Le SILENCE DU PASSE
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À propos de ce livre électronique
Établis depuis vingt ans dans un charmant petit village en bordure du fleuve Saint-Laurent, Émilienne et Rosaire Cardin coulent des jours paisibles. Rien n’annonçait que le destin les frapperait en cette veille de Noël qu’ils prévoyaient joyeuse et animée : leur aînée, Clémence, apprend la mort tragique de son mari, la laissant seule avec trois enfants en bas âge.
À leurs inquiétudes se greffera bientôt la mélancolie de Fleurette, la cadette, qui voit s’envoler mois après mois ses espoirs de fonder une famille, alors que son époux et elle tentent désespérément de concevoir un bébé.
Ainsi absorbée par les problèmes personnels auxquels ses filles étaient confrontées, Émilienne avait refoulé son désir d’élucider le mystère entourant la disparition de son père, survenue le jour même de sa naissance. Malgré cela, au fil du temps, l’appel de la vérité se fera toujours plus impérieux. Arrivera-t-elle enfin à percer ce silence trop longtemps prisonnier du passé ?
Après Dans les yeux de Laurence, Francine Laviolette nous présente ici un nouveau roman riche en émotions. Elle y déploie tout son talent pour nous faire découvrir des intrigues familiales finement tissées autour de personnages attachants et bien campés dans leur époque.
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Aperçu du livre
Le SILENCE DU PASSE - Francine Laviolette
De la même auteure
chez Les Éditeurs réunis
Dans les yeux de Laurence, 2020
Quoi de plus cruel pour une mère
Que de voir mourir son enfant.
Quoi de plus douloureux pour une femme
Que de ne pouvoir concevoir un enfant.
Auteur inconnu
Avant-propos
À l’aube d’une nouvelle histoire, je m’efforce de sonder mes personnages jusqu’au plus profond de leur âme afin d’en découvrir tous les secrets. Parfois, faisant fi du temps ou du moment, ils viennent me surprendre avec un sans-gêne insolent.
Cette nuit-là, à trois heures du matin, une envie impérative me réveille. Je me dis : « Ça va passer. » J’essaie de me rendormir, mais je n’y arrive pas.
Soudain, des mots se manifestent, chuchotés par ces êtres mythiques pour ne pas déranger l’être aimé qui sommeille à mes côtés. Puis, des phrases s’enchaînent, riches et bien construites. Je m’interdis de retomber dans les bras de Morphée, car je dois à tout prix retrouver ma plume et mon carnet pour les noter avant qu’elles s’envolent. Demain matin, au lever du jour, j’écrirai les premières lignes de ce roman.
L’auteure
Prologue
Boum… Boum… Boum… Boum… Boum… Boum…
Étienne ouvrit les yeux. Ce tambourinage qui venait de l’extirper d’un sommeil réparateur provenait de la réserve, pas très loin de sa cahute. Il reconnut aussitôt le bruit incessant des tam-tams mêlé aux chants syllabiques et gutturaux du peuple algonquin. Une cérémonie spirituelle, sûrement un ancien qui est mort, pensa-t-il.
Au printemps 1894, Étienne Desfossés, né à la Pointe-aux-Trembles, avait quitté sa famille et son village, attiré par l’aventure. Fort de ses dix-huit ans et pourvu d’un simple havresac, il avait roulé sa bosse jusqu’à Wabakin Station, en Abitibi, où il avait squatté une parcelle de forêt sur des terres de la Couronne. Rapidement, il y avait aménagé une cabane de bois rudimentaire afin de se protéger des animaux sauvages et des regards inquisiteurs. L’automne venu, il n’aurait plus qu’à la solidifier avant que survienne la dure saison.
Souvent, après une journée bien remplie, il s’arrêtait un moment pour contempler l’étendue sauvage qui s’offrait à ses yeux ; il éprouvait alors un intense vertige de liberté et d’invincibilité. Puis, le cœur ayant ses raisons, après quatre années de vie en solitaire, il fondit d’amour pour Abéqua, une jeune Algonquine qui lui donna deux filles, Mikona et Émilienne. Le 5 janvier 1906, la destinée d’Étienne Desfossés bascula dans un abîme insondable. Forcé d’abandonner ses enfants, il en confia la garde aux sœurs missionnaires et disparut dans la nature.
