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JEAN-CLAUDE LARCHET

Personne et nature
La Trinit- Le Christ- L'homme
Contributions aux dialogues interorthodoxe
et interchrtien contemporains

Thologies

LES DITIONS DU CERF


PARIS

2011
Du mme auteur

Thrapeutique des maladies sp,irituelles, Paris, d. de l'Ancre,


1991 ; 2e d., 1993 ; Paris, Ed. du Cerf, 3e d., 1997; 4e d.,
2000 ; se d., 2007.
Thologie de la maladie, Paris, d. du Cerf, 1991 ; 2e d., 1994;
3e d., 2001.
Thrapeutique des maladies mentales. ~'exprience de l'Orient
chrtien des premiers sicles, Paris, Ed. du Cerf, 1992 ; 2e d.,
2007.
La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le Confesseur,
Paris, d. du Cerf, 1996.
Maxime lfj! Confesseur, mdiateur entre l'Orient et l'Occident,
Paris, Ed. du Cerf, 1998.
Pour une thique de, la procration. lments d'anthropologie
patristique, Paris, Ed. du Cerf, 1998.
Dieu ne veut pas la souffrance des hommes, Paris, d. du Cerf,
1999 ; 2e d., 2008.
Saint Silouane de l'Athos, Paris, d. du Cerf, 2001 ; 2e d., 2004.
La Vie aprs la mort selon la Tradition orthodoxe, Paris, d. du
Cerf, 2001 ; 2e d., 2004.
Le Chrtien devant la maladie, la souffrance et la mort, Paris, d.
du Cerf, 2002.
Saint Maxime le Confesseur (580-662), Paris, d. du Cerf, 2003.
La Voie, la Yrit, la Vie, Prface de Mgr Athanase Jevti,
Belgrade, Ed. Ars libri, 2003 [en serbe].
Le Starets Serge, Paris, d. du Cerf, 2004.
L'Inconscient spirituel, Paris, d. du Cerf, 2005.
Variations sur la charit, Paris, d. du Cerf, 2007.
L'Iconographe et l'Artiste, Paris, d. du Cerf, 2008.
Ceci est mon corps, Genve, d. La Joie de lire, 1996 ; 2e d.,
revue et augmente: Thologie du corps, Paris, d. du Cerf,
2009.
Thologie des nergies divines, Paris, d. du Cerf, 2010.
Une fin de vie paisible, sans douleur, sans honte... Un clairage
orthod9xe sur les questions thiques lies la fin de la vie,
Paris, Ed. du Cerf, 2010.
Imprim en France

Les ditions du Cerf, 2011


www .editionsducerf.fr
(29, boulevard La Tour-Maubourg
75340 Paris Cedex 07)

ISBN 978-2-204-09623-2
ISSN 0761-4330
Avant-propos
...
Les notions de personne (ou d'hypostase) et de nature (01
d'essence) sont des notions de base de la thologie trinitaire, de Il
christologie, de l'anthropologie et de la spiritualit chrtiennes
labores progressivement et avec peine, tant en elles-mmes qut
dans leurs relations, durant les six premiers sicles, elles ont t at
cur des controverses et des dialogues thologiques de toutes le~
poques. Presque tous les dsaccords et tous les accords concer-
nant la foi ont mis en cause leurs dfinitions, leur dsquilibre ou
leur quilibre.
Aujourd'hui encore, ces notions restent au cur des discussions
thologiques entre chrtiens en qute d'unit, qu'il s'agisse du
dialogue entre orthodoxes et catholiques ou protestants sur la
question du Filioque (l'un des principaux obstacles dogmatiques
l'union des diffrentes confessions chrtiennes), du dialogue entre
l'glise orthodoxe et les glises non chalcdoniennes sur la per-
sonne et les natures du Christ, ou encore du dbat suscit par les
thories personnalistes de certains reprsentants du mouvement
no-orthodoxe grec qui entendent contrebalancer tant l' essentia-
lisme de la thologie latine que le pitisme qu'ils attribuent, tort
ou raison, certaines formes de spiritualit orthodoxe.
Les tudes rassembles dans ce volume constituent des contri-
butions majeures ces diffrentes dimensions du dialogue irlter-
chrtien et interorthodoxe contemporain.
Il est significatif que les deux premires d'entre elles aient t
publies dans presque tous les pays orthodoxes, le plus souvent
dans des revues officielles, et restent, plusieurs annes aprs leur
parution, rgulirement cites comme des tudes de rfrence.
notre poque o le dialogue est devenu feutr (au point de
contourner ou de cacher toutes les divergences susceptibles de
rvler une dsunion), le caractre vigoureusement critique de
certains de ces textes pourra surprendre. Faut-il rappeler que, si
l'on cartait tous les textes thologiques des Pres qui prsentent
un tel caractre, il n'en resterait presque aucun, et que c'est dans la
controverse que, historiquement, la thologie chrtienne s'est
8 PERSONNE ET NA TURE

constitue et dveloppe, tel point que, quand les occasions


concrtes faisaient dfaut, la disputatio comme genre d'exposition
s'y substituait ?
Dans tous les cas, il s'agit ici de clarifier le dbat en dnonant
des compromis ou des confusions qui constituent autant d'obs-
tacles de fait une solution vritable et dfinitive des problmes
en cause.
Derrire l'aspect critique de ces textes, on trouvera un rel
approfondissement des concepts mis en jeu, et au-del de leur
caractre engag et circonstanciel, une rflexion thologique de
porte universelle susceptible d'intresser tous les chrtiens sou-
cieux d'approfondir leur foi.
Nous esprons que s'applique toutes ces tudes ce qu'crivait
l'ditorialiste de la revue o parut pour la premire fois la pre-
mire d'entre elles : De nos jours, la thologie spculative est
elle-mme mise en suspiscion ; on lui prfre les bonnes paroles
rassurantes, voire passe-partout. Ils sont rvolus les temps anciens
o les controverses trinitaires et christologiques passionnaient non
seulement les initis, mais aussi les simples fidles,, ou ces jours
rcents ou les problmes cumniques agitaient l'Eglise. A cet
gard, cette belle tude possde une vertu en soi, indpendamment
du thme qu'elle aborde : par sa rigueur, son lvation, sa srnit,
elle redonne le got de la thologie. Celui qui fera l'effort de la
lire sera rcompens : il y trouvera une nourriture aussi bien pour
l'intelligence que pour l'me.

SOURCES

Trois des tudes de ce recueil ont dj t publies dans des revues, en


franais ou dans d'autres langues. Elles ont t revues, corriges et
actualises pour la prsente dition qui seule dsormais fait rfrence, et
nous ne les citons ici que pour mmoire :

1. La question du Filioque. propos de la rcente "Clarification" du


Conseil pontifical pour la promotion de l'Unit des chrtiens , Le
Messager orthodoxe [Paris], 129, 1997, p. 3-58. Repris dans BeoAoyia
[revue thologique officielle de l'glise de Grce, Athnes], t. 70, n 4,
1999, p. 761-812. Traduction italienne: La questione del Filioque nella
recente Chiarificazione del Consiglio Pontificale per la promozione
dell'Unita dei Cristiani , Prima parte, ltalia ortodossa [Genova],
t. XXIV, 4 trimestre 2001, p. 17-27; Seconda parte, ltalia ortodossa
[Genova], t. XXV, 1er et 2" trimestre 2002, p. 12-32. Traduction serbe
dans JEAN-CLAUDE LARCHET, J/YT, HCTHHA, )/<HBOT. 0211eOu U3
AVANT-PROPOS 9
npaeocaeHe yxoeHocmu u meoRozuje [La Voie, la Vrit, la Vie. tudes
de spiritualit et de thologie orthodoxes]. Prface de Mgr Athanase
Jevti, codition du Centre d'tudes ecclsiales deNis et des ditions Ars
libri de Belgrade, 2003, p. 87-138. Traduction arabe dans Papiers
monastiques [Douma-El-Batroum, Liban], 6, 2003.
2. La question christologique. propos du projet d'union de
l'glise orthodoxe avec les glises non chalcdoniennes : problmes
thologiques et ecclsiologiques en suspens est un rapport officiel
rdig, la demande du Saint-Synode de l'glise serbe, qui a fait l'objet
d'une traduction en serbe et d'une publication interne destine aux
membres du Saint-Synode ; 'H a t publi ensuite sous le titre
XpucTonoiiiKa nHTaH>a. Iloso,noM npojeKTa cje.D,HH>elba IlpasocnasHe
QpKBe H QpKasa He-xanKHAOHUKHX : Ilpo6neMH TeonoiiiKH H
eKnucuonoiiiKH HHCY peiiieHH , dans ~a revue BuocJl06 [Trebinje,
Bosnie-Herzgovine], t. VIII, n 23, 2001, p. 68-101 et t. VIII, n 24,
2001, p. 93-121, et dans JEAN-CLAUDE LARCHET, flYT, HCTHHA,
}f(HBOT. 02Jleu U3 npaeocaeHe yxoeHocmu u meo!lozuje [La Voie, la
Vrit, la Vie. tudes de spiritualit et de thologie orthodoxes]. Prface
de Mgr Athanase Jevti, codition du Centre d'tudes ecclsiales deNis
et des ditions Ars libri de Belgrade, 2003, p. 139-225. Sa version
franaise a t publie dans Le Messager orthodoxe [Paris], 134, 11-2000
[paru en 2001], p. 3-10. Traduction italienne: La questione cristologica
riguardo al progetto d'unione della Chiesa ortodossa e delle Chiese non
calcedonesi: problemi teologici ed ecclesiologici in sospeso, Venezia,
2002. Traduction grecque : To XqLmoAoyu<J nq6~Arn.1a m:q( UJ
f.lEE'rWf.lVT] EvwaEw TI) Oq8ob6~ou EKl<Al]aLa KaL 'rWV MTJ-XaAKl]-
bov(wv EKl<AfJa(wv : EKKQt:f.louvm 8wAoyum KaL t:KKTJLOAoyum
nQO~AfJf.la'ra , SwAoy(a [revue thologique officielle de l'glise de
Grce, Athnes], 74/1, 2003, p. 199-234; 74/2, 2003, p. 635-670; 75/1,
2004, p. 77-104. Traduction arabe dans Papiers monastiques [Douma-El-
Batroum, Liban], 7, 2004. Traduction russe: XpucTOnoruqecKHH
sonpoc. llo noso.o;y npoeKTa coe.o;uHeHHM IlpasocnasHoii QepKBH c
)J;oxanKH)J;OHCKHMH QepKBaMH: HepeiiieHHbie 6orocnOBCKHe H 3KKne3HO- "
noruqecKHe npo6neMbi , EozocJlo6cKue mpybl [revue de l'Acadmie
thologique de Moscou, Sergiev Posad], 41,2007, p. 146-211.
3. Les fondements historiques de l'antichalcdonisme et du mono-
physisme de l'glise armnienne (ve-VII1e sicle), qui a t conu
comme une annexe historique de l'tude prcdente, a paru en russe dans
Bogoslovskij Vestnik [revue de l'Acadmie thologique de Moscou,
Sergiev Posad], 7, 2008, p. 144-199.
1

La question du Filioque >>


propos de la Clarification
propose par le Conseil pontifical
pour la promotion de l'Unit des chrtiens

INTRODUCTION

Dans son homlie du 29 juin 1995 dans la basilique Saint-


Pierre de Rome, en prsence du patriarche de Constantinople
Bartholome rer, le pape Jean-Paul II a exprim le dsir que soit
clarifie la doctrine traditionnelle du Filioque, prsent dans la
version liturgique du Credo latin, pour pouvoir mettre en lumire
sa complte harmonie avec ce que le concile cumnique de
Constantinople, en 381, confesse dans son Symbole : le Pre
comme source de la Trinit, seule origine du Fils et du Saint-
Esprit. Le 13 septembre de la mme anne, le Conseil pon-
tifical pour la promotion de l'Unit des chrtiens rpondait ce
dsir en publiant dans l'Osservatore romano une Clarification
intitule Les traditions grecque et latine concernant la pro-
cession du Saint-Esprit (texte traduit dans La Documentaiion
catholique n 2125 du 5 novembre 1995, p. 941-945).
Ce texte a suscit l'enthousiasme et l'adhsion immdiate de
thologiens orthodoxes rputs proches des positions latines. La
Documentation catholique (n 2130 du 21 janvier 1996, p. 89-90)
s'est empresse de publier, sous le titre Vers une vision
commune du Mystre trinitaire , les rflexions du pre Boris
Bobrinskoy, o, bien que faisant part de quelques rserves, il
affirme : Lisant ces lignes, on pourrait s'tonner que la question
reste encore pose d'un dsaccord dogmatique entre nos glises
(p. 89). Dans son Liminaire de la revue Contacts (48, 1er tri-
mestre 1996, p. 2-4), O. Clment considre, propos de la Cla-
rification vaticane que cette note, admirablement argumente,
12 PERSONNE ET NA TURE

pourrait bien marquer la fin de la querelle du Filioque (p. 2) et


affirme : Nous pouvons maintenant comprendre le Filioque dans
la perspective de l'glise indivise ! (p. 3).

1. HISTORIQUE DES POSITIONS EXPRIMES


PARLA CLARIFICATION.

L'accord de O. Clment tait, peut-on dire, acquis d'avance. La


Clarification vaticane est en effet dans son contenu moins
nouvelle qu'on pourrait le croire, puisqu'elle est en ralit une
synthse d'une srie articles du pre J.-M. Garrigues o. p., dont le
premier avait t publi par les soins de O. Clment dans la revue
Contacts il y a prs de 25 ans1. Cet article avait suscit l'adhsion
enthousiaste de celui-ci, ce qui avait provoqu une vive raction2
de la part de thologiens du Patriarcat de Moscou (auquel
O. Clment appartenait alors), en rponse laquelle O. Clment
affirmait son soutien presque total aux positions thologiques du
pre Garrigues3. L'article de J.-M. Garrigues publi dans Contacts
fut repris et dvelopp l'anne suivante dans un numro spcial
d' !stina consacr la question de la procession du Saint-Esprit, o
figuraient galement les Thses sur le Filioque de B. B. Bolo-
tov et une contribution de O. Clment fortement marque par les
thses du pre Garrigues4. Ce dossier donna lieu un renouvel-

1. Le sens de la procession du Saint-Esprit dans la tradition latine du


premier millnaire, Contacts, 23, 1971, p. 283-309 ; Procession et ekporse
du Saint-Esprit, !stina, 1972/3-4, p. 345-366 (reprend et dveloppe l'article
prcdent) ; Point de vue catholique sur la situation actuelle du problme du
Fi/ioque , dans L. VISHER (d.), La thologie du Saint-Esprit dans le dialogue
entre l'Orient et l'Occident (Document Foi et Constitution no 103 ), Paris, 1981,
p. 165-178; Rflexions d'un thologien catholique sur le Fi/ioque ,dans Le If
concile cumnique, Signification et actualit pour le monde chrtien
d'aujourd'hui, Chambsy-Genve, 1982, p. 289-298. Ces trois derniers articles
sont repris dans L'Esprit qui dit Pre ! )) et le problme du Fi/ioque, Paris,
1981, avec un article qui les prcdait et bauchait dj leur thse centrale :
Thologie et monarchie, L'entre dans le mystre du "sein du Pre", !stina,
15, 1970, p. 435-465. .
2. Voir Moine HILARION, La question du Filioque et de la procession du
Saint-Esprit, Messager de l'exarchat du Patriarche russe en Europe
occidentale, 15-16, 1971,p.l71-178.
3. Ne manquons pas aux biensances pour des querelles de mots,
Messager de l'exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, 75-76, 1971,
p. 179-190. O. CLMENT crivait notamment: Je tiens ce jeune moine pour un
gnie thologique ; en ce qui concerne son article sur le Fi/ioque, oui,
quelques dtails prs, je suis d'accord>> (p. 187-188).
4. Grgoire de Chypre, "De l'ekporse du Saint-Esprif' ,p. 443-456.
LA QUESTION DU FILIOQUE 13
lement et une amplification de la raction critique orthodoxeS,
mais provoqua galement celle d'un patrologue catholique rput
pour sa comptence, mais aussi pour sa rigueur intellectuelle dans
la pratique du dialogue cumnique, le pre Andr de Halleux6.
Celui-ci n'hsitait pas crire propos du dossier d' !stina dont
l'article de J.-M. Garrigues constituait l'une des pices matres-
ses : On n'a pas affaire ici un vritable dialogue, mais plutt
un essai d'annexion dguise, dans la ligne des conciles unionistes
du Moyen-ge. Aussi n'est-il pas surprenant que cette entreprise
apologtique ait dj provoqu, du ct orthodoxe, une violente
raction1 - et elle ne sera probablement pas la dernire -contre ce
que son auteur qualif\e, non sans raison, d'"intgratipn de la
doctrine orthodoxe dans la doctrine catholique romaineS".
Ayant bien peru que le pre Garrigues est l'inspirateur des
thses exprimes dans la Clarification vaticane 9, O. Clment

5. Voir L. USPENSKY, Quelques remarques propos d'articles rcents sur


la procession du Saint-Esprit, Bulletin orthodoxe, Nouvelle srie 5-7, 1973 ;
Moine HILARION, Rflexions d'un moine orthodoxe propos d'un "Dossier sur
la procession du Saint-Esprit", publi rcemment, Messager de l'exarchat du
Patriarche russe en Europe occidentale, 81-82, 1973, p. 8-34 ; Hiromoine
ATHANASE JEVTi, Introduction la thologie du Saint-Esprit chez les Pres
Cappadociens, Messager de l'exarchat du Patriarche russe en Europe
occidentale, 83-84, 1973, p. 145-161 ; Archiprtre V. PALACHKOVSKY, La
controverse pneumatologique ,Messager de l'exarchat du Patriarche russe en
Europe occidentale, 85-88, 1974, p. 71-98 ; Archimandrite AMPHILOCIDOS
RADOVITCH, Le Fllioque et l'nergie incre de la Sainte Trinit selon la
doctrine de saint Grgoire Palamas, Messager de l'exarchat du Patriarche
russe en Europe occidentale, 89-90, 1975, p. 11-44; Le mystre de la Sainte-
Trinit selon saint Grgoire Palamas, Messager de l'exarchat du Patriarche
russe en Europe occidentale, 91-92, 1975, p. 159-170.
6. Voir Du personnalisme en pneumatologie, Revue thologique de
Louvain, 6, 1975, p. 3-30, repris dans Patrologie et cumnisme, Louvain, 1990,
p. 396-423. /'
7. Il s'agit de l'article du Moine HILARION cit la note 5.
8. Du personnalisme en pneumatologie, p. 19 (412). Le bien-fond de ces
jugements est confirm par les articles que le pre GARRIGUES a crits par la suite
pour commenter la Clarification : La Clarification sur la procession du Saint-
Esprit et l'enseignement du concile de Florence, Irnikon, 68, p. 501-506, A
la suite de la clarification romaine : le Filioque affranchi du "fllioquisme" ,
Irnikon, 59, 1996, p. 189-212, et les diverses tudes qui, outre les prcdentes,
ont t rassembles dans Le Saint-Esprit, sceau de la Trinit. Le Filioque et
l'originalit trinitaire de l'Esprit et de sa mission, Paris, 2011. Dans ce recueil,
on peroit trs clairement l'ascendance thomiste de la conception de l'auteur
(voir en particulier le chapitre intitul La rciprocit trinitaire de l'Esprit Saint
selon saint Thomas d'Aquin, p. 57-74), et l'on retrouve sa tentative habituelle,
la fois anachronique et en dcalage avec les sources, de faire des Pres grecs
des prcurseurs des thories thomistes sur la Trinit et sur la grce cre.
9. On retrouve tout l'essentiel des recherches du pre Garrigues dans la note
du 13 septembre (Liminaire, Contacts,, 48, p. 3). Rcemment, dans son
autobiographie, le pre Garrigues a rvl qu'il a particip directement la
14 PERSONNE ET NA TURE

lui a renouvel son soutien dans un Liminaire de Contacts :


je voudrais souligner le travail admirable, souvent gnial, ralis
par le Pre Jean-Miguel Garrigues qui a dit l-dessus tout ce qu'il
fallait dire. Je n'aime pas beaucoup parler de moi, mais, pour une
fois, je voudrais rappeler que j'ai dvelopp - superficiellement
sans doute, comme d'habitude - des positions convergenteslO .
Dans le mme Liminaire, O. Clment se montre dpit que de
cet vnement d'une importance relle, peut-tre dcisive,
pre~que personne n'ait parl II. L'historique que nous avons
prsent permet de comprendre 1'une des raisons de ce silence du
ct orthodoxe. Une autre raison en est sans doute que ce texte de
cinq pages, constitu pour 1'essentiel d'une simple synthse
d'articles prexistants et dont.le contenu avait dj fait l'objet
d'un rejet de la part de bon nombre de thologiens orthodoxes,
d'une part ne saurait prtendre rgler un contentieux thologique
qui dure depuis plus de dix sicles et a connu des dveloppements
extrmement complexes, et d'autre part mane d'une commission
vaticane et n'est pas par d'une.autorit qui lui donnerait un poids
suffisant face la multitude de documents pontificaux et aux
conciles12 qui, dans l'glise catholique, ont rig en dogme et
confirm la doctrine latine du Filioque et qui, au sein de cette
mme glise, continueront faire autorit tant qu'ils n'auront pas
t remis en cause par des instances d'une nature quivalente.

Il. L'ASPECT POSITIF DE LA CLARIFICATION.

Il serait injuste cependant de considrer que la Clarification


vaticane n'apporte rien de nouveau.
On y trouve sans doute d'abord une tonalit nouvelle. La Cla-
rification tmoigne de la volont sincre qu'a exprime le pape
Jean-Paul II dans sa lettre encyclique Ut unum sint et dans sa
lettre apostolique Orientale lumen, de voir pleinement considres
et valorises les glises orientales (mme si ces documents

prparation du texte (Par des sentiers resserrs. Autobiographie, Paris, 2007,


p. 179). Le Pr. VI. Phidas, conseiller du patriarche de Constantinople, nous a
confi que O. Clment a galement particip l'laboration de ce texte, en
collaboration avec le pre Pierre Duprey qui, cette poque, tait le Secrtaire
du Conseil pontifical pour l'Unit des chrtiens.
10. Contacts, 48, 1996, p. 3.
Il. Ibid., p. 2.
12. Notamment ceux de Bari, 1098 (Mansi, t. 20, col. 947-952) ; du Latran,
1215 (Denzinger 800, 805); de Lyon, 1274 (Denzinger 850); de Florence, 1439
(Denzinger 1300-1301).
LA QUESTION DU FILIOQUE 15
pontificaux prsentent un certaine ambigut en ne distinguant pas
bien les glises orthodoxes des glises orientales unies Rome),
et dans le souci qu'il a manifest d'autre part d'un authentique
rapprochement, l o subsistent des divergences, de 1'glise ca-
tholique et de l'glise orthodoxe en vue de leur r-union. Il s'agit
ici moins de vouloir imposer 1'glise orthodoxe la doctrine
catholique du Filioque en la considrant comme seule expression
de la vrit dogmatique (comme ce fut le cas dans les derniers
conciles d'union), que de lui faire reconnatre la lgitimit
d'une autre approche que la sienne et son caractre compl-
mentaire.
La << Clarification' fait un incontestable effort pour mettre en
vidence la reconnaissance par 1'glise catholique de ce que
1'glise orthodoxe considre comme un principe intangible de sa
foi : le fait que le Pre est dans la Trinit la seule cause du Saint-
Esprit. Les orthodoxes ne peuvent que se rjouir de voir pro-
clamer : L'glise catholique reconnat la valeur conciliaire
cumnique, normative et irrvocable, comme expression de
l'unique foi commune de l'glise et de tous les chrtiens, du sym-
bole profess en grec Constantinople en 381 par le ne concile
cumnique. Aucune profession de foi propre une tradition
liturgique particulire ne peut contredire cette expression de la foi
enseigne et professe par l'glise indivise. Ce symbole confesse
sur la base de Jn 15, 26 l'Esprit "1:6 K 'tO na'tQO Kno-
QEU6~-tEvov" ("qui tire son origine du Pre"). Le Pre seul est le
principe sans principe (Qxl) vaQxo) des deux autres personnes
trinitaires, l'unique source (7t11ytl) du Fils et du Saint-Esprit. Le
Saint-Esprit tire donc son origine du Pre seul (K ~-t6vo 1:o
na'tQ6) de manire principielle propre et immdiate. [... ]Les
deux traditions reconnaissent que la "monarchie du Pre" im-
plique que le Pre soit l'unique Cause trinitaire (ah(a) 1 ou
principe (principium) du Fils et du Saint-Espritl3. '
Cette dclaration parait de prime abord tout fait satisfaisante
au regard de la foi orthodoxe et semble rallier ses expressions les
plus strictes. Ainsi le pre Boris Bobrinskoy note : Quand le
texte dit que ~'le Saint-Esprit tire son origine du Pre seul de
manire principielle, propre et immdiate", n'y reconnat-on pas
le langage du saint Patriarche Photius qui affirmait, dans sa
Mystagogie du Saint-Esprit que le Saint-Esprit procde "du Pre
seul" ? Cette formule tellement dcrie par l'apologtique
romaine fut suivie unanimement par toute la dogmatique

13. Clarification, p. 94lb.


16 PERSONNE ET NA TURE

orthodoxe, depuis saint Grgoire Palamas, saint Marc d'phse et


jusqu' nos jours14.

III. PREMIRES RSERVES.

L'enthousiasme que peut manifester un lecteur orthodoxe


premire lecture doit cependant tre tempr~.
On peut premirement remarquer que l'Eglise catholique, de
rares exceptions prs 15, a toujours reconnu la valeur conciliaire
cumnique, normative et irrvocable, comme expression de
l'unique foi commune de l'glise et de tous les chrtiens, du sym-
bole profess en grec Constantinople en 381 par le deuxime
Concile cumnique, de mme qu'elle a toujours reconnu la
valeur normative et irrvocable des dfinitions de foi des autres
conciles que, en commun avec l'glise orthodoxe, elle reconnat
comme cumniques. Les dfenseurs latins du Filioque ne
voyaient pas l d'inconsquence puisque l'un de leurs arguments
habituels tait que le Filioque ne contredisait pas le Symbole de la
foi mais s'accordait au contraire avec lui, et en constituait une
simple explicitation ; cette thse a t prsente rcemment encore
par l'inspirateur de la Clarification, J.-M. Garrigues, lorsqu'il
appelait cette dernire de ses vux en indiquant quel devait tre
son esprit : Il serait souhaitable que le pape et les vques
catholiques rappellent, la suite du pape Lon III, que la version
dogmatique du Symbole de Nice-Constantinople est l'original
grec confess par les conciles et que celui-ci contient dj en lui la
plnitude de la foi catholique dans le Saint-Esprit dont le Filioque
est une explication latine qui ne prtend rien ajouter au dogme
conciliairei6.
On peut deuximement remarquer que l'affirmation que le
Saint-Esprit tire donc son origine du Pre seul (ix ~-t6vo 'to
rra'tq6) de manire principielle, propre et immdiate n'est pas,
dans sa deuxime partie, sans ambigut. Le principiel fait
videmment penser au principaliter augustinien ; rappro-
chement confirm par la rfrence explicite; quelques lignes plus
loin, la formule clbre de l'vque d'Hippone selon laquelle

14. Vers une vision commune du Mystre trinitaire, p. 89.


15. Ainsi, lorsque, au plus fort de la polmique sur Je Filioque, certains
thologiens latins accusaient les Grecs d'avoir enlev le Filioque du Symbole
de foi.
16. Rflexions d'un thologien catholique sur le Filioque , p. 168.
Soulign par nous.
LA QUESTION DU FILIOQUE 17
le Saint-Esprit tire son origine du Pre "principaliter"17 . Or
cette affirmation n'empche pas saint Augustin d'affirmer
conjointement (ce que la Clarification ne dit pas, mais permet
un lecteur catholique de sous-entendre aisment) que le Saint-
Esprit procde du Pre et du Fils communiter , ce qui justifie
prcisment le Filioque18.
L'affirmation que le Saint-Esprit procde du Pre seul d'une
manire immdiate parat galement ambigu qui connat la
doctrine latine du Filioque. _Celle-ci en effet reconnat volontiers
que le Saint-Esprit procde du Pre seul d'une manire imm-
diate, mais cela ne 1l'empche pas d'affirmer conjointement (et
la Clarification permet encore ici un lecteur catholique de le
sous-entendre) que l'Esprit Saint procde du Fils d'une manire
mdiate, autrement dit que le Fils est mdiateur dans la
procession du Saint-Esprit. Saint Grgoire Palamas fut amen
rfuter plusieurs reprises cet argument classique des Latins et
des latinophrones 19.
Les affirmations que le Pre seul est le principe sans principe
(QXTJ vaQxo) des deux autres personnes trinitaires, l'unique

17. De Trinitate, XV, 25, PL 42, 1094-1095.


18. Le Saint-Esprit, crit AUGUSTIN, procde principiellement (princi-
paliter) du Pre et, par Je don intemporel de celui-ci au Fils, du Pre et du Fils en
communion (communiter) (ibidJ. Saint Augustin explique que Je Saint-Esprit
procde du Pre ; mais il ajoute que Je Pre a accord au Fils que Je Saint-
Esprit procde de lui comme il procde de lui-mme (Tract. in Jo., 9, PL 35,
1890 = De Trin., XV, 27, 48, PL 42, 1095 ; voir aussi De Trin., XV, 26, 47,
PL42, 1094-1095; XV, 17, 29, PL 42, 1081; Tract. in Jo., XCIX, 8, PL 35,
1890).
19. Traits apodictiques, 1, 7-8, 11, 23, 28, 32-34, 37. Le texte grec figure
dans Je tome 1 de l'dition P. Christou, Grgoriou tou Palama Suggrammata,
Thessalonique, 1988. Il a t traduit n franais sous le titre Traits apodictiq~es
sur la procession du Saint-Esprit, Editions de _l'Ancre, Paris, 1995. Grgoire
vitait lui-mme l'ambigut de la premire formule latine en prcisant que
l'Esprit Saint procde du Pre seul directement et sans mdiation (nQoaqw
Kal Jlaw) (Traits apodictiques, 1, 7, d. Christou, p. 34). Parmi les tholo-
giens Jatinophrones anciens, on peut citer Jean Bekkos et ses inspirateurs,
Nictas de Marone (dans ses six Dialogues entre un Latin et un Grec sur la
procession du Saint-Esprit) et Nicphore Blemmyds ( une certaine poque de
sa vie et dans une certaine partie de son uvre), qui tenait Nictas en haute
estime et lui a emprunt certains concepts (sur la question de la mdiation, voir
en paticulier: Trait J sur la procession du Saint-Esprit, 18, 553B; 23, 558D =
Lettre Jacques de Bulgarie, d. Stavrou, Orientalia Christiana Periodica, 67,
2001, p. 118 et 120; Autobiographie, II, 31, CCSG 13, p. 59 ; 36, p. 61 ; 37,
p. 62; Trait II sur la procession du Saint-Esprit, 14, PG 142, 581D-584A =
Lettre pneumatologique Thodore II Laskaris, 10, SC 517, p. 346-348). Sur le
caractre latinophrone de la pense de Blemmyds ce sujet, voir notamment :
V. GRUMEL, Nicphore Blemmyde et la procession du Saint-Esprit, Revue
des sciences philosophiques et thologiques, 18, 1929, p. 651-652; M. JUGIE,
Theologia dogmatica christianorum orientalium, II, Paris, 1933, p. 335, 337-338.
18 PERSONNE ET NA TURE

source (nT)yfJ) et du Fils et du Saint-Esprit et que le Saint-


Esprit tire donc son origine du Pre seul , qui paraissent
s'accorder parfaitement avec la foi orthodoxe, ne sont elles-
mmes pas sans ambigut sous la plume d'un thologien ca-
tholique. En effet, l'affirmation que le Pre est principe sans
principe n'implique pas ncessairement que le Saint-Esprit ait le
Pre comme unique principe, ni que le Fils ne soit pas pour le
Saint-Esprit lui aussi un principe, ayant reu du Pre d'tre
principe en commun avec lui : par exemple le concile de Florence
(qui fut rejet par les orthodoxes), aussitt aprs avoir profess
que le Pre est principe sans principe, affirme que le Fils est
principe (issu) du principe, avant d'affirmer que le Pre et le
Fils ne sont pas deux principe,s du Saint-Esprit mais un seul
principe20 .
De mme l'affirmation que le Pre est l'unique source du Saint-
Esprit peut-elle signifier que le Pre est la source premire sans
exclure que le Fils soit source seconde : ainsi en est-il dans la
doctrine filioquiste classique, et dj dans le principaliter
augustinien voqu ci-dessus21.
L'affirmation que le Pre est l'unique Cause trinitaire (alT(a)
du Saint-Esprit appelle la mme remarque : elle peut sous-
entendre en effet que le Pre soit cause premire et ne pas exclure
que le Fils soit cause seconde22. Un thologien catholique qui a
consacr une grande partie de ses travaux dfendre la position
filioquiste la plus traditionnelle n'hsitait pas crire rcemment:
Nous pouvons reconnatre ensemble un sens trs juste de l'a
Patre solo, en percevant l'immanence du Filioque dans l'a Patre
soJo23. Et de se rfrer cette remargue de Thomas d'Aquin lui-
mme : Mme si le passage [de l'criture] o il est dit que le

20. Denzinger 1331.


21 .. La Clarification citera elle-mme plus loin un passage du Catchisme
de l'Eglise catholique qui, peu aprs avoir affirm le caractre d'origine
premire du Pre par rapport l'Esprit, affirme que celui-ci tire son origine
du Pre par le Fils( Clarification, p. 943b; Catchisme 248).
22. C'est ainsi que les dfenseurs latins du Fi/ioque avaient l'habitude
d'interprter les affirmations des Pres orientaux que le Pre est la seule
cause du Saint-Esprit (voir J. GRGOIRE, La relation ternelle de l'Esprit au
Fils d'aprs les crits de Jean de Damas, Revue d'histoire ecclsiastique, 64,
1969, p. 717).
23. B. DE MARGERIE, L'Esprit qui dit "Pre", Orientalia christiana
periodica, 49, 1983, p. 162. Pour ce thologien, la finalit du dialogue cum-
nique est d'amener les orthodoxes souscrire aux dfinitions du concile de
Florence (voir ibid., p. 156-157, 161).
LA QUESTION DU FILIOQUE 19
Saint-Esprit procde du Pre portait cette clause qu'il procde du
Pre seul, le Fils n'en serait pas exclu pour autant24.
On pourra nous croire excessivement souponneux et nous
accuser de faire la Clarification un procs d'intention.
Mais la suite du document confirme malheureusement nos
soupons et nos craintes puisqu'elle consiste prcisment dans
une tentative pour concilier les affirmations prcdentes avec la
doctrine latine du Filioque. Le dsir du pape Jean-Paul II que fOt
clarifie la doctrine latine. du Filioque, prsent dans la version
liturgique du Credo latin, 'pour pouvoir mettre en lumire sa
complte harmonie avec ce que le Concile cumnique de Cons-
tantinople, en 381, confesse dans son Symbole25 , annonait
vrai dire assez clairement la nature et la finalit de l'entreprise :
montrer la compatibilit de la doctrine latine du Filioque avec le
Symbole de Constantinople, finalit que la Clarification
assume parfaitement et reconnat clairement26. Celle-ci rappelle
ainsi un document piscopal relativement rcent qui se proposait
de montrer au clerg et aux fidles de 1'glise catholique de
Grce, avec des arguments identiques puiss visiblement la
mme source27, que la rcitation du Credo sans le Filioque
tait parfaitement compatible avec la doctrine latine du Filioque et
ne signifiait nullement qu'on y renont28.
Il convient donc d'examiner les principaux arguments que la
Clarification avance en vue de parvenir au but qu'elle vise.

IV. LES ARGUMENTS DE LA CLARIFICATION.

1. Les diffrences d'expressions linguistiques.

La Clarification reprend la thorie que le pre Garrigues


avait labore et expose dans ses articles29 (thorie qui fut re-
prise galement par 1' Instruction pastorale de 1' piscopat catho-

24. Somme thologique, 1.36.2.1, cit par B. DE MARGERIE, loc. cit., p. 162-
163.
25. Cit dans son introduction par La Documentation catholique, n 2125,
5 novembre 1995, p. 941.
26. yoir p. 942b.
27. A savoir les articles du pre GARRIGUES, qui a significativement reproduit
ce texte dans le livre o il les a ressembls (L 'Esprit qui dit Pre et le
problme du Filioque, Paris, 1981, p. 117-125).
28. Instruction pastorale de l'piscopat catholique de Grce, Les Quatre
fleuves, 9, 1979, p. 75-78.
29. Cits la note 1.
20 PERSONNE ET NA TURE
li que de Grce30 ) : la divergence entre 1'glise orthodoxe et
l'Eglise latine sur la question du Filioque ne serait pas une diver-
gence proprement dogmatique, mais tiendrait un malentendu
linguistique, dont l'lucidation permettrait de constater que les
deux glises confessent (et ont toujours confess) deux expres-
sions complmentaires de ce qui est au fond la mme foi, de
constater autrement dit que la doctrine latine du Filioque est au
fond compatible avec la foi exprime dans le Symbole profess
Constantinople en 381.
Selon cette thorie telle qu'elle est reprise par la Clari-
fication, les Pres grecs dsigneraient par le terme d' KnoQEVaL
la relation d'origine de l'Esprit partir du Pre seul, la
distinguant de la procession que 'l'Esprit a en commun avec le
Fils qu'ils dsigneraient par un autre terme : -ro 7tQOLvaL31.
C'est pour cette raison [que] l'Orient orthodoxe a toujours
refus la formule -ro K m na-rQo Kai. -ro uio Kno-
QW6!-levov32 .Mais si l't':Kn6QeuaL grecque ne signifie que la
relation d'origine par rapport au seul Pre en tant que principe
sans principe de la Trinit, en revanche, la processio latine est
un terme plus commun signifiant la communication de la divinit
consubstantielle du Pre au Fils et du Pre par et avec le Fils au
Saint-Esprit. En confessant le Saint-Esprit "ex Patre proceden-
tem", les Latins ne pouvaient donc que supposer un Filioque
implicite qui serait explicit plus tard dans leur version liturgique
du symbole33 . La Clarification explique alors que la
confession de ce Filioque dans le Credo s'est rpandue en
Occident partir du ve sicle. Les Byzantins en furent choqus
lorsqu'ils en eurent connaissance, comme le montre un pisode
datant du VIle sicle, rapport par saint Maxime le Confesseur34.
Mais il y avait alors un malentendu, qui se renouvela ultrieu-
rement dans le refus des orthodoxes d'admettre le Filioque : en
voyant le ex Patre Filioque procedentem traduit en grec : -ro K
-ro na-rQo Kai. -ro uio K7tOQW0!-1Evov, les Byzantins rappor-
taient, selon leurs habitudes verbales, le t':K7tOQWOf.LEVOV
l'origine du Saint-Esprit alors que les Latins avaient en vue la
communication de la divinit au Saint'-Esprit partir du Pre et du
Fils dans leur communion consubstantielle, ce qu'il aurait fallu
rendre en grec non par t':K7tOQWOf.LEVov mais par nQo6v. De leur

30. Loc. cil., p. 76-78.


31. Clarification, p. 941 b.
32. Ibid., p. 942a
33. Ibid., p. 942b.
34. Nous y reviendrons ci-dessous.
LA QUESTION DU FILIOQUE 21
ct les Latins taient victimes du malentendu oppos, puisque, de
mme que Jn 15, 26 (naQ 'to ntQ K7tOQEUE'tat) avait t
traduit dans la Vulgate par qui a Patre procedit , le K 'tO
na'tQ xai 'tO ui.o K7tOQEUO!J.EVov du Symbole de Nice-
Constantinople avait t traduit par ex Patre procedentem ; il
se crait ainsi une fausse quivalence propos de 1'origine
ternelle de 1'Esprit entre la thologie orientale de 1' xn6QEVaL et
la tho,ogie latine de la processio35 .
Selon la Clarification, qui suit toujours la thorie du
pre Garrigues, si elles ne sont plus faussement tenues pour des
quivalents mais sont rfres leur tradition thologique res-
pective, l'xn6QEUaL grecque (qui exclut le Filioque) et la
processio latine (qui l'implique) expriment deux points de vue
lgitimes et parfaitement conciliables, parce qu'ils correspondent
des ralits non pas exclusives mais complmentaires. La
Clarification cite ici le Catchisme de 1'Eglise catholique
(dont le matre d'uvre fut, rappelons-le, un proche du
pre Garrigues, disciple comme lui du pre J .-M. Le Guillou,
Mgr Christoph Schnbom, actuellement cardinal, archevque de
Vienne) : Pour 1'glise catholique, la tradition orientale exprime
d'abord le caractre d'origine premire du Pre par rapport
1'Esprit. En confessant 1'Esprit comme "tirant son origine du
Pre" (x 'tO nrQ xnoQEUO!J.Evov, cf. Jn 15, 26), elle affirme
que celui-ci tire son origine du Pre par le Fils. La tradition occi-
dentale exprime d'abord la communion consubstantielle entre le
Pre et le Fils en disant que 1'Esprit procde du Pre et du Fils
(Filioque). [... ] Cette lgitime complmentarit, si elle n'est pas
durcie, n'affecte ftas l'identit de la foi dans la ralit du mm,e
mystre confess 6.

