui était une stricte activité marchande,
cette culture était bien enracinée dans les stratégies de survie des
familles ouvrières dans les nouvelles communautés urbaines [Cruze
et Turnbull, 1995]. En fait, la mutualité visait précisément à étendre,
au niveau de la communauté, les relations fraternelles si cruciales
dans les stratégies de survie de la classe ouvrière au temps de l’urbanisation et de l’industrialisation.
Dans une étude portant sur la mutualité anglaise, Martin Gorsky
[1998] considère que l’expérience migratoire des jeunes adultes
quittant les campagnes pour les villes en expansion est à l’origine
du développement de la mutualité au XIXe siècle. Les sociétés de
secours mutuel auraient joué, dans ce contexte, le rôle d’une famille
« fictive » qui aurait suppléé en partie aux défaillances de la famille
« réelle » face aux pressions exercées par la société de marché.
C’est donc dire que la mutualité aurait été un moyen efficace pour
s’intégrer rapidement à un réseau de solidarité qui s’étendait au
niveau des communautés ouvrières urbaines. Sans surprise, plusieurs sociétés de secours mutuel visaient précisément, dès leur
fondation, à institutionnaliser certaines pratiques d’entraide communautaire comme la veille des malades et des morts, l’organisation
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de funérailles respectables, la protection des familles privées de
chef de famille, etc. Les processions funéraires mutualistes – des
moments communautaires très forts – étaient très représentatives
de ce lien étroit entre la famille « réelle » et la famille « fictive ».
Ce type d’activité communautaire était d’ailleurs toujours mis
en l’avant lorsqu’il s’agissait de critiquer les assurances, qui ne
faisaient que compenser la disparition du chef de famille par un
chèque à la veuve.
La mutualité venait donc appuyer, en les institutionnalisant, ces
pratiques d’entraide communautaire. E. P. Thompson [1988, p. 381]
a ainsi souligné que les sociétés de secours mutuel cristallisaient
« une éthique de la mutualité répandue beaucoup plus largement
dans les expériences “denses” et “concrètes” des ouvriers, dans leurs
relations personnelles, chez eux et sur leur lieu de travail ». C’est
précisément à cause de cela que la mutualité était très différente de
l’assurance (ou même de l’épargne), qui était une forme individualiste de prévoyance ne contribuant nullement à la construction d’une
communauté ouvrière. À l’encontre de ces solutions promues par
l’élite, l’entraide mutualiste ouvrière était vue comme une réponse
fondamentalement collective, et populaire, à la question sociale.
Elle tentait d’opposer à la logique individualiste du marché la
logique horizontale de la compassion entre « frères » ouvriers, unis
par l’association5. En cela, la compassion mutualiste se distinguait
également de la compassion « paternaliste » ou « maternaliste »
des élites qui s’inspiraient, quant à elles, d’une vision verticale des
rapports familiaux. Cette compassion « verticale » était bien sûr à
l’œuvre dans la charité et l’assistance sociale, toutes deux critiquées
par les mutualistes.
Culture associative et communauté
Nous avons déjà souligné que l’association ne pouvait être
réduite à la simple mise en commun de ressources économiques.
L’association peut également être le vecteur d’une identité collective qui dépasse la simple addition des intérêts individuels qui la
5. Pour une critique du « fraternalisme » comme « repli » communautaire face
à la montée du féminisme et du prolétariat, voir M. A. Clawson [1989].
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composent [Laville et Sainsaulieu, 1997]. Cette idée est illustrée
par la conception très exigeante de la démocratie participative que
l’on retrouvait dans la mutualité ouvrière au XIXe siècle. En effet,
les ouvriers avaient des attentes très fortes à l’égard des assemblées
démocratiques qui devaient permettre de renforcer l’éthique solidaire nécessaire au maintien de l’association. Ainsi, ces assemblées
mutualistes étaient le lieu d’une autodiscipline qui visait à renforcer
– et même à imposer – le sentiment collectif aux dépens des intérêts
individuels des membres. L’histoire de la mutualité est à cet égard
fascinante, puisqu’on voit, au jour le jour, les problèmes que posait
le développement d’une conception exigeante de l’association dans
une société de marché. On peut trouver des indices de cette difficulté
dans les règlements des associations mutualistes, notamment ceux
qui visaient à encadrer le déroulement des assemblées démocratiques. En effet, ces règlements étaient de plus en plus nombreux
d’année en année, interdisant aux membres de prendre la parole
deux fois sur le même sujet, de cracher par terre, de boire de l’alcool, de se manquer de respect, de parler de religion, de parler de
politique, etc. [Petitclerc, 2006].