✳ ✳ ✳
1925
Rosaire Cardin, apprenti ébéniste de la région de Lanaudière, sentit le besoin impératif de partir vers de nouvelles contrées. À l’instar d’Étienne Desfossés, son destin le mena à Wabakin Station. Il y fit la rencontre d’Émilienne, une jeune couventine. Enseignante, recueillie et éduquée par les religieuses depuis sa naissance, Émilienne annonça à sa sœur Mikona qu’elle épouserait Rosaire et qu’elle quitterait définitivement Wabakin Station, son village natal, pour aller s’établir à Sainte-Anne-de-la-Rive avec son époux.
PREMIÈRE PARTIE
1
Sainte-Anne-de-la-Rive, vingt ans plus tard
En cette fin d’après-midi du 10 mars 1950, le soleil se fondait tout doucement derrière les bâtiments. Sur le tumultueux fleuve Saint-Laurent, d’impressionnants monceaux de glace brisés par la débâcle s’entassaient sur la grève et dans les anses, provoquant des déflagrations retentissantes. Au même moment, la puissante sirène de la Marine Industries de Sorel entraîna un déferlement d’ouvriers, pressés de regagner le confort de leur foyer après une journée de dur labeur.
Pourtant, à la boulangerie Le Quignon du village voisin, le départ du personnel fut quelque peu retardé.
— Oui, madame Loiseau, dans la boîte, je vous ai mis deux éclairs au chocolat et quatre trottoirs aux framboises.
— Les éclairs, Fleurette, les as-tu pris à’ crème fouettée ? Mon Joachim, y aime pas pantoute ceux à cossetarde, y trouve que ça fait pâteux sur la langue.
— Craignez rien, madame Loiseau ! J’les ai vérifiés un par un pis y sont tous à la crème fouettée, vous avez pas à vous inquiéter. Ça va faire une piastre et trois quarts.
La propriétaire du magasin général posa distraitement sa grosse besace en toile sur le comptoir et en explora le fond pour tenter d’y repérer des pièces de monnaie.
— Tiens, v’là l’argent juste, ma belle Fleurette, pis merci ben. Ah oui, encore une affaire, t’es ben sûre qu’y sont frais d’à matin, les éclairs, hein ?
— Certaine, madame Loiseau ! Vous savez ben que quand M. Hormidas dit à ses clients que c’est frais du jour, c’est frais du jour. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.
La dame, satisfaite, tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Soulagée de voir cette cliente pointilleuse franchir enfin le seuil de la porte, Fleurette s’empressa de la verrouiller et de retourner l’écriteau qui indiquait maintenant « FERMÉ ».
Pendant ce temps, dans l’arrière-boutique, Hormidas Carpentier astiquait à n’en plus finir la spacieuse table de travail qui lui permettait de créer de magnifiques chefs-d’œuvre. Des gâteaux de noces d’une hauteur impressionnante jusqu’aux petites bouchées miniatures, exquises et raffinées, il n’était pas peu fier de la renommée de son entreprise. Pourtant, ce jour-là, il avait le cœur en miettes.
Si au moins je pouvais la faire changer d’idée, pensa-t-il.
Le tintement de la porte d’entrée le replongea dans la réalité.
— Bon, la dernière cliente vient de partir, je peux y aller.
Il souleva avec précaution le délicieux gâteau qu’il avait concocté pour l’occasion et sur lequel il avait inscrit « Bonne chance, Fleurette » et quitta sa cuisine pour rejoindre son personnel à l’avant du magasin.