2. La prsence de la mme conception


que la tradition latine au sein de la tradition orientale.

a. L'quivalence du bt 'tO ui.o et du Filioque.

Selon la Clarification (de mme que selon le pre Garri-


gues) le point de vue latin serait aussi celui d'une partie de la
tradition orientale. Elle cite des textes de saint Basile de Csare,
de saint Maxime le Confesseur, de saint Jean Damascne, ainsi

35. Clarification, p. 942b.


36. Ibid., p. 943b ; Catchisme 248.
22 PERSONNE ET NATURE
que la profession de foi de saint Taraise, qui affirment que 1'Esprit
Saint procde du Pre par le Fils (bt -ro uio), les trois derniers
textes utilisant mme le terme K1tOQWD!levov (K -ro rra-rQ
bt -ro uio K1tOQWO!levov ). La Clarification note que cette
formule exprime de manire heureuse une relation ternelle
entre le Fils et le Saint-Esprit partir du Pre >> et suggre que
cette relation serait la mme que celle qu'expriment les Pres
latins par le Filioque, l'ensemble doctrinal manifest par les
textes prcdemment cits tmoign[ant] de la foi trinitaire
fondamentale telle que l'Orient et l'Occident l'ont professe
ensemble pendant l'poque des Pres37 .

b. Accord de la tradition alexandrine avec la tradition latine.

La tradition alexandrine telle qu'elle s'exprime notamment


travers deux de ses plus illustres reprsentants, saint Athanase et
saint Cyrille, serait en accord plus explicite encore avec la tradi-
tion latine. Immdiatement aprs avoir rappel que le Filioque a
t confess en Occident partir du Ve sicle [... ]pour affirmer la
consubstantialit trinitaire puis s'y est progressivement rpan-
du38, la Clarification affirme qu' une thologie analogue
s'tait dveloppe l'poque patristique Alexandrie partir de
saint Athanase et que comme dans la tradition latine, elle
s'exprimait avec le terme plus commun de procession (rrQoitvat)
dsignant la communication de la divinit au Saint-Esprit partir
du Pre et du Fils dans leur communion consubstantielle39 .

c. Accord de la tradition latina-alexandrine avec la tradition


cappadocienne.

La Clarification distingue donc d'une part la tradition


cappadocienne pour laquelle le Saint-Esprit a son origine du Pre
seul, et d'autre part la tradition latino-alexandrine40 pour
laquelle le Saint-Esprit procderait du Pre et du Fils dans leur

37. Clarification, p. 942a


38. Ibid., p. 942b-943a
39. Ibid., p. 943a La Clarification cite ici un passage de saint CYRILLE lui
paraissant aller dans ce sens (Thesaurus, PG 75, 585A).
40. Clarification, p. 943a
LA QUESTION DU FILIOQUE 23
communion consubstantielle41 . Elle considre qu'il s'agit de
deux approches42 diffrentes, mais qu'elles sont nanmoins
non seulement conciliables, mais complmentaires. Selon la
Clarification>>, saint Maxime articule ensemble les deux
approches - cappadocienne et latino-alexandrine - de 1' origine
ternelle de 1'Esprit : le Pre est le seul principe sans principe (en
grec o.[do.) du Fils et de l'Esprit ; le Pre et le Fils sont source
cons11;bstantielle de la procession (-r rrqo"LvaL) de ce mme
Esprit43 , lorsqu'il crit dans son Opuscule thologique et
polmique X : Sur la procession, ils [les Romains] ont ainen les
tmoignages des Pres liltins, en plus, bien sr, de saint Cyrille
d'Alexandrie dans l'tude sacre qu'il fit sur l'vangile de saint
Jean. partir de ceux-ci ils ont montr qu'eux-mmes ne font pas
du Fils la Cause (ai'C(a) de l'Esprit - ils savent, en effet, que le
Pre est la Cause unique du Fils et de l'Esprit, de l'un par
gnration, de l'autre par 1m6qeum- mais ils ont expliqu que
celui-ci provient (rrqo'LtvaL) travers le Fils et montr ainsi l'unit
et l'immutabilit de l'essence44. Il est noter que c'est ce texte,
rencontr par J.-M. Garrigues lors de ses travaux sur saint
Maxime, qui fut 1'origine de sa thorie, exprime dans ses
diffrents articles que nous avons cits, et reprise en substance par
la Clarification.

d. Accord des dfinitions du IV" concile du Latran (1215) et du


concile de Lyon (1274) avec la tradition latino-alexandrine .

La Clarification veut montrer que les dfinitions du IVe


concile du Latran (1215) et du concile de Lyon (1274) se situent
dans la ligne de cette tradition (et inversement contribuent
l'clairer). Selon le premier concile : le Pre, en engendrant
ternellement le Fils, lui a donn sa substance. [... ]Il est vident
qu'en naissant le Fils a reu la substance du Pre sans qu'elle ft
aucunement diminue, et qu'ainsi le Pre et le Fils ont mme
substance. Ainsi le Pre, le Fils, et le Saint-Esprit qui procde
partir des deux, sont une mme ralit45 .

41. Ibid. L'expression figurait dj dans le Catchisme de 1'glise catholique


( 248) et de multiples fois dans les articles du pre Garrigues.
42. Clarification, p. 943a
43. Ibid.
44. Th. Pol., 10 =Lettre Marinos de Chypre, PG 91, 136AB.
45. Clarification, p. 943b. Denzinger 805.
24 PERSONNE ET NA TURE

Selon le second concile voqu, le Saint-Esprit procde


ternellement du Pre et du Fils, non pas comme deux principes,
mais comme d'un seul principe (tanquam ex uno principio46) .
La Clarification se souvenant que les dfinitions du concile
d'union de Lyon furent refuses par les orthodoxes et que la
formule cite encourt l'objection de ces derniers de faire procder
l'Esprit Saint de l'essence, veut interprter cette formule d'une
part la lumire de la dfinition du concile du Latran qu'elle cite
auparavant (selon laquelle la substance n'engendre pas, n'est
pas engendre, ne procde pas, mais c'est le Pre qui engendre, le
Fils qui est engendr, le Saint-Esprit qui procde, en sorte qu'il y
ait distinction dans les personnes et unit dans la nature47 )et
d'autre part selon 1' interprtation du Catchisme de l'glise
catholique : L'ordre ternel des personnes divines dans leur
communion consubstantielle implique que le Pre soit l'origine
premire de l'Esprit en tant que "principe sans principe" ([concile
de Florence] Denzinger 1331), mais aussi qu'en tant que Pre du
Fils unique il soit avec lui "l'unique principe dont procde
l'Esprit-Saint" (It concile de Lyon)48. On retrouve dans ce
dernier texte, sous la plume de Mgr Christoph SchOnborn, la
tentative qu'avait faite son ami J.-M. Garrigues pour rectifier dans
sa forme une justification du Filioque critique comme essen-
tialiste non seulement par des thologiens orthodoxes, mais par
certains thologiens catholiques49, et pour la resituer dans un
contexte personnaliste50, tentative qui avait en son temps trouv
un cho favorable chez certains thologiens orthodoxes51.
Sans entrer dans la rflexion critique sur ces arguments, on se
demandera, en passant, ce que vaut, d'un strict point de vue
mthodologique, le procd consistant interprter un concile la
lumire d'un concile antrieur dont la vise et le contexte sont
tout autres. On constatera, d'autre part, en toute objectivit que les
dfinitions du concile de Lyon subissent ici une dulcoration52, de

46. Clarification, p. 943b. Denzinger 850.


47. Clarification, p. 943b. Denzinger 804.
48. Clarification, p. 943b ; Catchisme 248.
49. Comme A. DE HALLEUX, Du personnalisme en pneumatologie, Revue
thologique de Louvain, 6, 1975, p. 3-30.
50. Point de vue catholique sur la situation actuelle du problme du
Filioque ,p. 165-178.
51. Comme O. CLMENT, en juger par les modifications apportes la
section intitule Le problme du Filioque dans l'dition de 1991 deL 'glise
orthodoxe, p. 55-51. Voir aussi B. BOBRINSKOY, Le Mystre de la Trinit, Paris,
1986, p. 305.
52. Comme le note le pre B. BOBRINSKOY, Vers une vision commune du
Mystre trinitaire, p. 89.
LA QUESTION DU FILIOQUE 25
mme que celles du concile de Florence. Le Catchisme et la
Clarification cherchent manifestement donner une forme
acceptable ces dfinitions dont ils savent qu'elles ont t rejetes
par les orthodoxes en leur forme originelle, mais auxquelles ils ne
sont nullement disposs renoncer.

3. La mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit.

La tentative que nous venons d'voquer revient justifier la


mdiation du Fils dans la/proession du Saint-Esprit partir du
Pre en utilisant cet argument (longuement prsent auparavant
dans deux articles du pre Garrigues53) :le Pre est Pre du Fils et
ce titre ne peut pas ne pas impliquer le Fils quand il fait procder
le Saint-Esprit. Il est noter que cet argument, qui peut paratre
nouveau ceux qui ne connaissent pas les dtails de l'histoire de
la controverse du Filioque, est en ralit un argument ancien,
comme en tmoigne la rfutation qu'en fait saint Grgoire
Palamas dans ses Traits apodictiques. Il est noter aussi que cet
argument a t souvent utilis par les thologiens orthodoxes
latinophrones ; on le trouve en farticulier dans les Thses sur le
Filioque de Boris B. Bolotov5 . Toujours est-il que la Clari-

53. Point de vue catholique sur la situation actuelle du problme du


Filioque , p. 167 s. ; Rflexions d'un thologien catholique sur le Filioque ,
p. 293 s. Cet argument est repris de manire rcurrente dans le recueil d'tudes
postrieur du pre Garrigues, qui se prsente comme une apologie de la
Clarification : Le Saint-Esprit, sceau de la Trinit. Le Filioque et l'originalit
trinitaire de l'Esprit dans sa personne et dans sa mission, Paris, 2011.
54. Le passage concern des Thses est cit par J.-M. GARRIGUES, Point de
vue catholique sur la situation actuelle du problme du Filioque , p. 167-168.
Dans son rappel des principaux contributeurs au dbat sur le Filioque depuis le
dbut du sicle, le pre A. DE HALLEUX prsente B. Bolotov comme le principal
reprsentant du courant unioniste russe (Du personnalisme en pneuma-
tologie, p. 4 [397], n. 3). Les Thses de Bolotov ont t remises en lumire par
le matre du pre Garrigues, le pre J.-M. LE GUILLOU, qui les a places, dans
une perspective qui n'tait videmment pas innocente, en tte du dossier sur le
Filioque qu'il a constitu pour la revue !stina, 17, 1972, p. 261-289. Notons que
l'ide d'une mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit en vertu de son
lien au Pre avait t prsente, d'une manire sensiblement diffrente, par
Nicphore Blemmyds (xrrr s.). Celui-ci tend concevoir le "par le Fils "
comme signifiant, in divinis, une mdiation au moins passive du Fils dans la
procession du Saint-Esprit qui semble aller dans le sens du Filioque latin (voir
V. GRUMEL, Nicphore Blemmyde et la procession du Saint-Esprit, p. 651-
652 ; G. PATACSI, Le Hiromoine Hirothe, thologien du Saint-Esprit ,
KT)pOVOIJia, 13, 1981, p. 305 n. 25). Non seulement il note que l'affirmation
que le 7tQOfJIJaMELV (acte de projeter, d'mettre ou de faire procder l'Esprit) est
une proprit du Pre n'implique pas que le Fils y soit tranger (Trait 1 sur la
procession du Saint-Esprit, 18, PG 142, 553B =Lettre Jacques de Bulgarie,
26 PERSONNE ET NA TURE

fication , sensible l'cho positif que cet argument a (re)trouv


dans les milieux orthodoxes latinophrones actuels la suite de
sa reprise et de son dveloppement par le pre Garrigues, s'y
arrte longuement. Elle affirme ainsi de manire trs nette que
dans l'ordre trinitaire le Saint-Esprit est conscutif la relation
entre le Pre et le Fils puisqu'il tire son origine du Pre en tant
que celui-ci est le Pre du Fils unique5 5 . On voit ici comment
l'affirmation, plusieurs fois rpte dans la Clarification que le
Pre est la seule origine du Saint-Esprit - affirmation qui,
prsente d'abord de manire isole, semblait s'accorder avec la
position orthodoxe - trouve ici ce qui n'est pas seulement un
complment, mais un correctif, qui clarifie en effet la: faon
dont elle tait ds le dpart entendue. Le Pre est la seule source
du Saint-Esprit, mais puisqu'il est Pre du Fils, il implique
ncessairement le Fils quand il fait procder l'Esprit, et donc
l'Esprit procde du Pre et du Fils : CQFD (ce qu'il fallait
dmontrer). On retrouve ici la vieille conception filioquiste de la
ncessaire mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit
partir du Pre56.

d. Stravrou, Orientalia Christiana Periodica, 67, 2001, p. 118), mais il semble


considrer que le Pre ne pourrait, indpendamment du Fils, faire procder
l'Esprit, puisque le Fils a t engendr du Pre comme donateur de l'Esprit
(Autobiographie, Il, 31, CCSG 13, p. 59; 36, p. 61; 37, p. 62). Cette conception
selon laquelle la procession de l'Esprit est tributaire de (et a ncessairement
comme intermdiaire, et donc comme condition) l'engendrement du Fils tant,
sans doute la plus caractristique de la triadologie de Nicphore (voir V. GRU-
MEL, Nicphore Blemmyde et la procession du Saint-Esprit, p. 651-652). Elle
semble avoir t dveloppe par lui comme une solution de compromis sus-
ceptible d'tre admise par les deux parties en dialogue aprs que l'ide d'une
mdiation active dfendue par les Latins eut t rejete par les Byzantins. L'ide
de la mdiation du Fils dans la procession de l'Esprit a t dveloppe plus
rcemment par P. Evdokimov en s'inspirant de Bolotov. P. Evdokimov d-
veloppe paralllement l'ide d'une mdiation de l'Esprit dans l'engendrement du
Fils, afin d'quilibrer le Fi/ioque par un Spirituque ! Le Pre, crit-il, engendre
le Fils avec la participation de l'Esprit Saint et il spire l'Esprit Saint avec la
participation du Fils ; le Fils est la condition trinitaire de la spiration du
Saint-Esprit par le Pre, l'Esprit Saint est la ccmdition trinitaire de l'engen-
drement du Fils par le Pre (L 'Esprit Saint dans la Tradition orthodoxe, Paris,
1969, p. 72 et 75). II est inutile de dire que cette thorie, en dcalage complet par
rapport la Tradition orthodoxe, est une innovation irrecevable qui ne fait
qu'ajouter une erreur une autre et de nouvelles confusions aux confusions
prcdentes.
55. Clarification, p. 944a
56. Dans le commentaire qu'il fait de la Clarification, J.-M. GARRIGUES
souligne d'ailleurs l'accord de cet argument avec la conception de saint
Augustin, d'une part, et avec les dfmitions des conciles de Lyon II et de
Florence, d'autre part (La Clarification sur la procession du Saint-Esprit et
l'enseignement du concile de Florence, Jrnilwn, 68, 1995, p. 503, repris dans
LA QUESTION DU FILIOQUE 27
La Clarification va mme plus loin, puisque dans la logique
de la thorie du pre Garrigues qu'elle adopte57, elle va jusqu'
subordonner la relation de patri-filiation du Pre avec le Fils
(le fait pour le Pre d'engendrer le Fils et le fait pour le Fils d'tre
engendr par le Pre) au fait que le Fils contribuerait faire
procder l'Esprit Saint: Le Pre n'engendre le Fils qu'en spirant
(rrqo~~aMnv en grec) par lui l'Esprit Saint, et le Fils n'est
engendr par le Pre que dans la mesure o la spiration ( rrqo~oAt1
en gre) passe par lui58 ; .le Pre n'est Pre du Fils Unique
qu'en tant pour lui et par lui J'origine du Saint-Esprit59 .Cette
affirmation est reprise par ta suite : La spiration de 1'Esprit
partir du Pre se fait par ettravers (ce sont les deux sens de ui
en grec) 1'engendrement du Fils60. On voit comment la Clari-
fication a ici totalement perdu de vue la distinction qu'elle avait
tablie entre une prtendue approche cappadocienne et une prten-
due approche latino-alexandrine, pour retrouver un point de vue
o ekporse partir du Pre seul et procession partir du Pre et
du Fils se trouvent confondues au profit de cette dernire, et pour
retrouver aussi la classique conception filioquiste qui prtend
assimiler le t ro ulo grec (ou encore l'affirmation patristique
que le Saint-Esprit repose dans le Verbe61) au Filioque latin (assi-
milation qui depuis de nombreux sicles bnficie, au sein de
l'glise orthodoxe, de l'aval du courant latinophrone). Il est
d'ailleurs significatif que, aprs la publication de la Clarifica-
tion, J.-M. Garrigues ait pu aisment montrer des lecteurs
catholiques qui s'taient inquits d'une certaine diffrence de
vocabulaire entre la Clarification et les dfinitions du concile
de Florence, que, quant au fond, celle-l est en accord avec celles-
ci62.
La Clarification affirme dans le mme temps et de manire
tout fait consquente dans le cadre de sa propre logique que
c'est dans l'Esprit que [la] relation entre le Pre et le Fils atteint

Le Saint-Esprit, sceau de la Trinit. Le Filioque et l'originalit trinitaire de


l'Esprit et de sa mission, Paris, 2011, p. 21 ).
57. Voir J.-M. GAlrnlGUES, Rflexions d'un thologien catholique sur le
Filioque , p. 289-298. Voir aussi les tudes postrieures du mme auteur
rassembles dans Le Saint-Esprit, sceau de la Trinit. Le Filioque et l'originalit
trinitaire de l'Esprit et de sa mission, Paris, 2011. Ces tudes font apparatre
clairement l'origine thomiste de cette thorie.
58. Clarification, p. 944a
59. Ibid. Soulign par nous.
60. Ibid.
61. La Clarification donne une citation de saint Jean Damascne p. 944a
62. La Clarification sur la procession du Saint-Esprit et l'enseignement du
concile de Florence, p. 501-506.
28 PERSONNE ET NA TURE
elle-mme sa perfection trinitaire63 , la spiration du Saint-Esprit
partir du Pre par et travers 1'engendrement du Fils
caractrisant cet engendrement de manire trinitaire64 . On voit
pointer dans cette ide une thse classique des thologies augus-
tinienne et thomiste, qui trouvait son expression chez Augustin
dans l'affirmation bien connue que le Saint-Esprit est l'amour du
Pre et du Fils. Et en effet la clarification fait rfrence quelques
lignes plus loin une tradition remontant saint Augustin, et
voque par la suite l'amour divin qui a son origine dans le Pre
repose dans "le Fils de son amour" pour exister consubstan-
tiellement par celui-ci dans la personne de 1'Esprit, le Don
d'amour65 ; elle parle aussi par la suite du caractre original
de la personne de l'Esprit comme Don ternel de l'amour du Pre
pour son Fils bien-aim66 . Ces dernires expressions montrent
que la Clarification situe sa conception dans l'ordre tholo-
gique, tout en faisant apparatre ses implications et ses prolon-
gements dans l'ordre conomique, auquel renvoient trs clai-
rement de nombreuses rfrences scripturaires. On voit apparatre
ici l'ide sousjacente la doctrine latine du Filioque selon la-
quelle l'ordre thologique se rvle dans l'ordre conomique, et
selon lequel l'ordre conomique permet de connatre l'ordre
thologique dont il est l'expression.

V. CRITIQUE DE LA THORIE ET DES ARGUMENTS


PRSENTS PAR LA CLARIFICATION.

1. La diffrence des positions


orthodoxe et catholique romaine
ne consiste pas en un simple malentendu linguistique.

La thorie linguistique labore par J.-M. Garrigues et reprise


par la Clarification est excessivement schmatique et ar-
tificielle. J.-M. Garrigues en a eu l'ide en lisant le passage de
l'Opuscule thologique et polmique 10 de saint Maxime le
Confesseur o celui-ci dissipe un malentendu en incriminant le
fait [pour les Latins] de ne pouvoir exprimer sa pense dans
d'autres mots et en une autre langue comme dans les siens,

63. Clarification, p. 944a


64. Ibid.
65.Ibid.
66. Ibid., p. 944b.
LA QUESTION DU ,FILIOQUE 29
difficults que nous [les Grecs] nous rencontrons aussi, et
explique qu'en disant que l'Esprit Saint procde aussi du Fils
(Knoqevea8aL KK 'CO uio n'> nvE!-!a 't:O iywv) (formule qui
suscitait la critique de certains Byzantins) le pape Thodore Ier et
les thologiens de son entourage n'ont pas fait du Fils la cause
du Saint-Esprit- car ils savaient le Pre cause unique de Celui-l
selon la gnration et de Celui-ci selon la procession (Ka't ri)v
Knoqwow) -, mais qu'ils ont voulu manifester le fait [pour
l'Esprit] de sortir par Lui [le Fils] (1: L'a&ro nqo"LtvaL)67 .
J.-M. Garrigues en a tir la conclusion que pendant des sicles un
malentendu s'tait maintenu/ propos de la question du Filioque
parce qu'une fausse quivalence s'tait tablie entre l'Kn6qwcrL
grecque et la processio latine, cette dernire correspondant en fait
au nqo'ltvaL grec. En ralit le malentendu que dissipe Maxime ne
se limite pas, loin de l, un problme de vocabulaire68, et a
fortiori la controverse sur le Filioque ne s'explique-t-elle pas et
n'est-elle pas susceptible de se rsoudre en des termes aussi
simples ; penser le contraire, c'est faire injure la culture et
l'intelligence des thologiens des deux bords qui pendant plus de
douze sicles ont confront de manire dtaille leurs positions
sur ce sujet.
Cette thorie linguistique est particulirement rductrice et
simplificatrice. Un thologien catholique qui est l'un des meil-
leurs connaisseurs de la pense et du vocabulaire des Pres, le
pre Andr de Halleux69, crit notamment son propos : La re-
construction historique du pre Garrigues parat d'une ingniosit
trop artificielle pour tayer ses conclusions doctrinales70. Nous
voudrions simplement faire remarquer qu' la lecture des textes
patristiques tant latins que grecs, le vocabulaire ne parat pas aussi
rigide que le prtend la Clarification )) la suite du pre Gar-
rigues, mais possde au contraire une certaine souplesse, et c'est
justement ce qui rend parfois difficile l'interprtation de certaines
formules dont seul le contexte peut permettre de dterminer le
sens. S'il est vrai que les mots grecs Kn6qwaL et Knoqevea8aL
ont un sens plus restreint que les mots latins processio et
procedere et se rapportent le plus souvent l'origine de l'exis-
tence personnelle du Saint-Esprit partir du Pre, ils peuvent

67. Th. Pol., 10, PG 91, l33D-l36C.


68. Voir infra et le long commentaire que nous avons fait du texte de Maxime
dans notre livre Maxime le Confesseur, mdiateur entre l'Orient et l'Occident,
Paris, 1998, chapitre 2 : La question du Filioque .
69. Du personnalisme en pneumatologie, p. 19-23.
70. Ibid., p. 20.
30 PERSONNE ET NA TURE

aussi, chez les Pres grecs, avoir un sens assez large et servir
exprimer la procession du Saint-Esprit entendue dans une
perspective conomique (celle de son envoi, comme don ou grce
dans le monde)1 1 ou dans une perspective nergtique (celle de sa
communication ou de son rayonnement ternels comme nergie) ;
inversement les mots nQoivm, 7tQOQXW9at, nQoxe:a9at, qui
sont le plus souvent utiliss dans un sens conomique ou ner-
gtique, peuvent aussi se rapporter, sur le plan thologique,
l'origine personnelle du Saint-Esprit72. Quant au procedere latin,
dont le sens est, il est vrai, tellement large qu'il est parfois utilis
pour dsigner l'engendrement du Fils, il est videmment employ
aussi de manire frquente par les Pres latins dans un sens troit
correspondant au sens troit de 1' KnoQeveaeaL grec.
La thorie, labore sur la base de la distinction linguistique
prcdente, selon laquelle, sur le plan proprement thologique, les
termes KnOQWO'L et processioh. n(lbivaL exprimeraient deux
traditions thologiques diffrentes et complmentaires, n'est pas
recevable.
1) Premirement, le sens le plus commun du nQoivaL grec, qui
est conomique ou nergtique, ne correspond pas au sens
particulier du procedere auquel la Clarification , la suite du
pre Garrigues, entend l'assimiler: celui d'une communication de
consubstantialit, ou pour parler plus clairement, d'une trans-
mission de l'essence ou de la nature divine du Pre et du Fils (ou
par le Fils) au Saint-Esprit, les Pres latins tant d'ailleurs loin de
tous s'accorder sur ce sens du mot procedere privilgi par la
doctrine filioquiste.
2) Deuximement cette thorie suppose que chaque partie en
cause ne peroive qu'une partie de la vrit, n'apprhende qu'un
aspect de la vie trinitaire et ignore 1'autre : ainsi 1' KnOQeveaL
grec percevrait et exprimerait la procession du Saint-Esprit selon
l'hypostase (ou son origine hypostatique) partir du Pre, tandis

71. Par exemple saint JEAN DAMASCNE utilise _JC7tOQEea6at pour signifier
la venue du Saint-Esprit partir du Pre par le Fils dans un sens conomique (De
[Ide orth., 1, 12, PTS 12, p. 36), de mme que saint Maxime le Confesseur (Thal.,
63, PG 90, 672C, CCSG 22, p. 155). Le mot peut avoir un sens beaucoup plus
large encore comme le souligne saint Grgoire Palamas en citant des passages de
l'criture o il est utilis dans les sens les plus varis (Traits apodictiques, II,
73-74).
72. Ainsi non seulement saint CYRILLE D'ALEXANDRIE dit tenir 7tQOXEia6at
pour un quivalent de JC7tOQEea6at (Ep., IV, PG 77, 316D), mais saint
GRGOIRE DE NAZIANZE utilise rrqoivat pour dire que le Saint-Esprit tient du
Pre seul son existence personnelle (Dise., XX, Il, SC 270, p. 78 ; XXX, 19,
SC 250, p. 266; XXXIX, 12, SC 358, p. 174).
LA QUESTION DU Fii.IOQUE 31
que le procedere latin percevrait et exprimerait sa procession
selon l'essence ou la nature divine partir du Pre et du Fils.
Outre ce que cette seconde affirmation a de contestable en prten-
dant attribuer aux Pres latins, sous couvert d'uniformit linguis-
tique, une conception que tous n'ont pas partage, une telle disso-
ciation est irrelle. Les Pres grecs n'ont aucunement spar la
procession ou l'ekporse selon l'essence de l'ekporse ou la
procession selon l'hypostase, de mme que tous les Pres latins
n'ont paS spar la procession selon l'essence de la procession
selon l'hypostase. Comme l'crit l~ pre Andr de Halleux : si
la processio latine n'est pas synon1me de l'ekporse grecque, il
ne s'ensuit pas que chacun d ces concepts exprime exclusive-
ment l'un des deux aspects complmentaires du mystre, le pre-
mier portant sur la communion consubstantielle et le second sur le
caractre hypostatique. Ce dcoupage en dfinitions abstraites a
peu de chance de traduire la complexit vivante de la pense
patristique, pour laquelle la procession connotait sans doute l'ori-
gine personnelle, et l'ekporse, la participation essentielle. Pour-
quoi donc chacune des deux parties de la chrtient n'aurait-elle
saisi qu'une moiti du donn rvl73 ?
3) Troisimement on retrouve dans cette thorie adopte par la
Clarification la tendance vouloir isoler la position des
Cappadociens en l'opposant la tradition latine et la tradition
alexandrine ces deux dernires tant prsentes non seulement
comme convergentes mais comme constituant une mme tradition
de pense (lorsqu'on parle d'une tradition latino-alexandrine). La
tendance isoler la tradition cappadocienne tait plus nette encore
dans les articles du pre Garrigues et tait pousse l'extrme
dans un livre de son matre le pre J.-M. Le Guillou qui ne cachait
d'ailleurs pas son hostilit l'gard de cette tradition74. En fait il
y a un accord de fond entre la position des Cappadociens et celle
des grands Alexandrins (mme si ceux-ci ont un vocabulaire sou-
vent plus large, plus souple et moins prcis, et aussi plus essen-
tialiste). En revanche, nous l'avons dj signal, on ne trouve pas
dans la tradition latine l'unanimit que la Clarification y voit
la suite du pre Garrigues. L'ide d'une procession du Saint-
Esprit selon la substance ou la nature divine partir du Pre et du

73. Du personnalisme en pneumatologie, p. 22.


74. Le Mystre du Pre, Paris, 1973, p. 59-130. Voir A. DE HALLEUX, Du
personnalisme en pneumatologie, p. 23 : Le pre Garrigues semble devoir
son apprciation pjorative de la thologie cappadocienne au pre Le Guillou,
lui-mme inspir en partie par la thse du pre A. Malet sur saint Thomas
d'Aquin. J
32 PERSONNE ET NA TURE

Fils se trouve bien en effet chez Augustin et ses disciples, et avant


Augustin chez un Pre latin qui la triadologie augustinienne doit
beaucoup: Tertullien75. Mais cette position, qui non seulement est
partielle- nous le concdons volontiers la Clarification et au
pre Garrigues - mais errone, est loin d'tre partage par tous les
Pres latins non seulement antrieurs, mais postrieurs Augustin
(comme saint Hilaire de Poitiers, saint Ambroise de Milan, et
mme comme saint Lon le Grand et saint Grgoire le Grand76).
Et il est probable que la position latine que saint Maxime le
Confesseur dfend comme orthodoxe dans son Opuscule tholo-
gique et polmique 10 tmoigne de l'existence, son poque, au
sein de l'glise latine, d'un courant thologique parallle au
courant augustinien et en dsaccord avec lui77.

2. Dissociation inacceptable
de l'ekporse selon la personne
et de la procession selon la nature.

Il nous faut examiner ici plus longuement la dissociation


qu'opre la Clarification entre ekporse selon l'hypostase et
procession selon la nature -bien qu'elle s'exprime de manire
plus discrte et moins tranche dans sa terminologie que dans les
articles du pre Garrigues dont elle s'inspire -car elle est une
pice matresse de son argumentation.
On peut remarquer qu'une telle dissociation est en ralit
inexistante non seulement entre la reprsentation orientale et la
reprsentation occidentale, mais au sein mme de la pense des
Pres grecs (et des Pres latins qui sont en accord avec eux). Au
plan proprement thologique, le Saint-Esprit (de mme que le
Fils) procde du Pre seul non seulement selon l'hypostase, mais
selon l'essence (ainsi les Pres soulignent parfois ce dernier
aspect en notant que le Saint-Esprit procde du Pre selon

75. On peut se demander cependant dans quelle mesure la triadologie de


Tertullien, labore pour l'essentiel durant sa priode montaniste, a pour la
tradition latine elle-mme une valeur normative.
76. Voir notre livre Maxime le Confesseur, mdiateur entre l'Orient et
l'Occident, Paris, 1998, chapitre 2 : La question du Filioque .
77. Voir ibid. Signalons que la critique moderne a tabli que la Lettre de Lon
le Grand Turribius d' Astorga (Denzinger 284), rgulirement cite par les
partisans du Filioque (et par la Clarification ) comme une rfrence
patristique majeure, a t compose par un faussaire aprs le concile de Braga
(563) (voir A. KSlLE, Antipriscilliana, Fribourg, 1905, p. 126, signal et admis
par l'introduction de Denzinger 284 ).
LA QUESTION DU FILIOQUE 33
l'essence78 ). Il reoit du Pre seul son essence en mme temps
qu'il reoit de lui seul son hypostase. La monarchie du Pre, sur
laquelle insistent particulirement les Cappadociens, signifie que
le Pre est la seule source non seulement de l'hypostase mais de
l'essence des deux autres personnes trinitaires. L'hypostase et la
nature sont reues en mme temps et indissociablement et par le
Fils et par le Saint-Esprit. Selon un principe affirm par saint
Maxime et raffirm par saint Jean Damascne, il n'y a pas
d'hypostase sans nature ou sans.essence79. Quand les Pres disent
que le Saint-Esprit reoit du P_re son existence personnelle, ils
n'entendent pas par l qu'il reoive seulement son hypostase : il
existe partir du Pre immdiatement et indissociablement non
seulement comme Saint-Esprit mais comme Dieu, comme une
personne de nature divine, comme Esprit-Saint qui est Dieu80. De
mme quand les Pres affirment que le Saint-Esprit reoit du Pre
son tre (par exemple lorsque saint Grgoire de Nysse crit que le
Saint-Esprit tient son tre [dvaL] attach comme sa cause au
Pre dont il procdeS! ), ils entendent la fois et indisso-
ciablement son hypostase et son essence. De mme donc que le
Fils est engendr du Pre seul directement et sans intermdiaire,
recevant du Pre seul d'exister comme Fils diffrent de lui et
comme Dieu identique lui, le Saint-Esprit procde du Pre seul
directement et sans intermdiaire, recevant du Pre seul d'exister
comme Esprit diffrent de lui et comme Dieu identique lui. La
monarchie du Pre sur laquelle insistent les Cappadociens signifie
non seulement que le Pre est seul principe et cause et du Fils et
de l'Esprit Saint, mais qu'il est aussi le seul principe de leur
diffrence hypostatique (tant la cause du Fils par engendrement
et celle de l'Esprit par procession) et en mme temps le seul
principe de leur identit de nature82, tant la seule source de la

78. Voir par exemple saint JEAN DAMASCNE, De fide orthodoxa, 1, 8, PG 94,
817-820, PTS 12, p. 24: seul le Saint-Esprit, procdant de l'essence du Pre,
n'est pas engendr q~ais procde {116vov 'tO nve~Ja 'tO &ywv iKnOQEU'tov K ti)
oala 'tO na'tQ6, o yevvw11evov M' K7tOQEUO!levov).
79. MAxiME LE CONFESSEUR, Th. Pol., 23, PG 91, 264A. JEAN DAMASCNE,
De fuie orthodoxa, III, 9, PG 94, 1016-1017, PTS 12, p. 128.
80. On peut encore noter ce propos ce que dit V. LOSSKY : Si les
personnes existent, c'est justement parce qu'elles ont la nature ; leur procession
mme consiste recevoir la nature du Pre (Thologie mystique de l'glise
d'Orient, Paris, 1944, p. 61 ).
81. Chez saint BASILE DE CSARE, Ep., XXXVIII, 4, d. Courtonne, t. 1,
p. 85.
82. Voir par exemple GRGOIRE DE NAZIANZE, Dise., XX, 7, SC 270, p. 70;
XXI, 14, SC 250, p. 302-304. '
34 PERSONNE ET NA TURE

divinit que l'un et l'autre reoivent de lui seul83. On doit


seulement faire la distinction suivante : le Pre cause l'hypostase
du Saint-Esprit, tandis qu'il lui communique l'essence divine, de
mme qu'il cause l'hypostase du Fils et lui communique l'essence
divine, car sinon il serait la cause de sa propre essence, l'essence
qu'il communique l'un et l'autre tant la sienne. Mais cette
distinction n'enlve rien la simultanit des deux procs, ni
surtout au fait que c'est du Pre seul que le Saint-Esprit tient tant
son essence que son hypostase84.

3. Affirmation inacceptable de la mdiation du Fils


dans la procession du Saint-Esprit.

a. L'Esprit Saint procde du Pre par le Fils.