Comparons cette réglementation rigoureuse à celle d’une autre
société de secours mutuel qui, chose rare à l’époque, ne s’adressait
qu’aux membres de la petite-bourgeoisie qui désiraient s’offrir
de l’assurance-vie à « prix coûtant ». Ici, bien qu’il se soit agi
d’une société de secours mutuel similaire aux autres – reposant
par exemple sur une gestion démocratique –, on ne trouve aucune
indication sur les règles à suivre pour la tenue des assemblées
de l’association. Pourquoi ? Parce que son assemblée associative
n’était pas investie d’un rôle solidaire aussi affirmé. En effet, dans
les milieux mutualistes ouvriers, les assemblées démocratiques,
profondément ritualisées et symboliques, visaient explicitement à
refonder des rapports sociaux solidaires à l’échelle de la communauté. En d’autres mots, l’association n’était pas qu’un moyen pour
mettre en commun des ressources : elle était une fin en soi. Quoi
de plus naturel, dès lors, que l’association ait été plus exigeante à
l’égard des individus qui la composaient ?
Quoi de plus naturel, également, que les mutualistes ouvriers
aient résisté longtemps avant d’accepter la présence des élites à
leurs assemblées, élites qui menaçaient la logique horizontale de
la compassion fraternelle ? Le médecin de la société de secours,
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Une ressource pour l’utopie
C’est précisément lorsque l’association est une fin en soi, et
non un simple moyen, qu’elle peut devenir une utopie. Au milieu
du XIXe siècle, le projet d’une communauté ouvrière autonome et
démocratique, fondée sur l’association fraternelle, suscite beaucoup d’enthousiasme dans les rangs mutualistes. Dans la foulée,
le mouvement syndical commence également à se développer. Les
historiens ont souvent affirmé que les sociétés de secours mutuel
avaient été une sorte de « masque » des activités syndicales interdites7. En fait, il serait plus juste d’affirmer que la mutualité a
6. Malgré cette mince « victoire », le projet communautaire ouvrier aura tout
de même beaucoup moins de succès que celui de l’Église catholique qui réussit à
canaliser une grande part des relations sociales locales à l’intérieur des structures de
la paroisse dans le dernier tiers du XIXe siècle. Ce processus a été particulièrement
bien analysé par L. Ferretti [1992].
7. Voir J. Rouillard et J. Burt [1973, p. 80], J. Rouillard [1989, p. 14]. Pour les
États-Unis, voir par exemple P. S. Foner [1975, p. 67 sq.].
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qui avait pour rôle essentiel d’évaluer l’état de santé des malades,
ne pouvait pas se présenter à l’assemblée des membres. Quant
aux avocats, qui avaient également un rôle important à jouer si on
considère la fragilité du statut juridique des associations mutualistes,
leur présence sera refusée avec vigueur pendant plusieurs décennies. On craignait que ces élites issues des professions libérales ne
détournent l’association du fraternalisme pour l’orienter vers le
paternalisme. On peut également comprendre que les rapports avec
l’Église catholique ultramontaine aient été difficiles. Pendant plus
d’une dizaine d’années, les membres d’une société montréalaise se
sont opposés à la présence d’un chapelain nommé par l’évêque. Au
terme de cette lutte épique pour sauver ce que les membres considéraient comme la souveraineté et l’autonomie de l’association, le
puissant évêque de Montréal, Mgr Bourget, réussira à imposer la
présence de l’un de ses représentants. Tout de même, malgré les
protestations des autorités ecclésiastiques, les membres réussiront
à encadrer les privilèges du « visiteur » nommé par l’évêque, et
ainsi à soumettre symboliquement le pouvoir spirituel de l’Église
au pouvoir temporel de l’association6.
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été une école de l’association qui a permis le développement de
l’autodiscipline nécessaire à l’émergence du mouvement syndical.
C’est pour cette raison que l’on retrouve de nombreuses traces
d’une contribution concrète de la mutualité au développement
des organisations ouvrières. Tout au long de la seconde moitié du
XIXe siècle par exemple, les bâtisses mutualistes serviront de lieux
de rencontre à diverses associations syndicales. De même, il n’est
pas surprenant de constater que ces dernières offraient elles-mêmes
des secours mutuels à leurs membres, ce qui était vu comme un
élément essentiel pour attirer de nombreux travailleurs et assurer
la stabilité de ces fragiles associations.
C’est en 1867 que la contribution de la mutualité à la formation
de la classe ouvrière a été la plus évidente. C’est à ce moment
qu’a été mise sur pied, à Montréal, la « Grande association pour la
protection des ouvriers ». À cette époque, le mouvement syndical
était très faible [Rouillard, 1989, p. 14, 16, 20], et Médéric Lanctôt,
qui était à la tête de la Grande association, décida de s’appuyer sur
la quarantaine de sociétés de secours mutuel montréalaises. Dès
le départ, la Grande association se présentait comme une large
fédération d’associations ouvrières locales, centrées sur l’identité
de métier. Le projet qui est derrière la Grande association sonnait
visiblement très bien aux oreilles des mutualistes, puisqu’il visait à
refonder, par l’association, les relations sociales locales menacées
par la société de marché. Lanctôt, enthousiasmé par les progrès de
l’association dans les communautés ouvrières canadiennes françaises, développa une véritable mystique de l’association, dont
il pensait qu’elle allait permettre de résoudre les conflits perpétuels engendrés par le capitalisme. Il était bien sûr persuadé de la
nécessité d’une réconciliation du capital et du travail, mais cette
réconciliation, par le biais de l’association, devait se faire selon les
termes de la classe ouvrière.