Devant le comptoir, un petit conciliabule se tenait. Parmi les employés, il y avait Léo Milot. À cause d’une dyslexie sévère, Léo avait toujours éprouvé des difficultés d’apprentissage insurmontables dans ses études. Plus grand que la moyenne des garçons de son âge, il affichait une silhouette plutôt efflanquée en plus d’être affublé d’une dentition protubérante. Son entourage le surnommait Castor, ce qui avait contraint sa mère à le retirer de l’école très tôt puisque le pauvre enfant était devenu le souffre-douleur de sa classe. Certains s’amusaient même à répéter à tout vent que la maman de Léo était une sorcière depuis qu’il avait confié à un camarade qu’elle pouvait prédire l’avenir dans les cartes. Léo n’avait pas été choyé par la vie. Mais aujourd’hui, à trente-sept ans, fier de son boulot d’aide à la boulangerie et de celui de camelot, il se sentait utile et heureux. Depuis qu’il avait quitté l’école, il distribuait fidèlement le journal aux villageois tous les matins avec un zèle et un sourire incomparables. Un jour, lors d’une courte visite à la boulangerie, M. Hormidas lui avait donné sa chance en lui confiant de petites tâches simples que le personnel n’avait pas le temps d’accomplir. Depuis, Léo se vouait hardiment à l’entretien du local. Avec entrain, il passait le balai, livrait les commandes, papotait avec les clients. M. Hormidas ne lui aurait jamais laissé la responsabilité de la caisse enregistreuse parce que Léo, comme certains disaient de lui, n’était pas assez fou pour mettre le feu, mais pas assez fin pour l’éteindre. Par contre, le commerçant lui offrait l’opportunité de mettre ses forces en valeur.
Il y avait aussi Rita, l’amie d’enfance de Fleurette. Cette jolie brunette aux yeux pétillants aurait pu rivaliser avec n’importe quelle vedette d’Hollywood par sa beauté et son charisme. Les deux compagnes se confiaient tous leurs secrets sans craindre les indiscrétions.
Ce jour-là, le personnel de la boulangerie Le Quignon s’était rassemblé pour une raison particulière : Fleurette Cardin vivait sa dernière journée comme commis après quatre ans de loyaux services. Son patron et ses collègues avaient tenu à lui préparer une petite fête d’adieu. Et lorsque Fleurette vit M. Hormidas arriver avec le gâteau, elle en fut toute chavirée :
— Sainte bénite ! Monsieur Hormidas, vous avez préparé ce beau gâteau-là spécialement pour moi ?
— C’est la moindre des choses, ma belle fille, s’empressa d’ajouter le ventru pâtissier au visage bouffi et au tour de taille titanesque. Après toutes les heures que t’as travaillées ici, j’te dois ben ça… En tout cas, je peux te dire que tu vas nous manquer, ça, c’est certain. Quand je pense qu’en plus, y a Rita qui va partir elle aussi dans pas grand temps… Y faudra pas que j’traîne pour embaucher de la relève.
— Pas si vite, monsieur Hormidas, précisa Rita, j’suis pas à veille d’accoucher. J’ai juste six mois de faites. J’peux travailler au moins jusqu’au mois de mai si tout va ben.
Hormidas Carpentier retira de sous le comptoir une bouteille de vin de cerises et quatre coupes. Après avoir servi une rasade à chacun, il leva son verre :
— À ta santé, ma belle Fleurette ! Pis aussi à ta nouvelle vie. Je te souhaite une trâlée d’enfants tout autour de la table. D’ailleurs, si j’ai ben compris tes motivations, c’est pour te consacrer à fonder une famille que tu lâches la job ?
— Oui, vous avez tout compris, monsieur Hormidas. Bon ben, à vot’ santé ! lança Fleurette, les yeux pleins d’étoiles.
Le visage du boulanger devint tout à coup empreint d’une grande nostalgie. Il savait qu’après le départ de Fleurette, et celui de Rita par la suite, rien ne serait plus comme avant dans son établissement. Les clients appréciaient tellement leur bonne humeur et leur enthousiasme.
— Je vais m’ennuyer de vous autres, c’est certain, avoua Fleurette, émue. Mais pour tout de suite, moi, j’ai surtout hâte de commencer mes semis. Philippe m’a labouré un p’tit coin de terre derrière la maison, l’automne passé. Dès que le sol va être assez réchauffé, je vais pouvoir planter des fleurs pis des légumes. Astheure que je travaille plus, je vais avoir tout le temps pour m’occuper de mon jardin.
— Y faut dire aussi que les rénovations de votre maison vous ont accaparés pas mal depuis un an, Philippe et toi, précisa Rita.