La Clarification reprend l'argument filioquiste ancien d'une


mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit partir du
Pre. Dans la ligne de la pense filioquiste telle qu'elle s'est
exprime au concile d'union de Florence, la Clarification
affirme l'identit fondamentale de l'expression latine l'Esprit
Saint procde du Pre et du Fils (Filioque) et de l'expression,
que l'on rencontre parfois chez les Pres grecs, que l'Esprit
Saint procde du Pre par le Fils ( l 'to uio) . Les thologiens
orthodoxes ont toujours refus et rfut une telle identification,
que les thologiens latinophrones ont cependant t ports
admettre, raison pour laquelle sans doute la Clarification se
risque avancer de nouveau cet argument.
Elle le fait en s'appuyant sur trois citations patristiques. La
premire est de saint Basile : Par le Fils qui est un, [le Saint-
Esprit] se rattache au Pre qui est un, et complte la bienheureuse
Trinit digne de toute louange85. La deuxime citation est de

83. Ainsi saint JEAN DAMASCNE crit: Le Pre a l'tre par lui-mme et il
ne tient d'un autre rien de ce qu'il a. Au contraire, il est la source et le principe
pour tous de leur nature et de leur manire d'tre.[ ... ] Donc tout ce qu'ont le Fils
et l'Esprit et leur tre mme, ils le tiennent du Pre)) (De fuie orth., I, 8, PTS 12,
p. 26). .
84. Saint MARc o'EPHSE, ayant sans doute en vue une thorie analogue
celle du pre Garrigues et de la Clarification)) avance par les Latins de son
poque, avait pris soin de prciser: Ce n'est pas du Fils que l'Esprit Saint tire
Son existence ni qu'Il reoit Son tre (oinc tiQa JC TO uio u<jlcrtTJICEV oubt TO
dvaL XEL TO 7tVEf.Ul To iiywv) )), le premier terme se rfrant l'hypostase et le
second l'essence (Conf.fidei, l, PO 17, p. 438 [300]).
85. De Spir. Sanct., XVIll, 45, SC 17bis, p. 408.
LA QUESTION DU FILIOQUE 35
saint Maxime le Confesseur : Par nature le Saint-Esprit selon
l'essence procde substantiellement du Pre par le Fils engendr
('to yQ 7tVEf..1.a 'tO ayLOv, W<77tEQ c:puan Ka't oa(av imaQxn
1

'tO Seo Kai na'tQ6, o'tw Kai 'tO uio c:puan Ka't' oa(av
anv, W K 'tO na'tQO oatWbW L' uio yeVVT]SV'tO
cpQaa'tw K7tOQW6f..1.evov)86. La troisime citation est de saint
Jean Damascne : Je dis que Dieu est toujours Pre, ayant
toujours partir de lui-mme son Verbe, et par son Verbe ayant
son Esprit procdant de lui (d nv EXWV aU'tO 'tOV aU'tO
A6yov Kai L 'tO A6you aU'to { amo 'tO 7tVEf..1.a aU'tO
K7tOQW6f..1.evov)87. La Clarification renvoie un autre
passage de saint Jean Damascne qu'elle ne cite pas mais qui est
le suivant : C'est la mme intelligence, abme de raison [le
Pre], qui engendre le Verbe et projette, par le Verbe, l'Esprit
manifestant (L A6you 7tQOf3oAe Kcpav'tOQLKo nveuf..l.a'to).
[... ] L'Esprit Saint est la puissance manifestant le secret de la
divinit ; procdant du Pre par le Fils (K na'tQ f.J.V L' uio
K7tOQWOf..1.Vll) comme lui-mme le sait, et non par gnra-
tionS&.
Le texte cit de saint Basile ne nous parat pas pouvoir tre pris
en considration dans ce contexte puisqu'il ne traite pas de la
procession du Saint-Esprit, mais de la faon dont une confession
de foi correcte nonce isolment l'Esprit qui est un (c'est--
dire indpendant selon son hypostase) tout en tant uni au Pre et
au Fils (selon la nature divine commune). En revanche quelques
lignes plus loin, lorsque saint Basile parle de la procession du
Saint-Esprit, il affirme trs clairement que le Saint-Esprit procde
du Pre seul : on le dit tre de Dieu [le Pre] (ix 'tO Seo
ElvaL), non point la manire dont toutes les choses viennent de
Dieu, mais en tant qu'il sort de Dieu [le Pre] (K 'to Seo
7tQOEA86v)89 .
Le passage de saint Maxime cit par la Clarification avait
t maintes fois prsent par le pre Garrigues comme une justifi-
cation exemplaire de sa propre thorie ; celui-ci considrait
notamment que le Confesseur ici a runi les deux intuitions
[cappadocienne-orientale et latine-alexandrine, qui s'expriment
respectivement par les expressions "par le Fils" et "Filioque"] en

86. Thal., 63, PG 90, 672C, CCSG 22, p. 155.


87. Dia/. Contr. Manich., 5, PG 94, 1512B, PTS 22, p. 354.
88. De fide orth., l, 12, PG 94, 848D-849A, PTS 12, p. 36.
89. De Spir. Sanct., XVIII, 46, SC 17bis, p. 408.
36 PERSONNE ET NA TURE

une seule formule d'une trs grande densit9 .Or ce texte, parmi
d'autres textes ambigus de Maxime9l, est celui qu'il ne fallait pas
citer, car il est le moins apte au rle qu'on veut lui faire jouer : si
tel qu'il est prsent ici, hors de son contexte, il peut certes faire
illusion et paratre confirmer tout fait la thse du pre Garrigues
reprise par la Clarification , replac dans son contexte il permet
au contraire de la rfuter. Je comprends, crit Maxime, qu'ici la
sainte criture parle des nergies du Saint-Esprit, donc des
charismes de l'Esprit, qu'il appartient au Verbe d'accorder
l'glise en tant que tte de tout le corps. "L'Esprit de Dieu
reposera sur lui, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de
conseil et de force, esprit de connaissance et de pit ; et ille rem-
plira d'esprit de crainte de Dieu" (Is 11, 2-3). Si la tte de l'glise,
selon la pense de l'humanit, c'est le Christ, alors celui qui par
nature, en tant que Dieu, a l'Esprit, accorde l'glise les nergies
de l'Esprit. C'est en effet pour moi que le Verbe est devenu
homme, pour moi aussi qu'il a accompli tout le salut, qu' travers
ce qui est mien il m'a attribu ce qui selon la nature lui tait
propre. Par ce qu'il a tant devenu homme et comme le tenant de
moi, il manifeste ce qui lui est propre, et il s'attribue lui-mme
la grce qu'il me fait en tant qu'ami de l'homme, Il inscrit mon
I?ropre crdit la puissance de vertus qui lui est propre par nature.
A cause de quoi Il est dit encore recevoir ce que par nature il
possde sans commencement et au-del de toute raison. Car de
mme que l'Esprit Saint existe selon l'essence [comme Esprit] de
Dieu le Pre, de mme par nature selon l'essence est-il [Esprit] du
Fils, en tant que procdant ineffablement du Pre, essentiellement,
par le Fils engendr, et donnant au chandelier, c'est--dire l'gli-
se, ses propres nergies comme des lampes92. Il est parfaitement
clair la simple lecture de ce texte que le propos de Maxime se
situe dans une perspective conomique, et ne concerne pas l'ori-
gine du Saint-Esprit au sein de la Trinit, mais sa manifestation,
sa communication, son don aux chrtiens dans l'glise comme
grce ou -Maxime utilise le mot plusieurs reprises -comme
nergie93 .

90. Point de vue catholique sur la situation actuelle du problme du


Filioque ,p. 170-171.
91. Que nous avons comments dans notre tude : Maxime le Confesseur,
mdiateur entre l'Orient et l'Occident, chapitre 2 : La question du Filioque .
92. Thal., 63, PG 90, 672C-D, CCSG 22, p. 155.
93. On trouvera un commentaire dtaill de ce texte et des autres textes de
Maxime sur le mme sujet dans notre tude : Maxime le Confesseur, mdiateur
entre l'Orient et l'Occident, chapitre 2 : La question du Filioque .
LA QUESTION DU FILIOQUE 37
C'est dans une perspective analogue- celle de la manifestation
de l'Esprit Saint comme nergie -qu'il faut comprendre le
passage du De fide orthodoxa de saint Jean Damascne auquel
renvoie la Clarification, puisque celui-ci parle trs clairement
de l'Esprit manifestant, et prcise plus loin que l'Esprit Saint
est la puissance manifestant le secret de la divinit, le mot
puissance {Uva,..u) tant un terme souvent utilis par les Pres
grecs (notamment Denys l' Aropagite94) pour qualifier les
nergies divines. Mais saint Jean Damascne vise ici la manifes-
tation des nergies divines issues~du Pre, par le Fils dans le
Saint-Esprit non sur le plan conomique, dans la cration, mais au
sein de la divinit et autour d'elle. Tout le contexte de ce passage
est d'ailleurs nergtique, puisque le Pre lui-mme est dsign
comme soleil suressentiel, source de bont, abme d'essence, de
raison, de sagesse, de puissance, de lumire, de divinit, source
envoyant le bien cach en elle, et que le Fils est lui-mme
dsign comme verbe, sagesse, puissance et volont du Pre,
noms qui dsignent non des qualits propres telle ou telle
hypostase, mais des proprits de l'essence divine qui est com-
mune aux trois personnes, qualits ou attributs se communiquant
comme nergies d'une personne l'autre (du Pre, par le Fils, au
Saint-Esprit) et se manifestant comme telles. C'est sans doute
dans le mme sens qu'il faut comprendre la formule de saint Jean
Damascne cite par la Clarification : Je dis que Dieu est
toujours Pre, ayant toujours partir de lui-mme son Verbe, et
par son Verbe ayant son Esprit procdant de lui, le texte du
Contra Manichaeos dont est extraite cette phrase insistant bien
par ailleurs sur le fait que le Pre est seul principe et cause et du
Fils et du Saint-Esprit : S'il y a trois hypostases, il y a cependant
un seul principe. En effet, le Pre est le principe du Fils et de
l'Esprit, non selon le temps, mais selon la cause. Car le Verbe et
1'Esprit sont (issus) du Pre, mais pourtant pas aprs lui. Car de
mme que la lumire est (issue) du feu et que le feu ne prcde
pas la lumire dans le temps - il ne peut en effet y avoir un feu qui
ne soit pas lumineux, et le feu est le principe et la cause de la
lumire qui est (issue) de lui-, de mme le Pre est-il la cause du
Verbe et de l'Esprit- en effet, le Verbe et l'Esprit sont (issus) du
Pre- sans qu'il prcde dans le temps. Je confesse donc que le

94. Voir notre article : Nature et fonction de la thologie ngative selon


Denys 1'Aropagite , Le Messager orthodoxe, 116, 1991, p. 4-7.
38 PERSONNE ET NATURE

Pre est l'unique principe et cause naturelle du Verbe et de


1'Esprit9 5 .
On pourrait trouver d'autres textes des Pres o est voque
une mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit, mais o
cette procession est en fait la manifestation ou la communication
des nergies divines, soit ternellement, au sein de la divinit et
autour d'elle, soit temporellement dans la cration. C'est le cas
notamment chez saint Grgoire de Nysse souvent cit ce
propos96, ou chez saint Cyrille d'Alexandrie qui, malgr des
expressions en apparence essentialistes, s'accorde fondamenta-
lement sur ce point avec la tradition cappadocienne97. C'est dans
une perspective semblable que l'on peut comprendre aussi les
expressions apparemment filioquistes de certains Pres latins
comme saint Hilaire de Poitiers, saint Ambroise de Milan et
mme saint Lon le Grand et saint Grgoire le Grand98, la ligne
de sparation n'tant pas, comme le pens.e la Clarification la
suite du pre Garrigues, entre la tradition cappadocienne et la
pense latino-alexandrine, mais entre la tradition laquelle appar-
tiennent fondamentalement les Cappadociens, les Alexandrins et
les Pres latins que nous avons voqus, d'une part, et la tradition
de pense issue de Tertullien, d'Augustin puis de Thomas
d'Aquin, d'autre part.

b. L'Esprit Saint procde du Pre du Fils.

La Clarification propose un autre argument en faveur de la


mdiation du Fils dans la procession du Saint-Esprit. Cet ar-
gument, exprim de diffrentes faons, revient, nous l'avons vu,
affirmer que le Fils intervient ncessairement dans la procession
du Saint-Esprit du fait que le Pre, qui est la source et le principe
de la procession du Saint-Esprit, est Pre du Fils. Cet argument
qui, avons-nous remarqu, avait dj t prsent par B. Bolotov
(dont s'est inspir le pre Garrigues) au dbut de ce sicle, et s'est
attir rcemment encore la sympathie de thologiens orthodoxes

95. Dia/. contr. Manich., 5, PG 94, 1510C-1512A, PTS 22, p. 354.


96. Voir A. DE HALLEUX, "Manifest par le Fils". Aux origines d'une
fonnule pneumatologique , Revue thologique de Louvain, 20, 1989, p. 3-31,
repris dans A. DE HALLEUX, Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 338-
366.
97. Voir A. DE HALLEUX, Cyrille, Thodoret et le Filioque , Revue
d'histoire eclsiastique, 74, 1979, p. 597-625.
98. Comme nous l'avons montr dans : Maxime le Confesseur, mdiateur
entre l'Orient et l'Occident, chap. 2 : La question du Filioque .
LA QUESTION DU FILIOQUE 39
du courant latinophrone99, tait dj avanc il y a bien longtemps
par les dfenseurs latins du Filioque et par leurs sympathisants
grecs, comme en tmoigne la rfutation qu'en fait saint Grgoire
Palamas dans ses Traits apodictiques. Remarquons tout d'abord
que l'argument joue sur les mots _(ou sur les concepts). Comme le
montre saint Grgoire Palamas, que Pre fasse penser
Fils (o que le premier concept implique l'autre dans la pen-
se) n'implique pas que le Pre implique le Fils en ralit quand il
fait 'procder l'Esprit. Comme le fait d'ailleurs remarquer le
docteur hsychaste, au plan mme des noms, l'appellation de
Pre, si elle dsigne dans un sens troit le Pre comme Pre du
Fils, le dsigne aussi dans un sens plus large comme Pre de
l'Esprit en tant que cause de celui-ci, ce que suggre l'aptre
Jacques lorsqu'il l'appelle le "Pre des lumires" (Je 1, 17)100 ,
sans que cela implique pour autant que le Saint-Esprit soit engen-
dr ni que le Pre soit proprement Son Pre. La proprit hypos-
tatique du Pre en tant que tel ne se limite pas engendrer le Fils,
mais est aussi de faire procder l'Esprit. Le Pre est en mme
temps l'engendreur du Fils et l'metteur (nQo~oAI::u) du Saint-
Esprit. Lorsqu'ils dfinissent les proprits hypostatiques des trois
personnes divines, les Pres soulignent d'ailleurs que celle du
Pre est d'tre inengendr , et non pas d'engendrer, ce qui
exclut que l'on envisage cette proprit hypostatique par rapport
au Fils seulement. Il faudrait ajouter cela les considrations de
plusieurs Pres comme Denys l' Aropagite qui soulignent le
caractre apophatique de la patemit101 et excluent que l'on
envisage celle-ci dans un sens troit, comme le fait la thologie
latine.
On ne voit d'ailleurs pas pourquoi le fait d'tre Pre du Fils
impliquerait pour le Pre que le Fils lui fOt associ (ou pour le Fils
qu'il fOt associ au Pre) pour faire procder l'Esprit.
En outre, le fait d'tre Pre du Fils n'implique pas pour le Pre
une relation plus troite avec le Fils qu'avec le Saint-Esprit et ne

99. Ainsi les thologiens de toutes confessions runis Klingenthal (23-27


mai 1979) l'initiative de la commission Foi et Constitution du C.O.E., ont
officiellement adopt l'ide, fortement soutenue par le pre GARRIGUES dans la
communication qu'il a prsente lors de cette runion, que l'Esprit procde du
Pre qui engendre le Fils. Se rfrant cette runion, O. CLMENT note : Un
accord semble possible par le rapport des relations toujours uni-trinitaires en
Diet,~, c'est--dire par l'affirmation que l'Esprit procde du Pre du Fils
(L'Eglise orthodoxe, Paris, 1991, p. 57).
100. Traits apodictiques, 1, 21, d. Chrstou, Grgoriou tou Pa/ama
Suggrammata, t. 1, p. 50. ,
101. PSEUDO-DENYS, De divinis nominibus, Il, 8, PG 3, 645C, PTS 33, p. 132.
40 PERSONNE ET NA TURE
confre pas au Fils des privilges que l'Esprit n'aurait pas, en
dehors de sa proprit hypostatique d'tre engendr.
L'argument de la Clarification reflte la tendance tradi-
tionnelle de la doctrine latine du Filioque valoriser la relation
Pre-Fils par rapport la relation Pre-Esprit102 et introduire
ainsi un certain dsquilibre au sein de la Trinit. Il reflte aussi la
tendance de cette mme doctrine, qui conoit l'ordre thologique
partir de l'ordre conomique, accorder la priorit la
gnration du Fils par rapport la procession du Saint-Esprit.
Contre la tendance d'une certaine tradition latine (qui se re-
trouve dans la Clarification 103) concevoir 1'ordre logique de
1' existence des personnes trinitaires selon 1' ordre de leur rv-
lation et de leur manifestation (qui est aussi l'ordre de la prire),
et donc faire du Fils un intermdiaire dans la procession du
Saint-Esprit partir du Pre, les Pres grecs qui ont rfut la
doctrine latine du Filioque ont affirm non seulement l'indpen-
dance de ces deux ordres (thologique et conomique)l04 mais
l'indpendance de la gnration du Fils et de la procession du
Saint-Esprit, non seulement d'un point de vue chronologique mais
d'un point de vue logique. Ce n'est pas parce que le Fils est
manifest ternellement et dans le monde, et est cit, dans la
confession de foi (le Credo) ou le signe de la Croix, aprs le Pre
et avant le Saint-Esprit qu'il est, quant son origine, engendr
avant que l'Esprit ne procde, et que 1'essence divine lui est
communique avant qu'elle ne soit communique l'Esprit. Les
Pres grecs soulignent que de mme que le Fils est engendr par
le Pre (recevant de lui son hypostase et la nature divine) directe-
ment, immdiatement et sans intermdiaire, le Saint-Esprit pro-
cde du Pre (recevant de lui son hypostase et la nature ftivine)
directement, immdiatement et sans intermdiairel05. Il faudrait
ajouter ici tous les arguments qu'avancent les mmes Pres pour

102. Ce reproche tait dj fait aux Latins par NIL CABASILAS, Sur le Saint-
Esprit, I, 33, d. Kislas, p. 202-204.
103. Clarification, p. 944a
104. Voir notamment les longues dmonstrations de saint GRGOIRE
PALAMAS, Traits apodictiques, 1, 23, 26, 28,32-37.
105. Cela est soulign et dmontr maintes fois, contre les positions latines
filioquistes, par saint GRGOIRE PALAMAS, Traits apodictiques, l, 7, 8, ll, 18,
23, 26, 28, 32, 33, 37; II, 20, 50, 52, 55, 56, 70, 75, 76, 81. Grgoire se rfre
aux enseignements des Pres grecs qui l'ont prcd, rappelant notamment cette
remarque de saint GRGOIRE DE NYSSE : en ce qui concerne les personnes hu-
maines, les causes sont nombreuses et diffrentes, mais il n'en va pas de
mme en ce qui concerne la Sainte Trinit. Car il y a une seule et mme
personne, celle du Pre, de laquelle le Fils est engendr et dont l'Esprit procde
(Ad Graecos, Ex communibus notionibus, PG 45, 180BC, GNO Ill, 1, p. 25).
LA QUESTION DU FILIOQUE 41
montrer que, sur le plan thologique de 1'origine des personnes,
est exclue toute intervention du Fils dans la procession du Saint-
Esprit (qui procde du Pre seul quant son hypostase et son
essence).
On pourrait objecter que cette conception introduit une dicho-
tomie au sein de la Trinit : Pre:..Fils d'une part, et Pre-Esprit
d'autre part, qui spare d'une certaine faon le Fils et le Saint-
Esprit et semble en tout cas porter atteinte l'union du Fils et du
Saint.:Esprit. Remarquons tout d'abon! que la conception que d-
fend la Clarification encourt elle-mme une objection ana-
logue, puisqu'elle tablit une autre dichotomie : Pre-Fils d'une
part, et Esprit d'autre part et semble porter atteinte l'galit des
personnes puisqu'elle confre au Fils le privilge, avec le Pre, de
communiquer la nature divine l'Esprit, tandis que l'Esprit n'a
pas la proprit de communiquer la nature divine au Fils106.
Remarquons ensuite, selon la conception orientale, que le Fils et
le Saint-Esprit, bien qu'ils reoivent paralllement tant leur
hypostase que la nature divine sont unis entre eux et au Pre par
leur nature qui est commune au trois, et aussi par le fait d'avoir
tous deux dans le Pre leur origine : nous retrouvons ici le sens de
la monarchie particulirement chre aux Cappadociens.
Les considrations prcdentes concernant la Clarification
montrent que celle-ci reste tributaire de la quadruple confusion sur
laquelle repose la doctrine latine du Filioque : 1) celle des
proprits hypostatiques avec les proprits essentielles ; 2) celle
des proprits hypostatiques entres elles ; 3) celle du plan tholo-
gique et du plan conomique; 4) celle de l'essence et des nergies
divines.

4. Confusion des proprits hypostatiques


et des proprits essentielles.

L'ide de la Clarification (reprise au pre Garrigues) selon


laquelle le Saint-Esprit recevrait la nature ou l'essence divine (ou,
comme le dit la << Clarification : la divinit ou la divinit
consubstantielle) du Pre et du Fils ou du Pre par le Fils
n'chappe pas au reproche traditionnellement fait par les tholo-
giens orthodoxes la doctrine filioquiste de faire procder le

106. Cette objection s'applique plus encore la conception filioquiste la plus


stricte selon laquelle le Saint-Esprit recevrait du Pre et du Fils ensemble, non
seulement la nature divine mais son hypostas.
42 PERSONNE ET NA TURE

Saint-Esprit de l'essence divine, et de confondre ainsi les pro-


prits hypostatiques et les proprits de l'essence. La Clari-
fication a bien conscience de se prter une telle objection,
puisqu'elle cite pour s'en dfendre le IVe concile du Latran
(1215): La substance n'engendre pas, n'est pas engendre, ne
procde pas, mais c'est le Pre qui engendre, le Fils qui est en-
gendr, le Saint-Esprit qui procdel07 ,rponse qui contourne en
fait l'objection puisqu'elle vite ici de dire qui fait procder le
Saint-Esprit et de qui le Saint-Esprit procde. Quant la prcision
que donne la Clarification elle-mme sur sa propre concep-
tion : le fait que dans la thologie latine et alexandrine le Saint-
Esprit procde (npoeLcn) du Pre et du Fils dans leur communion
consubstantielle ne signifie pas' que c'est l'essence ou la substance
divine qui procde en lui mais qu'elle lui est communique
partir du Pre et du Fils qui l'ont en commun, elle apparat
comme une vaine tentative pour donner; en jouant sur les mots, un
aspect personnaliste une thorie qui reste en son fond essentia-
liste. La thorie filioquiste n'a du reste jamais affinn expli-
citement que le Saint-Esprit procdait de l'essence divine, mais
cela est une consquence logique que les thologiens orthodoxes
qui la rfutaient ont mise au jour. Si la Clarification se
dmarque de la thorie filioquiste la plus stricte, c'est en semblant
reconnatre que le Saint-Esprit procde du Pre seul selon
l'hypostase ; elle en reste demi tributaire quand elle affinne
qu'il procde du Pre et du Fils selon l'essence (ou reoit de l'un
et de l'autre son essence). Rappelons que pour la thologie
orthodoxe, c'est le Pre seul qui fait procder l'Esprit Saint indis-
sociablement selon l'essence (qu'il communique) et selon l'hypo-
stase (qu'il cause), et que faire procder l'Esprit, tout~omme
engendrer le Fils relve d'une proprit hypostatique (et non
essentielle) qui appartient au Pre seul. Si l'on admettait que le
Pre et le Fils puissent, selon l'essence, en commun faire procder
l'Esprit Saint, il n'y aurait aucune raison de ne pas admettre que le
Pre et le Saint-Esprit puissent ensemble engendrer le Fils selon
l'essence (ou, pour utiliser le langage de la Clarification, lui
communiquer leur consubstantialit), ce qui serait videmment
une absurdit thologique lOS.

107. Clarification, p. 943b.


108. Ce qui retient la thologie latine de tirer une telle consquence est
qu'elle considre l'ordre : Pre - Fils - Saint-Esprit comme un ordre d'origine
des personnes (et non comme la thologie orthodoxe, de leur manifestation)
devant tre absolument respect.
LA QUESTION DU FILIOQUE 43
S. Confusion des proprits hypostatiques entre elles.

Lorsque la Clarification >> considre que le Saint-Esprit


procde aussi du Fils, ne ft-ce que selon l'essence, elle confond
les proprits hypostatiques du Pr~ et du Fils, puisqu'elle attribue
aussi au Fils la proprit hypostatique, qui n'appartient qu'au
Pre, de faire procder le Saint-Esprit. Mais cette confusion des
propri_ts hypostatiques implique en fait une confusion de celles-
ci avec les proprits de l'essence, car le Pre et le Fils ne
pourraient faire procder l'Esprit en commun (communiter) ou
comme un seul principe (tanquam ex uno principio) que par
une proprit qui leur est commune, ce qui ne peut tre qu'une
proprit de 1'essence. Derrire 1'apparence personnaliste que
prend la Clarification se cache donc toujours une conception
essentialiste.

6. Confusion entre le plan thologique


et le plan conomique d'une part,
et entre le plan de l'essence
et le plan des nergies d'autre part.

La Clarification, la suite du pre Garrigues, prtend ap-


puyer son interprtation sur des formules non seulement de Pres
latins, mais des Pres alexandrins, de saint Maxime le Confesseur
et de saint Jean Damascne qui semblent confirmer que le Saint-
Esprit reoit la divinit consubstantielle du Pre et du Fils ou du
Pre par le FiJsl09. Les formules en question ont la plupart pour
but, comme l'admet d'ailleurs la Clarification, d'affirmer la
consubstantialit trinitaire, certaines d'entre elles visant plus
prcisment affirmer la divinit du Fils face aux ariens, les
autres visant affirmer la divinit du Saint-Esprit face aux
pneumatomaques. Ces formules ont un aspect essentialiste et,
quand elles ne sont pas maladroites, sont pour le moins ambigus.
Nanmoins, en les replaant dans leur contexte, il est possible de
les interprter correctement.
La Clarification cite cette formule de saint Cyrille d'Alex-
andrie: L'Esprit procde du Pre et du Fils (nQ<'>nat K na-rQ
Ka:i Sio) ; il est vident qu'il est de l'essence divine (-rfi Se(a
a-riv oua(a), procdant essentiellement en elle et d'elle

109. Clarification, p. 942b-943a.


44 PERSONNE ET NA TURE

(omwW v ati,l Kai .'; a-rf] 7tQO.i6v)llO , prtendant trouver


en elle une justification patristique d'une communication de la
divinit au Saint-Esprit partir du Pre et du Fils dans leur
communion consubstantiellelll . La Clarification malheureu-
sement spare cette formule de son contexte ; il suffit de rappeler
trs peu celui-ci, pour s'apercevoir immdiatement que la formule
de saint Cyrille s'applique au domaine de l'conomie et non
celui de la thologie : Lorsque l'Esprit Saint est envoy en
nousii2, Il nous rend conformes Dieu, car Il vient du Pre et du
Fils : il est vident qu'Il est de l'essence divine, provenant essen-
tiellement en elle et d'elle. >> En fait, l'Esprit dsigne ici non la
personne de 1'Esprit, mais son don, sa grce ou ses nergies, qui
sont communiqus aux hommes du Pre par le Fils, ou du Pre et
du Fils. Pourquoi saint Cyrille dit-il qu'il est de l'essence divine
ou qu'il en provient essentiellement ? Parce que la grce ou les
nergies divines sont une manifestation ou un rayonnement de
l'essence divine commune. On peut trouver dans les uvres du
patriarche d'Alexandrie de nombreuses formules semblables lB,
dont l'ambigut suscita d'ailleurs quelques problmes de son
temps mme, puisque Thodoret de Cyr craignant que Cyrille
n'et une position filioquiste lui demanda des explications ;
celles-ci firent apparatre la parfaite orthodoxie de Cyrillell4. Les
spcialistes s'accordent aujourd'hui reconnatre que ces for-
mules ont un sens et une porte conomiquesll5. Comme l'a
remarqu A. de Halleux, il apparat que dans tous les cas Cyrille
s'exprime dans une vise d'conomie et non de thologie
trinitaire, c'est--dire qu'il entend dsigner ce que les scolastiques
appellent les missions temporelles et non les processions
temellesll6 ; Cyrille ne thologise jamais sur l'E~rit Saint

llO. Thesaurus, PG 75, 585A.


Ill. Clarification , p. 943a
112. Soulign par nous.
113. Nous en avons cit et comment un certain nombre dans notre tude
Maxime le Confsseur, mdiateur entre l'Oriel')t et l'Occident, Paris, 1998,
chapitre 2 : La question du Filioque .
ll4. Voir l'excellente tude de A. DE HALLEUX, Cyrille, Thodoret et le
Filioque ,Revue d'histoire ecclsiastique,74, 1979, p. 597-625.
115. Nous rejoignons leur avis dans les commentaires des textes de Cyrille
que nous proposons dans notre tude Maxime le Confesseur, mdiateur entre
l'Orient et l'Occident, Paris, 1998, chapitre 2 : La question du Filioque .
116. A. DE HALLEUX, Cyrille, Thodoret et le Filioque , p. 614 ; voir le
dtail de l'argumentation p. 614-617. Voir aussi J. MEYENDORFF, La pro-
cession du Saint-Esprit chez les Pres orientaux, Russie et chrtient, 2, 1950,
p. 164-165. Cyrille va jusqu' comprendre l' ekporse elle-mme dans un sens
conomique (cf. A. DE HALLEUX, op. cit., p. 615).
LA QUESTION DU FILIOQUE 45
que dans un contexte sotriologiquel17 , et c'est le caractre
"physique" de la sotriologie alexandrine qui explique le mieux
l'trange "essentialisme" de certaines dsignations que Cyrille,
prolongeant le souci athanasien de l'homoousie, aime appliquer
1'Esprit Saint, au point de paratr.e en confiner au second plan le
caractre subsistant ou personnel IlS . Un minent spcialiste de
la pense de Cyrille, le pre G.-M. de Durand note dans le mme
sens, que, au fond, la grande proccupation de Cyrille est de
mettre en relief le rattachement indfectible-de 1'Esprit 1' essence
divine, de montrer que l'Esprit est au mme niveau que le Pre
et le Fils et ne peut tre une crature ; il note galement que la
plupart des textes du grand Alexandrin visent dterminer la
nature de l'Esprit, non Ses relations exactes avec les autres
personnes 119 .
La Clarification voque aussi saint Athanase d' Alexan-
drie120 et cite121 l'un de ses textes o elle croit trouver une
lgitimation patristique de sa thorie : De mme que le Fils dit :
"Tout ce qu'a le Pre est moi" (Jn 16, 15), de mme nous
trouverons que, par le Fils, tout cela est aussi dans l'Esprit122.
Cette citation n'est cependant pas en mesure de jouer le rle qu'on
veut lui donner : le contexte du dbut de la troisime lettre
Srapion dont elle est tire est trs clairement conomique : aussi
bien avant gu'aprs ce passage, saint Athanase se rfre aux pi-
sodes de l'Ecriture o le Saint-Esprit est annonc puis donn par
le Christ ses disciples, et crit la fin de la section o figure cet
extrait123 : c'est du Fils que l'Esprit est donn tous et ce qu'il
a appartient au Fils. Dans la section suivante il note : C'en
serait assez pour dissuader tout disputeur quel qu'il soit
d'appeler encore crature de Dieu [l'Esprit] qui est en Dieu, qui
scrute les profondeurs de Dieu, et qui, de la part du Pre, est
donn par l'intermdiaire du Filsl24. Saint Athanase a ici en vue
1'Esprit communiqu ou donn aux hommes en tant que grce ou
nergie, grce ou nergie qui vient du Pre par le Fils. Les paroles
du Christ cites par saint Athanase : Tout ce qu'a le Pre est

117. A. DE HALLEUX, op. cit., p. 614. Cette interprtation conftnne celle de


J. MEYENDORFF, op. cit., p. 164-165.
118. A. DE HALLEUX, op. cit., p. 616.
119. Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Dialogues sur la Trinit, t. I,
sc 231, p. 66.
120. P. 943a.
121. Note 4, p. 945a
122. LeUres Srapion, III, 1, PG 26, 625B.
123. 624C-628A. ,
124. Lettres Srapion, III, 2, PG 26, 628A. Soulign par nous.
46 PERSONNE ET NATURE

moi (Jo 16, 15), peuvent dsigner soit la nature divine


commune, soit les nergies qui s'y rapportent; mais lorsque saint
Athanase ajoute : de mme nous trouverons que, par le Fils, tout
cela est aussi dans l'Esprit, il montre qu'il a en vue les biens
divins attachs la nature divine commune qui sont communiqus
comme nergies du Pre, par le Fils dans l'Esprit. On pourrait
rapprocher ce passage d'un autre passage de la mme uvre, qui
se situe encore plus clairement dans cette perspective conomi-
que : Unique est la sanctification qui se fait du Pre par le Fils
dans 1'Esprit Saint. De mme que le Fils est monogne, ainsi aussi
1'Esprit envoy et donn par le Fils est unique et non multiple, ni
un parmi plusieurs, mais l'Esprit unique lui-mme. Puisque
unique est le Fils, le Verbe vivant, unique aussi doit tre son
action vivante et son don parfait et complet, sanctifiant et clai-
rant, dont on dit qu'Il procde du Pre parce qu'il rayonne, est
envoy et donn par le Fils et que nous confessons [procdant] du
Pre125.
Dans la mme note o elle cite saint Athanase, la Clari-
fication se rfre, sans le citer, un passage du Trait du Saint-
Esprit de Didyme l'Aveugle, prtendant qu'il coordonne[ ... ] le
Pre et le Fils par la mme prposition x dans la communication
l'Esprit Saint de la divinit consubstantielle126 . On voit le
caractre erron de cette conclusion la simple lecture du texte de
Didyme, dont, sans aucune ambigut, le sens est conomique et
concerne les missions du Saint-Esprit dans le monde: S'agissant
de l'Esprit de vrit qui est envoy par le Pre et qui est le
Paraclet, le Sauveur, qui, lui aussi, est la vrit, dit : "Il ne parlera
pas de son propre chef', c'est--dire sans moi et sans le gr du
Pre et le mien, car il ne peut tre spar de la volont du Pre ni
de la mienne puisqu'il ne vient pas de lui-mme, mais 4'u'il vient
du Pre et de moi (non ex se est sed ex Patre et me est), puisque le
fait mme qu'il subsiste et parle lui vient par le Pre et par moi (a
Patre et a me illi est). C'est moi qui dis la vrit, c'est--dire que
j'inspire ce qu'il dit, tant entendu qu'il est l'Esprit de vrit127.
L'analyse des textes de Pres latins comme saint Hilaire de
Poitiers, saint Ambroise de Milan et saint Lon le Grand, ga-
lement cits par la Clarification128 , permet d'aboutir aux
mmes conclusions. La premire citation de saint Hilaire- Que

125. Ibid., l, 20, PG 26, 577C-580A.


126. Note 4, p. 945a
127. Trait du Saint-Esprit, 153, PG 39, 1064A, SC 386, p. 284-286.
128. Note 2, p. 944b-945a
LA QUESTION DU FILIOQUE 47
j'obtienne ton Esprit qui est partir de toi par ton Fils uniquel29
- se situe trs clairement dans un contexte conomique puisqu'il
s'agit de la rception de l'Esprit par le fidle qui prie Dieu de le
lui donner, ce don et cette rception se faisant du Pre par le Fils.
Quant l'autre passage de saint Hilaire que cite la Clarifi-
cation- Si l'on croit qu'il y a une diffrence entre recevoir du
Fils (Jn 16, 15) et procder du Pre (Jn 15, 26), il est certain que
c'est une seule et mme chose que de recevoir du Pre et de re-
cevoir du Fils -, il se situe lui aussi dansr-ttn contexte cono-
mique : ce contexte voque la rception par les hommes du Saint-
Esprit en tant que grce ou nergie, l'Esprit, qui communique ses
dons ou nergies aux hommes, les recevant du Fils qui lui-mme
les reoit du Pre dont ils sont issus : Pour le moment, je ne
prends point en considration la libert qui pousse certains se
demander si l'Esprit Paraclet vient du Pre ou s'il vient du Fils.
Le Seigneur, en effet, ne nous a pas laisss dans le doute. la
suite des mots prcdemment cits ["Lorsque viendra le Paraclet
que je vous enverrai d'auprs du Pre, l'Esprit de vrit qui
procde du Pre, c'est lui qui me rendra tmoignage" (Jn 15, 26)],
Il dclare : "J'ai encore beaucoup de choses vous dire, mais
vous ne pouvez les porter actuellement. Lorsque viendra cet Esprit
de vrit, il vous guidera vers toute la vrit. Car il ne parlera pas
de lui-mme, mais il dira tout ce qu'il aura entendu et vous
annoncera les ralits venir. C'est lui qui me rendra gloire, car il
recevra de mon bien pour vous le communiquer" (Jn 16, 12-15).
L'Esprit envoy par le Fils reoit donc galement du Fils, et il
procde du Pre. Et je te le demande : Serait-ce la mme chose :
recevoir du Fils et procder du Pre ? Si 1' on voit une diffrence
entre recevoir du Fils et procder du Pre, du moins on n'hsitera
pas croire que recevoir du Fils et recevoir du Pre sont une seule
et mme chose. Le Seigneur lui-mme le prcise : "Il recevra de
mon bien pour vous le communiquer. Tout ce qu'a le Pre est
moi. Voil pourquoi j'ai dit: il recevra de mon bien pour vous le
communiquer." Le Fils nous en donne ici l'assurance: c'est de lui
que l'Esprit reoJt ce qu'il reoit : puissance, vertu, science. Et
plus haut il nous avait laiss entendre que tout cela il l'avait reu
de Son Pre. Aussi nous dit-Il que tout ce qu'a le Pre est lui, et
c'est pourquoi il affirme que l'Esprit recevra de son bien. Il nous
enseigne en outre que ce qui est reu de son Pre est reu pourtant
de lui, car tout ce qu'a son Pre est son bien. Aucune divergence
dans cette unit: ce qui est donn par le Pre n'est pas diffrent de

129. De Trinitate, XII, PL 10, 471.


48 PERSONNE ET NA TURE

ce qui est reu du Fils, et doit tre considr comme donn par le
FilsBO. On peut voir clairement dans ce passage que pour saint
Hilaire:
a) L'Esprit est envoy par le Fils et reoit du Fils, mais procde
du Pre.
b) Recevoir du Fils n'quivaut pas procder du Pre.
c) En revanche recevoir du Pre et recevoir du Fils sont une
seule et mme chose.
d) Ce que le Saint-Esprit reoit du Fils est la mme chose que
ce qu'Il reoit du Pre : ce sont les biens qui s'attachent la
nature divine, qui nous sont communiqus comme dons par
1'Esprit qui les reoit du Fils qui lui-mme les a reus du Pre.
Ces biens, que dj l'poque de saint Hilaire certains Pres grecs
appellent nergies et certains Pres latins oprations di-
vines, sont plus couramment appels, en tant qu'ils nous sont
communiqus, grce, charismes>> ou dons de l'Esprit.
Dans ce texte, saint Hilaire en donne comme exemple la puis-
sance, la perfection, la science, mais quelques chapitres plus loin
il les prsente en dtail en se rfrant saint Paul (1 Co 12, 8-12)
qui crit :Il y a diversit de dons, mais c'est le mme Esprit [... ],
diversits d'oprations, mais c'est le mme Dieu qui opre en
tous (1 Co 12, 4-7). Il est donc clair que 1'on n'a pas ici affaire,
comme le prtend la Clarification , une communication de la
consubstantialit divine selon l'ordre trinitaire ou une com-
munication de la divinit par la procession, c'est--dire une
communication de la nature ou de l'essence divine elle-mme au
Saint-Esprit par le Fils partir du Pre.
La Clarification propose ensuite une citation de saint Am-
broise de Milan qui parat a priori plus convaincante : ~ Le Saint-
Esprit, quand il procde du Pre et du Fils, ne se spare pas du
Pre, ne se spare pas du Filsl31. Ce texte est habituellement
cit par ceux qui voient en 1'vque de Milan un partisan de la
doctrine latine du Filioque. Mais il suffit de replacer ce passage
dans son contexte pour voir immdiatement que saint Ambroise
situe cette affirmation dans une perspective conomique : Le
Saint-Esprit n'est pas envoy comme partir d'un lieu, ainsi que
le Fils lui-mme ne l'est pas quand il dit: "Je suis sorti du Pre et
venu dans le monde" (Jn 8, 42) [.. .]. Le Fils, ni quand il sort du
Pre, ne s'loigne d'un lieu ou ne se spare comme un corps se s-
pare d'un autre, ni, quand il est avec le Pre, n'est contenu par lui

130. Ibid., VIII, 20, PL 10, 250C-252A.


131. De Spiritu Sancto, 1, 11, 120, PL 16, 733A/762D.
LA QUESTION DU FILIOQUE 49
comme un corps l'est par un autre. Le Saint-Esprit lui aus-
si, quand il procde du Pre et du Fils (procedit a Patre et a Filio)
ne se spare pas du Pre, ne se spare pas du Fils132. Saint Am-
broise veut videmment montrer ici 1'unit de nature des trois
personnes divines ; plus prcisment, il veut faire voir qu'en vertu
de cette unit de nature, les trois personnes ne Se sparent pas
l'une de l'autre quand le Fils sort du Pre pour tre envoy dans le
monde, ou quand 1'Esprit Saint procde ou sort du Pre et du Fils
en tant envoy par le Fils de la part du Pre 133.
La Clarification renvoie aussi un texte de saint Lon le
Grand, qui a souvent t cit par les partisans du Filioque : la
troisime section de son premier sermon sur la Pentectel34. Ce
passage mrite d'tre cit et comment. Gardons-nous de pen-
ser, crit Lon, que la substance divine ait apparu dans ce qui s'est
alors montr des yeux de chair. La nature divine invisible et
commune au Pre et au Fils a en effet montr, sous tel signe
qu'elle a voulu, le caractre de son don et de son uvre (muneris
atque operis sui), mais elle a gard dans l'intime de sa divinit ce
qui est propre sa substance : car le regard de 1'homme, pas plus
qu'il ne peut atteindre le Pre ou le Fils, ne peut davantage voir le
Saint-Esprit. Dans la Trinit divine, rien, en effet, n'est dissem-
blable, rien n'est ingal ; tout ce qu'on peut imaginer de cette sub-
stance ne se distingue ni en puissance, ni en gloire, ni en ternit
(nec virtute, nec gloria, nec aeternitate). Encore que, dans les
proprits des personnes, autre soit le Pre, autre le Fils, autre
l'Esprit Saint, autre cependant n'est pas la divinit, ni diverse la
nature. S'il est vrai que le Fils unique est du Pre et que l'Esprit
Saint est l'Esprit du Pre et du Fils (siquidem cum et de Patre sit
Filius unigenitus, et Spiritus sanctus Patris Filiique sit spiritus), il
ne l'est pas la manire d'une crature qui serait [crature] du
Pre et du Fils, mais il 1' est comme ayant vie et pouvoir avec 1'un
et avec l'autre, et comme subsistant ternellement partir de ce
qu'est le Pre et le Fils (sempiterne ex eo quod est Pater Filiusque
subsistens). Aussi, lorsque le Seigneur, la veille de sa Passion,
promettait ses..disciples l'avnement du Saint-Esprit, il leur di-
sait: "[ ... ]Quand il viendra, lui, l'Esprit de vrit, il vous con-
duira vers la vrit tout entire ; car il ne parlera pas de lui-mme ;