Par exemple, dès sa fondation, la Grande association a appuyé
tour à tour les menuisiers et charpentiers, les compagnons boulangers, les imprimeurs, les meubliers et les maçons dans leurs
revendications auprès de leurs employeurs. La Grande association
ira jusqu’à menacer les employeurs d’appuyer les compagnons
boulangers « pendant des années s’il le faut ». La lutte ne passait
pas seulement par la grève, mais également par la mise sur pied de
boulangeries coopératives qui devaient concurrencer les employeurs
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connus pour exploiter les ouvriers non seulement en tant que travailleurs, mais en tant que consommateurs [Julien, 1973, p. 138 sq.].
Plus largement, la Grande association envisageait de mettre sur pied
des coopératives de produits alimentaires qui devaient permettre de
réduire la part du budget de l’ouvrier consacrée à la nourriture.
Cet engagement au sein des communautés ouvrières a suscité
beaucoup d’enthousiasme. C’est ainsi qu’en très peu de temps, la
Grande association réussissait à mobiliser environ 10 000 ouvriers.
La grande originalité de Médéric Lanctôt aura été de comprendre
le poids politique nouveau de la classe ouvrière qui, depuis les
années 1850, s’était organisée localement au sein des sociétés de
secours mutuel. En s’appuyant sur cet associationnisme local, il
a voulu, de façon très téméraire, faire échec à la Confédération
canadienne qu’il considérait comme travaillant contre les intérêts
économiques et nationaux de la classe ouvrière. Dans l’euphorie
de l’été 1867, Lanctôt ne fera rien moins que de lancer la Grande
association dans une lutte électorale contre George-Étienne Cartier,
l’un des plus illustres « pères » de la Confédération canadienne. Il
réussira presque le tour de force de battre Cartier dans la circonscription ouvrière de Montréal-Est, alors qu’il est attaqué férocement
par la bourgeoisie montréalaise et l’Église catholique. La Grande
association en sortira toutefois très affaiblie et s’écroulera peu
après [ibid.].
Conclusion
Quoi qu’il en soit de la déroute de la Grande association, l’essentiel est de constater que la mutualité ouvrière est au cœur des
utopies coopératives, égalitaristes et démocratiques qui caractérisent l’imaginaire populaire de cette époque. En cela, cette dernière
représente peut-être tout à la fois l’apothéose et le déclin de cet
espoir d’une communauté ouvrière autonome, si bien représentée
par les sociétés de secours mutuel. Cet espoir s’appuyait d’abord
sur la protection mutualiste au plan économique qui a permis, à un
grand nombre de familles ouvrières, même parmi certains groupes
d’ouvriers peu qualifiés, de faire face à la précarité engendrée par
la généralisation du salariat. Mais les sociétés de secours mutuel
n’étaient pas que des organismes où l’on aurait mis en commun
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les ressources monétaires de chacun. Elles se présentaient comme
de véritables « familles fictives » chargées d’encastrer les activités
économiques de la mutualité dans une culture de la compassion fraternelle qui devait renforcer les liens d’entraide communautaire. Cet
encastrement s’est fait par le biais d’une conception exigeante de
l’association qui faisait prévaloir l’intérêt du collectif sur celui des
individus. C’est cette conception exigeante de l’association reposant
sur l’idée d’une communauté ouvrière autonome, démocratique et
solidaire qui a permis de déboucher sur l’utopie associationniste
de la Grande association.
Au-delà d’un intérêt pour l’histoire des communautés ouvrières
mutualistes, notre recherche trouve son sens à un moment de notre
histoire où le marché semble s’imposer comme l’horizon indépassable des aspirations collectives. À cet égard, l’histoire a un rôle
important à jouer, ne serait-ce que pour rappeler que le changement
social est toujours ce qu’un historien a récemment appelé une « possibilité objective8 ». Dans le cas qui nous concerne, l’histoire nous
permet de comprendre que, dès la mise en place de la société de
marché, des pratiques solidaires ont émergé et ont nourri, au niveau
des utopies, cette possibilité objective de vivre autrement. Ces expériences solidaires sont un rappel de la profondeur de ces aspirations
démocratiques qui ne sauraient être satisfaites, aujourd’hui comme
hier, par le monde de justice de la société de marché.
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COMPASSION, ASSOCIATION, UTOPIE