— C’est ben vrai ! Quand Philippe a acheté le duplex juste avant notre mariage, les deux logements avaient grand besoin d’une cure de rajeunissement. Avec ma job, j’pouvais pas trop l’aider, c’était vraiment l’moment que je prenne du temps pour moi.
Mais la véritable raison du départ précipité de Fleurette n’avait aucun lien avec les rénovations ni avec le jardinage. Ce que la jeune femme à la taille délicate et aux petits yeux marron désirait plus que tout au monde, c’était d’avoir un enfant. Le couple avait tout tenté pour concevoir, mais en vain. Chaque mois, la déception emplissait leurs cœurs. Ainsi, sur les conseils de son médecin, Fleurette s’était alors résignée à quitter son emploi et à profiter d’un repos bénéfique à la conception.
— Bon, là, y faut que je parte, annonça-t-elle à ses collègues. J’dois me rendre à un rendez-vous important pis j’ai pas l’intention d’être en retard.
— Attends une minute ! l’intima son patron. J’allais oublier.
Il tourna la clé pour ouvrir le tiroir de sa vieille caisse enregistreuse et en retira une pile de billets qu’il tendit à la jeune femme. Il avait pris soin de mettre de côté ce petit pécule avant de ranger ses profits de la journée dans un sac de papier brun, comme il le faisait chaque jour, dès la fermeture.
— Tiens, c’est ta dernière paye, avec un p’tit bonus. J’te dois ben ça.
— Oh, merci, monsieur Hormidas ! répondit Fleurette, au bord des larmes.
Tous restèrent un long moment sans prononcer un seul mot, puis Fleurette lança spontanément :
— Bon, là, j’suis en train de vous retarder dans vot’ ouvrage pis j’ai mon rendez-vous. Y faut vraiment que j’parte.
Chacun y alla d’un dernier conseil :
— En tout cas, attends pas la semaine des quatre jeudis pour revenir nous voir, la supplia son patron. C’est pas parce que tu travailles plus ici que tu peux pas venir nous faire un p’tit brin de causette de temps en temps.
— Oui, c’est promis, monsieur Hormidas !
Tous partagèrent des accolades chaleureuses. Fleurette ne put s’empêcher de lancer une œillade à sa grande amie Rita qui, quelques jours auparavant, lui avait parlé d’une tireuse de cartes stupéfiante qui habitait dans une vieille bicoque à la sortie du village.
— Elle m’a jetée à terre, lui avait précisé Rita. Tu vas voir, est vraiment bonne, a va pouvoir te dire des affaires que tu imagines même pas sur ton avenir. Pis, fais-toi z’en pas avec l’allure de sa maison, ça surprend un peu en l’apercevant, mais après une couple de minutes, on s’y fait. Je te jure, elle, a va te l’dire si t’es pour avoir des enfants.
✳ ✳ ✳
Après avoir quitté la boulangerie, Alexandrine Loiseau retournait chez elle avec sa petite boîte blanche entourée d’une ficelle qui contenait des trottoirs aux framboises pour elle et des éclairs au chocolat pour son mari Joachim, propriétaire du magasin général. Sur son chemin, elle croisa la belle-mère de Rita. Alexandrine adorait partager ses commérages avec celle qu’elle considérait comme sa jumelle cosmique.
— Bien le bonjour, madame Champagne !
— Tiens, madame Loiseau ! Quel bon vent vous amène ? Vous devriez pas être en train de servir vos clients, à cette heure-ci ?
— Oh, vous en faites pas, mon Joachim veille au grain. C’est que j’ai pas pu résister à’ tentation de me payer des p’tites douceurs, pis comme la boulangerie était à veille de fermer, ben, j’me suis hâtée d’y aller avant que ça ferme.
Alexandrine se pencha à l’oreille de sa compagne et lui chuchota :
— Vous savez pas la dernière nouvelle, ma’me Champagne ?
— Non, pas encore, mais je sens qu’vous allez m’la dire, par exemple, ironisa Henriette, aussi cancanière que son interlocutrice.
— La p’tite Cardin lâche sa job à’ boulangerie ! J’les ai entendus en parler entre eux autres dans le magasin.