132. Ibid., 11, 120, PL 16, 762C-763A.


133. La signification conomique de ce passage est honntement reconnue
par Th. CAMELOT qui se montre pourtant un fervent partisan de la doctrine latine
du Filioque ( La tradition latine sur la procession du Saint-Esprit "a Filio" ou
"ab utroque" ,p. 185). ~
134. AliasSerm., 62 (LXXV), 3, SC 74, p. 146-147.
50 PERSONNE ET NA TURE

mais tout ce qu'il entendra, il le dira, et il vous annoncera les


choses venir. Tout ce qu'a le Pre est moi. Voil pourquoi j'ai
dit : c'est de mon bien qu'il prendra pour vous en faire part"
(Jn 16, 13, 15). Il n'est donc pas vrai qu'autres soient les biens du
Pre, autres ceux du Fils, autres ceux de l'Esprit Saint; non, tout
ce qu'a le Pre, le Fils l'a pareillement, et pareillement l'Esprit
Saint ; jamais dans cette Trinit, une telle communion n'a fait
dfaut, car l, avoir tout, c'est exister toujours (semper existere).
Gardons-nous donc d'imaginer l nul temps, nul degr, nulle dif-
frence ; et si personne ne peut expliquer de Dieu ce qu'Il est, que
personne n'ose affirmer ce qu'Il n'est pas. Il est plus excusable,
en effet, de ne pas parler dignement de l'ineffable nature que d'en
dfinir ce qui lui est contraire. Aussi tout ce que les curs
fervents peuvent concevoir de l'ternelle et immuable gloire du
Pre, qu'ils le comprennent en mme temps insparablement et
indiffremment et du Fils et de l'Esprit Saint. Nous confessons en
effet que cette bienheureuse Trinit est un seul Dieu, parce que
dans ces trois personnes il n'y a aucune diffrence ni de
substance, ni de puissance, ni de volont, ni d'opration (nec
substantiae, nec potentiae, nec voluntatis, nec operationis est ulla
diversitas) 135.
On peut remarquer que dans ce passage :
a) Lon distingue trs nettement le Saint-Esprit comme per-
sonne et le Saint-Esprit comme grce ou don (ou opration, ou
nergie)136.
b) Cette grce que le Saint-Esprit communique aux hommes est
considre comme appartenant la nature commune aux trois
personnes divines.
c) Lon distingue au dbut de ce texte la substance (ou l'es-
sence) de la Divinit, qui est inconnaissable, inaccessibfe, incom-
municable, et ce qui en est le signe, la manifestation, et qui
correspond, comme il dit, Son don et Son uvre (opus, que
1' on pourrait encore traduire dans ce contexte par acte ou
activit), ou encore Sa puissance (virtus) , Sa gloire,
Son ternit, ce que l'on pourrait encore appeler Ses

135. Serm., 62 (LXXV), 3, SC 74, p. 146-147.


136. Cette distinction se retrouve trs nettement dans le sennon suivant o
Lon crit : le cinquantime jour aprs la rsurrection du Seigneur, le dixime
aprs son ascension, le Saint-Esprit promis et espr fut rpandu sur les disciples
du Christ. [... ] Que les dons divins se rpandent donc dans tous les curs
(Serm., 63 [LXXVI], 1, SC 74, p. 149). Voir aussi ibid., 4, p. 151 :Les bien-
heureux aptres eux-mmes, avant la Passion du Seigneur, n'taient pas privs
du Saint-Esprit, pas plus que la puissance de cette vertu n'tait absente des
uvres du Sauveur.
LA QUESTION DU FILIOQUE 51
oprations (mot utilis par Lon lui-mme) ou ses ner-
gies. On retrouve la fin du texte la distinction entre la sub-
stance et la puissance, la volont et l'opration dont Lon affirme
qu'elles sont les mmes pour les trois personnes divines137.
d) L'affirmation que l'Esprit est l'Esprit du Pre et du Fils
ne signifie nullement que le Pre et le Fils soient la cause de
l'Esprit, ou que l'Esprit tienne son existence du Pre et du Fils.
Cette expression est trs clairement mise en rapport avec ce que le
Pr, le Fils et le Saint-Esprit ont en commun, savoir l'essence
divine et les proprits et nergies qui lui appartiennent et qui la
manifestent : Lon dit que l'Esprit est l'Esprit du Pre et du Fils
[... ] comme ayant vie et pouvoir avec l'un et avec l'autre et
comme subsistant ternellement partir de ce qu'est (ex eo quod
est) le Pre et le Fils.
e) Cette expression subsistant ternellement partir de ce
qu'est le Pre et le Fils n'indique pas l'origine du Saint-Esprit
partir d'une cause commune constitue par le Pre et le Fils
ensemble en tant que personnes 138, ni mme partir de leur
nature commune ; elle n'indique pas non plus que, selon la thorie
de la Clarification, l'Esprit Saint recevrait du Pre et du Fils
son essence ; mais elle affirme que l'Esprit a ternellement la
mme nature et donc les mmes proprits, la mme puissance et
la mme opration ou nergie que le Pre et le Fils, ce que tout le
contexte de ce passage indique de plusieurs faons. On notera que
subsister ternellement partir de ce qu'est le Pre et le Fils
semble pos comme un quivalent d'avoir vie et pouvoir avec l'un
et avec l'autre, c'est--dire de possder les mmes biens divins
attachs la mme nature divine commune. Cela est confirm par
l'assimilation qui est faite plus loin entre exister toujours et
avoir tout, tout dsignant les biens divins qui sont prsen-
ts comme tant les mmes pour le Pre, le Fils et le Saint-Esprit.
f) Lon rejette par avance l'interprtation filioquiste de
l'affirmation du Christ : Il prendra [ou : recevra] de ce qui est
Moi [ou: de Mon bien] pour vous en faire part, en soulignant
que ce que le Christ dsigne comme ce qui est lui appartient

137. Voir aussi Serm., 63 (LXXVI), 1, SC 74, p. 149 : L'immuable divinit


de cette bienheureuse Trinit est une dans sa substance, indivise dans son action
(indivisa in opere), unanime dans sa volont, pareille dans sa puissance, gale
dans sa gloire. Cf. ibid., 3, p. 151.
138. Ex eo quod >> indique trs clairement l'essence ou ce qui s'y rapporte,
et non pas les personnes comme voudrait le laisser supposer le traducteur de
l'dition des Sources chrtiennes, dans l'intention probable de favoriser une
interprtation filioquiste, en traduisant inexactement : partir de ce qui est le
Pre et le Fils (loc. cit., p. 146). J
52 PERSONNE ET NA TURE

galement non seulement au Pre mais au Saint-Esprit, et corres-


pond aux biens attachs la nature divine commune qui sont ma-
nifests comme nergies ou oprations et communiqus comme
dons du Pre, par le Fils dans le Saint-Esprit.
Nous retrouvons donc chez saint Lon une conception qui
s'accorde avec celle de saint Ambroise ou de saint Hilaire, et aussi
avec celle de saint Athanase ou de saint Cyrille d'Alexandrie,
conception qui, bien que s'exprimant comme les prcdentes en
termes plus essentialistes, est galement en accord avec celle des
autres Pres grecs.
Il nous semble en revanche que cette conception ne s'accorde
pas avec celle de Tertullien et de saint Augustin dont la Clarifi-
cation la rapproche abusivement. Nous ne nous arrterons pas
sur la conception de Tertullien laquelle la Clarification, la
suite du pre Garrigues, accorde une grande importance : s'il est
vrai que la pense trinitaire de Tertullien a beaucoup marqu celle
de saint Augustin, on ne peut la considrer comme normative,
mme pour la tradition latine, pour la raison que Tertullien a
dvelopp l'essentiel de sa triadologie dans l'Adversus Praxeam
l'poque o, ayant adopt l'hrsie montaniste, il se situait en
dehors de l'glise. Notons seulement que si les dveloppements
de Tertullien, s'exprimant dans un vocabulaire fortement substan-
tialiste, peuvent nanmoins pour une part se comprendre dans une
perspective conomiquel39, leur principal dfaut est de concevoir
1'ordre trinitaire de 1' origine des personnes sur le modle de
1' ordre conomique de leur manifestation, en considrant que
celui-ci reflte celui-l.
Ce dernier dfaut se retrouve dans la triadologie de saint
Augustin. Lors mme que l'vque d'Hippone conoit la pro-
cession de 1'Esprit dans une perspective conomique, celle des
missions, il considre que celle-ci correspond la procession
ternelle et la rvlel40. De l vient l'impression que l'on prouve
la lecture des textes d'Augustin qui concernent la procession du
Saint-Esprit que les perspectives conomiques et thologiques
sont pour lui non seulement indistinctes mais mlanges et
confondues. Paraissent galement confondues, au plan tholo-
gique, la procession ternelle de l'Esprit partir du Fils avec sa

139. Ce que reconnat J.-M. GARRIGUES, Procession et ekporse du Saint-


Esprit, p. 346.
140. Citons titre d'exemple cette remarque caractristique que lorsque le
Christ soufflait sur Ses aptres en leur disant Recevez l'Esprit Saint, Il
montrait ouvertement ce qu'Il donnait par Sa spiration dans le secret de la vie
divine (Cont. Max., XIV, l, PL 42, 770).
LA QUESTION DU FILIOQUE 53
manifestation ternelle par le Fils. Semblent souvent confondues
aussi les proprits hypostatiques des personnes divines avec leurs
proprits naturelles. En tmoigne notamment l'affirmation bien
connue, immanquablement cite par la Clarification141 , que
l'Esprit constitue un lien d'amour entre le Pre et le Fils, affir-
mation o se rvle une rduction- de la personne de l'Esprit au
profit d'un principe impersonnel qui relve de l'essence com-
mune, ce que confirme par ailleurs le vocabulaire que l'vque
d'Hippone utilise le plus couramment dans ce contexte pour dsi-
gner l'Esprit: societas dilectionis142, unitas, caritas amborum143,
communis caritas Patris et Fi!ii144, societas Patri et Fi!ii145. La
Clarification tout en signalant que la position de Thomas
d'Aquin se trouve cet gard dans la continuit de celle d'Au-
gustin affirme sans ambages : Cette doctrine de l'Esprit Saint
comme amour a t harmonieusement assume par saint Grgoire
Palamas l'intrieur de la thologie grecque de l'Kn6qeuat
partir du Pre seul146 et cite ce passage, bien connu galement,
de l'archevque de Thessalonique : L'Esprit du Verbe trs haut
est comme un indicible amour du Pre pour ce Verbe engendr
indiciblement. Amour dont ce mme Verbe et Fils aim du Pre
use envers le Pre: mais en tant qu'il a l'Esprit provenant avec lui
du Pre et reposant connaturellement en lui147. >> Une telle
assimilation de la pense de saint Grgoire Palamas avec celle de
saint Augustin (qui fut dj maintes fois tente auparavant tant par
les partisans latins du Filioque que par les orthodoxes >> latino-
phrones) est tout fait abusive puisque saint Grgoire Palamas a
en vue la communication de l'amour comme nergie divine qui se
fait du Pre par le Fils (ou du Pre et du Fils) dans l'Esprit148.
Saint Augustin a quant lui en vue la personne mme de 1'Esprit,
dans un contexte thologique o sont confondus non seulement
l'essence et les personnes divines, mais encore l'essence et les
nergies divines. Cette distinction de 1'essence et des nergies
divines, formalise par saint Grgoire Palamas mais qui tait dj

141. Clarification, p. 944.


142. De Trin., IV, 9, 12, PL 42,896.
143. Ibid., VI, 5, 7, PL 42, 928.
144. Serm., LXXI, 12, 18, PL 38,454.
145. Ibid., 20, 33, PL XXXVIII, 463-464.
146. Clarification, p. 945b, note 11.
147. Capita physica, XXXVI, PG 150, 1144D-1145A.
148. Voir le commentaire dtaill de cette formule palamite par Mgr AMPHI-
LOQUE RAooVI, Saint Grgoire Palamas et la doctrine du Filioque , Le
Messager orthodoxe, 110, 1989, p. 76-79, repris dans Le Mystre de la Sainte
Trinit selon saint Grgoire Palamas, Paris,'2011.
54 PERSONNE ET NA TURE

prsente, d'une manire plus ou moins explicite, comme nous


l'avons vu, non seulement chez les Pres grecs mais chez beau-
coup de Pres latins, est en revanche exclue par les principes
mmes de la thologie augustiniennel49 (elle le sera galement, et
d'une manire plus radicale, par les prsupposs de la mtaphy-
sique thomiste).
On trouve par ailleurs chez Augustin une multitude d'expres-
sions qui tmoignent indubitablement d'une doctrine labore de
la procession du Pre et du Fils (Augustin utilise trs souvent
1' expression : procedit ab utroque) qui est trs troitement appa-
rente avec ce qui sera plus tard la doctrine latine du Filioquel50
et qui en est sans aucun doute 1'inspiratrice directe. La triadologie
de saint Augustin se distingue nettement par l de celle de Pres
latins comme saint Hilaire, saint Ambroise ou mme saint Lon le
Grand et saint Grgoire le Grand. Cela nous donne l'occasion de
redire que la ligne de dmarcation entre deux traditions tho-
logiques ne se situe pas, comme le prtend la Clarification la
suite du pre Garrigues entre la tradition cappadocienne et une
suppose tradition latine-alexandrine, mais entre la tradition repr-
sente par 1'ensemble des Pres grecs et des Pres latins ortho-
doxes, et une tradition qui (si l'on exclut la position marginale de
Tertullien) est reprsente par saint Augustin et ses disciples. Ce
point n'a pas seulement t soulign par des patrologues
orthodoxes 151, mais par un spcialiste catholique de la pense
augustinienne comme E. Hendricks, qui n'hsite pas crire que
1'historien du dogme qui, venant des crits du IVe sicle,
dbouche sur l'uvre d'Augustin constate que la ligne de
rupture dans le dveloppement synthtique de la doctrine trinitaire
ne se trouve pas entre Augustin et nous, mais entre lui et ses pr-
dcesseurs immdiatsl52 . 1
Cela nous permet de faire retour sur le passage de l'Opuscule
thologique et polmique 10 (=Lettre Marin de Chypre153) de
saint Maxime le Confesseur, qui constitue le point de dpart de la

149. Voir J. ROMANIDIS, Franks, Romans, Feuda/ism and Doctrine, Brook-


line, 1981, p. 60-98, partiellement traduit dans Le Filioque ,dans P. RANsoN
(d.), Saint-Augustin, Paris, 1988, p. 197-217.
150. Voir parmi les textes les plus connus: De Trin., V, 14, PL 42, 921 ; XV,
17, 29, PL 42, 1081 ; 26, 47, PL 42, 1094-1095 ; Tract. in Jo., XCIX, 8, PL 35,
1890; 67, PL 35, 1888-1889; Contr. Max., Il, XIV, 1, PL 42, 770-771.
151. Voir notamment J. ROMANIDIS, Franks, Romans, Feuda/ism and
Doctrine, p. 60-98.
152.Introduction uvres de saint Augustin, 15, La Trinit, Paris, 1955,
p.22.
153. Texte cit la note 37.
LA QUESTION DU FILIOQUE 55
thorie du pre Garrigues et que cite la Clarification en
considrant qu'il articule ensemble les deux approches- cappa-
docienne et latino-alexandrine- de l'origine ternelle de l'Esprit:
le Pre est le seul principe sans principe (en grec aida) du Fils et
de 1'Esprit ; le Pre et le Fils sont source consubstantielle de la
procession ('t nQoltvaL) de ce mme Esprit154 . Nous avons
montr dans une tude dtaille le caractre erron de cette
interprtationl55. Pour resituer le texte de Maxime dans son
contexte, rappelons que le pape Thodore rr avait crit dans ses
Lettres synodiquesl56 que l'Esprit procde aussi du Fils
(K7tOQEEa8aL Kx 't:O ULO 'tO 7tVE!-la 't:O ayLOv))) ; cette
affirmation avait attir la critique de quelques thologiens
byzantins. Maxime avait alors pris la dfense du pape Thodore et
des thologiens de son entourage et, s'appuyant sur des justifi-
cations qu'eux-mmes avaient fournies pour faire face aux
attaques dont ils taient l'objet, avait montr qu'ils entendaient
cette expression dans un sens orthodoxe : Sur la procession, ils
[les Romains] ont amen les tmoignages des Pres latins, en plus,
bien sr, de saint Cyrille d'Alexandrie dans l'tude sacre qu'il fit
sur l'vangile de saint Jean. partir de cex-ci ils ont montr
qu'eux-mmes ne font pas du Fils la Cause (ai't(a) de l'Esprit-
ils savent, en effet, que le Pre est la Cause unique du Fils et de
1'Esprit, de 1'un par gnration, de l'autre par procession ( Kn6-
QEUm) - mais ils ont expliqu que celui-ci provient (nQoltvaL)
travers le Fils et montr ainsi la connexion et la non-diffrence de
l'essence. [... ]Voil donc ce qu'ont rpondu [ceux de Rome] au
sujet des choses dont on les accuse sans raison valable. [... ]
Cependant, suivant ta requte, j'ai pri les Romains de traduire les
[formules] qui leur sont propres afin d'viter les obscurits des
points qui s'y rattachent. Mais la coutume de rdiger et d'envoyer
ainsi [les Lettres synodiques] ayant t suivie, je me demande si
jamais ils y accderont. Par ailleurs il y a le fait de ne pouvoir
exprimer sa pense dans d'autres mots et dans une autre langue
comme dans les siens, difficult que nous rencontrons nous aussi.
En tout cas, ayan,t fait l'exprience d'tre accuss, ils viendront
s'en soucier 157.

154. Clarification, p. 943a


155. Maxime le Confesseur, mdiateur entre l'Orient et l'Occident, chap. 2:
La question du Filioque .
156. Profession de foi traditionnellement envoye par le pape et les
patriarches leurs pairs lors de leur lection.
157. Th. Pol., 10 =Lettre Marin de Chfpre, PG 91, 136AB.
56 PERSONNE ET NA TURE

Maxime n'entend nullement concilier ici, comme le prtend la


Clarification la suite du pre Garrigues, une tradition
cappadocienne qui soulignerait que le Saint-Esprit procde ou a
son ekporse ( K7tOQEUw8at) du Pre seul quant son hypostase,
ou encore a le Pre comme seule origine et cause de son existence
personnelle, et une tradition latina-alexandrine qui soulignerait
qu'il provient (nQo'Lvat) ou procde (procedit) du Pre et du Fils
quant sa nature (ou reoit du Pre et du Fils sa consubstan-
tialit). Maxime veut montrer que l'affirmation que le Saint-
Esprit procde du Pre et du Fils est inacceptable si 1' on entend
par l que le Fils aussi serait la cause du Saint-Esprit car le Pre
seul est sa cause ; mais qu'elle est en revanche acceptable si l'on
entend par l que le Saint-Esprit sort ou vient par le Fils que ce
soit 1) dans le monde o il est envoy et communiqu comme
grce ou don, 2) autour de l'essence divine o il rayonne
comme nergie, comme lumire ou comme gloire, ou 3) au sein
mme de la divinit o il est communiqu comme nergie du Pre
par le Fils, du Pre dans le Fils, ou du Pre et du Fils. C'est sur-
tout le premier de ces trois sens (que l'on appelle conomique,
et qui concerne les missions du Saint-Esprit) qu'ont en vue les
Pres tant latins que grecs lorsqu'ils voquent la procession ou la
sortie du Saint-Esprit du Pre par le Fils (voire du Pre et du Fils),
bien qu'ils voquent parfois en des termes divers, les deuxime et
troisime sens 158. Nous avons cependant montr que saint Augus-
tin constituait parmi eux une exception notable et qu'il n'tait pas
inclus parmi les Pres latins que Maxime voquait dans le passage
cit, sa triadologie ne rpondant pas au critre de recevabilit que
Maxime propose, tandis que les triadologies de saint Hilaire de
Poitiers, de saint Ambroise de Milan, de saint Lon le Grand, ou
de saint Grgoire le Grand y rpondent de mme que cell~ de saint
Cyrille d' Alexandrie159. La formule du pape Thodore 1er et des
thologiens de son entourage est selon Maxime comprendre
dans le mme sens et ne se situe pas sur le terrain de la thologie
augustinienne160. Cette position tmoigne qu' l'poque de Ma-
xime la triadologie augustinienne ne s'tait pas encore impose en
Occident et que subsistait ct d'lie dans l'glise latine,
jusqu'au plus haut niveau, un courant thologique non augustinien

158. Voir notre tude Maxime le Confesseur, mdiateur entre l'Orient et


l'Occident, chapitre 2 :La question du Filioque .
159. Ibid.
160. Comme le remarque l'Archimandrite PLACIDE DESEILLE, Saint
Augustin et le Filioque , Messager de l'exarchat du patriarche russe en Europe
occidentale, 109-112, 1982, p. 68-69.
LA QUESTION DU FILIOQUE >> 57
en accord profond avec la tradition orthodoxe commune des Pres
grecs et latins, qui excluait que le Filioque ou les expressions
analogues fussent compris dans un sens thologique se rapportant
l'origine du Saint-Esprit dans son hypostase ou dans son es-
sence.
L'expression utilise par Maxime - l'Esprit Saint provient
(nQo'Lvat) travers [ou par] le Fils>> - pour reformuler et r-
sumer la position acceptable du pape Thodore Ier dans la ligne de
la tradition des Pres grecs et latins a t d'ailleurs comprise dans
un sens conomique non seulement par ses commentateurs
byzantins (comme saint Nil Cabasilas) mais par des commen-
tateurs latins comme Anastase le Bibliothcaire (qui fut le secr-
taire et le conseiller des papes Nicolas Ier, Hadrien II et Jean VIII
et qui joua un rle important dans la politique de l'glise romaine
lors de l'affaire photienne). Celui-ci crit : Saint Maxime fait
comprendre que les Grecs nous accusent faussement, car nous ne
disons pas que le Fils est cause ou principe de l'Esprit Saint,
comme ils le prtendent, mais prenant en considration 1'unit de
substance du Pre et du Fils, nous reconnaissons qu'il procde du
Fils, comme du Pre, mais en comprenant certainement le mot
"procession" dans le sens de "mission" (missionem nimirum
processionem intelligentes) : saint Maxime traduit pieusement et
engage ceux qui connaissent les deux langues la paix, car il est
vident qu'il enseigne nous, comme aux Grecs, que le Saint-
Esprit d'une certaine manire procde du Fils et d'une autre ma-
nire n'en procde pas (secundum quiddam procedere, secundum
quiddam non procedere Spiritum Sanctum ex Filio), en montrant
la difficult de traduire d'une langue une autre sa proprit161.
Si partir de ces textes qui l'voquent on revient la question
du vocabulaire, on voit comment la distinction entre l' Kn6-
QWL et le nQoltvat ne correspond ni pour le pape Thodore Ier
(qui a donn de sa formule une explication dont Maxime a eu
connaissance), ni pour Maxime ni pour son commentateur latin
Anastase, l'ekporse selon l'hypostase et au procedere de la
thologie filioquiste (mme entendu sous la forme souple que met
en avant la Clarification d'une communication de la divinit,
du Pre et du Fils au Saint-Esprit) qui seraient prtendument
concilis par Maxime. Maxime n'entend pas non plus affirmer par
l l'quivalent du Filioque de la doctrine filioquiste latine
(dj reprsente par Augustin) et du t 1:o uio des Pres
grecs.

161. Adlo. diac., PL 129, 560C-561A.


58 PERSONNE ET NA TURE

Les deux expressions, celle du pape Thodore 1er ( 1'Esprit


procde aussi du Fils [K1tOQevea8m KK ro ui.o 't nvef.la 'r
ayLov]) et celle dans laquelle Maxime la reformule (le Saint-
Esprit provient [nQoivaL] travers [ou par] le Fils) ont toutes
les deux en vue la procession ou la sortie du Saint-Esprit,
entendue dans un sens conomique, du Pre par le Fils. Ce qui a
choqu les thologiens byzantins qui ont protest contre la
formulation du pape, c'est l'usage du verbe KnOQeveaSaL rserv
gnralement en grec (mais non systmatiquement, nous l'avons
vu) au sens proprement thologique de la procession alors que le
verbe latin procedere est utilis couramment dans les deux sens,
thologique et conomique. Les thologiens byzantins ont peut-
tre aussi t choqus par l'usage de l'expression et aussi du
Fils moins courante parmi les thologiens grecs que l'expression
par le Fils (mais galement acceptable si elle est entendue
dans un contexte conomique, comme n'hsiteront pas 1'ad-
mettre, ultrieurement, saint Photius et saint Grgoire Palamas).
Mais pourquoi alors, si le verbe KnOQevw-SaL tait parfois
utilis en grec pour dsigner la procession dans un sens co-
nomique, les thologiens byzantins se sont-ils indigns de la
formule du pape Thodore 1er ? On peut incriminer un manque de
culture, mais la raison la plus probable est que ces thologiens,
qui taient gagns 1'hrsie monothlite, visaient dconsidrer
1'glise de Rome qui tait alors la seule dfendre la foi
orthodoxe, et aussi priver Maxime (qui tait leur principal
adversaire) de son principal soutien. Maxime s'tonne d'ailleurs
de leur raction (sur le plan thologique, mais non sur le plan
politique ) et les prsente comme des hercheurs de pr-
textes 162 .
Nous pouvons donc constater par cet autre biais que la thorie
1
linguistique mise au point par le pre Garrigues (sur la base d'une
fausse comprhension de ce texte de Maxime) et sur laquelle la
Clarification fonde pour une grande part sa position, est
irrecevable.
Il reste cependant un point dbattre : Maxime note que le
pape Thodore rr et les thologiens de son entourage, en affirmant
que le Saint-Esprit procde aussi du Fils, ont voulu manifester le
fait [pour l'Esprit] de sortir par lui [le Fils] ('t bL'a'to
7tQOLvaL), et tablir par l la connexion et la non-diffrence de
l'essence ('t auva<j> 1:fj oa(a Kai naQCXAAaK'rov) . S'il a
en vue la procession (ou sortie, ou manifestation) du Saint-Esprit

162. Th. Pol., 10, PG 91, l36B.


LA QUESTION DU 'FILIOQUE 59
dans l'ordre conomique, comment peut-il utiliser cette dernire
expression, de caractre essentialiste ? Celle-ci ne se rfre-t-elle
pas ce qui se passe in divinis, et ne concerne-t-elle pas nces-
sairement l'essence divine elle-mme? On peut rpondre que,
pour les Pres orthodoxes - les Pres cappadociens ont beaucoup
insist l-dessus dans le cadre de- leur rfutation des positions
d'Eunome, mais Denys l' Aropagite encore plus, et Maxime est
sur ce point leur hritier -, l'essence divine en elle-mme est
inconnaissable et ce qui concerne Dieu nous est rvl par les
nergies divines. Les nergies divines qui rayonnent ternellement
comme gloire ou qui nous sont communiques comme grce de
Dieu, partir du Pre, par le Fils, dans le Saint-Esprit, se rap-
portent l'essence commune aux trois personnes divines. Une est
l'nergie du Pre, du Fils et du Saint-Esprit parce que une est leur
essence. Puisque les nergies se rapportent la nature, il n'y a pas
des nergies propres au Pre, des nergies propres au Fils et des
nergies propres au Saint-Esprit, mais ce sont les mmes nergies
qui ont le Pre comme source, sont communiques au Fils, et du
Pre par le Fils, ou du Pre et du Fils, au Saint-Esprit. Cette
communication rvle ainsi, comme le dit saint Maxime, la
connexion et la non-diffrence [ou, pour adopter une autre
traduction : l'unit et l'identit] de l'essenc.e . Les Pres qui ont
voulu montrer, contre les pneumatomaques, que le Saint-Esprit lui
aussi est Dieu, ont tout simplement montr que toutes les nergies
communes au Pre et au Fils, le Saint-Esprit devait lui aussi les
avoir, en commun avec eux et par nature ; de mme que les Pres
qui avaient voulu montrer, contre les ariens, que le Fils est Dieu,
avaient montr qu'il a toutes les nergies du Pre, en commun
avec lui et par nature.

CONCLUSION

La Clarification semble de prime abord tmoigner d'une


volution dans la position catholique romaine l'gard du Filio-
que et se rapprocher de la position orthodoxe.
Les points les plus tranchs de la doctrine latine (comme
l'affirmation que le Saint-Esprit procderait du Pre et du Fils
comme d'un seul principe, ou que le Pre et le Fils seraient la
cause de l'hypostase du Saint-Esprit) semblent abandonns. La
Clarification s'efforce d'adopter une perspective plus per-
sonnaliste et moins essentialiste.
60 PERSONNE ET NA TURE

Cependant la Clarification continue tmoigner de son atta-


chement la triadologie augustinienne de mme qu' la tria-
dologie thomiste, soulignant l'accord de l'une et de l'autre avec
les positions qu'elle dfendl63. Elle affirme d'autre part l'accord
de ces mmes positions avec les dfinitions du concile de Lyon et
de Florence (tout en dulcorant le sens, comme l'avait fait le
Catchisme de l'glise catholique)l64, semblant oublier que si ces
dfinitions obtinrent dans un premier temps 1'accord des Grecs
latinophrones, elles furent rejetes par 1'glise orthodoxe comme
dfinitivement trangres sa foi, les premires solennellement au
concile des Blachernes tenu en 1285 sous la prsidence de saint
Grgoire de Chyprel65, les secondes, non pas comme le prtend
J.-M. Garrigues, en raison du manque de libert des v2ues
orientaux d aux conditions politiques de l'Empire byzantinl 6 ,
mais grce l'activit et l'uvre dogmatique de saint Marc
d'phse puis de Georges (Gennade) Scholiuios.
Si la Clarification semble admettre que le Pre seul est la
cause de l'existence personnelle du Saint-Esprit, elle ne fait ce-
pendant que la moiti du chemin en continuant affirmer que
c'est le Pre et le Fils ensemble qui lui communiquent la nature
divine. La dmarche de la Clarification est cet gard inac-
ceptable plusieurs titres :
1) Elle dissocie dans le Saint-Esprit son hypostase et son es-
sence et affirme pour celui-ci une double origine : selon
l'hypostase et selon l'essence.
2) Elle fonde cette thorie sur une thorie linguistique arti-
ficielle qui, de manire inacceptable :

163. Notons en passant que dans un article postrieur la publi?3tion de la


Clarification, J.-M. GARRIGUES voque les impasses de la JUStification
filioquiste scolastique pour mieux se livrer une apologie de la triadologie
thomiste (A la suite de la clarification romaine : le Filioque affranchi du
"filioquisme" , Irnikon, 59, 1996, p. 189-212, repris dans Le Saint-Esprit,
sceau de la Trinit. Le Filioque et l'originalit trinitaire de l'Esprit et de sa
mission, Paris, 20 Il, p. 25-46). Ce dernier ouvrage fait explicitement apparatre
les liens de la Clarification avec la thologie thomiste et se antcdents
augustiniens. -
164. Clarification, p. 943b. Voir aussi J.-M. GARRIGUES, La Clarifi-
cation sur la procession du Saint-Esprit et le concile de Florence, Irnikon, 68,
1995, p. 501-506, repris dans Le Saint-Esprit, sceau de la Trinit. Le Filioque et
l'originalit trinitaire de l'Esprit et de sa mission, Paris, 20 Il, p. 25-46.
165. Voir A. PAPADAKIS, Crisis in Byzantium. the Fi/ioque Controversy in the
Patriarchate ofGregory ofCyprus (1 283-1 289), Crestwood, 19972
166. La Clarification sur la procession du Saint-Esprit et le concile de
Florence, 1rnikon, 68, 1995, p. 502, repris en substance dans Le Saint-Esprit,
sceau de la Trinit. Le Filioque et l'originalit trinitaire de l'Esprit et de sa
mission, Paris, 2011, p. 20.
LA QUESTION DU FiLIOQUE 61
a) rduit le problme du Filioque un simple malentendu
linguistique ;
b) spare une tradition prtendument cappadocienne d'une
tradition prtendument latino-alexandrine (alors que la vraie ligne
de partage passe entre la tradition reprsente par Tertullien,
Augustin et ses disciples d'une part et les Pres orthodoxes, grecs
et latins, d'autre part) ;
c) affirme que chacune de ces traditions ne possde qu'une
partie de la vrit et est donc complmentaire de l'autre.
La Clarification vise en fait relativiser la foi orthodoxe,
en faire -forte de l'appui, sur ce point, de certains thologiens
orthodoxes latinophrones -un theologoumenon (c'est--dire une
simple opinion thologique n'ayant pas valeur de dogme).
Elle cherche dans le mme temps rendre acceptable aux
orthodoxes la doctrine latine du Filioque :
a) en tentant de lui faire admettre qu'il s'agit l d'un point de
vue complmentaire de celui de la tradition cappadocienne
(faussement isole du reste de la Tradition orthodoxe) et non pas
incompatible avec elle ;
b) en affirmant l'identit fondamentale de l'affirmation latine
que le Saint-Esprit procde (procedit) et du Fils comprise dans
un sens filioquiste et de l'affirmation, que l'on trouve chez les
Pres grecs, que le Saint-Esprit procde (ou sort: nqoltvat) du
Pre par le Fils , faussement interprte dans le mme sens
filioquiste.
Le point de vue de la Clarification reste pour une grande
part un point de vue essentialiste dans la continuit des conciles
de Lyon et de Florence et reste incompatible dans son expression
actuelle avec la foi orthodoxe.
Ce point de vue reste tributaire des confusions qui sont la
base de la thorie filioquiste traditionnelle :
a) la confusion des proprits hypostatiques et des proprits de
l'essence (bien que cette confusion se trouve, dans la Clari-
fication, attnue par rapport ses expressions antrieures);
b) la confusion des proprits hypostatiques entre elles ;
c) la confusion ntre le plan thologique de l'origine du Saint-
Esprit et le plan conomique de son envoi, de sa mission, de sa
communication, de son don dans la cration ; de cette confusion
rsulte une mauvaise interprtation d'une partie des textes patris-
tiques cits, les formules que les Pres utilisent dans un sens
conomique tant faussement comprises dans un sens tholo-
gique;
62 PERSONNE ET NA TURE

d) la confusion de l'essence et des nergies divines qui fait


rapporter l'essence divine ce qui concerne les nergies, les-
quelles rayonnent et sont manifestes ternellement autour de
l'essence, ou sont communiques au sein de la divinit du Pre
par le Fils, ou du Pre et du Fils, au Saint-Esprit ; de cette confu-
sion rsulte une mauvaise interprtation d'une autre partie des
textes patristiques cits, les formules que les Pres utilisent en
ayant en vue la communication des nergies divines (dsignes
par les Pres orthodoxes tant latins que grecs sous des formes dif-
frentes, mais quivalentes) tant faussement comprises comme
une communication de la divinit consubstantielle , soit de
l'essence divine elle-mme, du Pre par le Fils, ou du Pre et du
Fils au Saint-Esprit.
Bien que l'affirmation que le Saint-Esprit procde du Pre et
du Fils soit trangre aux Pres grecs, les thologiens or-
thodoxes ont fait de gros efforts pour dfinir des conditions de
recevabilit d'une telle formule, en considrant notamment ce qui
pouvait la rapprocher de l'affirmation, que l'on trouve chez les
Pres grecs, que le Saint-Esprit vient du Pre par le Fils , au
risque d'exagrer l'importance de cette dernire formule (dont les
occurrences dans les textes patristiques restent somme toute assez
rares) et au risque aussi de laisser l'arrire-plan l'immense
majorit des textes excluant l'intervention du Fils dans la
procession du Saint-Esprit.
Acceptant de reconnatre que ces deux formules peuvent avoir
un sens non seulement conomique (sens cependant le plus
frquent) mais aussi thologique, la thologie orthodoxe ne peut
aller plus loin que de considrer que ce sens thologique concerne
les nergies divines.
Le dialogue entre l'glise orthodoxe et l'glise catholique est
jusqu' prsent rest bloqu sur ce point parce que la 1triadologie
de 1'glise catholique est pour 1' essentiel fonde sur la thologie
augustinienne et sur la thologie thomiste. Or la distinction entre
l'essence et les nergies divines (qui, rappelons-le, a t dogma-
tise par plusieurs conciles de l'glise orthodoxe et est donc
considre par elle comme une vrit -de foi) est exclue par les
principes mmes de la thologie augustinienne et de la thologie
thomiste, qui - quoique pour des raisons diffrentes - affirment
toutes deux l'identit de l'essence et des nergies divines : la
thologie augustinienne adopte sur ce point les positions euno-
LA QUESTION DU FlLIOQUE 63
miennes 167, tandis que la thologie thomiste prend pour base la
mtaphysique aristotlicienne qui dfinit Dieu comme acte pur
et affirme l'identit en lui de l'essence et de l'nergie.
Pour autant que l'glise catholique veuille conserver le Filio-
que en lui donnant un sens acceptable pour la thologie ortho-
doxe, une volution de sa triadologie et un rapprochement vri-
table de celle-ci avec la triadologie orthodoxe ne seront possibles
que lorsque les thologies augustinienne et thomiste auront perdu
leur hgmonie en son sein, autrement dit lorsque la thologie
latine aura retrouv et revaloris, en les interprtant dans leur
perspective propre (et non travers des grilles de lecture augus-
tinienne ou thomiste) les autres courants thologiques appartenant
sa tradition et se rvlant profondment en accord la pense des
Pres grecs. Un espoir se dessine par la perte d'influence de la
thologie thomiste au cours de ces dernires dcennies et par le
recul critique que prennent de plus en plus de thologiens catho-
liques vis--vis de l'augustinisme, mais aussi, et plus positive-
ment, par 1'attention dpassionne que des patrQlogues et tholo-
giens catholiques de grande envergure portent la thologie
palamite en constatant que celle-ci se situe dans la continuit
traditionnelle de la thologie des Pres grecs antrieurs, dont elle
ne fait qu'expliciter et souligner certains principes168.

167. Voir J. ROMANIDIS, Franks, Romans, Feudalism and Doctrine, p. 77 s.


(= Le Filioque , p.
206 s.).
168. Nous avons en vue en particulier les travaux du cardinal C. JOURNET
( Palamisme et thomisme, Revue thomiste, 60, 1960, p. 437-441), du pre
A. DE HALLEUX (voir notamment Du personnalisme en pneumatologie , Revue
thologique de Louvain, 6, 1975, p. 3-30), et plus rcemment du pre J. LISON
(L 'Esprit rpandu, Paris, 1994).
2

La question christologique
propos du Projet d'union de l'glise orthodoxe
et des glises non chalcdoniennes :
problmes thologiques et ecclsiologiques en suspens

INTRODUCTION

Le dialogue de 1'glise orthodoxe et des glises orientales dites


prchalcdoniennes , non chalcdoniennes ou antichalc-
doniennes 1 a beaucoup progress ces dernires dcennies. Aprs
une Consultation non officielle (Aahrus, 1964)2 qui a abouti
une prsentation approfondie des positions thologiques respec-
tives et de leurs points de convergence3, des rencontres officielles
-Bristol (1967)4, Genve (1970)5, Addis-Abeba (1971)6,
Balamand (1972), Pendeli (1978), Chambsy (1979, 1985, 1989,
1990, 1993)- ont chacune donn lieu un communiqu?. Le com-
muniqu final de la rencontre de 1989 (Deuxime rencontre
plnire de la Commission mixte de dialogue) est gnralement
considr comme la forme acheve d'une Premire dclaration

1. Il s'agit des glises copte, thiopienne, syrienne jacobite (prsente en Syrie


et en Inde) et annnienne.
2. Les communications et minutes ont t publies en anglais dans un numro
spcial de The Greek Orthodox Theologica/ Review, X, 2, 1964-1965.
3. Voir la Dclaration commune, ibid., p. 14-15 ; traductin franaise dans
Le Dossier prparatoire du dialogue thologique avec les Eglises anciennes
d'Orient, Supplment au S.O.P, n 61, 1981, p. 4-5.
4. Les communications et minutes ont t publies en anglais dans un numro
spcial de The Greek Orthodox Theo/ogical Review, XIII, 2, 1968.
5. Les communications et minutes ont t publies en anglais dans un numro
spcial de The Greek Orthodox Theo/ogica/ Review, XVI, 1-2, 1971, p. 2-209.
6. Communications et minutes publies ibid., p. 210-259 et dans Abba
Salama, VI, 1975, p. 233-254 et VII, 1976, p. 93-227.
7. Textes parus dans les numros prcdemment cits de The Greek Orthodox
Theo/ogical Review puis dans les revues Abba Sa/ama et Episkepsis ; traquction
\ franaise dans Le Dossier prparatoire du dialogue thologique avec les Eglises
'\.. anciennes d'Orient, Supplment au S.O.P., n 61, 1981, p. 5-27.
66 PERSONNE ET NA TURE

de foi commune8 . La rencontre de 1990, dans une Deuxime


dclaration commune, a repris et prcis la dclaration prc-
dente, a affirm l'existence d'une communaut de foi et a dfini
les mesures pratiques prendre pour que la pleine communion
entre les glises soit rtablie9. La rencontre de 1993 a adopt des
Propositions pour la leve des anathmes10 .
Aux yeux de certains, 1'union apparat non seulement comme
imminente, mais encore comme dj ralise dans les faits. Le pa-
triarcat d'Antioche a jou cet gard un rle de prcurseur
puisque ds 1991, dans une Lettre encyclique aux membres du
Saint-Synode de son glise, le patriarche Ignace IV, prenait un
certain nombre de mesures concrtes d'union avec l'Eglise non
chalcdonienne {monophysite) de Syrie comme l'intgration des
Pres des deux glises dans le cursus des tudes et l'enseignement
thologique ( 2), l'arrt de la rception li des membres d'une
glise dans la communaut de l'autre quelle qu'n soit la raison
( 3), la participation et la conclbration des vques et des
prtres des deux glises des services liturgiques communs, le
prtre le plus anciennement ordonn prsidant la crmonie ( 6,
10, 11, 14), la dispensation des Saints Mystres (dont le baptme,
la chrismation et la communion eucharistique) par un prtre
appartenant une glise aux membres des deux glises indis-
tinctement ( 9), l'ordination du clerg d'une glise en prsence
du clerg de l'autre glise( 12). Plus rcemment, le 5 avril2001,
le patriarcat grec-orthodoxe d'Alexandrie a conclu avec l'glise
copte un Accord pastoral qui reconnat la validit du sacre-
ment du mariage dispens dans l'une ou l'autre des deux glises,
en justifiant cette reconnaissance mutuelle par les accor:ds rali-
ss en 1989 en gypte et en 1990 Genve en ce qui concerne les
questions christologiques, la restauration de la communio~ entre
les deux familles, et finalement la reconnaissance du sacrement du
baptme [de l'une et de l'autre]. En outre, dans beaucoup d'gli-
ses orthodoxes d'Occident, des fidles appartenant des glises
non chalcdoniennes sont couramment admis la communion et
leurs enfants sont baptiss sans que cela prsuppose leur adhsion
la foi de l'glise orthodoxe.

8. Texte dans Episkepsis, no 422, 1989, p. 7-8 (dition grecque), p. 11-12


(dition franaise).
9. Texte dans Episkepsis, n 446, p. 17-22.
10. Texte de la version anglaise originale dans Supplment au S.O.P., n 183,
1993.
11. Il s'agit de la rception officielle, dans 1'glise, selon les formes prvues
par les canons, d'anciens hrtiques ou schismatiques.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 67
Le Projet d'union a reu et continue recevoir, en Occident, un
important soutien de la part d'un certain nombre de personnalits
et de mdias orthodoxes. Il est d'ailleurs tonnant de voir qu'aient
pu se mettre d'accord sur ce sujet des orthodoxes appartenant tant
au courant intgriste qu'au courant_ progressiste et qui sont oppo-
ss sur presque tous les autres sujetsl2.
Le Projet d'union a cependant galement suscit de multiples
rserv<?s dans les pays de tradition orthodoxe (notamment en
Grce, en Russie, en Serbie, Chyprel3). Ces rserves n'ont pas
toujours t exprimes, mais se sont souvent traduites par une
inertie totale vis--vis des Dclarations communes et des
mesures d'applications qui ont t dcides leur suite. Cette
inertie est apparue certains comme quivalant un rejet
implicite. Et beaucoup pensent aujourd'hui, y compris parmi les
partisans de l'Union, non seulement que celle-ci ne se fera pas
mais qu' elle est dj enterre. Parmi les critiques thologiques
et ecclsiologiques du Projet d'union, l'une des ph,1s importantes
et des plus autorises a t celle qui a t exprime, en plusieurs

12. Aux yeux du courant progressiste, les questions dogmatiques apparaissent


secondaires au regard de valeurs comme l'amour, la concorde, l'uni-
t, etc. Quant au courant intgriste, bon nombre de ses membres prouvent
depuis toujours de la sympathie pour la mouvance ll!Onophysite ; il est signifi-
catif cet gard que, dans un article ancien (Ecueils ecclsiologiques ,
Messager de l'exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, l, 1950, p.
21-22), V. LOSSKY qualifie la mentalit intgriste, dans l'Orthodoxie, de mono-
physite. Un certain nombre d'intgristes orthodoxes, farouchement opposs
l'Eglise de Rome, voient en Chalcdoine une victoire de la thologie latine (celle
du Tome de Lon) et ont tendance, par opposition, accorder leurs faveurs au
courant alexandrin jusqu'en ses formes les plus extrmes, quitte friser le
monophysisme. Notons que ds les discussions thologiques de Aahrus, un
accord se fit rapidement entre plusieurs des reprsentants des glises orthodoxes
et les reprsentants des glises non chalcdoniennes sur le dos du saint pape
Lon le Grand et de son Tome Flavien, ce qui ne manqua pas d'inquiter les
pres G. Florovsky et J. Meyendorff. L,e premier fit remarquer : Je suis de tout
cur pour une rconciliation entre les Eglises orientales, mais je ne suis pas pour
une survaluation de l'Orient. L'Occident aussi appartient l'oikoumen. Nous
ne pouvons pas nous permettre d'oublier l'Occident et le Tome de Lon. La
Tradition chrtienne est universelle. L'glise byzantine craignit de produire un
schisme en rejetant le Tome de Lon. Nous devons, nous aussi, faire attention
cela ( Discussion concerning the Paper of Professor Karmiris , The Greek
Orthodox Theological Review, X, 1964-1965, p. 80). Pour la raction du pre
Jean Meyendorff, voir Discussion concerning the Paper of Father Romanidis ,
ibid., p. 102.
13. Le professeur A. N. PAPAVASSILIOU, qui a particip au dialogue en tant
que dlgu de l'glise de Chypre et qui avait approuv le Projet d'union, a
rcemment retourn sa position, et publi un volume de 350 pages qui retrace
l'historique du dialogue et jette un regard critique sur ses conclusions ('0
8EoAoyuc6 .1-r.aAoyo f.lE'ral;u OQ8o6l;wv xa( AvnxaAKYJbov(wv (lO"':OQLOKo-
boyl.umKT) MEAUJ), t. 1, Nicosie, 2000).
68 PERSONNE ET NA TURE

tapes, par la Communaut monastique du Mont-Athosl4. Vic-


time, comme toutes les autres, d'un black-out de la part des
mdias orthodoxes occidentaux favorables l'Union, elle a nan-
moins attir 1' attention de ceux qui sont conscients du fait,
historique et peu contestable, que, dans bien des crises qu'a subies
1'glise orthodoxe, la Communaut monastique de 1'Athos s'est
manifeste comme sa conscience dogmatique et a largement
contribu prserver l'intgrit de sa foi. Cette critique, mme si
elle n'approfondit pas autant qu'on pourrait le souhaiter tous les
sujets qu'elle aborde, a fait apparatre un certain nombre de
problmes poss par l'tat actuel du Projet, mettant au jour
plusieurs des points qui suscitent un profond malaise parmi les
orthodoxes et constituent des obstacles majeurs la ralisation
effective de 1'Union 15.

14. Ces Dclarations ont t publies dans le volume intitul EivaL oi Avn-
XMJC'lb6vwL Q66bo~01.; [Les antichalcdoniens sont-ils orthodoxes ?], Mont-
Athos, 1995. L'intgralit du volume a t traduit en roumain sous le titre: Sunt
anticalcedonienii ortodoc~i ?, Bucarest, 2007. On trouvera une traduction an-
glaise de la premire Dclaration (de fvrier 1994), intitule Suggestions d'un
comit de la Communaut sacre de la Sainte Montagne Athos concernant le dia-
logue des orthodoxes avec les non-chalcdoniens et de la deuxime Dclaration
(de mai 1995), intitule Mmorandum de la Communaut sacre du Mont-
Athos concernant le dialogue des orthodoxes avec les non-chalcdoniens sur
les sites Internet : http://www.orthodoxinfo.com/ecumenism/ mono_athos.htm
et athos2.htm. Le mtropolite Damaskinos a rpondu ce Mmorandum [ R-
ponse du mtropolite Damaskinos de Suisse, coprsident du dialogue avec les
Eglises orientales orthodoxes, une lettre de la Communaut monastique du
Mont-Athos concernant ce dialogue, Episkepsis, 521, aot 1995, p. 9-19]; une
rponse de la Communaut du Mont-Athos cette Rponse a t publie dans le
volume intitul flaQa'tT)QTJO'EL 7tEQl 1:o 6wAoyLICO' LaA6you Q6ob6~wv
JCaL vnxaAJC'lb6vlwv. AnVUJO'L Ei JCQL't:L!CfJv 1:o Et:~. M'l't:Qono)\L't:OU 'EA-
~E'tla 1e. t.a,..aO'IC'lvcr [Remarques au sujet du dialogue thologique des ortho-
doxes et des antichalcdoniens. Rponse la critique du Rvrendissime mtro-
polite de Suisse Damaskinos], Mont-Athos, 1996. On en trouvera une t'aduction
franaise dans La Lumire du Thabor, 47-48, 1996, p. 113-122.
15. Parmi les dossiers critiques les plus rcents ayant un certain volume et un
poids thologique incontestable et dont les auteurs appartiennent une glise
canonique, voir l'ouvrage dj cit du professeur A. N. PAPAVASSILIOU, (O
6wAoyLJC6 t.uUoyo J.lE'ta~u OQ6ob6~wv JCaL AvnxaAICTJbovlwv (10"t:OQLOJCO-
boy,..a't:LICTJ MEA'tT)), t. 1, Nicosie, 2000), et le dossier tabli par 1. VLADucA,
D. POPESCU et G. FECIORU, Acceptam unirea cu mono[1Zifii? Romnii ortodoqi
ntre optimism, dezin.fromare ~i apostazie, Lacu, Mont-Athos, 2008. Les auteurs
de ce dernier ouvrage dplorent un inflchissement rcent des positions de
l'glise roumaine dans le cadre du dialogue, et dnoncent en particulier les posi-
tions relativistes du pre N. D. Necula, membre de la commission de dialogue
(plutt connu comme liturgiste que comme spcialiste de christologie), en com-
paraison des positions traditionnelles prcdemment soutenues par d'minents
thologiens comme le pre D. Staniloae, T. M. Popescu ou N. Chitescu. D'aprs
les renseignements dont nous disposons, un certain nombre de hirarques de
l'glise roumaine qui, dans un premier temps, avaient htivement pris position
en faveur du projet d'union, se montrent maintenant, aprs plus ample infor-
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 69
La large adhsion, en Occident, d'orthodoxes de diverses ten-
dances au Projet d'union a sans aucun doute t favorise par une
sous-valuation de ses enjeux thologiques et par le manque de
conscience des problmes qu'il pose en son tat actuel sur les
plans dogmatique et ecclsiologiquel6. Ces deux facteurs s'expli-
quent eux-mmes
-premirement par l'affaiblissement gnral de la conscience
dogmatique qui caractrise notre poque 17 et que l'on peut
observer au sujet d'autres problmes thologiques (notamment
dans le domaine trinitaire) ;
- deuximement par une certaine tendance la mondia-
lisation qui fait se rassembler, au nom d'une foi de plus en plus
minimaliste, des croyants non seulement de diffrentes confes-
sions chrtiennes mais de diverses religionsl8;

mation et rflexion, rservs spn gard. Il ne semble donc pas que l'accord
donn au Projet d'union par l'Eglise roumaine puisse tre cojlsidr comme
ferme et 4fmitif. On trouvera un historique des relations de l'Eglise roumaine
avec les Eglises non chalcdoniennes dans l'article du pre N. V. Dum, Re-
latiile cu Bisericile vechi-orientale , dans Autocefa/ie ~i comuniune. Biserica
Ortodoxa Romnli n dialog ~i cooperare extema (1885-2010), Bucarest, 2010,
p. 272-297.
16. Presque tous les dossiers,publis en faveur du Projet d'union visent sur-
tout mieux faire connaitre les Eglises non chalcdoniennes dans leur histoire et
leur ralit actuelle, et mettent surtout en valeur les richesses de leur liturgie, de
leur iconographie, de leur musique liturgique et de leur spiritualit, mais ne font
qu'effleurer les questions thologiques (voir par exemple les numro spciaux de
Le Messager orthodoxe (126, 1994-1995) et de Contacts (51, 1999).
17. Ce manque de conscience dogmatique tait dj dnonc par l'article du
pre Georges FLOROVSKY, A Criticism of the Lack of Concem for Doctrine
among Russian Orthodox Believers , St. Vladimir 's Theological Quarter/y, 3,
1955, repris dans The Collected Works ofGeorges Florovsky, t. XIII, p. 168-170.
18. Le mtropolite Damaskinos est un reprsentant typique de cette tendance.
Il s'est notamment illustr, dans la clbre runion d'Assise en 1986, par la
participation une crmonie religieuse syncrtiste, aux cts, entre autres, de
moines bouddhistes, de sikhs, d'hindous, de chamanes indiens d'Amrique du
Nord et d'animistes africains. Un autre protagoniste du Projet d'union, le m-
tropolite non chalcdonien Paulos Mar Gregorios, partage la mme idologie
humaniste ; il dclarait notamment, en 1993 au Parlement des Religions du
Monde (sic) : notre but doit tre de fournir un fondement multiforme sur le-
quelles cultures du monde peuvent se rassembler et vivre dans un rassemblement
global des religions. [... ]L'histoire nous pousse nous unir dans un humanisme
universel. Le mtropolite Emmanuel (Adamakis)~ nomm en 2007 prsident
orthodoxe de la commission de dialogue avec les Eglises non chalcdoniennes,
dclarait quant lui Madrid le 18 juillet 2008 : Les communauts de foi
peuvent faire contrepoids 1'humanisme !arque et au nationalisme, grce
l'humanisme spirituel et l'cumnisme. Le mme mtropolite a organis les
23 et 24 mai 2011 Bordeaux, quelques jours avant la runion du G8, un
Sommet des religions o taient reprsente la grande diversit des familles
religieuses (orthodoxes, catholiques-romains, protestants, non-chalcdoniens,
musulmans, bouddhistes, shintorstes, bah' fs). Le site de la mtropole grecque
(www.metropolegrecque.fr) prcise que 1e mtropolite Emmanuel a t le
70 PERSONNE ET NA TURE
-troisimement par le fait qu'il s'agit ici de questions tholo-
giques extrmement complexes et subtiles dont le dtail chappe
non seulement, faute d'une culture historique et thologique
suffisante, beaucoup de ceux qui en parlent dans un certain
nombre de mdias orthodoxesl9, mais encore bon nombre
d'historiens et de thologiens par ailleurs qualifis20.

participants : en tant que croyants, nous nous considrons tous comme rede-
vables l'gard de la transcendance divine -l'auteur et crateur de toute chose.
On comprend que, dans une telle perspective globalisante, les divergences
dogmatiques en matire de christologie entre l'glise orthodoxe et les Eglises
non chalcdoniennes apparaissent comme un dtail. On pourrait associer au
mme tat d'esprit le mtropolite Kallistos Ware qui, depuis longtemps dlll}S ses
livres, place sur le mme plan et au mme niveau d'autorit les Pres de l'Eglise
et des crivains anglicans, musulmans ou bouddhistes. Lors d'une confrence
l'Institut Saint-Serge de Paris le 27 juin 2010, aussitt apr~s avoir fait la promo-
tion de l'intercommunion entre l'glise orthodoxe et les pglises non chalcdo-
niennes, il prconisait le dialogue interreligieux entre l'Eglise orthodoxe et le
judasme et l'islam, sans se demander si, sur le pllll} dogmatique, ce dialogue peut
avoir un sens et un avenir quelconque pour l'Eglise orthodoxe face deux
religions qui nient les deux dogmes sur lesquels repose sa foi, savoir la Trinit
des Personnes divines et le fait que le Christ est Fils de Dieu et Dieu.
19. Rcemment, dans plusieurs confrences (Institut Saint-Serge, Paris, le 27
juin 2010; mission Orthodoxie sur France 2 le 12 septembre 2010) diffuses
par les mdias orthodoxes, le mtropolite Kallistos Ware affmnait: Pourquoi
n'avons-nous pas la communion eucharistique avec nos frres les coptes, les
thiopiens, les armniens? Je ne comprends pas. On pourrait d'abord dire aux
promoteurs du Projet d'union qui citent ces paroles en faveur de leurs positions,
que le fait de ne pas comprendre quelque chose n'est pas une rfrence. On
pourrait ensuite inviter Mgr Kallistos, dont la comptence est reconnue dans le
domaine de l'histoire de la spiritualit orthodoxe, approfondir sa comprhen-
sion de l'ecclsiologie orthodoxe (en particulier du fait que, dans l'glise
orthodoxe, la communion prsuppose une identit de foi) et surtout sa' connais-
sance du dogme christo logique et de la faon dont il est confess et compris dans
les diffrentes glises orientales. On pourrait adresser la mme invitation au pre
Boris Bobrinskoy qui, dans sa prface au livre de C. CHAILLOT, Vie et spiritualit
4es glises orthodoxes orientales, Paris, 20 Il, qualifie d' orthodoxes, les
Eglises non chalcdoniennes, comprend malles positions respectives de l'Eglise
orthodoxe et des Eglises non chalcdoniennes vis--vis de la christologie de saint
Cyrille d'Alexandrie, rduit le courant monophysite au seul eutychian,isme,
considre que les diffrences dogmatiq~es entre la foi christologique de l'Eglise
orthodoxe et la foi christologique des Eglises non chalcdoniennes ne tiennent
qu' un malentendu linguistique, et que; en consquence, il n'y a pas, du point de
vue de la foi, d'obstacle empchant de commmunier au mme calice (p. 5-6). Les
positions dogmatiques du pre Boris Bobrinskoy se rvlent donc aussi floues en
matire de christologique qu'en matire detriadologie (voir nos remarques dans
le chapitre prcdent, p. 11), et on ne peut manquer de se poser la question
suivante : de quelle dogmatique le pre Boris Bobrinskoy a-t-il t le professeur
pendant trente ans l'Institut Saint-Serge de Paris?
20. Par exemple, l'interprtation de la thologie de saint Cyrille d'Alexandrie
et celle de Svre d'Antioche, en raison de leurs fluctuations et de leurs ambi-
guts terminologiques, requirent l'intervention de spcialistes avertis, de mme
que la comprhension de l'argumentation de Maxime le Confesseur (l'un des
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 71
Cette sous-valuation des enjeux thologiques et ecclsiolo-
giques semble avoir affect mme la commission de dialogue
charge d'laborer le Projet d'union, tel point qu'on a pu
s'interroger21 sur la comptence de ses membres puisqu'on peut
constater, au vu des travaux produits par celle-ci, qu'ils ignorent
presque totalement (du moins en fait) l'opposition de la tradition
patristique la thologie non chalcdonienne, et ignorent en parti-
culier les uvres produites ce sujet par l'empereur Justinien,
saint Maxime le Confesseur, saint Jean Damascne (qui a crit
plusieurs opuscules contre les antichalcdoniens) ou saint Photius
(qui a crit plusieurs lettres contre les positions christologiques et
ecclsiologiques des Armniens) et par bien d'autres Pres ou
thologiens de l'glise orthodoxe22. Ces experts se rfrent en
revanche presque exclusivement (explicitement ou implicitement)
aux travaux de l'historien catholique J. Lebon (qui tentent de
montrer l'orthodoxie de la christologie non chalcdonienne en
affirmant sa fidlit la pense thologique de Cyrille), en igno-
rant ou en masquant d'ailleurs que ses conclusions sont en dsac-
cord avec celles d'autres historiens23.
Il est par ailleurs frappant de constater que si les mi-
nutes des travaux de la commission de dialogue ont t, dans les
premiers temps, publies en dtai124, elles ne le sont plus depuis

principaux adversaires de la christologie de Svre d'Antioche), en raison de la


difficult de son style et de la complexit de sa pense.
21. Comme le fait le professeur Th. ZISIS dans son article '0 Ayto lwaVVTJ
6 L\af.UXCTICTJV6 ~m( t1 " OQBool;(a " Twv AvuxaAKrJbov(wv [Saint Jean
Damascne et l"'orthodoxie" des non-chalcdoniens] , Tp1jy6pw 6 TiaA.aJ.Ja,
744, 1992, p. 1137.
22. La participation, aux premires rencontres, de patrologues de qualit
comme les pres G. Florovsky, J. Meyendorff ou J. Romanidis ne laisse gure de
doute sur le fait que cette ignorance est dlibre, et que les responsables des
dbats les ont organiss de telle sorte que ces sujets n'y soient pas abords. Mais
on peut alors se poser des questions sur la mthodologie et les rsultats d'un
dialogue qui se refuse examiner et rsoudre les points de divergence et fait
dlibrment l'impasse sur une grande partie de la Tradition orthodox~,
23. Comme J. C. L. GIESELER (Commentatio, qua Monophysitarum vetero
errores ex eorum scriptis recens editis praesertim illustrantur, 2 vol., GOttingen,
1835 et 1838), J. A. DORNER (Entwicldungsgeschichte der Lehre von der Person
Christi, 2 vol., 2" d., Stutt~art et Berlin, 1845 et 1853), A. HARNACK (Lehrbuch
der Dogmengeschichte, 3 d., t. Il, Fribourg et Leipzig, 1894), F. LOOFS
(Leontius von Byzanz und die gleichnamigen Schriftsteller der griechischen
Kirche, Texte und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887), P. JUNGLAS
( Leontius von Byzanz , dans A. EHRARD et J. P. KIRSCH (d.), Forschungen
zur christ/ichen Literatur und Dogmengeschichte, t. VII, 3, Paderborn, 1908).
24. Voir J. S. ROMANIDIS, P. VERGHESE, N. A. NISSIOTIS (d.), Unofficial
Consultation between Theologians of Eastern Orthodox and Oriental Orthodox
Churches, 2 August 11-15, 1964. Papers and Minutes, The Greek Orthodox
Theologica/ Review, X, 2, Winter 1964-(965 (numro spcial) et The Greek
72 PERSONNE ET NA TURE
plusieurs annes, ce qui laisse le peuple orthodoxe dans l'igno-
rance et dans le doute en ce qui concerne la ralit et la nature des
considrations thologiques qui ont pu motiver ou justifier
certaines formules des Dclarations communes25. En fait, la
rflexion proprement thologique semble avoir t limite la
rencontre de Aahrus (1964 ), les rencontres ultrieures traitant
essentiellement des questions ecclsiologiques.
C'est le mtropolite Damaskinos, 1'un des principaux pro-
moteurs de l'Union, qui, l'issue des dernires rencontres et
l'occasion des critiques que les Dclarations communes ont
suscites, s'est charg de fournir certains commentaires et cer-
taines justifications thologiques et ecclsiologiques suppl-
mentaires26.
Ceux-ci sont particulirement rvlateurs des prsupposs et
des arrire-plans des Dclarations communes. Ces dernires ont
t rdiges selon une technique prouve dans le domaine des
relations cumniques depuis de nombreuses annes et qui est
maintenant trs au point : il s'agit de prsenter, de la manire la
plus gnrale et la plus brve possible, les points d'accord et de
taire les points de dsaccord. C'est la raison pour laquelle il
convient de lire les Dclarations communes non seulement en
elles-mmes, mais encore la lumire de leurs commentaires.
Les remarques qui suivent ont pour but de faire apparatre les
ambiguts, les contradictions, les lacunes et les insuffisances que
comportent les Dclarations communes ainsi que le Projet d'union
en son tat actuel27. Leur but, constructif, est de donner lieu une

Orthodox Theological Review, XVI, 1-2, 1971 (numro spcial) repris d~ns Does
Chalcedon Divide ou Unite ?, Genve, 1981.
25. Ce reproche est lgitimement fait par le Mmorandum de la communaut
du Mont-Athos, op. cit., p. 49.
26. Voir Episkepsis, 446, 1990, p. 3-11 ; 516, 1995, p. 10-22; 521, 1995, p. 9-
19.
27. Ces ambigui'ts et insuffisances sont ,reconnues par un certain nombre
d'vques et de thologiens des diverses Eglises orthodoxes, qui cependant
craignent souvent de s'exprimer publiquement ce sujet. Mme O. CLMENT, par
ailleurs trs favorable au Projet d'union, crivait rcemment: Qu'il reste
encore des ambiguts dans les textes d'union [... ], cela prouve qu'il faut encore
travailler, encore approfondir ( Chalcdoniens et non-chalcdoniens, quelques
explications, Contacts, 51, 1999, p. 205). Nous ne partageons cependant pas sa
conclusion que cela se fera d'autant mieux que la communion aura t tablie
(ibid.), puisqu'un principe de base de l'ecclsiologie orthodoxe est que la
communion ne peut s'tablir que sur le fondement pralable d'une parfaite unit
de foi.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 73
continuation et un approfondissement du dialogue28, qu'on ne
saurait considrer comme abouti, et d'amener prciser certains
points qui aujourd'hui restent inacceptables en l'tat et font peser
de lourds soupons sur la nature exacte de la foi professe en
commun par les deux parties, ce qui risque de compromettre dfi-
nitivement une union tablie sur une telle base29. Le dialogue a
connu ces dernires annes des avances importantes, et il s'offre
aux glises des deux bords, mues par une volont sincre et pro-
fonde d'unit, l'une des occasions d'union les plus favorables que
l'histoire leur ait jusqu' prsent fournies. Il ne faudrait pas
manquer, alors qu'on est prs du but, cette chance historique et
cette opportunit offerte par la Providence.

A. AVANCES THOLOGIQUES
ET ECCLSIOLOGIQUES DU DIALOGUE

Que des glises qui se sont combattues pendant des sicles - et


dont les membres sont alls, en certaines priodes de 1'histoire,
jusqu' s'entre-tuer - aient appris dialoguer, prendre cons-
cience de leurs racines anciennes communes et des points com-
muns qu'elles ont conservs (non seulement sur le plan de la
liturgie et de la spiritualit, mais encore sur le plan thologique),
se respecter et s'aimer n'est IJas un mince rsultat des rencontres
entre l'glise orthodoxe et les glises non chalcdoniennes.
Les discussions ont fait apparatre, avec le recul de 1'histoire, ce
qui, dans la sparation des orthodoxes et des non-chalcdoniens et
dans leur opposition mutuelle, pouvait tre d des facteurs
politiques, sociologiques ou psychologiques.
Elles ont mieux fait apparatre aussi le rle que les diffrences
du vocabulaire utilis avait jou dans les incomprhensions
thologiques rciproques et dans leur perptuation, et ont pu ainsi
lever certains malentendus.
On a pris conscience aussi que les glises non chalcdoniennes
avec lesquelles on dialoguait ne mritaient pas le qualificatif de
monophysites entendu de la mme manire qu'il s'applique
la doctrine d'Eutychs, doctrine que le principal thologien des

28. Nous prenons ici au mot le mtropolite Damaskinos qui affirmait que
toute critique des documents dj publis pourrait tre considre comme un
prolongement dudit dialogue (cit dans Contacts, 51, 1999, p. 212).
29. Elle parat dj fort compromise certains. Un fervent partisan du Projet
d'union, qui a consacr son soutien un important recueil, nous confiait rcem-
ment: L'Union ne se fera pas.
74 PERSONNE ET NATURE

glises non chalcdoniennes, Svre d' Antioche30, a clairement


rprouve et durement critique.
Enfin un pas en avant semble avoir t accompli par les glises
non chalcdoniennes en direction de l'glise orthodoxe, suppri-
mant ainsi ce qui constituait jusqu'alors de srieux obstacles
1'union : le mononergisme et le monothlisme auxquels les
glises non chalcdoniennes s'taient rallies au VIle sicle
semblent rpudis par l'attribution la nature divine incre de
tous ses traits propres et toutes ses fonctions [... ], y compris la
volont naturelle et 1'nergie naturelle et la nature humaine
cre de tous ses traits propres et toutes ses fonctions, mme la
volont naturelle et l'nergie naturelle31 .
Quelques autres points positifs sont nots par les observateurs.
La notion de personne compose (un6amm O"Uv8E'ro) pour
dsigner le Christ est utilise plutt que la notion de nature
compose32 (bien qu'il ne soit pas sr qu'elle soit entendue dans
son sens nochalcdonien33 et bien que pour les non chalcdo-
niens hypostase reste un synonyme de nature, Svre lui-mme
parlant d' une nature [et hypostase] compose [f.!(a <j>um Kai.
un6a'tam a"6v8e8o]34). La double consubstantialit du Logos
est affirme35 ; il est profess que le Christ est non seulement
pleinement Dieu mais pleinement homme36 ou homme parfait37.
Les quatre adverbes utiliss par la dfinition du concile de Chal-
cdoine pour exprimer apophatiquement le mystre de l'union
hypostatique sont repris: sans confusion (auYXu'rw), sans

30. Dans cette tude, nous prendrons surtout, comme rfrence de la thologie
antichalcdonienne, celui qui fut son reprsentant majeur, Svre d'Antioche
(voir infra les notes 139 et 140). Celui-ci se situe cependant dans la postrit des
thologiens antichalcdoniens antrieurs comme Philoxne de Mabboug,
Timothe Alure, Jean de Tella, dont J. LEBON, dans ses magistrales tudes- Le
Monophysisme svrien (Louvain, 1909) et La christologie du monophysisme
syrien (dans A. GRILLMEIER et H. BACIIT [d.], Das Konzil von Chalkedon.
Geschichte und Gegenwart, t. 1, Wrzburg, 1951, p. 425-580)- tudie la pense
paralllement celle de Svre en faisant voir comment cette dernire la
dveloppe et la prcise.
no
31. Premire dclaration commune, 8 ; cf. Deuxime dclaration commune,
n 4.
32. Premire dclaration commune, n 6-7; Deuxime dclaration commune,
n 3.
33. Comme le pense le pre A. DE HALLEUX, Actualit du nochalcdo-
nisme. propos d'un accord rcent, dans Patrologie et cumnisme, Leuven,
1990, p. 490.
34. Lettre 3 Jean l'Higoumne.
35. Deuxime dclaration commune, n 1, 2 et 7.
36. Premire dclaration commune, n 5.
37. Deuxime dclaration commune, n 1.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 75
changement (TQmw), sans sparation (xwei.a1:w) et sans
division (tatQTw)38 .
Nous allons voir cependant que certains de ces points ne
constituent, bien des gards, que des avances apparentes tandis
que d'autres problmes, thologiques et ecclsiologiques restent
non rsolus.

B. PROBLMES THOLOGIQUES
ET ECCLSIOLOGIQUES EN SUSPENS

1. LE REFUS DE DNOMBRER LES NATURES DU CHRIST.

Il n'est nulle part affirm, dans les deux Dclarations com-


munes, que les natures du Christ, la divine et l'humaine, sont
deux. Les diffrents passages o l'affirmation de la dualit des
natures pourrait ou mme devrait tre affirme contournent et
ludent une telle formulation. On voit appliqu ici, et accept par
les signataires orthodoxes des deux Dclarations, l'un des prin-
cipes fondamentaux de la thologie non chalcdonienne : le refus
de dnombrer les natures39, les thologiens non chalcdoniens
attribuant au nombre la proprit de diviser et de sparer les
natures et de porter ainsi atteinte l'unit du Christ. Ce refus, qui
se trouvait dj chez Dioscore, prenait chez Svre d'Antioche un
caractre obsessionnel et allait jusqu' lui faire pratiquer une
puration du langage christologique des Pres antrieurs et
lui faire gommer ce qui, chez Cyrille mme ou chez Athanase,
corresKondait l'affirmation de deux natures ou s'en rappro-
chait4 . Pour Svre la thrapie tait claire : la seule mdecine
contre Chalcdoine tait la suppression radicale du fonds
linguistique thologique de la terminologie des deux natures dans
toute son tendue41. Les signataires des Dclarations, dfaut
de se montrer fidles au concile de Chalcdoine et aux Pres qui
l'ont prcd, se montrent parfaitement fidles ce principe et
cette mthode de Svre d'Antioche. En refusant de parler de

38. Premire dclaration commune, n 10 ; Deuxime dclaration commune,


n 4.
39. Ce refus est rappel par le pape de l'glise copte Shenouda III dans son
Discours inaugural de la 2" runion plnire de la Commission mixte de dialogue
(Anba-Bishoy, 1989), Epislpsis, 422, 1989, p. 6.
40. Voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. II, 2,
L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 107-108.
41. Ibid. J
76 PERSONNE ET NA TURE

deux natures, le Projet d'union renouvelle l'erreur qui avait t


dans le pass celle de plusieurs Pactes d'union avec les mono-
physites (comme le clbre Hnotikon de Znon [482}), Pactes qui
ont t rejets par la conscience orthodoxe et ont t vous
l'chec dans les mois ou les annes qui ont suivi leur procla-
mation.
Le refus de Svre et des autres thologiens antichalcdoniens
de parler de deux natures fut fortement critiqu par les thologiens
orthodoxes, notamment par Justinien42, par saint Maxime le
Confesseur43 et par saint Jean Damascne44, qui y voyaient l'un
des signes du caractre hrtique de la doctrine de Svre. Ils
soulignent que le nombre distingue mais ne divise pas et ne spare
pas. En revanche le refus de dnombrer les natures introduit la
confusion et justifie le qualificatif de monophysite appliqu
la thologie non chalcdonienne (mme s'il s'agit d'une forme de
monophysisme diffrente de celle d'Eutychs qui nie la dualit
des natures en raison de sa croyance en l'absorption de la nature
humaine par la nature divine).
L'affirmation qu'il y a deux natures apparat cependant dans la
deuxime Dclaration, mais dans un contexte qui en modifie et en
attnue la signification premire, reue par la tradition orthodoxe
(voir infra).

II. L'AFFIRMATION QUE LES NATURES DU CHRIST


NE SONT DISTINCTES QUE PAR LA SEULE PENSE.