— Non ! Êtes-vous sûre de t’ça ? Parce que Rita, ma bru, a m’en a pas parlé. Vous savez, elle pis Fleurette sont les deux meilleures amies du monde. Elles sont ensemble depuis qu’elles savent marcher pis parler. Elles se lâchent jamais d’une semelle, ces deux-là, tout le monde le sait. Ça fait que j’l’aurais su si…
— Êtes-vous en train d’me traiter de menteuse, vous là ! s’offusqua la marchande.
— Pantoute, madame Loiseau ! Mais y paraîtrait que son mari avait peur qu’elle se fasse bonimenter par les clients en manque de besoins, vous savez ce que je veux dire… Vous avez vu comme moi qu’elle est ben tournée, la p’tite dame. Elle a dû en faire pâtir, des jeunots, avant de jeter son dévolu sur son Philippe.
— À qui le dites-vous ! Surtout quand on sait qu’une femme qui travaille peut facilement devenir indépendante pis refaire sa vie sur un autre bord. C’est de valeur, parce que j’aimais ben ça quand c’est elle qui me servait, toujours souriante pis ben avenante.
— Ben, moi, mon Germain y est pas de même. Y fait confiance à Rita, sa p’tite femme. Il l’aime tellement, c’est beau de les voir. En tout cas, lui, il obligerait jamais sa femme à lâcher sa job pour la garder à maison.
Alexandrine Loiseau ravala une boutade, car elle connaissait très bien les petits penchants du fils d’Henriette Champagne. Souvent, dès que Rita partait pour le travail, le jeune tombeur se rendait au casse-croûte, à l’entrée du village, pour piquer une jasette avec la serveuse. Sans cesse en manque de caresses, Germain trouvait son plaisir ailleurs qu’à la maison. Et si jamais une figure familière se présentait au restaurant, son plan était coulé dans le béton : il agrippait un journal à portée de main pour simuler la recherche d’un emploi plus lucratif.
— De toute façon, ma’me Champagne, vot’ bru est à veille de lâcher la job, elle aussi, vu que son temps est pas mal avancé…
— Ah, elle a encore un boutte à faire, elle accouche juste en juin. Mais j’me demande comment il va se débrouiller, M. Hormidas, quand ma bru va être partie. Est tellement travaillante, c’te p’tite femme-là ! C’est pas l’idiot de Léo qui va aider le patron à décorer ses pâtisseries ! s’esclaffa Henriette, dans un trémolo railleur.
— J’vas dire comme vous, soutint la marchande, c’est pas lui qui a inventé les boutons à quatre trous, hein… Ben là, va falloir que j’vous laisse, mon mari va se d’mander qu’est-cé que j’brette. À la revoyure, ma’me Champagne !
2
Dès qu’elle avait obtenu la précieuse information de son amie Rita, Fleurette s’était empressée de contacter la voyante pour prendre rendez-vous. Beaucoup moins crédule et naïve que Rita, elle avait tout de même cette curiosité qui la poussait à savoir… Et si c’était possible qu’elle puisse deviner le futur des gens, elle pourrait peut-être…
Et c’est précisément à ce rendez-vous que Fleurette se rendait après avoir quitté la boulangerie.
Celle que tout le monde surnommait « Madame Anita » habitait en retrait du village. Sa maison, juste après le rang croche, comme disaient les gens de la place, était située sur une petite route de terre battue qui épousait parfaitement les sinuosités du fleuve. Seuls quelques vieux chalets, construits sur pilotis pour résister aux crues printanières, subsistaient toujours et accueillaient à l’occasion des vacanciers, amateurs de pêche. Étant demeuré trop longtemps inhabité, le modeste logis de la clairvoyante ne payait pas de mine non plus. À la mort de l’ancien propriétaire, d’interminables procédures avaient eu lieu pour régler une succession. La maison, rongée par les intempéries et la moisissure, sans compter la vermine, avait finalement été mise en vente pour non-paiement des taxes. Ayant eu vent de cette « bonne affaire », Anita Milot, qui avait tenté par tous les moyens de remettre sa vie sur ses rails, avait aussitôt profité de cette chance, s’il en était une, et l’avait acquise pour une bouchée de pain.