L'un des points les plus discutables des deux Dclarations com-
munes est l'affirmation que les natures du Christ ne sont distinctes
que par la seule pense ('tii St:WQLa f.!6vrl) . Le texte de la
Premire dclaration commune est le suivant: Lorsque' nous
parlons de l'une hypostase compose de notre Seigneur Jsus-
Christ [... ], nous voulons dire que l'une hypostase ternelle de la
deuxime personne de la Trinit a assum notre nature cre,
l'unissant ainsi sa propre nature divine incre pour former une
seule existence (unaQl;L) divino-humaine relle (nQayf.!ci'tuctl)
unie insparablement et inconfusment, dans laquelle les natures
sont distingues (LaKQivov'taL) par la seule pense ('tl SeWQLa

42. Contre les monophysites, d. Schwartz, p. 8-9.


43. Lettres, 12, PG 91, 473B-481A ; 13, PG 91, 513A-516C ; 15, PG 91,
561C-568A.
44. Expos exact de la foi orthodoxe, III, 5, d. Kotter, p. 118-119 et 126-128.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 77
!-l6Vll)45. La Deuxime dclaration commune reprend par deux
fois cette dernire affirmation. Elle note tout d'abord que les
deux familles acceptent que les natures [... ]sont distingues
seulement par la pense ('tt SewQia !-l6VfJ)46 . Elle parle ensuite
des natures, avec leurs propres nergies et volonts , et elle
affirme : les orthodoxes orientaux admettent que les orthodoxes
sont justifis dans leur utilisation de la formule des deux natures,
puisqu'ils reconnaissent que la distinction est "par la seule
pens'e". Cyrille [d'Alexandrie] a interprt correctement cette
utilisation dans sa lettre Jean d'Antioche et dans ses lettres
Acace de Mlitne (PG 77, 181-201), Euloge (PG 77, 224-228)
et Succense (PG 77, 228-245)47.
On voit dans cette Deuxime dclaration que les non-chal-
cdoniens acceptent cet endroit de dire que les natures du Christ
sont deux, mais seulement condition - condition pose par eux et
accepte par leurs interlocuteurs orthodoxes, cosignataires de la
Dclaration- qu'il soit entendu que cette dualit n'existe que pour
la pense, qu'elle soit autrement dit une pure distinction de raison
ne correspondant pas une distinction relle.
Il n'y a l aucune avance du dialogue thologique du ct des
non-chalcdoniens, puisque cette position tait dj celle de S-
vre d' Antioche48. En revanche, ce qui est nouveau, c'est que les
orthodoxes signataires de la Dclaration renoncent affirmer une
distinction des natures en ralit et en fait et qu'ils renient ici
la dfinition dogmatique du concile de Chalcdoine qui confesse
un seul et mme Christ, Fils, Seigneur, l'unique engendr,
reconnu en deux natures, [... ]la diffrence des natures n'tant
nullement supprime cause de 1'union49 , tant entendu que
pour les Pres de Chalcdoine une distinction relle, mais non
divisive, doit tre prserve pour que l'unit reste inconfuse50 .
La Deuxime dclaration commune prtend appuyer cette
affirmation que les natures sont distingues seulement par la
pense sur trois textes de saint Cyrille d'Alexandrie. Notons
cependant que dans sa clbre lettre de rconciliation de 433

45. Premire dclaration commune, n 6.


46. Deuxime dclaration commune, n 4.
47. Deuxime dclaration commune, n 7.
48. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 346-369.
49. Denzinger no 302.
50. A. DE HALLEUX, Actualit du nochalcdonisme. propos d'un accord
rcent, dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 492. Cf. A. GRIL-
LMEIER, Jesus der Christus im Glauben ier Kirche, t. I, Fribourg-en-Brisgau,
1989, p. 773-774.
78 PERSONNE ET NA TURE

Jean d' Antioche51, Cyrille ne parle pas de la distinction des


natures du Verbe incarn par la seule pense et s'oriente mme
dans la direction oppose, puisqu'il accepte de rpartir certaines
des appellations du Christ entre les deux natures, ce qui suppose
videmment la distinction relle et non purement notionnelle de
celles-ci 52. Quant aux autres lettres cites en rfrence ( Acace
de Mlitne, Euloge et Succense), elles comportent en effet -
comme d'ailleurs d'autres lettres de Cyrille qui ne sont pas cites
ici53 -l'expression de la distinction des natures par la seule pen-
se. Les commentateurs anciens et modernes de Cyrille consi-
drent que par cette affirmation il veut exclure la conception de
deux natures subsistant sparment comme des hypostases, mais
ne nie pas pour autant dans le Verbe incarn la permanence de ses
deux natures. Comme le note F. Loofs, il veut marquer qu'aprs
l'union la diffrence [des natures] n'est pas immdiatement et
exprimentalement constatable et qu'il faut une opration de
l'intelligence pour distinguer encore les ralits que l'union a si
troitement groupes sans cependant dtruire la diversit relle des
natures ou essences54 .
Cette expression est du reste, chez Cyrille, contrebalance ou
prcise par d'autres55 qui montrent qu'il reconnat deux natures
distinctes dans le Verbe incarn, excluant seulement que ces deux
natures soient spares et divisent le Christ56. On peut en parti-
culier citer ce passage de la Lettre 1 Succense : Lorsque nous
concevons la manire dont s'est faite 1'Incarnation, nous voyons
que deux natures se sont unies sans sparation, sans confusion et

51. d. E. SCHWARTZ, Acta conciliorum C!fmenicorum, 1, 1, 4, p. 15-20; tra-


duction franaise par A. J. Festugire dans Ephse et Chalcdoine. Actes des
conciles, Paris, 1982, p. 485-491. r
52. A. DE HALLEUX, La distinction des natures du Christ "par la seule
pense" au cinquime concile cumnique, dans A. PLAMADEALA (d.), Per-
soani si comuniune. Prinos de cinstire Pirintelui Prof Ac. Dumitru Stiniloae la
mplinirea vrstei de 90 de ani [Mlanges Staniloae], Sibiu, 1993, p. 312.
53. Lettre Euloge, ACO 1, 1, 4, p. 35 ; Lettre 1 Succense, 7,ACO 1, 1, 6,
p. 154; Lettre 2 Succense, 5, ACO 1, 1, 6, p. 161'-162.
54. Leontius von Byzanz und die gleichnamigen Schriftsteller der griechischen
Kirche, Texte und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887, p. 47. Cette
interprtation est approuve par le spcialiste de Cyrille qu'est G. M. DE
DURAND, Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dialogues christo-
logiques, SC no 97, Paris, 1964, p. 126-127, n. 1. .
55. Beaucoup d'entre elles sont rassembles par le Florilegium Cyrillianum,
compos Alexandrie aux environs dt; 482 (dit par R. HESPEL, Le Florilge
cyrillien rfut par Svre d'Antioche. Etude et dition critique, Louvain, 1955).
56. Voir A. GRILLMEIER. Le Christ dans la tradition chrtienne, t. 1, De l'ge
apostolique Chalcdoine (451), Paris, 1973, p. 468 et 470 et la section suivante
de notre tude o l'on trouvera les rfrences l'uvre de Cyrille.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 79
sans transformation ; en effet, la chair reste chair ; elle n'est pas
divinit, bien qu'elle soit devenue chair de Dieu ; et de mme, le
Verbe est Dieu, et non pas chair, bien que, par son conomie, il ait
fait sienne la chair. On peut galement citer ce passage de la
Lettre 2 Succence : Le Fils monogne de Dieu en ce que nous
Le connaissons tre Dieu, ne pouvait pas lui-mme souffrir les
choses du corps en sa propre nature [divine], mais il les a
souffertes en sa nature terrestre. Nous devons maintenir au sujet
de celui qui est l'unique vrai Fils, la fois l'impassibilit de sa
nature divine et la passibilit de sa nature humaine, car sa chair est
ce qui a souffert57. On peut encore citer la Lettre Euloge o
Cyrille admet que reconnatre la diffrence des natures n'est pas
dcouper en deux le Christ un , que si 1'on accepte en ce qui
concerne le Christ que le corps n'a pas t consubstantiel au
Verbe [... ], il y a de toute faon deux natures diffrentes, et o il
admet que les Orientaux parlent de deux natures ds lors qu'ils
confessent correctement l'union de celles-ci 58.
C'est en opposition la division relle de Nestorius que Cyrille
a parl de deux natures distinctes seulement par la pense.
Mais, comme le fait remarquer A. Grillmeier, si cette restriction
tait ses yeux absolue, il ne reconnatrait qu'un seul contenu au
terme nature (cpat), ce qui n'est pas le cas59.
Beaucoup d'historiens et de patrologues considrent aujour-
d'hui que le concile de Chalcdoine ne fut pas, comme le ressen-
tirent les monophysites de toutes tendances (y compris les sv-
riens) un dsaveu de la thologie de Cyrille d' Alexandrie60. La
majorit des vques runis Chalcdoine tait en effet cyril-
lienne6l, et on peut considrer que le concile de Chalcdoine ne
s'loignajamais d'une position cyrillienne qu'il voulait affirmer
tout prix 2 . La lettre de Cyrille aux Antiochiens, sa seconde
lettre Nestorius et la Formule d'union de 433 figurent parmi les
documents de rfrence des Pres conciliaires. La lettre de Lon
Flavien (qui devait fortement marquer la dfinition de foi du

57. d. Schwartz,ACO, 1, l, 6, p. 161.


58. d. Schwartz,ACO, 1, 1, 4, p. 36.
59. Op. cit., p. 470.
60. Voir J. MEYENDORFF, Unit de l'empire et division des chrtiens, Paris,
1993, p. 197.
61. Voir P. MARA.VAL, Le Christianisme de Constantin la conqute arabe,
Paris, 1997,p.372.
62. J. MEYENDORFF, Unit de l'empire et division des chrtiens, Paris, 1993,
p. 191.
80 PERSONNE ET NA TURE

concile) fut examine pour elle-mme et vrifie selon les


critres de l'autorit inconteste de Cyrille63 .
Les thologiens orthodoxes s'attachrent d'ailleurs, aprs le
concile de Chalcdoine, montrer comment la thologie de Cy-
rille, malgr ses ambiguts terminologiques, tait en accord pro-
fond avec la dfinition du concile, tandis que les thologiens
antichalcdoniens, en tte desquels figurent Dioscore, Timothe
Alure, Philoxne de Mabboug et Svre d'Antioche, s'attach-
rent dmontrer le contraire, les deux partis tenant Cyrille pour
une autorit majeure, mais interprtant sa pense dans des sens
diffrents, ce quoi se prtait du reste le caractre ambigu, et
variable au cours du temps, des formulations cyrilliennes. Cela
montre d'ailleurs qu'il ne suffit pas de citer en commun comme
rfrences des textes de Cyrille pour tmoigner d'un accord, mais
qu'il est indispensable de prciser en quel sens ces textes sont
compris (ce que les deux Dclarations communes se gardent bien
de faire) et de s'entendre sur leur interprtation (ce qui ne ressort
pas clairement de ces Dclarations).
Ainsi l'affirmation que la diffrence des natures doit tre prise
par la seule pense se trouve dans un texte faisant autorit aux
yeux des orthodoxes puisqu'il s'agit du septime canon du Ve
concile cumnique (553) : Si quelqu'un, confessant le nombre
des natures dans notre unique Seigneur Jsus-Christ, le Dieu
Verbe incarn, ne prend pas par la seule pense la diffrence de
ces [natures] partir desquelles il fut aussi compos, [la diff-
rence] n'tant pas supprime cause de l'union, car [il est] un
partir des deux et par un [sont] l'un et l'autre, mais emploie ce
nombre de manire que les natures soient spares et en hypos-
tases propres, que celui-l soit anathme64. Ce texte n'est pas
cit par les Dclarations communes qui l'ont sans doute oubli,
mais il a t invoqu ultrieurement par le mtropolite D~mas
kinos65 qui semble cependant ne pas s'tre rendu compte que

63. Ibid., p. 188 ; cf. p. 194. Voir aussi ID., Chalcedonians and Non-
Chalcedonians. The Last Steps to Unity , St. Vldimir 's Theological Quarter/y,
33, 1989, p. 325 ; J. S. ROMANIDIS, St. Cyril's "One Physis or Hypostasis of
God the Logos Incarnate" and Chalcedon , The Greek Orthodox Theological
Review,, 10, 1964-65, p. 89-91.
64. Ed. J. STRAUB, Acta conciliorum cumenicorum, IV, I, p. 242 ; traduction
franaise par A. DE HALLEUX, La distinction des natures du Christ "par la seule
pense" au cinquime concile cumnique, p. 313. Cet anathme du v concile
runit les septime et huitime anathmes de l'dit de Justinien de 551.
65. R,ponse du mtropolite Damaskinos de Suisse, co-prsident du dialogue
avec les Eglises orientales orthodoxes, une lettre de la Communaut monas-
tique du Mont-Athos concernant ce dialogue (dsormais : Rponse ], Epis-
kepsis, 521, 1995, p. 12.
LA QUESTION CHRlSTOLOGIQUE 81
l'interprtation que lui a donne le ve concile cumnique ne va
pas dans le sens souhait par les non-chalcdoniens, mais au
contraire se situe dans une perspective nettement chalcdonien-
ne66. Comme l'crit A. de Halleux en conclusion d'une longue
dmonstration : le septime canon du ve concile cumnique a
pour seule intention d'exclure des natures "spares et en hypo-
stase propre", sans aucunement remettre en cause le "nombre des
natures". Il ne suppose donc nullement que celles-ci doivent tre
considres comme des abstractions conceptuelles, comme des
entits mentales sans ralit concrte67.
En revanche, le texte des Dclarations communes est rdig en
des termes qui laissent planer un srieux doute sur la signification
qu'il convient de lui accorder. Les orthodoxes signataires des
Dclarations ont pour l'essentiel renonc l'usage d'expressions
qui autoriseraient les comprendre dans un sens chalcdonien ; en
revanche ils semblent avoir cd aux exigences de leurs interlo-
cuteurs antichalcdoniens qui, quant eux, trouvent ici une faon
de s'exprimer en plein accord avec la thologie svrienne pour
qui l'expression par la pense seulement ne va pas de pair avec
le maintien de la dualit dans l'ordre rel comme chez Cyrille,
mais correspond une dualit logique (eewQta Mo) qui s'op-
pose la dualit relle (tveQyeta Mo), les choses qui ne diffrent
entre elles que 9EWQLa ne diffrant pas dans la ralit; les natures
n'ayant plus entre elles, aprs l'union, aucune distinction vritable
et l'intelligence seule crant entre elles une diffrence purement
imaginaire68 . Pour la thologie svrienne, la ralit n'est attri-
bue qu' la nature ou hypostase compose du Christ (dsigne
dans la Premire dclaration comme un seul tre [unaQ-
l;,L] divino-humain rel [nQay!J.nK11]69 ),la nature humaine du
Christ n'ayant plus de subsistance relle et ne pouvant plus tre
distingue que par la pense (en thorie70, selon une distinction de
raison ne correspondant pas une distinction relle) ds lors que
le Verbe devient Verbe incarn. Les antichalcdoniens, en effet,
admettent comme tous les monophysites, que 1'unique Christ

66. Ce dernier point est longuement dmontr par A. DE HALLEUX, La


distinction des natures du Christ "par la seule pense" au cinquime concile
cumnique, p. 312-318.
67. Ibid., p. 318.
68. F. LOOFS, Leontius von Byzanz und die gleichnamigen Schriftsteller der
griechischen Kirche, Texte und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887, p. 58.
69. Premire dclaration commune, no 6.
70. Svre utilise diffrentes expressions qui ne laissent pas de doute sur sa
conception: tv 8t:wQia, 'tl 8t:wQia, 'tl tmvoia (par la pense), 'tl <jlav'taaia (par
l'imagination). '
82 PERSONNE ET NA TURE

existe ( partir) de (K) deux natures11, mais non pas (comme


l'affirme la dfinition de foi de Chalcdoine) en (v) deux natures,
la dualit des natures tant, selon eux, abolie du fait de l'union
(d'o la qualification de monophysites applique ces tholo-
giens).
Mme si la thologie monophysite modre (reprsente princi-
palement par Dioscore, Timothe Alure, Pierre Monge, Phi-
loxne de Mabboug, Jean de Tella et surtout Svre d'Antioche)
n'aboutit pas une abolition pure et simple de la nature humaine
du Christ comme le fait le monophysisme extrme d'Eutychs
(qui affirme l'absorption de la nature humaine par la nature di-
vine), elle rduit incontestablement sa ralit au profit de la nature
divine du Verbe. Cela est confirm par d'autres aspects de cette
thologie. Nous le verrons notamment en examinant72 l'interpr-
tation qui est donne de la formule une seule nature du Verbe
incarne qui est galement confesse par les cosignataires des
deux Dclarations communes, et cela apparat plus nettement
encore dans la conception svrienne de l'unique nergie et de
l'unique volont du Verbe incam73.
La conception d'une dualit des natures pour la pense
seulement apparat elle-mme trs relativise par le fait que
Svre reconnat tout aussi bien et trs paradoxalement que, par
la pense galement, on est autoris (en vertu de la synonymie
qu'il tablit entre nature et hypostase ou personne)
reconnatre dans le Christ deux hypostases ou personnes74.
En dpit d'une identit de vocabulaire, la notion de pense
(Sewqta) acquiert chez Svre une consonance nettement plus
docte que chez Cyrille 75. Quant l'humanit du Christ, elle est
rduite par la thologie svrienne n'exister que sous formde
qualits (et non pas de proprits proprement parler)
(

71. On peut cependant se demander, au sujet de cette formule mme,


comment Svre, qui considre nature et hypostase comme sjnonymes,
peut chapper au nestorianisme (voir J. LEBON, La christologie du mono-
physisme syrien, dans A. GRILLMEIER et H. BACHT [d.], Das Konzil von
Chalkedon. Geschichte und Gegenwart, t 1, Wrzburg, 1951, p. 518-519). On a
ici l'un des multiples exemples de l'incohrence de sa terminologie.
72. Dans la prochaine section.
73. Comme le souligne notamment A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tra-
dition chrtienne, t. Il, 2, L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993,
p. 228-233.
74. Cf. J. M:EYENDORFF, Le Christ dans la thologie byzantine, Paris, 1969,
p. 51-52.
75. Ibid., p. 52.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 83
naturelles 76, la qualit naturelle (nOL6'CT) <j>Ucrudl) exprimant
seulement la manire d'tre (6 A6yo 'tO nW dvat)77. Autrement
dit, pour Svre et ses disciples, il y a un tat humain et des actes
humains du Verbe, mais sans existence humaine78. Il n'y a mme
pas dans le Christ de facults humaines proprement dites, comme
le fait remarquer A. Grillmeier : -En refusant l'tre-humain de
Jsus la dsignation de "nature", Svre se retira la possibilit de
reconnatre que l'humanit du Christ devait avoir une perception
originelle, un vouloir spontan et libre, et enfin une conscien-
ce79. Le pre G. Florovsky note dans le mme sens : Plus que
toute autre chose, l'esprit de systme distingue les monophysites
de saint Cyrille. Il n'tait pas du tout facile de refondre la doctrine
inspire de Cyrille dans un systme logique, et la terminologie
rend ce problme encore plus difficile. Le plus difficile de tout
tait de dfinir intelligiblement la forme et le caractre des traits
humains dans la synthse du Dieu-homme. Ceux qui suivaient
Svre ne pouvaient pas parler de l'humanit du Christ comme
d'une "nature". Elle se dcomposait dans un systme de "traits",
car la doctrine du Logos assumant l'humanit n'tait pas encore
compltement dveloppe par les monophysites dans l'ide
d'"enhypostasie". Les monophysites parlaient habituellement de
l'humanit du Logos comme d'une "conomie". Ce n'est pas sans
raison que les Pres du concile de Chalcdoine dtectrent l le
got subtil d'une forme originale de doctisme. Certes, ce n'est
pas du tout le doctisme des anciens gnostiques ni de l'apollina-
risme. Cependant, pour ceux qui suivaient Svre, l'"humain" en
Christ n'tait pas entirement humain, car il n'tait pas actif, il
n'tait pas "m par lui-mme". Dans la contemplation des mono-
physites, l'humain en Christ tait comme un objet subissant pas-
sivement l'influence divine. La divinisation (ou thesis) semblait
tre un acte unilatral de la Divinit, sans prendre suffisamment en
compte la synergie de la libert humaine dont l'assomption ne
suppose nullement un second "sujet". Dans leur exprience reli-
gieuse, l'lment de libert en gnral n'tait pas suffisamment

76. Voir par exemple Lettre Sergius, CSCO, Syr. IV, 7, Louvain, 1949,
p. 94.
77. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 438.
78. Ibid., p. 54.
79. Le Christ dans la tradition chrtienne, t. Il, 2, L 'glise de Constantinople
au Vf sicle, Paris, 1993, p. 214.
84 PERSONNE ET NA TURE

prononc ; on pourrait appeler cela un minimalisme anthropolo-


gique80.
La synonymie tablie par Svre entre nature, hypostase
et personne81 a pour consquence qu'il ne dispose plus
d'aucun vocabulaire pour exprimer le caractre concret et rel-
lement existant de l'humanit du Christ autrement que d'une faon
qui parat purement nominale. Svre en avait d'ailleurs cons-
cience et prouvait des difficults certaines rpondre cette
objection que lui faisaient dj ses contemporains.
Les deux Dclarations communes portent la marque de ces
difficults. Ainsi qualifier la nature humaine du Christ comme
l'humain ou l'humanit, comme le font les Dclarations
communes dans la ligne des habitudes terminologiques de la
thologie non chalcdonienne, parat ambigu et insuffisant dans la
mesure o ces termes, dans le cadre de la thologie non
chalcdonienne, dsignent seulement des caractres ou des traits
humains sans qu'ils se rattachent une nature humaine qui leur
confrerait une ralit vritablement et pleinement humaine. De
mme l'affirmation que le Christ est consubstantiel Dieu selon
la divinit et consubstantiel nous selon 1'humanit82 ne
constitue pas comme certains l'ont cru une avance du dialogue :
cette formule qui figure dans la dfinition du concile de Chalc-
doine est aussi une expression admise depuis toujours par la
thologie non chalcdonienne83, que l'on trouve non seulement
explicitement formule, par exemple, dans les uvres de S-
vre84, mais aussi au cur de la liturgie copte dite de saint Basile,
o cette expression va de pair avec la ngation explicite de la
dualit de natures : le Verbe s'est fait homme, consubstantiel au
Pre selon la divinit et consubstantiel nous selon l 'humant ;
n'ayant pas deux personnes ni deux formes, et n'tant pas non
plus connu en deux natures, mais un seul Dieu, un seul Seigneur,

80. The Byzantine Fathers of the Fifth Century, The Collected Works of
Georges Florovsky , t. VIII, Vaduz, 1987, p. 329-330.
81. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 242-280 ; R. C. CHESNUT,
Three Monophysite Christologies : Severus of Antioch, Philoxenus of Mabbug
and Jacob ofSarug, Oxford, 1976, p. 9-12.
82. Cf. Premire dclaration commune, n 5 ; cf. Deuxime dclaration com-
mune, no 1.
83. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 200-204.
84. Nous confessons donc le mme consubstantiel au Pre selon sa divinit
et le mme consubstantiel nous en devenant homme (Orationes ad
Nephalium, 1, CSCO 119-120, syr. 64-65.).
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 85
une seule hypostase, une seule volont, une seule nature du Verbe
Dieu incarne85 .
Ce qui est mis en cause par la thologie antichalcdonienne (au
nom du but louable d'affirmer, contre les nestoriens, l'unit du
Verbe incarn), c'est donc la ralit mme de la nature humaine
du Christ.
Cette thologie se dveloppe dans le cadre de ce que le pre
G. Florovsky appelle, nous l'avons vu, un minimalisme anthro-
pologique, lequel non seulement prsente une conception ds-
quilibre de ce qu'est le Christ, mais encore constitue un grand
danger quant la faon de concevoir le salut et la divinisation de
l'homme (danger oppos, mais quivalent en gravit, celui que
constitue la conception morale du nestorianisme), car 1'homme ne
peut en vrit tre rellement sauv et difi que si le Verbe a
assum en lui-mme une nature humaine rellement et dura-
blement subsistante86.
Remarquons encore que l'affirmation d'une distinction des
natures en pense seulement est peu cohrente avec le dyo-
nergisme et le dyothlisme affirms par ailleurs dans les Dcla-
rations communes 87, car, comme le fait remarquer A. de Halleux,
on ne voit pas comment ceux-ci pourraient faire l'conomie d'un
certain dyophysisme rel88 . Cela oblige s'interroger sur la
nature de l'affirmation par les deux Dclarations communes de
l'existence de deux nergies et deux volonts dans le Verbe
incarn (affirmation qui nous parat tre le point le plus marquant
de l'avance du dialogue thologique) et se demander si les
signataires non chalcdoniens des Dclarations communes ne

85. RENAUDOT, Liturgiarum orientmium collectio, t. 1, Francfort, 1847,


p.106. .
86. L'ide exprime par J. BESSE( La Foi des Eglises orientales anciennes,
Le Messager orthodoxe, 126, 1994-1995, p. 10) en suivanll'opinion de l'vque
annnien Mgr Trnig POLADIAN (La position des Eglises non chalcdo-
niennes , ibid., p. 72) que la relation chalcdonienne des deux natures n'assigne
pas de place la divinisation ou ne pennet qu'une conception morale de leurs
relations relve d'une ignorance manifeste de la tradition chalcdonienne ce
sujet et d'une confusion de celle-ci avec la conception nestorienne qu'elle
contredit. Au contraire la tenninologie chalcdonienne exprime une vritable
divinisation de la nature humaine sans que celle-ci se confonde avac la nature
divine. Voir notre tude : La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Confesseur, Paris, 1996.
87. Premire dclaration commune, n 8 ; Deuxime dclaration commune,
n 3.
88. Actualit du nochalcdonisme. propos d'un accord rcent, dans
Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990,-p. 494.
86 PERSONNE ET NA TURE

conoivent pas, sans le dire, cette dualit comme tant, elle aussi,
en pense seulement89 .

III. AMBIGUT DE LA FORMULE


UNE SEULE NATURE DU VERBE INCARNE.

La Premire dclaration commune affirme : tout au long de


ces discussions nous avons trouv notre terrain d'entente dans la
formule de notre Pre commun saint Cyrille d'Alexandrie : "flUx
q>ual 'tO A6you aeaaQKWflVtl" [une seule nature (hypostase)
incarne du Verbe]90 .
Cependant il ne s'agit pas de s'accorder sur cette formule dans
la vnration commune de Cyrille d'Alexandrie pour tmoigner
d'un accord thologique vritable. Comme le note G. M. de Du-
rand, minent spcialiste de Cyrille, le dluge de commentaires
suscit [dans le pass] par ces cinq mots suffirait prouver qu'ils
sont chargs d'quivoques91 .
Cette formule, on le sait, a une origine hrtique : elle provient
d'un recueil de textes apocryphes couramment dsign comme
Fraudes apollinaristes, plus prcisment de la Lettre Jovien
d'Apollinaire que les disciples de ce dernier ont, pour lui donner
de l'autorit, camoufle sous le nom d'Athanase. Saint Cyrille l'a
reprise en l'expurgeant cependant de son sens apollinariste. Bien
que les divers contextes o la formule se trouve utilise dans
l'uvre de Cyrille rendent possibles plusieurs interprtations, on
peut considrer que l'unique nature (q>uat) dont parle Cyrille ici
n'est pas constitue par la fusion de plusieurs lments (l'huma-
nit et la divinit) ni par la transmutation de l'un en l'autre92.

89. Il n'y a pas si longtemps que 1'un des principaux reprsentants( des glises
non chalcdoniennes, P. VERGHESE devenu depuis le mtropolite Paulos Mar
Gregorios, affirmait: Nous sommes dans l'impossibilit d'accepter la formule
dyothlite, attribuant la volont et l'nergie aux natures plutt qu' l'hypostase.
Nous pouvons seulement affmner l'unique nature, volont et nergie divino"'(
humaine, unie et inconfuse, du Christ le Verbe incarn. [... ]Nous considrons
Lon [le Grand] comme hrtique pour avoir enseign que la volont et
l'opration du Christ doit tre attribue aux deux natures du Christ plutt qu'
l'unique hypostase( Ecclesiologicallssues conceming the Relation of Eastern
Orthodox and Oriental Orthodox Church , The Greek Orthodox Theological
Review, XVI, p. 140-141).
90. Premire dclaration commune, n 2.
91. Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dialogues christologiques,
SC no 97, Paris, 1964, p. 134. Sur cette formule, voir l'tude dveloppe de J.
V AN DEN DRIES, The formula of St. Cyril of Ale:xandria !lla qn)uu; 'tOU A6yov
ueuaQKWfJVTJ, Rome, 1939.
92. Voir Lettre 2 Succense,ACO I, l, 6, p. 159, 160.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 87
Cette <:puaL [nature] est celle du Verbe : c'est de Lui, de la
Personne divine possdant de toute ternit cette <:puaL que 1' on
part, et non pas de la mention d'un nom quelconque, comme
Christ, qui impliquerait dj une rfrence 1'humain93. La
rfrence la perfection dans 1'humanit et une essence
(ocr(a) telle que la ntre94 est quant elle tout entire
contenue dans l'pithte "incarne", qu~elle se rapporte immdia-
tement au Verbe ou la <j>uau:;95 . Ainsi, pris en eux-mmes,
<j>ucrt;96 et awaQKWf..LVTJ indiquent bien l'un et l'autre des
essences : l'essence divine qui est celle du Verbe, la "chair", qui
est l'essentiel, le fin mot de notre condition humaine97 .Cette
interprtation de spcialistes modernes de Cyrille tait aussi celle
de saint Maxime le Confesseur, qui considrait que par cette
formule, Cyrille confessait implicitement les deux natures du
Christ, la nature divine par le mot <j>ucru:;, la nature humaine par le
mot awaQKWf..LVTJ98.
Il faut considrer en outre que Cyrille n'a pas utilis cette
formule sans qualification et de manire inflexible99 . La
preuve en est qu'il n'hsite pas, l'occasion, appliquer le
concept de nature (<j>ucru:;) l'h~manit du Christ, et cela aussi
bien avant qu'aprs le concile d'EphselOO. Il exclut seulement un
usage de ce terme qui introduise une division dans le Christ.
Autrement dit Cyrille n'hsite pas, nous l'avons dj vu dans la

93. G. M. DE DURAND, Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dia-


logues christologiques, SC 97, Paris, 1964, p. 135. Cf. F. LOOFS, Leontius von
Byzanz und die gleichnamigen Schriftsteller der griechischen Kirche, Texte
und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887, p. 42.
94. CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre 2 Succense, ACO 1, l, 6, p. 160.
95. G. M. DE DURAND, Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dia-
logues christologiques, SC 97, Paris, 1964, p. 135. Cf. F. LOOFS, Leontius von
Byzanz und die gleichnamigen Schriftsteller der griechischen Kirche, Texte
und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887, p. 42.
96. Sur le sens de ce tenne chez Cyrille (qui ne se limite pas tre un sy-
nonyme d'hypo~ mais reoit aussi une connotation essentialiste), voir G. M.
DE DURAND, Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dialogues chris-
to logiques, SC n 97, Paris, 1964, p. 136, n. l.
97. G. M. DE DURAND, Introduction CYRILLE D'ALEXANDRIE, Deux dia-
logues christologiques, SC no 97, Paris, 1964, p. 136. Voir l'interprtation
analogue de A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. 1, De l'ge
apostolique Chalcdoine (451), Paris, 1973, p. 473.
98. Lettres, 12, PG 91, 477A-481A, 492D-497A, 501BC; 14, PG 91, 536D-
537A; 17, 584A.
99. A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. 1, De l'ge
apostolique Chalcdoine (451), Paris, 1973, p. 468.
100. Voir ibid.
88 PERSONNE ET NA TURE

section prcdente, confesser deux natures du Christ101. De ce


point de vue, comme l'crit A. Grillmeier, Cyrille voit la diff-
rence entre une conception christologique qui est acceptable et une
conception christologique qui ne l'est pas, non dans l'emploi de
la formule des natures elles-mmes, mais dans la dfinition du
rapport entre les deux natures [...] : une distinction des natures est
ncessaire, une division est condamnable102 .
Ce qui chez Cyrille n'apparat que dans un corpus somme toute
assez restreint103, et avec un sens qui s'accorde avec la dfinition
de foi de Chalcdoine104- ce qui apparat encore plus clairement
si l'on prend en compte d'autres expressions de l'uvre du grand
Alexandrin qui clairent la pense de ce dernier et la font
apprhender dans sa globalit - devient chez Svre d'Antioche
un leitmotiv, acquiert un sens plus troit et rigide que chez Cyrille,
et est utilis comme un cheval de bataille antichalcdonien105 .
La formule fut certes reprise par le ve concile cumnique
(Constantinople Il, 553), argument que ne manque pas d'invoquer
le mtropolite Damaskinos dans son apologie des Dclarations
communesl06 ; mais ce dernier oublie qu'elle est cite par le
concile dans un contexte o elle est interprte dans un sens net-
tement chalcdonien et dans le but d'exclure toute interprtation
dans un sens monophysite aussi bien que nestorien107.

101. Voir Sur le Lvitique, PG 69, 576B; Commentaires sur l'incarnation du


Monogne, PG 75, 1381A, 1385C; Lettre 2 Succense, ACO l, 1, 6, p. 161-162.
102. Ibid., p. 469-470. Cf. CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre XL, Acace de
Mlitne, ACO, 1, 1, 4, p. 27.
103. Voir B. MEUNIER, Le Christ de Cyrille d'Alexandrie. L 'hum?nit, le salut
et la question monophysite, Paris, 1997, p. 256-264.
104. A. GRILLMEIER montre comment Cyrille anticipe d'une certaine faon la
dfinition de Chalcdoine : Si l'on envisage, au-del de la formule mia physis,
le reste du langage de Cyrille, on voit qu'il possde une srie d'expressions qui
expriment non seulement l'unit de personne, mais aussi la distinction des na-
tures [Contre Nestorius, 2, 6, ACO 1, 1, 6, p. 43~; Commentaires sur l'incarnation
du Monogne, PG 75, 1385C ; Apologie contre Thodore!, ACO l, 1, 6, p. 112].
De tout cela il ressort donc qu'en fait Cyrille transporte l'unit du Christ dans le
domaine "personnel" en attribuant une dualit aux deux natures. C'est l qu'il a
anticip la distinction du concile de Chalcdoine, et qu'il a aid poser ses
fondements thologiques (Le Christ dans la tradition chrtienne, t. 1, De l'ge
apostolique Chalcdoine (451), Paris, 1973, p. 473).
105. J. MEYENDORFF, Le Christ dans la thologie byzantine, Paris, 1969,
p. 20. .
106. Rponse, Episkepsis, 521, 1995, p. 14.
107. Les Conciles cumniques, 2. Les dcrets, Paris, 1994, p. 260-263 (
VIII).
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 89
IV. CARACTRE CONFUS DE CERTAINES EXPRESSIONS.

Certaines autres expressions des Dclarations communes posent


problme par leur caractre confus.
La rdaction de ces Dclarations communes par des thologiens
usant habituellement d'un vocabulaire diffrent donne lieu
quelques tlescopages assez cocasses par leur incohrence, mais
aussi assez rvlateurs de 1' orientation monophysite du texte.
Ainsi il est admis par les thologiens participant au dialogue,
dans la ligne de l'interprtation de J. Lebon, que les non~chalcdo
niens entendent le mot nature dans le sens d' hypostase.
Certains passages des Dclarations communes sous-entendent
cette synonymie, mais d'autres ne la respectent pas. C'est ainsi
que dans la Premire dclaration on trouve cette curieuse expres-
sion propos de 1'hypostase du Logos : La mme hypostase,
en tant que distincte de la nature, du Logos incarn, n'est pas non
plus compose (T) un6a1:aaL Ka( w bLaKEKQL~Vfl .K 'tf]
cpuaew 1:o tvav8Qwni]aav1:o A6you btv dvaL 7ttf1
aUv8E'l:o)l08 . Non seulement il est clair qu'ici nature n'est
pas pris comme un synonyme d' hypostase (on pourrait donc
voir l une intervention du vocabulaire chalcdonien et nochal-
cdonien), mais, suivant cette distinction chalcdonienne on se
demande alors de quelle nature il s'agit, avant de s'apercevoir que
l'on a ici une affirmation typiquement monophysite d'une unique
nature du Verbe incarn qui ne peut tre assimile son hypos-
tase, la synonymie tant clairement exclue par la premire partie
de la phrase ...
L'expression mme d' hypostase compose est utilise dans
les textes des Dclarations dans des sens diffrents qui montrent
1' absence de cohrence dans le vocabulaire utilis. Bon connais-
seur tant de la thologie non chalcdoniennel09 que de la tho-
logie chalcdonienne, A. de Halleux croit reconnatre dans cette
expression telle qu'elle est utilise dans la DclarationllO, une
expression nochalcdonienne111. L'explication de l'expression
selon laquelle l'une et ternelle hypostase de la deuxime per-
sonne de la Trinit a assum notre nature humaine cre dans un

108. Deuxime dclaration commune, n 7.


109. Il a consacr sa thse Philoxne de Mabboug.
11 O. Premire dclaration commune, no 6-7 ; cf. Deuxime dclaration
commune, no 3.
111. A. DE HALLEUX, Actualit du nochalcdonisme. propos d'un accord
rcent, dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 490.
90 PERSONNE ET NA TIJRE

acte l'unissant sa propre nature divine incre112 parat aller


dans ce sens. Mais la formule examine prcdemment selon
laquelle la mme hypostase, en tant que distincte de la nature, du
Logos incarn, n'est pas non plus compose vient introduire la
confusion, laquelle est encore accrue par le fait que 1'expression
hypostase compose n'est pas l'apanage des thologiens
nochalcdoniens, mais est utilise par les non-chalcdoniens dans
un sens o hypostase est un synonyme de nature , Svre
lui-mme parlant d' une nature et hypostase compose (J.l.(a
q>um Kal. vnoa'taaL a\Jv8e'to)113. ,
Une troisime expression, lie la prcdente, parat galement
ambigu et confuse : celle qui affirme que l'une et ternelle
hypostase de la deuxime personne de la Trinit a assum notre
nature humaine cre dans un acte 1'unissant sa propre nature
divine incre pour former ensemble un rel tre divino-humain
[nQay!-lanld]v 8eav8QW7tLVT)V naQ~Lv]114. tre divino-
humain ou existence divino-humaine : ce sont l des ma-
nires inhabituelles dans la thologie orthodoxe pour dsigner le
Christ. Cette expression vise en fait mnager la possibilit d'une
interprtation svrienne de 1'hypostase du Christ en termes de
nature compose dans un sens qui n'est pas identique celui
de l'hypostase compose telle qu'elle a t dfinie par les
thologiens nochalcdoniens et telle qu'elle est habituellement
comprise par la thologie orthodoxe.
Un quatrime exemple d'expression ambigu et confuse est
offert par l'affirmation que ceux d'entre nous qui parlent d'une
nature divino-humaine unie en Christ (neQ( J.lt. tivWVTJ
8eav8QW7ttVTJ q>vaew v XQLmc:fJ) ne nient pas la prsence
dynamique continue en Christ du divin et de 1'humain ('ti)v
auvexfj naQova(av v XQLa'tc:fJ 'tou Sdou Ka( 'tO v8Qwn(vou),
sans changement ni confusion11S . On peut videmment premi-
rement se demander ce qu'est une nature divino-humaine unie
en Christ. De tous les cts qu'on l'envisage, l'expression est
fautive du point de vue de la foi orthodoxe. Si nature dsigne
l'hypostase, l'expression est errone, puisque l'hypostase du
Christ n'est pas divino-humaine116 mais divine117. S'il s'agit de la

112. Premire dclaration commune, n 6.


113. Lettre 3 Jean 1'Higoumne.
114. Premire dclaration commune, n 6. Nous respectons la traduction
franaise officielle donne par la revue Epis/psis.
115. Premire dclaration commune, n 10.
. ~ 16. Co~m~ le _Prtendent habituellem~nt les thologiens monophysites,
JUstifiant ams1 logiquement le monothlisme et le mononergisme. Paul
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 91
nature, on a alors affaire une conception proprement mono-
physite, puisqu'une seule nature est attribue au Christ, et il s'agit
de surcrot d'une nature compose dans laquelle, malgr la dn-
gation que constitue l'adverbe de fin de phrase, se mlangent la
nature divine et la nature humaine. Enfin que signifie une nature
unie en Christ ? Ou bien les deux natures sont unies entre elles
dans l'unique hypostase, ou bien elles sont unies toutes les deux
l'hypostase, ou bien chacune d'elles est unie l'hypostase; mais il
n'y a pas de place dans le dogme christologique orthodoxe pour
une seule nature unie . On peut deuximement se demander ce
qu'est la prsence dynamique continue en Christ du divin et de
l'humain cense justifier l'affirmation prcdente. Outre que les
noms le divin et 1'humain sont une faon de ne pas
affirmer que le Christ a deux natures et ont pour effet de rduire
les natures du Christ des traits ou des caractres (voir supra) la
notion de prsence dynamique continue est trange et ne
correspond pas au vocabulaire patristique traditionnel. Les Pres
(comme saint Maxime le Confesseur ou saint Jean Damascne)
affirment que chacune des deux natures du Christ subsiste avec ses
dynameis (puissances ou facults) et son nergie propre qui
permet ses dynameis d'tre actives. La notion de prsence
dynamique est une notion mixte qui ne correspond proprement
parler ni la dynamis ni 1' energeia. Ici encore la Dclaration se
situe, avec l'accord des signataires orthodoxes, dans une perspec-
tive monophysite o non seulement on ne reconnat pas deux na-
tures au Christ, mais o 1' on refuse avec cela les facults et les
nergies qui vont avec ces natures, pour la raison que les re-
connatre et les dsigner par leurs noms, ce serait implicitement
reconnatre les natures auxquelles elles se rattachent. On utilise

VERGHESE, actuellement mtropolite Paulos Mar Gregorios, crit par exemple


propos de la nature unique attribue au Christ: C'est une unique hypostase
qui est maintenant la fois divine et humaine, et toutes les activits
[nergies] viennent de l'unique hypostase, et il en conclut : Nous ne pouvons
pas accepter la formule dyothlite [du VI" concile cumnique] attribuant la
volont et l'opration aux natures plutt qu' l'hypostase (The Greek Orthodox
Theological Review, XVI, 1971, p. 140, 141 ; repris dans Does Chalcedon
Divide or Unite ? ,p. 134, 135).
117. Rappelons que pour la thologie orthodoxe, lorsque le Verbe devient
homme, il assume la nature humaine mais non une hypostase humaine (sinon il
aurait deux hypostases comme l'affmne l'hrsie nestorienne); par l'Incarnation,
son hypostase divine n'est plus seulement l'hypostase de sa nature divine mais
devient en outre l'hypostase de sa nature humaine (c'est ce qu'entend signifier la
notion nochacdonienne d' hypostase compose), la nature humaine se
trouvant enhypostasie dans l'hypostase divine du Verbe et unie en elle, sans
confusion ni sparation, la nature divine que cette hypostase divine possde de
toute ternit. '
92 PERSONNE ET NA TURE

donc ici une priphrase qui, en fait, ne signifie pas grand-chose et


aboutit une fois de plus attnuer la ralit de la nature humaine,
voire, c'est le cas ici, de la nature divine.
On a dans ce qui prcde un chantillon supplmentaire de la
terminologie et de la thologie confuses qui pourraient rsulter, au
cas o le Projet d'union serait accept en l'tat, de la reconnais-
sance comme quivalentes (et donc comme pouvant tre utilises
indiffremment, voire ensemble) des deux faons, chalcdonienne
et non chalcdonienne, d'exprimer la foi chrtienne, reconnais-
sance que la Premire dclaration commune semble dj vouloir
en laissant ouverte- dans le but aussi d'accrditer sa propre faon
de s'exprimer en langage mixte - la question de savoir si nos
Pres utilisaient toujours les termes physis et hypostasis et confon-
daient l'un avec l'autre118 alors qu'il est vident qu'une telle
confusion n'tait pas faite par les Pres orthodoxes mais tait
propre aux promoteurs et dfenseurs des hrsies nestorienne et
monophysite quoique dans des sens diffrents.