Les murs extérieurs étaient recouverts de papier brique dont plusieurs sections laissaient à nu la structure de bois sous-jacente. À l’avant, sous le toit de tôle rongée par la rouille, les colonnes qui le retenaient menaçaient de s’effondrer à la moindre pression sur une galerie déglinguée, minée par la pourriture.
Fleurette, arrivée à l’adresse que Rita avait notée au dos d’une facture oubliée par un client, fut estomaquée en apercevant la maison.
— Sainte bénite ! Rita avait ben raison, l’endroit a l’air triste en bibite !
Sentant un frisson lui parcourir l’échine, elle fut tentée de rebrousser chemin. Mais se rappelant les paroles de son amie, qui avait souligné que la dame était très sympathique, Fleurette monta prudemment les trois marches qui risquaient de s’enfoncer à chacun de ses pas. Elle désirait plus que tout connaître la couleur de sa vie future. Hésitante, elle appuya sur la sonnette.
Après un long moment, la porte boursouflée par l’humidité s’ouvrit dans un affreux grincement et un gros matou noir en profita pour filer vers les hautes herbes à la recherche d’une proie. Fleurette recula, effarouchée.
— Vous en faites pas, articula la propriétaire des lieux en roulant ses « r », c’est mon chat Orrion, il adorre chasser les sourris alors aussitôt qu’il a une chance de s’esquiver… mais entrrez, mademoiselle, je vous attendais. Accrochez votre manteau sur la patèrre et suivez-moi.
Anita Milot, grande femme maigre à la longue chevelure noire et lisse, vieille fille oubliée de la gent masculine, avait été malmenée plus souvent qu’à son tour dans sa tendre enfance. Sa mère était morte peu après sa naissance et son père, devenu veuf, avait aussitôt décampé avec une autre femme. La jeune Anita avait traîné sa misère d’une famille d’accueil à une autre. Curieusement, elle roulait ses « r » en raison d’un petit accent latin acquis d’une famille italienne où elle avait demeuré un peu plus longtemps qu’ailleurs.
Elle n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’un homme l’avait agressée, la laissant pour compte avec un souvenir qui allait, neuf mois plus tard, porter le nom de Léo. Cet enfant, affecté d’un léger retard mental, était devenu sa principale raison de vivre.
Née le huit, du huitième mois 1888, la dame avait un jour découvert que dans la culture chinoise, le 8 était un nombre chanceux symbolisant la prospérité. Anita n’allait pas laisser passer cette opportunité et c’est ainsi qu’elle avait rapidement ouvert son « bureau de consultation » à Sainte-Anne-de-la-Rive, dans le but précis de faire du capital en prédisant l’avenir aux habitants du village. Depuis, elle rafistolait un peu chaque année son humble logis acquis au prix de quelques centaines de dollars qu’elle partageait avec son fils Léo et ses quatre chats auxquels elle avait donné des noms liés à l’astrologie. Il y avait Cosmos, un chat de ruelle jaune tigré qu’elle avait recueilli un soir de tempête ; Orion, un gros mâle gourmand, toujours en quête de souris ou de mulots à se mettre sous la dent ; Cassiopée, la magnifique femelle à la robe blanche et au front gris perle ; sans oublier Pégase, le bébé de Cassiopée, un jeune minet tout gris, âgé de quelques semaines à peine.
Mme Anita guida Fleurette vers une pièce obscure et exiguë tout près de l’entrée. En entrant dans la chambrette, une forte odeur d’encens frappa la jeune cliente. Trois des quatre murs étaient recouverts d’une tapisserie désuète aux motifs de planètes, d’étoiles et de satellites. Tout avait été planifié pour créer une ambiance ésotérique. Au centre de la pièce reposaient deux chaises en bois entre lesquelles trônait une minuscule table ronde. Sur celle-ci, une nappe blanche répandait tout autour ses longues franges jusqu’au sol. Au mur du fond, devant lequel gisait un vieux fauteuil, l’unique fenêtre avait été dissimulée sous un rideau de couleur rouge sombre. Tout à côté, un petit meuble de bois servait à y déposer différents instruments utiles aux séances de spiritisme. Près d’un chandelier, Fleurette distingua des galets, un pendule, un jeu de tarot ainsi qu’une boule de cristal. Sous le meuble, une antique cafetière en grès ainsi qu’une tasse et un bocal contenant du thé en feuilles attendaient d’être utilisés de nouveau.
— Installez-vous bien conforrtablement, ma chèrre dame. Maintenant, vous allez me dévoiler deux choses, votre prrénom et votrre âge.
Mme Anita fixait sa cliente d’un regard pénétrant. Fleurette en fut troublée. Qui était cette personne dotée d’un pouvoir divinatoire et qui pouvait dévoiler, à l’aide de simples objets, le destin des habitants de Sainte-Anne-de-la-Rive ? La clairvoyante perçut le malaise et tenta de rassurer sa cliente :
— Si vous me faites confiance, je pourrrai guider vos pas vers une vie harrmonieuse et heurreuse.
La sexagénaire portait une longue robe rouge grenat dissimulée au niveau des épaules sous un châle foncé. De gigantesques anneaux en argent pendaient à ses oreilles, étirées par le poids de telles parures. Plusieurs rangées de colliers de perles multicolores garnissaient son poitrail. Un rouge à lèvres écarlate, des yeux lourdement maquillés ainsi qu’un long foulard noué à la gitane derrière la nuque et qui retenait sa tignasse aussi noire que ses yeux complétaient sa tenue.
— Euh… mon nom, c’est Fleurette et j’ai dix-neuf ans. Ben, en réalité, je vais avoir vingt ans le…
— Non, non, arrêtez ! Ne m’en dites pas plus, je n’ai pas à connaître votre date de naissance. Maintenant, concentrrez-vous et tendez-moi votrre main gauche. C’est la main du cœur, elle me trransmettrra l’énergie de votre aura. Plus vous vous détendrrez, plus je serai en mesure de sonder votrre subconscient.
Fleurette lui tendit la main gauche, anxieuse de connaître la suite. Pas très rassurée, elle se demanda ce qu’elle faisait à cet endroit plutôt sinistre. Mme Anita ferma les yeux. Après quelques longues et interminables secondes, apparemment figée en une espèce de transe, elle rouvrit les yeux et dit à sa cliente dans une voix monocorde :
— Je vois que vous êtes une personne trravaillante, déterrminée, quoiqu’un peu trrop sensible. Attention, cela va vous jouer des tourrs ! Je vois… je vois une pièce où il y a des odeurs de sucrrerries…
Fleurette s’étonna que la dame sût ce détail qu’elle n’avait aucunement dévoilé.
— Vous êtes de sang-mêlé. Vous le saviez ? poursuivit la voyante.
— Ben, je sais que mon grand-père avait épousé une Indienne, une Algonquine, à ce qu’on m’a raconté. Ça vient peut-être de là !
— Possible ! Maintenant, y a-t-il un médium que vous prréférez que j’utilise pour continuer ? Les carrtes, les feuilles de thé, le tarrot…
— Ben, j’sais pas trop ! Y a mon amie Rita qui est venue vous voir, y a pas longtemps, pis elle a choisi le tarot. Je pense que je vais suivre son conseil. Elle a dit que vous étiez ben bonne là-dedans.
La femme sourit, le tarot était effectivement sa marotte et, délibérément, elle l’avait discrètement insufflé à sa cliente. Elle s’étira pour prendre le jeu de cartes sur le petit meuble et le tendit à Fleurette. Au même moment, un gros matou à la robe rayée de jaune et de blanc s’invita dans la pièce et s’installa confortablement au creux du vieux fauteuil miteux. Il fixait Fleurette d’un regard malin.
— Il s’appelle Cosmos. Il n’est pas méchant. Vous avez pas peurr des chats, j’espèrre ? Brrassez les cartes sept fois et, ensuite, choisissez-en trrois.