V. L'UTILISATION COMME PARAVENT


DE L'AMBIGUT DU VOCABULAIRE CYRILLIEN.

Les deux Dclarations vitent en fait presque tout usage du


vocabulaire chalcdonien et postchalcdonien orthodoxe et
entendent fonder leur accord sur un vocabulaire prchalcdonien,
en rfrence Cyrille d'Alexandrie.
Rappelons tout d'abord ce que nous avons dj dit : aucun
accord n'est possible sur la seule base de formules isoles de saint
Cyrille d'Alexandrie ni mme sur l'ensemble de son uvre, en
raison de l'ambigut du vocabulaire qu'il utilise. Ce vocabulaire
permit Cyrille de rgler un certain nombre de probl~es poss
par les hrsies d'Apollinaire et de Nestorius, mais devint la
source de nouvelles difficults. Comme le note A. Grillmeier, le
dveloppement personnel de Cyrille fut si ambivalent que ses
uvres pouvaient devenir l'arsenal de deux christologies opposes
(antithtiques), selon ce qu'on y cherchait119 . ,
Face au dveloppement du monophysisme, l'Eglise dut prciser
la foi qui tait la sienne et lever les ambiguts lies l'imprci-

\ \'6 \:'temite dclaration commune, n 1. ,


n9. Le Christ dans la tradition chrtienne, t. l\, 'l, L'Eglise de Consta
tinople au vf sicle, "Paris, \993, \l <\'2..
LA QUESTION CHRJSTOLOGIQUE 93
sion du langage de Cyrille, donnant en mme temps la cl de
l'interprtation orthodoxe de sa thologie.
Cela se fit cependant progressivement. Pendant de nombreuses
annes, la Lettre 2 Nestorius et la Lettre d'union, canonises par
le concile de Chalcdoine, furent les seules uvres de Cyrille
admises par les orthodoxes comme rfrences incontestables.
D'autres uvres de Cyrille (comme la Lettre 3 Nestorius inclu-
ant les Douze anathmatismes, la Lettre 2 Succense, la Lettre
Euloge) n'acquirent ce statut qu'avec l'avnement du courant
thologique dit nochalcdonien , qui se dveloppa sous le
rgne de Justinien et s'attacha justement montrer la parfaite
compatibilit avec le dogme de Chalcdoine des formules de
Cyrille revendiques par les monophysites pour justifier leur
doctrine 120.
Les opposants au concile de Chalcdoine se montrrent attachs
eux aussi la personne et la pense de Cyrille (au point que pour
Svre d'Antioche, par exemple, il n'y avait aucune autorit parmi
les Pres qui ft plus haute que celle de Cyrille) mais en inter-
prtant sa pense dans un sens radicalement diffrent, li, des
degrs divers, au courant monophysite.
Pour ce faire cependant, Svre d'Antioche non seulement
n'hsita pas jeter le voile sur certaines expressions de Cyrille qui
ne correspondaient pas sa propre christologie, mais soumit la
pense de celui-ci et des Pres antrieurs une vritable pu-
ration terminologique jusqu' modifier, pour ce qu'il considrait
tre la bonne cause, certaines de leurs expressionsl2 1 ; il
estimait que celles-ci relevaient d'un langage grossier qui avait
t bon une certaine poque mais devait maintenant tre rem-
plac par un langage plus subti1122. Cette pratique et cette attitude
rvlent non seulement le caractre relatif de 1'attachement de
Svre la Tradition patristique et Cyrille lui-mme, mais
l'orgueil de quelqu'un qui n'hsitait pas s'riger en juge de la

120. Plutt que nochalcdonien , ce courant thologique devrait tre


qualifi de chalcdonisme ouvert (ayant comme pendant le chalcdonisme
strict tendant dfendre une interprtation plus restrictive de Chalcdoine)
comme nous l'avons propos dans notre tude La Divinisation de l'homme selon
saint Maxime le Confesseur, Paris, 1996, p. 304-307.
121. A. GRILLMEIER crit ainsi :Svre, le conservateur qui tait prompt
se servir de l'argument de la tradition, surtout dans les discussions concernant
Cyrille, se permit aussi grce cet argument d'apporter des corrections
diffrents Pres et de considrer le procd comme lgitime (ibid., p. 108).
_122. Voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t Il, 2,
L'Eglise de Constantinople au Vf sicle(Paris, 1993, p. 107-116.
94 PERSONNE ET NA TURE

Tradition et considrait sa propre pense et ses propres expres-


sions comme suprieures celles des Pres 123.

L'usage que font les deux Dclarations communes du langage


de Cyrille et de celui de Pres antrieurs lui ne peut se prt~ndre
purement et simplement prchalcdonien. L'histoire de l'Eglise
fait que, aujourd'hui, le vocabulaire prchalcdonien ne peut plus
tre considr en lui-mme, mais doit tre compris travers ses in-
terprtations postrieures. L'ambigut du langage cyrillien exige
que l'on tranche au niveau mme de son interprtation.
Au lieu de proposer une interprtation des formules utilises,
les Dclarations communes s'en servent visiblement comme d'un
paravent et leur ambigut est mise profit : l'accord sur l'usage
des formules cyrilliennes elles-mmes cache en fait le dsaccord
des orthodoxes et des non-chalcdoniens sur le sens qu'il convient
de leur accorder.
Le Projet d'union est souvent prsent comme tmoignant
d'une diffrence formelle de formulations mais d'un accord quant
au fond ; on voit que c'est tout le contraire que l'on a ici: un
accord sur quelques formules, mais une absence d'accord quant au
fond.

VI. NON-RCIPROCIT DANS LA RECONNAISSANCE


DES EXPRESSIONS DE LA FOI DES DEUX PARTIES.

On est frapp par l'absence, dans les Dclarations communes,


de toute rfrence Chalcdoine et de l'exclusion quasi totale
(sinon dans un sens ambigu et confus) du vocabulaire chalc-
donien (les adverbes sans confusion, sans changement, sans
sparation et sans division, peuvent paratre en tre issus, mais
en ralit ils taient dj utiliss par Cyrille et se ren'Contrent
galement couramment chez les thologiens non chalcdo-
niens124).

123. Saint JusTINIEN le lui reprochait dj, crivant son sujet: Qui dtient
une telle autorit qu'il se permette de rejeter les enseignements des saints Pres?
Sur quelles bases Svre choisit-il les Pres dont les enseignements doivent tre
rejets? [ ... ]En fait, il argu que les enseignements des saints Pres doivent tre
rejets [ ... ] parce qu'il veut dfendre sa propre maladie (Contre les mono-
physites, d. Schwartz, p. 32).
124. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 212-233.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 95
Au contraire le vocabulaire non chalcdonien (de Cyrille, mais
aussi des thologiens antichalcdoniens, en particulier Svre
d'Antioche) est massivement utilis.
Il y a non seulement un dsquilibre, mais une non-rciprocit
dans l'usage et la reconnaissance des expressions de la foi de ce
que les Dclarations appellent les deux familles d'glises.
Si celles-ci avaient effectivement, comme l'affirment les deux
Dclarations, la mme et unique foi hrite des Pres, si le dsac-
cordn'tait d qu' un malentendu portant non pas sur le fond,
mais sur une diffrence de vocabulaire dsignant autrement les
mmes ralits, si les divergences dans l'usage du vocabulaire
avaient t effectivement lucides et les malentendus dissips, on
ne voit pas ce qui empcherait les non-chalcdoniens de recon-
natre la lgitimit de l'expression de la foi des orthodoxes en
termes chalcdoniens (et cela de manire effective, en la confes-
sant), tout comme les signataires orthodoxes des Dclarations
reconnaissent la lgitimit de l'expression de la foi des glises
orientales en termes non chalcdoniens.
Si les orthodoxes conoivent que les non-chalcdoniens ne
puissent confesser que le Christ existe en deux natures dans la
mesure o pour eux nature signifie hypostase et que cela
reviendrait confesser, comme le font les nestoriens, deux hy-
postases ou personnes du Christ, on ne voit pas ce qui empche les
non-chalcdoniens de concevoir que pour les orthodoxes na-
ture ne signifie pas hypostase, et que l'affirmation que le
Christ existe en deux natures ne signifie pas qu'il soit deux
hypostases ou personnes, et ne signifie pas non plus que ses deux
natures soient spares, parce que dualit, pour les orthodoxes, ne
signifie pas division ni sparation... Une telle reconnaissance de
l'expression chalcdonienne de la foi orthodoxe devrait tre d'au-
tant plus facile aux non-chalcdoniens que le danger du nestoria-
nisme est depuis longtemps cart et que les prcisions qui ont t
donnes depuis la formulation de Chalcdoine (concernant
notamment 1'unique hypostase du Christ) interdisent de manire
on ne peut plus explicite une interprtation nestorienne.
On ne peut pas s'empcher de considrer que les non-chal-
cdoniens ont ici russi imposer leurs partenaires orthodoxes
qu'ils confessent eux aussi leur foi en termes non chalcdoniens,
et cela sans aucune rciprocit125.

125. Cela est typique dans la formule dj cite de la Deuxime dclaration


commune (n 7) : les orthodoxes orientaux admettent que les orthodoxes sont
96 PERSONNE ET NA TURE
On ne peut pas s'empcher non plus d'en conclure que la
rticence des glises non chalcdoniennes reco~atre explici-
tement la lgitimit de 1' expression de la foi des Eglises ortho-
doxes et la confesser rciproquement en termes chalcdoniens
tmoigne qu'elles restent en dsaccord avec la foi orthodoxe telle
qu'elle a t dfinie Chalcdoine non seulement quant la forme
mais quant au fond126, car ceux qui s'entendent sur la ralit
mme peuvent s'entendre aussi sur les mots qui la dsignent 127.
Dans l'une de ses lettres aux Armniens, saint Photius fait jus-
tement remarquer que les deux hrsies opposes, le monophy-
sisme et le nestorianisme, se caractrisent pas le fait qu'elles uti-
lisent l'une et l'autre des formules orthodoxes mais sont hr-
tiques en ce qu'elles nient d'autres formules, galement ortho-
doxes ; ainsi les monophysites confessent une nature du Verbe
incarne mais refusent d'admettre que le Christ est en deux
natures ; inversement les nestoriens confessent que le Christ est
en deux natures, mais refusent de reconnatre une nature du
Verbe incarne ; les orthodoxes quant eux confessent simul-
tanment les deux formules1 28. Dans les Dclarations communes,
on ne voit nullement confesses les deux formules ensemble, mais
seulement celle qui affirme l'unique nature du Verbe incarne
ce qui, selon le critre pos par saint Photius, laisse planer de
srieux doutes sur 1'orthodoxie des signataires.

justifis dans leur utilisation de la formule des deux natures, puisqu'ils recon-
naissent que la distinction est "par la seule pense".
126. Le patriarche Shenouda III est l'auteur de nombreux opuscuj.es tholo-
gique,s teneur nettement antichalcdonienne qui sont largement diffuss au sein
de l'Eglise copte. Voir, parmi ses publications traduites en anglais et diffuses
sur Internet: The Nature of Christ, St Mark Coptic Orthodox Church, Jersey
City, 1999 ; The Divinity of Christ, St Mark Coptic Orthodox Church, Jersey
City, sans date. Sur les positions rcentes du patriarche Shenouda III, dont la
teneur reste indubitablement non seulement antichalcdonienne, mais mono-
physiste et monothlite, voir les textes rassembls et comments par I. VLADUC,
D. POPESCU, G. FECIORU, AccqJtiim unirea cu monof1Zifii ?, Lacu, Athos, 2008,
p. 233-284. Dans la mme tude, d'autres hrsies dcoulant des prcdentes
sont, citations l'appui, attribues Shenouda III.
127. Comme le soulignait Maxime le Confesseur propos d'un autre dia-
logue.
128. Lettre Asotios, contre l'hrsie des Thopaschites, dite comme Lettre
n 284 par B. Laourdas et L. G. Westerink dans PHOTIUS, Epistulae et Amphi-
lochia, t. III, Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum teubneriana ,
Leipzig, 1985.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 97
VII. LA SURVALUATION DES FACTEURS HISTORIQUES.

Si, dans le cadre du dialogue, on a, juste titre, pris conscience


du rle des facteurs historiques (politiques, culturels, linguis-
tiques, psychologiques) dans les divergences apparues autrefois et
entretenues par la suite entre les glises orthodoxes et les glises
non chalcdoniennes, on a cependant nettement survalu ces fac-
teurs ou, ce qui est pire, abusivement dvalu les autres facteurs,
en particulier les facteurs proprement dogmatiques, et cela jusqu'
les nier.
Dire que les divergences dogmatiques sont apparues et se sont
maintenues en raison d'un simple malentendu linguistique entre
gens qui n'utilisaient pas le mme vocabulaire pour dsigner des
ralits identiques n'est pas trs srieux. Considrer que les
membres des commissions de dialogue auraient remarqu ce qu'en
quinze sicles nul n'aurait remarqu en Orient (la parfaite identit
de foi entre les chalcdoniens et les non-chalcdoniens), c'est
taxer d'une intelligence suprieure ces experts et surtout consi-
drer comme des hommes stupides des Pres et des thologiens
comme saint Justinien, saint Anastase le Sinate, saint Maxime le
Confesseur, saint Jean Damascne ou saint Photius, qui se situent
parmi les hommes les plus intelligents et les plus cultivs de leur
temps, qui ont leur place parmi les plus grands docteurs de
l'glise, et qui ont consacr une grande partie de leur uvre et de
leur vie combattre la christologie non chalcdonienne 129. C'est
affirmer aussi que les experts (notamment les thologiens pro-
fessionnels qui constituent les commissions et les sous-
commissions du mtropolite Damaskinos) ont reu (avec beau-
coup de retard historique !) une soudaine illumination du Saint-
Esprit, tandis que les saints Pres thophores qui ont labor la
dfinition de foi lors du concile de Chalcdoine, et ceux qui dans
les conciles cumniques ultrieurs l'ont confirme tout en
anathmatisant les thologiens monophysites de diverses ten-
dances (y compris Dioscore, Svre d'Antioche ... ) auraient, quant
eux, t priv~s de l'assistance et de la lumire du Saint-Esprit et
auraient t mus par des facteurs purement humains, d'ordre
politique ou psychologique ...
D'un autre ct il n'est pas imaginable qu'un thologien aussi
subtil et habile manier le vocabulaire thologique que Svre ait
t incapable de percevoir que la diffrence entre ses positions et

129. On pourrait ajouter ces derniers une longue liste de thologiens de


qualit. "
98 PERSONNE ET NA TURE

des positions chalcdoniennes reposaient seulement sur un malen-


tendu linguistique et que les diffrences d'appellations recou-
vraient en fait une conception identique, si tel avait bien t le
cas130. D'autant plus que, aprs le concile de Chalcdoine, tholo-
giens chalcdoniens et thologiens non chalcdoniens eurent pen-
dant des dcennies, puis pendant des sicles, largement la possibi-
lit de se rencontrer, de confronter leurs positions et de s'expli-
quer131. De ce fait ils taient d'ailleurs concrtement plus en
mesure de comprendre leurs positions mutuelles que les tho-
logiens actuels qui les tudient sparment et travers leurs seuls
crits. Justinien par exemple tait tout fait conscient du fait que
pour les monophysites les termes de <j>um. (nature), un6racn.
(hypostase) et nQ6awnov (personne) taient synonymes 132. Et
Maxime le Confesseur, lors de son sjour dans l'le de Crte, eut
des discussions approfondies avec des vques svriens qui lui
permirent de prendre la mesure exacte de leurs positions 133.

Dire que Dioscore et Svre auraient t condamns unique-


ment en raison de leur opposition Chalcdoine et de leur spara-
tion et non en raison de leurs positions dogmatiques (comme si
cela n'avait pas de rapport avec ceci !) n'a gure de sens. Dioscore
a apport son soutien Eutychs et l'a reu dans sa communion
parce qu'il partageait sa foi htrodoxe134. Quant Svre d'An-
tioche, il suffit de voir les longs dveloppements que saint Justi-
nien135, saint Anastase le Sinarte, saint Maxime le Confesseur136
ou saint Jean Damascne137 (pour ne prendre que des thologiens

130. Aprs nous tre fait cette rflexion, nous l'avons retrouve chez le pre
G. FLOROVSKY : On peut difficilement penser que Svre en particulier ne
pouvait pas comprendre la terminologie chalcdonienne et ne pouvait pas saisir
que les Pres du concile utilisaient les mots diffremment de lui mais ne
s'cartaient pas trs loin de lui quant au contenu de la foi (The Byzantine
Fathers of the Fifth Century, The Collected Works of Georges Florovsky ,
t. VIII, Vaduz, 1987, p. 329).
. 131. En regardant l'hi~ire, on constate que les rencontres et le dialogue entre
l'Eglise orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes ont t quasi permanents.
132. Trait contre les monophysites, d. Schwartz, p. 36.
133. Il nous en informe lui-mme dans ses Opuscules thologiques et po-
lmiques, 3, PG 91, 49C.
134. Voir infra.
135. Voir infra.
136. Voir J.-CI. LARCHET, Introduction MAxiME LE CONFESSEUR, Lettres,
Paris, 1998, p. 8-25 ; Introduction MAxiME LE CONFESSEUR, Opuscules
thologiques et polmiques, Paris, 1998, p. 16-108 (passim).
137. Voir Th. ZISIS, o Ayto 1wavVTJ 6 ~atJa01CTJV6 Kai iJ "Oqeobo!;ia"
'rWV AvuxaAlcrJoviwv [Saint Jean Damascne et )"'orthodoxie" des non-
chalcdoniens] , fpTJypw 6 IIaapa, 744, 1992, p. 1133-1144.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 99
majeurs138) ont consacrs rfuter ses positions thologiques
pour voir que c'est bien celles-ci qui taient en cause. Ces mmes
dveloppements montrent que ce ne sont pas des broutilles et de
simples malentendus linguistiques qui taient en question aux
yeux des Pres, mais bien la reprsentation du Christ et la concep-
tion du salut de l'humanit: si- le Christ n'tait pas pleinement,
vritablement et rellement homme en possdant la nature mme
des hommes, si toutes les proprits de la nature humaine n'taient
pas rellement sauvegardes en Lui aprs 1'union en une nature
humaine rellement subsistante (mais qui ft nanmoins relle-
ment la Sienne et qui ne ft en Lui nullement spare de la nature
divine qui tait aussi rellement la Sienne), Il ne pouvait pas non
plus sauver les hommes en tout ce qu'ils taient, selon un principe
maintes fois raffirm par les Pres, de saint Grgoire le Tholo-
gien saint Jean Damascne : Ce qui n'est pas assum ne peut
pas non plus tre guri.

VIII. LE STATUT DE SVRE D'ANTIOCHE.

Un problme est dsormais pos par le statut de Svre


d'Antioche : celui-ci a en effet t et reste de nos jours le principal
thologien de la plupart des glises non chalcdoniennes139, celui
qui, reprenant les acquis de ses prdcesseurs antichalcdoniens, a

138. Parmi les autres thologiens byzantins qui ont rfut la thologie
svrienne, on peut citer Np}:lalius (voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tra-
dition chrtienne, t. Il, 2, L'Eglise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993,
p. 74-81), Jean de Csare, surnomm le Grammairien (ibid., p. 81-116),
Lonce de Byzance (ibid., p. 247-309), Hypatios d'phse (ibid., p. 311-335),
Eustathe (ibid., p. 354-364), Lonce de Jrusalem (ibid., p. 365-415)
139. J. LEBON crit: Ce fut un patriarche d'Antioche, le clbre Svre, qui
dota les monophysites d'une christologie savante, traduite en formules tech-
niques ; ille fit dans de grands ouvrages, qui restrent comme les manuels offi-
ciels et les arsenaux de l'opposition la doctrine de Chalcdoine. Avec Svre et
par son uvre, la thologie monophysite de l'Incarnation est fixe et comme
fige dans une forme substantielle qui ne changera plus. [... ] De notre point de
vue, on n'aperoit aucune ncessit de pousser l'examen de la doctrine
monophysite au-del de l'activit doctrinale de Svre d'Antioche ; il n'y aurait,
semble-t-il, gure d'avantage entendre les tmoignages postrieurs, qui
n'apporteraient que de perptuelles redites de griefs dj formuls contre les
chalcdoniens. Avec Svre et ses contemporains, la doctrine monophysite est
aussi clairement atteste et sa dogmatique est aussi parfaitement labore qu'elle
le sera jamais l'encontre de la christologie diphysite (La christologie du
monophysisme syrien, dans A. GRILLMEIER etH. BACHT [d.], Das Konzil von
Chal/don. Geschichte und Gegenwart, t. 1, Wrzburg,l951, p. 425-426). Voir
aussi ID., Le monophysisme svrien, p, 118-119,236-237.
100 PERSONNE ET NA TURE

amen la christologie non chalcdonienne son plus haut degr de


dveloppement et de prcision 140. . .
La leve officielle des anathmes propose par la Commission
mixte de dialoguel41 signifie que Svre devrait, au sein des
glises orthodoxes, non seulement cesser d'tre condamn com~e
hrtique (voir infra) mais en outr~ tre reconnu comme un samt
puisqu'il a t canonis par les Eglises orientalesl 42 avec les-
quelles le Projet d'union prtend rtablir une pleine communion,
laquelle implique la reconnaissance et la vnration des saints des
unes et des autres glises concernes.
La leve des anathmes en ce qui concerne Svre d'Antioche
reoit comme justification, de la part des signataires orthodoxes
des Dclarations, l'affirmation que celui-ci ne serait pas rel-
lement monophysite et donc pas hrtique, sa condamnation, dans
les sicles passs, reposant sur un malentendu. Son monophysisme
en effet serait purement verbal et lui serait attribu du fait qu'il
confesse une seule nature du Verbe incarne ; le malentendu
disparatrait ds lors que l'on aurait compris que pour lui

140. Svre d'Antioche fut le thologien de rfrence de l'glise jacobite


(syrienne, plus tard galement installe el} Inde), mais aussi. de l'glise copte
(depuis la fuite et le sjour de Svre en Egypte en 518). L'Eglise armnienne,
quant elle, a eu l'gard du concile de Chalcdoine et de Svre d'Antioche
une attitude fluctuante. Sur la question de l'incorruptibilit du corps du Christ,
elle prit le parti d'un autre matre de la christologie monophysite : Julien d'Hali-
carnasse. Cela ne l'empcha pas, sur les autres points, d'tre en accord avec la
christologie svrienne et de rester globalement fidle au courant monophysite
dont Svre et Julien taient tous deux les hritiers. L'uvre de Timothe Alure,
en particulier, connut une grande diffusion eq Armnie et eut une influence
importante sur la christologie armnienne. L'Eglise armnienne, de nos jours
comme dans le pass, est en parfaite communion de foi avec les autres glises
non chalcdoniennes et dfend la mme christologie qu'elles. Sur tousses points,
voir notre tude: , propos du statut de l'glise armnienne dans le cadre du
dialogue entre les Eglises orthodoxes et les Eglises non chalcdoniennes , Le
Messager orthodoxe, 138, 2003, p. 37-58, et le chapitre suivant de ce livre : Les
fondements histori~ues de l'antichalcdonisme et du monophysisme de l'glise
armnienne (v-vm sicle).
141. Voir Deuxime dclaration commune, n 10 : Nous recommandons
donc nos glises les dmarches pratiques suivantes : A. Les orthodoxc;s devront
lever tous les anathmes et les condamnations contre tous les conciles et les Pres
orthodoxes qu'ils ont prononcs dans le pass, Svre tant bien entendu rang
par les signataires orthodoxes de la Dclaration parmi les Pres orthodoxes, de
mme que sont rangs parmi les conciles orthodoxes les conciles des non-
chalcdoniens qui contredisent le concile de Chalcdoine et les conciles
cumniques suivants. Voir aussi les Propositions pour la leve des anathmes,
texte adopt l'issue de la quatrime session (Chambsy, l"r-6 novembre 1993),
texte de la version anglaise originale (4 p.).
142. Voir Le Synaxaire arabe jacobite, d. R. Basset, t. l, mois de Babeh,
Patrologia Orientalis n 3, Paris, 1907, p. 313; t. Ill, mois d'Amchir,
Patrologia Orientalis no 56, Paris, 1915, p. 823-825.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 101
nature signifie hypostase, et qu'il ne fait, sur ce point com-
me sur d'autres, que reprendre les formules et la pense de Cyrille
d'Alexandrie dont l'orthodoxie ne fait de doute pour personne.
Cette ide est emprunte par les signataires orthodoxes des D-
clarations communes aux tudes d'un certain nombre de patro-
logues catholiques et protestantS' du dbut du sicte. En tte de
ceux-ci figure J. Lebon qui a fait connatre avec prcision la tho-
logie de Svre en lui consacrant deux tudes magistralesl43.
Cette thse est galement dfendue par d'autres patrologues visi-
blement influencs par la dmonstration impressionnante de
J. Lebon, comme M. Jugiel44, G. Bardyl45, 1. Torrancel46.
Il est cependant piquant de constater que ce mouvement de
rhabilitation de Svre d'Antioche fut accompagn, de la part
d'autres patrologues catholiques, d'un mouvement de rhabilita-
tion parallle du principal adversaire de Svre d'Antioche, apfar-
tenant une autre secte monophysite, Julien d'Halicarnassel4 , et
surtout de Nestorius et de ses inspirateurs (comme Thodore de
Mopsueste) ou disciples, dont on affirmait aussi l'orthodoxie
foncire et dont on expliquait galement les condamnations
passes par de simples malentendusl48. Selon les trois sries

143. Le Monophysisme svrien, Louvain, 1909 ; La christologie du mo-


nophysisme syrien , dans A. GRILLMEIER et H. BACHT, Das Konzil von
Chalkedon, Geschichte und Gegenwart, I, Wurtzbourg, 1951, p. 525-580.
144. Monophysisme, Dictionnaire de thologie catholique, X, Paris, 1929,
col. 2221-2228.
145. Svre d'Antioche, Dictionnaire de thologie catholique, 14, 1939,
col. 1999-2000.
146. Christo/ogy after Chalcedon : Severus of Antioch and Sergius the
Monophysite, Norwich, 1988.
147. Dont R. DRAGUET, dans sa thse (Julien d'Halicarnasse et sa contro-
verse avec Svre d'Antioche sur l'incorruptibilit du corps de Christ, Louvain,
1924) s'efforce de dmontrer la parfaite orthodoxie!
148. Sur la base de telles con~idrations un accord a t sign le 11 novembre
1994 entre le patriarche de l'Eglise orientale assyrienne (nestorienne), Mar
Denicha IV et le pape Jean-Paul II qui enteng se situer en de des divisions
christo logiques qui ont marqu le concile d'Ephse en 430 et se diriger vers
une pleine communion. Sur le contenu des discussions et des conclusions les
glus rcentes, voir /stina, XLIII, 1998, p. 1-256. Il y a fort parier que certaines
Eglises orthodo~es ne tarderont pas emboter le pas de Rome dans la voie de
l'union avec l'Eglise qu'il conviendra sans doute d'appeler dans un premier
temps non phftsienne ou prphsienne , et dans un deuxime temps
trs ancienne Eglise orientale. On en voit dj des signes prcursurs :
O. CLMENT, dans un article rcent, dplore que le rapprochement [de l'Eglise
orthodoxe avec les glises non chalcdoniennes] se fasse contre Nestorius dont
la pense ne semble plus gure hrtique aux historiens occidentaux (Contacts,
51, 1999, p. 205). Il ne restera plus ensuite qu' faire l'union avec les nom-
breuses sectes prnicennes qui, au nom de ce que l'on prtendra n'tre qu'un
~impie malentendu terminologique (puisque le mot ne figure pas dans les
Ecritures), ne peuvent accepter que l'on parle de Trinit !
102 PERSONNE ET NATURE

d'tudes considres ensemble, svriens, julianistes et nestoriens


devraient en principe s'entendre entre eux et s'entend~e ens~mble
avec les orthodoxes, les conflits du pass entre les trots parttes ne
s'expliquant que par des facteurs non thologiques et par des
malentendus linguistiques aisment lucidables 149...
La thse de base de J. Lebon, qui affirme l'orthodoxie de
Svre, repose sur l'affirmation de la parfaite conformit .de la
pense de Svre avec celle de Cyrille. L'argument est repns Bar
ceux qui prennent les tudes de J. Lebon comme rfrence 50 .
Mais cette conformit est en fait tablie par J. Lebon en inter-
prtant Cyrille partir de Svre et la lumire de celui-ci ; cette
interprtation est l'oppos de celle de toute la tradition ortho-
doxe et elle est dsapprouve aussi par un certain nombre d'autres
patrologues 15 1.

149. Notons en passant qu'il est trange de voir les patf9logues catholiques et
protestants s'attacher rhabiliter les thologiens que l'Eglise pendant quinze
sicles a considrs comme hrtiques, tandis qu'ils s'acharnent paralllement
dmontrer l'htrodoxie de Pres de l'glise que l'glise orthodoxe considre
comme des, piliers de sa doctrine et de sa pratique spirituelles, comme saint
Macaire d'Egypte ou saint Symon le Nouveau Thologien (prsents comme
messaliens) ou saint Grgoire Palamas. Remarquons que, en tte de ceux qui
accusent d'htrodoxie la thologie de saint Grgoire Palamas, figure le mme
M. Jugie qui proclame 1' orthodoxie de Svre d'Antioche.
150. Parmi les orthodoxes, citons Mgr DAMASKINOS (PAPANDROU), qui
crit notamment : Dioscore et Svre taient rests fidles l'enseignement
christo logique de saint Cyrille ; ils ont t condamns non pas pour tre
tombs dans l'hrsie monophysite, mais pour ne pas avoir reu le IV" concile
cumnique (Episkepsis, 521, 1995, p. 14-16). Citons aussi la thse soutenue
en 2002 l'Universit de Thessalonique par I. Th. NIKOOPOULOS, 'H
XQtO'toAoyla 'tO r.ej3i)Qou Av'tloxea JCaL o 'DQO rij XaAKT)oova [La
christologie de Svre d'Antioche et la Dfinition de foi de Chalcdoine].
151. Voir J. C. L. GIESELER (Commentatio, qua Monophysitarum veteru
errores ex eorum scriptis recens editis praesertim illustrantur, 2 vol., Gttingen,
1835 et 1838); J. A. DORNER (Entwicklungsgeschichte der Lehre von der Person
Christi, 2 vol., 2" d., Stutt.fart et Berlin, 1845 et 1853), A. HARNACK (Lehrbuch
der Dogmengeschichte, 3 d., t. II, Fribourg et Leipzig, 1894), F. LOOFS
(Leontius von Byzanz und die gleichnamigen Schriftstel/er der griechischen
Kirche, Texte und Untersuchungen 3, 1-2, Leipzig, 1887), P. JUNGLAS
( Leontius von Byzanz ,dans A. EHRARD et J. P. KIRSCH (d.), Forschungen
zur christ/lichen Literatur und Dogmengeschichte, t. VII, 3, Paderborn, 1908).
Peu d'tudes modernes ont malheureusement t consacres cette question qui
exigerait d'tre reprise. Voir cependant le mmoire (indit) soutenu l'Institut
Saint-Serge de Paris par Sur Seraphima Konstantinovska (aujourd'hui ensei-
gnante l'Universit d'Oxford) : What Light is Thrown upon the Possibility of
Reconciliation between the Chalcedonian and Monophysite Churches, by a
Comparison of the Christological Teaching of St. Cyril of Alexandria with that of
Severus of Antioch? .Voir aussi la rfutation de la thse deI. Th. Nicolopoulos
cite dans la note prcdente, dans HIROMOINE LOUKAS GRIGORIATIS, Au)mco-
QO JCaL r.ej3fjQO, ol v'tlxaxlCT)OVLOL a[QeatQxat. KQL'tLlCTJ bVo btaK'tOQt!CWv
bta'tQL~v [Dioscore et Svre, les hrsiarques antichalcdoniens. Critique de
deux dissertations doctorales], Mont-Athos, 2003, p. 95-216.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 103

Ceux qui approuvent le projet d'union et affirment l'orthodoxie


de la thologie svrienne prennent prtexte du fait que sous le
terme de monophysisme ont t ranges et mme amalgames
des doctrines trs diffrentes. S'il est de toute vidence abusif de
confondre la christologie d'Eutychs et celle de Svre, il est tout
aussi abusif de considrer que parce que celle-l mrite d'tre
qualifie de monophysite au sens propre et courant du terme,
celle-ci ne mriterait pas du tout cette appellation. Par rapport au
monophysisme d'Eutychs, la position de Svre (et aussi celle de
Dioscore, Timothe Alure, Pierre Monge, Philoxne de
Mabboug, Jean de Tella... ) correspond un monophysisme
modr, ou ce que F.-X. Murphy et P. Sherwood appellent
judicieusement l'aile gauche du monophysisme 152 ,mais une
forme de monophysisme tout de mme. Ce monophysisme n'est
pas purement verbal comme ont tent de le faire admettre, la
suite de A. Harnack, J. Lebon et M. Jugie, et cette appellation
n'est pas seulement due l'usage de l'expression une nature du
Verbe incarne, Cyrille qui avait utilis maintes fois cette
formule n'ayant jamais t pour autant qualifi de monophysite.
Certains commentateurs mettent en avant que l'application du
vocable de monophysisme la thologie de Svre, de ses
prdcesseurs et de ses successeurs est relativement rcente 153.
Cela n'est pas tout fait exact : on la trouve dans des textes
anciens, contemporains des auteurs en cause. Mais encore que cela
ft vrai, cela ne signifierait pas que les anciens considraient cette
thologie comme n'tant nullement monophysite : ils dsignaient
ses adeptes par d'autres termes plus prcis, qui pennettaient de
distinguer les multiples sectes, engendres par des subdivisions
postrieures Chalcdoine, qui se rattachaient la mouvance
monophysite 154.

152 Constantinople II et IJI, Paris, 1974, p. 47, note 3.


153. Voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. ll, 2,
L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 216.
154. On peut citer entre autres: les dioscoriens, les hnoticiens, les acphales,
les aposchites, les julianistes ou galanites, les aphtartodoctes, les actisttes, les
agnotes, les niobites, les trithistes (rpartis ultrieurement en philiponites,
cononites, ptrtes et condobaudites). Voir M. JUGIE, Monophysisme,
Dictionnaire de thologie catholique, t. 10, Paris, 1929, col. 2241-2~49 ;
A. GRILLMEIER, Le Christ. dans la tradition chrtienne, t ll, 4, L'Eglise
d'Alexandrie, la Nubie et 1'Ethiopie aprs 451, Paris, 1996, passim.
104 PERSONNE ET NA TURE
Et ce n'est pas parce que l'on parle de monophysisme
modr et qu'on distingue celui-ci du monophysisme d'Eutychs
qu'on l'exonre de tout caractre hrtique155.
On peut trouver extrmement trange la mthode, qui consiste
dire que les non-chalcdoniens sont orthodoxes du fait qu'ils ne
sont pas eutychiens, mthode qui est adopte par les signataires de
la Deuxime dclaration, en juger par la formule suivante : Les
orthodoxes acceptent que les orientaux continueront maintenir
leur terminologie cyrillienne traditionnelle "une nature du Logos
incarne" puisqu'ils reconnaissent la double consubstantialit du
Logos nie par Eutychs 156 , comme si 1'affirmation de la double
consubstantialit nie par Eutychs constituait une garantie suffi-
sante de son orthodoxie (alors qu'en fait la double consubstantia-
lit est affirme depuis toujours par les svriens dans un sens qui
n'est pas identique celui de l'orthodoxie chalcdonienne157). On
retrouve la mme mthode dans la Rponse du mtropolite Da-
maskinos la communaut du Mont-Athos : la Commission
interorthodoxe ayant examin les sources de 1' poque ainsi que les
ouvrages de Dioscore et de Svre constata que ces derniers ne
furent ni chefs ni disciples du monophysisme d'Eutychs et que,
par consquent, on ne pourrait pas leur attribuer le titre diffamant
de monophysites hrtiquesl58 .
Cette mthode, pour trange qu'elle soit, n'est pas nouvelle
puisque saint Photius reprochait dj l'un de ses correspondants
de l'utiliser, et fait son sujet la rponse qui convient : Tu
rejettes la doctrine d'Eutychs et tu penses, en agissant ainsi, que
tu te pares de la vraie thorie [... ]. Il faut savoir qu'il ne suffit pas
d'affecter de diffrer d'Eutychs pour n'encourir aucun reproche,
de mme que, en morale, celui qui n'est pas compltement
pervers, n'est pas pour autant parfait dans la vertu, et qu; on ne
considre pas comme vaillant celui qui n'a pas pactis avec
l'ennemi et qu'il faut encore repousser les ennemis et les harceler

155. On peut s'tonner de l'argumentation du mtropolite DAMASKINOS dans


sa Rponse la communaut monastique du Mont-Athos (Episkepsis, 521, 1995,
p. 14) : Si l'on considre comme "monophysisme modr" une formulation
moins tranche du monophysisme extrme d'Eutychs, une telle expression n'est
pas atteste dans nos sources. Une hrsie ou bien est une hrsie, ou bien elle ne
l'est pas. Le fait d'tre modr n'empche videmment pas le monophysisme
d'tre une hrsie. Et il l'est bien aux yeux des Pres et de toute la Tradition
orthodoxe, bien qu'ils lui donnent le plus souvent, comme nous venons de le
voir, d'autres dnominations.
156. Deuxime dclaration, 7.
157. Voir infra.
158. Rponse, Episkepsis, 521, 1995, p. 15.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 105
jusqu' la victoire pour tre appel triomphateur. De mme celui
qui n'accepte pas toute l'hrsie jusqu' la lie ne sera pas pour
autant orthodoxe, mais encore faut-il qu'il s'attache en toutes les
autres choses la vraie pit, se mettant hors de toute critique et
s'levant jusqu' la perfection de la foi [...]. Tu fuis Eutychs ?
Mais si tu flattes Dioscore, si til frquentes Svre, si tu ne vois
que par Jacques [Barrade], tu ne veux pas te rendre compte que
tu te trouves pris dans la mme chaine et la mme trame
d'hrtiques, et entran au mme prcipice de perdition 159 ?
Le fait que la doctrine de Svre et des autres monophysites
modrs se distingue de celle d'Eutychs est prsent par les
supporters du Projet d'union comme une dcouverte rcente qui
obligerait rviser la situation des premiers dans un sens favo-
rable. En fait, bien que les Pres citent souvent ensemble les
monophysites modrs et les monophysites extrmes comme se
rattachant tous la mouvance monophysite qu'ils considrent
comme hrtique dans son ensemble, quel que soit le degr
d'erreur de ses membres, ils font presque tous la distinction, qui
est connue depuis fort longtemps. Svre a crit contre la pense
d'Eutychs des traits qui n'ont jamais laiss de doute sur son
rejet de celle-ci, et lorsqu'en 532 des discussions thologiques se
droulrent, l'initiative de Justinien, entre les monophysites
modrs (conduits par Jean de Tella) et les orthodoxes, les deux
partis, le premier jour de la premire session, tombrent d'accord
sur le fait qu'Eutychs avait t hrtique et qu'il avait t
justement condamn par Flavien de Constantinople en 448 ; ils
s'accordrent mme sur le fait que Dioscore avait eu tort de
rhabiliter Eutychs phse en 449160.
Les discussions thologiques rcentes n'ont donc rien apport
de nouveau sur ce point, sauf l'ide trange qu'il suffirait de ne
pas professer une certaine doctrine hrtique pour pouvoir tre
considr comme orthodoxe.