Fleurette s’exécuta, impatiente d’obtenir des informations sur son avenir. La femme reprit le paquet et étala devant elle les trois cartes de sa cliente. Celles-ci représentaient de curieuses illustrations et portaient chacune un nom. Fleurette remarqua le Bateleur, le Chariot et l’Impératrice. Puis, plusieurs autres cartes suivirent. Au fur et à mesure qu’elle en ajoutait, Mme Anita les disposait de façon à former une espèce de pyramide. Après quelques manipulations et de savants calculs, la voyante dévoila enfin le fruit de ses prospections :
— Vous voyez, ici, il y a la carrte du Bateleur ainsi que celle de la forrce qui sont côte à côte, cela signifie que vous n’avez pas à vous soucier de votrre santé, tout va bien de ce côté. Par contrre, vous éprrouvez en ce moment une grande frrustration. Vous espérrez avoir un enfant plus que tout au monde.
Fleurette sentit son regard s’embuer. La voyante s’en aperçut.
— Oh, ne vous en faites surrtout pas, la rassura la médium, votre souhait se réalisera.
Fleurette, estomaquée devant ce qu’elle venait d’entendre, demanda des précisions :
— Quand ? Dans combien de temps ? Dites-le-moi, je vous en supplie !
— Désolée, je ne peux dire que ce que les carrtes veulent bien révéler, ma jeune dame, mais je vois à n’en pas douter la présence d’un enfant, ça, je vous le confirrme. Et côté argent, vous voyez, ici, l’Impératrice accompagne l’Empereur ; vous ne manquerez jamais d’argent. Vous posséderez même trrois maisons.
— Trois maisons ! s’écria Fleurette en larguant un rire en cascade qui la fit s’étouffer. Excusez-moi, c’est la surprise, répliqua-t-elle, la voix encore entrecoupée de toussotements.
La voyante rajouta deux autres cartes afin de confirmer ce qu’elle discernait déjà.
— Vous vivrez un grrand bonheur. Cependant, cela n’arrivera pas avant quelques années. Ici, je vois un jeune homme. Évitez-le, il n’apporterra que des heurts à votre entourage. Aussi, je… je…
— Vous… vous quoi ? Vous voyez quelque chose d’autre ?
— Oui… euh… non… c’est que… désirrez-vous vraiment connaîtrre la suite ? Parce que si vous le voulez, je peux m’arrêter ici et vous laisser à votrre destin, c’est vous qui décidez…
La voyante avait trop parlé. Fleurette était si tourmentée qu’elle accepta de poursuivre la séance. Elle avait voulu franchir les barrières du temps, il lui fallait maintenant en assumer les conséquences.
— Non, allez-y ! Au point où j’en suis…
— C’est comme vous voulez, je vous aurai prrévenue. Je vois… de la maladie, une grrave maladie. Un homme. Il est dans votrre entourage immédiat.
— C’est qui ? Je suppose que vous pouvez pas me le dire…
— Malheureusement non, même si je le voulais, je ne vois rien de plus. Dieu a tous les drroits sur la vie et sur la morrt. Il peut décider d’épargner cette perrsonne ou de la rappeler à lui au moment voulu.
Fleurette en avait assez entendu. Cette femme, en quelques minutes à peine, lui avait offert le ciel et l’enfer sur un seul plateau. Oui, elle aurait un enfant, mais à quel prix ? Et qui était ce jeune homme qu’elle devait éviter à tout prix ? Et cette autre personne qui allait connaître les affres de la maladie et peut-être la mort, serait-ce Philippe, l’homme de sa vie, ou encore son père ou son beau-père ?
Fleurette était atterrée. Cette rencontre qu’elle avait imaginée amusante et pleine de surprises s’était avérée troublante et bouleversante. Revenant chez elle, elle repensait à tout ce que lui avait révélé la voyante. Ses prédictions s’entremêlaient dans sa tête, la dame avait dit tant de choses, mais certaines déclarations l’avaient particulièrement secouée. Sur le chemin du retour, elle décida de faire un saut chez Clémence, sa sœur aînée. Arrivée devant la riche demeure, elle monta les marches en pierres taillées et pressa le petit bouton qui actionna un joli carillon. Après quelques secondes, la porte s’ouvrit.
— Fleurette ! Quelle belle surprise ! Mais entre, voyons ! l’invita Clémence. C’est pas dans tes habitudes de passer à cette heure-ci… J’espère qu’y a pas un problème chez vous ?
— Non, t’inquiète pas. J’serai pas longtemps, je veux pas te déranger…