159. Lettre Asotios, contre l'hrsie des Thopaschites, dite comme Lettre
284 par B. Laourdas et L. G. Westerink dans PHOTIUS, Epistulae et Amphilochia,
t. III, Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum teubneriana , Leipzig,
1985.
160. Voir Mansi, t. VIII, 817C-819E; ACO IV, II, 169-171.
106 PERSONNE ET NATURE

1. La condamnation de Svre par les conciles.

Le caractre hrtique de la christologie svrienne n'a jamais


fait de doute pour l'glise orthodoxe qui l'a officiellement
condamne depuis ses origines jusqu' nos jours.
Svre a tout d'abord t condamn comme hrtique par le
synode de Constantinople en 53?161. Loin d'tre ll:n synode seco~
daire plac dans l'ombre du V concile cummque. (Cons~n~l
nople II, 553) qui, lui, ne comporte aucune condamnatiOn exphctte
de Svre, il doit au contraire tre plac dans la sphre de ce
dernier et considr comme faisant partie intgrante de celui-ci 162
et peut presque tre assimil un concile cumnique 163.
Le concile du Latran (649), auquel participa saint Maxime le
Confesseur (avec d'autres moines grecs en exil) et qu'il consi-
drait comme un concile cumnique (tous les patriarcats orien-
taux tant alors tombs dans 1'hrsie monothlite), proclame
quant lui : Si quelqu'un ne rejette pas et n'anathmatise pas
selon les saints Pres, en accord avec nous et de la mme foi, de
son me et de sa bouche, tous ceux que la sainte glise de Dieu,
catholique et apostolique -c'est--dire les cinq saints conciles
cumniques et tous les Pres de l'glise reconnus qui pensent de
mme - rejette et anathmatise comme hrtiques impies avec
tous leurs crits, jusqu'au dernier dtail, - savoir Sabellius,
Arius, Eunome, Macdonius, Polmon, Eutychs, Dioscore,
Timothe Alure, Svre, Thodose, Colluthus, Themistius, Paul
de Samosate, Diodore, Thodore, Nestorius, le Perse Thodule,

161. Mansi, t. VIII, 873 s. Sur ce synode, voir V. GRUMEL, Les Regestes des
Actes du patriarcat de Constantinople, I, 1, Kadikoy-Istanbul, 1932, no 233-238 ;
HEFELE-LECLERCQ, Histoire des conciles, Il, 2, p. 1142-1155 ; E. SCHWARTZ,
Zur Kirchenpolitik Justinians , Gesammelte Schriften, t. IV, p. 287-290 ; F .-X.
MURPHY et P. SHERWOOD, Constantinople Il et Ill, Paris, 1974, p. 70.
162. Voir R. DEVREESSE, Le cinquime concile et l'cumnicit byzan-
tine, dans Miscellanea Giovanni Mercati, t. 3, Cit du Vatican, 1946, p. 1-6,
14-15, et A. DE HALLEUX qui crit : Suivant l'ancienne tradition historio-
graphique et canonique grecque, ce concile [Constantinople II] comprenait non
seulement le synode de 553, qui anathmatisa les "Trois chapitres", mais aussi le
synode de 536 qui condamna Svre d'Antioche et ses partisans monophysites
(Actualit du nochalcdonisme. propos d'un accord rcent, dans
Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 499, note 94).
163. Cf. E. SCHWARTZ, Zur Kirchenpolitik Justinians , Gesammelte
Schriften, t. IV, p. 288 : La convocation de l'empereur et la prsence de re-
prsentants du sige apostolique [de Rome] l'levrent bien au-dessus du niveau
d'un synode endmousa (permanent] presque au rang d'un synode cum-
nique. Outre les vques sjournant Constantinople et les lgats du pape
Agapet, participrent ce synode les diacres et apocrisiaires des patriarches
d'Antioche et de Jrusalem et les mtropolites de Cappadoce I, de Galatie I et
d'Achae.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 107
Origne, Didyme, vagre, et tous les autres hrtiques pris
ensemble [... ]. Si donc quelqu'un ne rejette pas et n'anathmatise
pas les doctrines impies de leur hrsie et ce qui a t crit de
faon impie par qui que ce soit en leur faveur ou pour leur d-
fense, ainsi que lesdits hrtiques eux-mmes, savoir Thodore,
Cyrus, Sergius, Pyrrhus et Paul[ ... ] ou si quelqu'un considre
comme dpos ou condamn un de ceux qui ont t dposs ou
condamns par ceux-l ou par d'autres qui pensent de mme que
ceux:.l parce qu'il ne pense pas ce qu'ils pensent, mais confesse
avec nous la doctrine des saints Pres, et s'il ne le considre pas,
bien au contraire[...] comme un combattant pieux et orthodoxe de
l'glise catholique et qu'il considre comme tels bien plutt ces
impies et leurs dcisions injustes ce sujet et leurs sentences
vaines, sans effet et invalides, et plus encore impies, excrables et
rprouves, qu'un tel homme soit condamn164.
Le Vf concile cumnique (Constantinople III, 680-681)
condamne l'hrsie d'une seule volont et d'une seule nergie
des deux natures de l'un de la Sainte Trinit, le Christ notre vrai
Dieu, hrsie en accord avec la folle htrodoxie des impies
Apollinaire, Svre et Thmistius et tendant par une conception
frauduleuse liminer la perfection de l'Incarnation du mme et
unique Seigneur Jsus-Christ notre Dieu165 .
Le VIle concile cumnique (Nice Il, 787), dans un tout autre
contexte, ritre la condamnation et proclame : Nous confessons
aussi les deux natures de celui qui a pris chair pour nous de Marie,
l'immacule et toujours vierge Mre de Dieu, le reconnaissant
homme parfait, Dieu parfait, comme le concile de Chalcdoine l'a
proclam, expulsant de la cour de Dieu les blasphmateurs
Eutychs et Dioscore ; nous joignons eux Svre, Pierre et le
peloton blasphmateur qu'ils enroulent166.

2. La condamnation de Svre d'Antioche


par le Synodikon de l'Orthodoxie.

Svre d'Antioche est d'autre part anathmatis par le Synodi-


kon de 1'Orthodoxie, qui dans ses anathmes rassemble la plupart
des anathmes des conciles. Ce texte est lu solennellement depuis
le XIVe sicle dans toutes les glises orthodoxes chaque anne lors

164. Canon 18, Denzinger no 518-520.


165. Les Conciles cumniques, t 2, Les Dcrets, Paris, 1994, p. 282-283.
166. Ibid., p. 302-303.
108 PERSONNE ET NA TURE
de la clbration de la fte du Triomphe de l'Orthodoxie, le
premier dimanche du Grand Car~me. Cette c~ndam~ation de
Svre appartient donc la conscience dogmatique VIvante. de
1'glise orthodoxe. Le texte du Synodikon est le sUivant : Arius,
le premier thomaque et le fondateur des hrsies, ana~h~e.
Pierre le Foulon, l'insens, qui a dit : "Saint Immortel, celUI qUI a
t crucifi pour nous", anathme. Nestorius, maudit de Dieu, qui
a dit passible la Sainte Trinit, et l'impie Valentin, l'insens,
anathme. Paul de Samosate et Thodote son compagnon de secte
et d'ides, avec l'autre Nestorius l'insens, anathme. Pierre le
Foulon l'hrtique, surnomm aussi Lykoptros, Eutychs et
Sabellius, les insenss, anathme. Jacques Stanstalos l'Armnien,
Dioscore, patriarche d'Alexandrie, Svre l'impie, avec Serge,
Paul et Pyrrhus unis par les ides, avec Serge disciple de
Lykoptros, anathme. Tous les eutychiens, monothlites, ja-
cobites167 et arzibourites, en un mot tous les hrtiques, ana-
thme168.

3. La condamnation de Svre d'Antioche


dans les textes liturgiques.

La condamnation de Svre comme hrtique (mais aussi celle


de Dioscore) apparat galement dans divers textes liturgiquesl69,
en particulier dans les chants de vpres et des matines du Diman-
che des saints Pres des six premiers conciles cumniques que
1'glise orthodoxe clbre chaque anne entre le 13 et le 19 juillet.
Citons-en quelques passages. Scrupuleusement, Pres saints,
vous avez gard la tradition apostolique ; [...]runis en conciles,
vous avez rejet le blasphme d'Arius, rfut Macdonius,
l'adversaire de l'Esprit, condamn Nestorius, Eutychs, Dioscore,
Sabellius et Svre 1' Acphale. Des hommes de grande foi au
nombre de six cent trente [au concile de Chalcdoine], rejetant
l'erreur d'Eutychs et l'hrsie de Svre ont dclar : c'est en

167. Ce tenne dsigne les monophysites syriens depuis que le moine Jacques
(490-578), surnomm Burd'ana (la guenille ou Je mendiant) nomm vque en
Syrie (en 542-543) y structura Je groupe monophysite qui y vivait en Je dotant
d'une hirarchie et en en faisant proprement parler une Eglise.
168. Le Synodikon de l'Orthodoxie, d. J. Gouillard, Travaux et mmoires
du Centre franais d'tudes byzantines, t. 2, Paris, 1967, p. 84-85 ..
169. Pour une tude plus complte, voir L'Hymnologie de l'Eglise sur la
christologie orthodoxe et sur les antichalcdoniens (en grec), dans Elvat o[
AvnxaAKlloovtoL 6Q66ol;m; [Les antichalcdoniens sont-ils orthodoxes?],
Mont-Athos, 1995, p. 129-171.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 109
deux natures que nous prchons le Christ, suivant en cela les
paroles du bienheureux Cyrille. Venez fidles, rprouvons
clairement l'erreur de Svre, d'Eutychs et de Jacques [Barra-
de], de Thodore [d'Alexandrie] et de Dioscore avec eux ; et
clbrons par des cantiques divins les saints Pres du quatrime
concile. Le quatrime concile, celui de Chalcdoine, a rejet
Dioscore, Svre et Eutychs, et banni pour toujours les ronces de
leurs hrsies confondant les natures du Sauveur loin de la sainte
glise du Christ avec laquelle nous proclamons la vraie foi. Les
mmes textes liturgiques affirment maintes reprises la fidlit du
concile de Chalcdoine la pense de Cyrille et au contraire
l'infidlit de Svre celle-ci. Nous en avons cit un exemple.
En voici un autre : Cyrille prche le Christ en deux natures et
deux nergies et renverse [par anticipation] 1'hrsie de Svre ;
c'est pourquoi nous nous en tenons aux enseignements du docteur
alexandrin170.

4. La condamnation de Svre d'Antioche


par les Pres de l'glise.

a. Importance et signification des condamnations patristiques.

Ces condamnations sont suffisamment loignes des vne-


ments qui ont suivi le concile de Chalcdoine et ont donc suffi-
samment de recul par rapport aux circonstances politiques, psy-
chologiques ou sociologiques de l'poque postconciliaire pour
qu'elles ne soient pas explicables seulement par elles.
Les dfenseurs du Projet d'union affirment que Svre a t
condamn non en raison de positions hrtiques mais pour avoir
refus Chalcdoine, et donc pour des raisons canoniques171. Mais
cet argument ne tient pas :d'une part on ne peut dissocier le refus
de Chalcdoine du refus de son contenu dogmatique, et c'est bien
videmment celui-ci qui a dtermin celui-l ; d'autre part la
formulation mme des condamnations que nous avons cites et le
fait que le nom de Svre y soit chaque fois entour de ceux
d'une srie d'hrtiques notoires montrent bien que ce n'est pas
pour des raisons formelles, relevant du domaine canonique ou de

170. Ces textes et d'autres semblables se trouvent dans les Mnes du mois de
juillet.
171. Voir mtropolite DAMASKINOS, Rponse, Episkepsis, 521, 1995,
p. 15, 16.
110 PERSONNE ET NA TURE

la discipline ecclsiastique, mais bien pour des raisons proprement


dogmatiques que ces condamnations ont t prononces. On
notera d'ailleurs que, dans la liste des hrtiques, Svre est plac
l'gal des plus grands hrtiques et ne bnficie aucunement
d'un traitement de faveur.
Le fait que Svre d'Antioche a t condamn pour des raisons
proprement dogmatiques est confirm par le fait que sa christo-
logie a t rfute de manire dtaille et approfondie par un
certain nombre de Pres dont 1'autorit est immense au sein de
1'glise orthodoxe, en particulier Justinien, saint Maxime le
Confesseur, saint Jean Damascne, sans compter l'opposition d'un
certain nombre d'autres Pres (parmi lesquels saint Sabas, saint
Thodose le Cnobiarque, saint Anastase le Sinate, saint Jean
Moschos, saint Sophrone de Jrusalem, saint Germain de Constan-
tinople, saint Nicphore Ier de Constantinople, saint Photius ... ) qui
soulignent le caractre hrtique des positions de Svre.
Il est regrettable que les positions des Pres l'encontre de la
christologie non chalcdonienne ne soient aucunement prises en
compte par les signataires et les supporters du Projet d'union. On
peut supposer que cela tient la composition des groupes d'ex-
perts qui, du ct orthodoxe, ont particip aux discussions (on a
ainsi avanc l'ide que si ces experts avaient t de vritables
patrologues, leurs conclusions eussent t trs diffrentes 112),
mais il s'agit plus probablement d'une ngligence dlibre, les
positions des Pres tant unanimement et rsolument opposes la
christologie non chalcdonienne et n'allant aucunement dans le
sens de l'actuel Projet d'union.
Ce mpris des Pres ( l'avis desquels sont prfres les opi-
nions de patrologues et d'historiens de confessions gnralement
trangres l'Orthodoxie) parat particulirement grave et est en
contraste avec l'autorit dont jouissent traditionnellement les
Pres au sein de l'glise orthodoxe, comme lments constitutifs
fondamentaux de sa Tradition et comme rfrences majeures et
incontournables en matire de foi. Comme le rappelle J. Pelikan,
dans les premiers sicles, confesser la foi orthodoxe signifiait
affirmer ce que les Pres nous ont enseign ; [... ] dans toute
discussion thologique, par consquent, il tait ncessaire de
mettre en avant "la voix des Pres comme preuve de la foi de

172. Voir Th. ZISIS, '0 Ayto lwaVVll 6 af.UX01CTIV6 Ka( iJ " 'OqSoo~(a "
'twv Av'ttXaA'K1)bov(wv [Saint Jean Damascne et !"'orthodoxie" des non-
chalcdoniens1 >>, fpl]y6pto 6 TiaAafla, 744,1992, p. 1137.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 111
l'glise173". [... ] Presque tout protagoniste dans presque toute
discussion aurait pu dire avec Thodore Studite : "Pour que l'on
ajoute foi ce qui a t dit, il faudrait encore le tmoignage des
Pres174." [... ]Une loyaut sans faille vis--vis des Pres a t la
caractristique constante de la pense orientale. [... ] On pouvait
dnoncer les hrsies du pass ou du prsent comme ne s'ap-
puyant pas sur l'autorit soit de la Bible, soit des Pres, tandis que
la doctrine orthodoxe tait "en accord avec la Tradition, que ce
soit celle des Oracles sacrs ou celle des enseignements patris-
tiques175." l'adresse de [ses] adversaires, saint Maxime le
Confesseur s'criait : "Qu'ils dmontrent d'abord cela d'aprs la
position des Pres ! Si c'est impossible, qu'ils abandonnent ces
opinions et nous rejoignent dans notre effort pour nous conformer
ce qui a t respectueusement dtermin par les Pres divi-
nement inspirs de l'glise catholique et par les cinq saints
conciles cumniques176." Identifier la doctrine orthodoxe de
l'glise catholique signifiait s'en tenir ce que les Pres avaient
transmis par la Tradition. [... ]Une exhortation du type : "Gardons
pieusement la confession des Pres" semblait supposer, par
l'emploi qu'elle faisait de "confession" au singulier et de "Pres"
au pluriel, qu'il existait un consensus patristique aisment rep-
rable sur les doctrines dont les Pres avaient trait l'occasion des
controverses prcdentes ainsi que sur celles propos desquelles
le dbat ne s'tait pas encore ouvert, mais tait, dans quelque cas,
imminent. [ ... ] En principe, tous reconnaissaient que "d'une voix
sonore les saints Pres [... ],tous et partout, confessent fermement
de manire orthodoxe 177, les dogmes de la Trinit et du Dieu-
homme178.

b. La condamnation de Svre d'Antioche


dans les Vies de saints.

1. L'une des oppositions les plus fermes la christologie de


Svre d'Antioche et sa qualification comme hrtique manent

173. MAxiME LE CONFESSEUR, Lettres, 13, PG 91, 532.


174. THODORE STUDITE, Antirrhetica, 2, 18, PG 99, 364.
175. MAxiME LE CONFESSEUR, Opuscules thologiques et polmiques, 20,
PG 91,245.
176. Ibid., 9, PG 91, 128.
177. MAxiME LE CONFESSEUR, Ambigua, 5, PG 91, 1056-1060.
178. La Tradition chrtienne, t II, L 'Esprit du christianisme oriental (600-
1700), Paris, 1994, p. 9-10,20-22. '
112 PERSONNE ET NA TURE

d'un de ses contemporains jouissant d'une grande autorit dans


l'glise orthodoxe : l'higoumne palestinien s_aint Sa~as (~39:
532), fondateur du monastre du mme nom existant a"';~Jourd ~u1
encore proximit de Jrusalem. L'auteur de sa Vie, samt Cynlle
de Scythopolis (qui fut lui-mme un opposant vigoureux au
monophysisme svrien), y rapporte sans complaisance ses propos
et crits l'encontre de Svre. Il crit notamment au sujet de ce
dernier: Ami du trouble, [Svre] ressuscitait toutes sorte~ d'h-
rsies contre les dogmes orthodoxes et les dcrets de l'Eglise.
C'est ainsi qu'il approuvait le trs impie brigandage du second
concile d'phse [449], le dclarait semblable au concile runi
une premire fois en la mme phse [431], reconnaissait une
valeur gale tant aux enseignements du grand et thophore Cyrille,
archevque d'Alexandrie, que de Dioscore, qui avait reu dans sa
communion, comme lui tant uni en doctrine, l'hrtique Euty-
chs, et qui avait fait tuer le trs saint et trs orthodoxe Flavien,
archevque de Constantinople. Et ainsi, progressant toujours en
son impit, le mme Svre avait aiguis sa langue pour blasph-
mer contre Dieu et, par ses discours, il divisait maintenant 1'u-
nique et indivisible Dit dans la Trinit. En effet il disait et af-
firmait que l'hypostase tait nature et la nature hypostase, et sans
admettre aucune diffrence entre ces vocables, il avait os dire que
la trs sainte et adorable Trinit consubstantielle des personnes
divines tait une trinit de natures, de ditsl79 et de dieuxl80.
Aprs la substitution impose de Svre Flavien sur le trne
d'Antioche (512), saint Sabas s'opposa au nouveau patriarche et,
avec l'appui de tous les higoumnes et moines du dsert de
Palestine, adressa l'empereur Anastase une ptition dont la partie
centrale est rdige en ces termes : On peut connatre avec cer-
titude que la soi-disant correction aujourd'hui apporte l'antique
religion du Christ ne vient pas du vrai Christ, mais qu'elle est un
enseignement de 1' Antchrist, qui cherche perturber 1'unit et la
paix des glises de Dieu et a tout rempli de trouble et de confu-
sion. Or le premier auteur et artisan de tout cela est ce Svre, ds

179. Il s'agit plus d'une dduction tire du caractre confus de son voca-
bulaire que d'une ide rellement professe par Svre. Mais qu'une telle
confusion terminologique puisse conduire rellement au trithisme, on en a un
exemple dans la triadologie de Jean Philopon et de plusieurs autres thologiens
antichalcdoniens.
180. Ibid., LVI, d. E. Schwartz, Leipzig, 1939, p. 149; trad. A.-J. Festugire,
Paris, 1962, p. 78.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 113
le comme~cement et le principe acphale181 et aposchiste182, qui,
pour la rume de son me et de la commune manire de vivre, par
la permission de Dieu, cause de nos pchs, a t promu vque
d'Antioche et a anathmatis nos saints Pres qui ont entirement
sanctionn la foi apostolique dfinie et transmise jusqu' nous par
les saints Pres runis Nice, et qui baptisent tous les fidles
dans cette mme foi. Nous refusons et rcusons absolument la
communion avec cet acphale, et nous demandons votre Pit de
prendre en piti, quand elle, est si indignement outr:fe et d-
vaste, la mre de toutes les Eglises, Sion [Jrusalem] 18 .

2. La Vie de saint Thodose le Cnobiarque par saint Thodore


de Ptra 184 apporte un enseignement analogue celui de la Vie de
saint Sabas. Saint Thodore et saint Sabas taient d'ailleurs
contemporains, trs lis l'un l'autre, et ils agirent de concert
pour combattre 1'hrsie svrienne en Palestine. La Vie de saint
Thodose reproduit la ptition adresse par les moines de Pales-
tine l'empereur Anastase dont le texte figure aussi dans la Vie de
saint Sabas et dont nous avons cit un extrait dans la section
prcdente ; Thodose est prsent comme celui qui a adress la
ptition l'empereur au nom de tous ses frres185. La suite du
texte constitue une apologie, par le saint, du concile de Chalc-
doine, o il affirme notamment que la confession que le Christ est
vritablement Dieu et vritablement homme exige la confession de
ses deux natures : Si le mme Christ a t vritablement et non
en apparence seulement, tout ensemble Dieu et homme, videm-
ment c'est par la nature de la divinit et la nature de l'humanit
que le mme a t Dieu et homme : tout tre de bon sens convien-
dra en effet qu'tre vritablement, c'est tre par nature186.
Thodose souligne ensuite que le concile de Chalcdoine re-
pousse la division de Nestorius et d'autre part carte la confusion,
plus impie encore, d'Eutychs et de Dioscore. Car, ni l'instar de

181. Cette dnomination vient d'gypte o les monophysites intransigeants


avaient cess de reconnatre l'autorit de leur patriarche Pierre Monge qui
admettait l' Hnotique, jug par eux insuffisant.
, 182. Nom par lequel on dsigna, en Palestine, ceux qui se sparrent de
l'Eglise, en raison de leur attachement au monophysisme, aprs le concile de
Chalcdoine.
183. Ibid., LVII, d. E. Schwartz, Leipzig, 1939, p. 154-155 ; traduction
franaise, par A.-J. Festugire, Paris, 1962, p. 83-84.
184. Edition critique de H. Usener, Der heilige Theodosios. Schriften des
Theodoros und Kyrillos, Leipzig, 1890; traduction franaise par A.-J. Festugire,
Les Moif!es d'Orient, III, 3, Les Moines de Palestine, Paris, 1963, p. 103-160.
185. Ed. Usener, p. 60-61; trad. de A.-J. Festugire, p. 135-136.
186. d. Usener, p. 63 ; trad. de A.-J.JFestugire, p. 137.
114 PERSONNE ET NA TURE
Nestorius il ne divise le Christ en deux hypostases et deux fils, ni
l'instar d'Eutychs, de Dioscore et, aprs eux, de Svre, il ne
confond en une seule nature la divinit et 1'humanit du seul et
mme Christ. De fait, chacun de ces hrsiarques, dans la pense
d'viter plus qu'il ne convient soit la division soit la confusion, est
tomb dans l'erreur. Aprs avoir prsent l'erreur de Nestorius,
saint Thodose note : De leur ct, Eutychs et Dioscore, et
assurment aussi Svre qui a surgi cette heure comme 1' avocat
de leur doctrine impie, dans la pense d'chapper la trs absurde
division de Nestorius, gurissent le mal par un autre mal, car ils se
sont enliss dans le bourbier de la confusion. Car ces natures du
Seigneur en effet, qui, sans qu'elles changent ni se confondent, ont
t ramenes une seule hypostase, ils ont estim qu'elles ont t
si totalement conjointes qu'ils ont os dire que, de la divinit du
Christ et de son humanit, il est rsult une nature unique ; de
l'aveu commun, ils introduisent ainsi un changement et une
altration des natures aprs leur union, bien qu'ils s'en cachent et
le nient en juger seulement d'aprs leur discours187. Saint
Thodose dveloppe dans la suite une argumentation thologique
que 1'on ne trouvait pas chez saint Sabas et qui tmoigne de sa
parfaite intelligence non seulement de l'esprit du concile de
Chalcdoine, mais encore de la tradition patristique sur laquelle
elle s'appuie et dont il cite quelques tmoignages188.

3. D'autres accusations portes contre Svre pour hrsie


figurent dans un autre crit de type hagiographique : Le Pr spiri-
tuel de saint Jean Moschos. Le docteur monophysite est voqu
dans de nombreux chapitres qui sont des rcits de miracles o
l'intervention surnaturelle rvle ou confirme le caractre hrti-
que de sa doctrine. Il s'agit des chapitres 26, 29, 30, 36, 48, 49, 79,
106, 213. L'ouvrage tant aisment accessible et la place nous
manquant ici pour citer ces longs chapitres, nous y renvoyons le
lecteur189.

187. d. Usener, p. 64-65 ; trad. de A.-J. Festugire, p. 138.


188. Voir d. Usener, p. 65-68; trad. de A.-J. Festugire, p. 138-140.
189. Le texte grec figure dans la PG 87, 2851-3116 ; une traduction franaise
a t publie dans le volume 12 de la collection Sources chrtiennes. Parmi
d'autres crits de type hagiographique comportant des condamnations de Svre
d'Antioche, citons encore: le Synaxaire de notre saint Pre Jean I'Hsychaste,
vque de Colonia (._3 dcembre), le Synaxaire de notre Pre parmi les saints
Eutyche, Patriarche de Constantinople (._() avti\), le Synaxaire de notre Pre
parmi les saints Agapet, pape de Rome (._\1 avti\). On \louvera ces textes, avec
n'autres, tun\s nans \' an\b.o\o~\e "\ ck\Qmtc; 't\;.N \lOVOI\lumt;.N 'h.v'tt"Y..o.-
"-'\'boV\wv. ~t~m.u; .no 'to\Jc; ~i.ouc; 'twv l\"'{i.w\1, 1:\\essa\on\o_ue, \991 \\\5 p.).
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 115
c. La critique de la christologie svrienne
et du monophysisme modr par saint Justinien.

Le saint empereur Justinien avait un grand intrt pour les


questions thologiques (on dit qu'il prfrait toute autre activit
discuter de ces sujets avec des vques et des moines dans sa
bibliothque prive) et nul ne lui conteste aujourd'hui la
comptence et la stature d'un grand thologien, quelle que soit
l'aide dont il ait pu bnficier de la part de proches conseillers
(comme Lonce de Byzance et Lonce de Jrusalem).
L'un de ses traits thologiques est consacr la critique du
mono~hysisme : Aux moines d'Alexandrie, contre les monophy-
sites! o. Il faut cependant savoir que l'intention de Justinien n'est
pas purement ngative, et que son dessein est aussi de convaincre
les monophysites d'accepter la foi orthodoxe. Bien que ferme
1'encontre des positions monophysites (et nestoriennes), il fut en
effet toujours soucieux de runir les chrtiens spars et dploya
de grands efforts pour que les orthodoxes et les non-chalcdoniens
pussent se rencontrer, discuter et s'entendre.
Tout d'abord il ne fait pas de doute que pour lui Svre est
hrtique. Il le situe dans la mouvance monophysite et dans la
descendance de l'apollinarisme191, tout en ayant bien conscience
de ce qui le spare d'Apollinaire d'une part et d'Eutychs d'autre
part. Ceux que nous pouvons appeler les monophysites mod-
rs et qu'il sait pourtant distinguer, quand il y a lieu, des mono-
physites extrmes192, sont qualifis plusieurs reprises par lui de
gens ayant des opinions fausses193 , opposs l'enseigne-
ment des Pres194 , d' ennemis de la vritl95 , d' innova-
teurs impies 196 , et en un mot d' hrtiques197 .
Justinien commence son trait Contre les monophysites par une
prsentation du dogme de la Trinit198. Il montre qu'il y a un lien
manifeste entre la Trinit et le Christ- puisque le Christ est l'un
de la Trinit - et une analogie manifeste entre la triadologie et la
christologie : la Trinit est trois personnes et une nature ;

190. dition critique par E. SCHWARTZ, Drei dogmatische Schriften Iusti-


nians, Munich, 1939, p. 7-43.
191. Voir par exemple Contre les monophysites, d. Schwartz, op. cit., p. 16.
192. Voir par exemple ibid., p. 8.
193. Ibid., p. 10. Cf. p. 34.
194. Ibid., p. 10, 11, 18, 23, 32, 36.
195. Ibid., p. 10, 11, 18, 23.
196. Ibid., p. 11.
197. Ibid., p. 9, 10, 16, 19, 20, 23, 36.
198. Ibid., p. 7.
116 PERSONNE ET NA TURE
inversement le Christ est une personne et deux natures. Justinien
comprend mal que Svre, ses prdcesseurs et ses disciples
antichalcdoniens persvrent dans leur terminologie confuse
alors que la triadologie orthodoxe est labore depuis longtemps et
a permis de prciser des notions- celle de nature et d'hypostase-
qui non seulement sont admises de tous et ont prouv leur
pertinence, mais sont aisment transposables en christologie.
Toujours en rapport avec la triadologie, Justinien montre que la
notion de nature compose ou d' hypostase compose telle
que la conoit Svre aboutit en fait introduire une quatrime
personne dans la Trinit, une telle nature ou hypostase ne pouvant
tre identifie l'hypostase ternelle et immuable du Verbe.
Il souligne que l'affirmation que le Christ est en deux na-
tures n'introduit nullement en lui la division, et que l'existence
du Christ en deux natures a t affirme par saint Cyrille lui-
mme, implicitement ou explicitement, en de nombreux textesl99,
comme elle l'avait d'ailleurs t avant lui par saint Athanase200.
C'est donc tort que les monophysites revendiquent la paternit et
l'autorit de saint Cyrille : leur doctrine est en dsaccord avec la
sienne sur ce point comme aussi sur le sens qu'il convient de don-
ner la formule une seule nature de Dieu le Verbe incarne,
que les monophysites (y compris les svriens) comprennent dans
un sens diffrent de celui de saint Cyrille201.
Il souligne (comme le fera plus tard saint Maxime) les inco-
hrences et les inconsquences de l'analogie tablie par les s-
vriens entre la prtendue unique nature du Verbe incarn,
compose de divinit et d'humanit, et la nature humaine com-
pose d'une me et d'un corps202.
Il montre que l'unique nature compose du Verbe telle que la
conoivent les svriens (et telle que la concevaient avant eux
Dioscore et Timothe Alure) a une origine nettement apolli-
nariste203.
Justinien note que Svre se rclame des Pres et en particulier
de Cyrille, mais qu'en fait il rejette dans leurs enseignements ce
qui ne lui convient pas. En ralit, sa pense christologique est en
dsaccord- Justinien le dmontre longuement, citations l'appui
- non seulement avec celle des Pres de Chalcdoine, mais avec
celle des Pres prchalcdoniens comme saint Cyrille d' Alexan-

199. Ibid., p. 8-10,20-21.


200. Ibid., p. 19-21.
20\. Ibid., p. \0-l\, 17-\8.
202. Ibid., p. \l-\2.
203. Ibid., p. \6-\9,23-24,27,3\,39,40,43.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 117
drie, saint Athanase d'Alexandrie, saint Grgoire de Nazianze,
saint Basile de Csare, saint Grgoire de Nysse ou saint Am-
broise de Milan204. Ainsi s'effondre l'affirmation des dfenseurs
de Svre qu'il serait fidle la foi christologique telle qu'elle
tait professe avant Chalcdoine et la lgitimit mme du qua-
lificatif de prchalcdonien appliqu dans un sens positif
Svre et ceux qui partagent ses opinions.

d. La critique de la thologie svrienne


par saint Maxime le Confesseur.

Saint Maxime le Confesseur est sans doute celui des Pres qui a
critiqu de la manire la plus dveloppe et la plus approfondie la
christologie du monophysisme modr en gnral, et de Svre
d'Antioche en particulier, aussi bien pour elle-mme que comme
fondement du mononergisme et du monothlisme.
Beaucoup de ses uvres sont consacres cette critique, en
particulier les Lettres 12 17 et les Opuscules thologiques et
polmiques 5, 7, 8, 13, 22, 23.
On constatera la lecture de ces uvres que Maxime se montre
extrmement dur vis--vis de Svre et le critique avec autant de
rigueur qu'il critique Apollinaire et Eutychs d'une part et
Nestorius d'autre part25. Que Svre soit hrtique ne fait pas le
moindre doute pour lui206. Il place celui qu'il qualifie d' impie
- terme qui chez les Pres dsigne ordinairement les hrtiques -
aux cts d'Apollinaire et d'Eutychs207, tout en ayant conscience
de ce qui le spare d'eux, le considre comme tant dans la ligne
de pense de ceux-ci20& et comme tant aussi, dans une certaine
mesure, un pigone de Mans209, et il met ses positions en

204. Ibid., p. 31-40, 43.


205. On trouvera galement des critiques rigoureuses adresses Svre dans
les Opuscules thologiques et polmiques, 2, PG 91, 40A-45B ; 3, PG 91, 49C-
56D; 16, PG 91, 204D; 19, PG 91, 220D-221A; 21, 252A-256D; 24, PG 91,
269A.
206. Les communauts d'gypt et de Syrie, adeptes de la christologie
svrienne, sont clairement dsignes par lui comme hrtiques (voir Lettres, 12,
PG 91, 464D, 465C) et il considre comme sans valeur le baptme de leurs
membres (voir Lettres, 12, PG 91, 464B).
207. Lettres, 12, PG 91, 501D ; 15, PG 91, 56&C ; Opuscules thologiques et
polmiques, 2, PG 91, 40C; 3, PG 91, 49C.
20&. Voir Lettres, 13, PG 91, 525B.
209. Voir ibid., 12, PG 91, 501D; 15, PG 91, 569B. Le manichisme avait du
Christ une conception docte. '
118 PERSONNE ET NA TURE

Parallle avec celles de Nestorius, les renvoyant tous deux dos


. 210
dos comme tant les auteurs d'erreurs opposes et sym triques .
Mme s'il se rend coupable de quelques excs polmiques,
Maxime, loin de mal comprendre la thologie de Svre - il en a
acquis une connaissance non seulement livresque, mais directe,
vivante, lors de discussions thologiques qu'il a eues avec des
vques svriens lors de son sjour en Crte -, discerne avec
perspicacit ses contradictions internes et ses inconsquences, et
les met en vidence.
Nous ne pouvons ici exposer en dtail la critique maximienne
de la christologie svrienne211. Nous nous bornerons en
rappeler quelques points fondamentaux.

a. Il y a bien deux natures et non une seule.

Selon saint Maxime, il ne faut pas hsiter (comme le font les


svriens) parler de 2 natures : on peut sans rserve user du
nombre leur gard. La crainte des svriens d'introduire par le
nombre une coupure, une division dans le Christ n'est pas justi-
fie : se rfrant saint Grgoire le Thologien, saint Maxime
dmontre plusieurs reprises que le nombre signifie la quantit
des objets mais non leur division, qu'il indique la diffrence mais
non la sparation de ce qu'il nombre, qu'il ne saurait introduire de
division dans les choses, qu'il n'a pas ce pouvoir car il n'affecte
pas leur relation ; celles-ci, en effet, sont poses et mises en rela-
tion avant toute numration et le restent aprs.
User du nombre est d'ailleurs ncessaire, car sans quantit on
ne peut affirmer ou montrer aucune diffrence. On ne peut, sans
inconsquence, la fois nier que les natures soient deux "aprs
l'union et parler de diffrences des natures aprs 1'union comme le
font les svriens. Nier la dualit des natures aprs l'union revient
en fait les supprimer. Il faut donc souligner que le Christ, aprs

210. Voir ibid., 15, PG 91, 568D; Opuscules thologiques et polmiques, 2,


PG 91, 40B, 41A-44C ; 3, PG 91, 56C : Unique est donc, pour Nestorius et
pour Svre, le projet impie, mme si le mode en est diffrent. L'un, par la
confusion, fuyant l'union selon l'hypostase, fait de la diffrence essentielle une
division en personnes ; l'autre, par la division, ne disant pas la diffrence
essentielle, fait de l'union selon l'hypostase une confusion des natures. Maxime
traite galement ainsi Apollinaire et Nestorius (Lettres, 12, PG 91, 480C, 493C ;
13, PG 91, 521D-524A; 14, PG 91, 536D-537A; 13, PG 91, 568B, 568CD).
211. Voir pour cela notre Introduction MAxiME LE CONFESSEUR, Lettres,
Paris, 1998, p. 8-25, et notre Introduction MAxiME LE CONFESSEUR, Opuscules
thologiques et polmiques, Paris, \998, p. \8-\08,passim.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 119
l'union, n'est pas un selon tout logos et mode (-rQ6no) : il est
deux sous le rapport des natures (contrairement ce qu'affirment
Apollinaire et Svre) et un sous le rapport de 1'hypostase
(contrairement ce qu'affirme Nestorius). Dire que le Christ est
deux aprs l'union revient d'une part dire qu'il est Dieu et
homme aprs l'union, et d'autre part considrer que Ses natures,
qui sont sauvegardes, sont diffrentes non selon la pense (Ka-t'
n(vmav) ni en qualit seulement (~6V1J nounnn) comme le
pensent les svriens, mais bien en ralit et en fait212.
La formule en deux natures, si elle a t proclame au
concile de Chalcdoine, n'est pas une invention des Pres de ce
concile mais a t admise et confesse par de nombreux Pres
auparavant213.

~ Rduction/ngation de la ralit humaine du Christ.

Maxime souligne aussi particulirement que la thologie s-


vrienne, si elle ne dissout pas l'lment humain dans le Christ
(comme le fait la christologie d'un Apollinaire ou d'un Eutychs),
aboutit nanmoins lui enlever de sa ralit214: d'une part parce
que Svre ne reconnat pas la nature humaine du Christ une
subsistance relle, d'autre part parce qu'il refuse d'attribuer
celle-ci les puissances (ou facults, parmi lesquelles la volont) et
l'nergie (autrement dit le principe d'activit) qui sont les siennes.
Par ailleurs, Maxime montre que l'ide svrienne d'une diff-
rence en qualits naturelles ou en proprits sans l'affirma-
tion corrlative d'une diffrence des natures est inconsquente et
porte atteinte la ralit de l'humanit du Christ, et qu'elle rduit
et mme supprime l'existence de cette dernire, car c'est la nature
qui donne existence et ralit aux proprits et qualits qui s'y
rapportent215. Dans l'Opuscule thologique et polmique 21,
Maxime dveloppe particulirement ce point. Il montre que S-
vre, en considrant que le Christ est une nature compose, abolit
les natures en leur diffrence et donc les qualits qui s'y rappor-
tent, ce qui revient considrer le Christ comme dnu d'exis-
tence. Si Svre confesse la diffrence et prtend ainsi suivre
Cyrille, il ne peut rduire cette diffrence aux seules qualits, mais

212. Lettres, 12, PG 91, 473B-476D, 485A-C; 13, PG 91, 513A-516D, 517D,
524B-D; 14, PG 91, 536C; 15, PG 91, 561C-565C, 573A, CD.
213. Voir Opuscules thologiques et polmiques, 22, PG 91, 257A-269D.
214. Voir par exemple ibid., 3, PG 91, 49C.
215. Voir Lettres, 12, PG 91, 485BC ;15, PG 91, 569D-572B.
120 PERSONNE ET NA TURE

doit logiquement la rapporter galement aux natures comme le fait


Cyrille, qui rejette seulement la sparation des natures. Ce derni~r~
en affirmant que la chair est autre que le Verbe selon la qualite
naturelle veut en effet dire par l: selon l'essence et l'opration.
Tandis que Svre, en parlant de diffrences de qualits en Christ
et en ne rapportant pas ces qualits aux natures (dont la diffrence
est abolie pour lui en une seule nature compose), aboutit nier
l'existence de ces qualits (car toute qualit est coup sOr
inexistante en dehors de l'essence sous-jacente ) et par voie de
consquence l'existence du Christ lui-mme. Les qualits tant
insparables de l'essence (ou nature) laquelle elles se rapportent,
Svre, s'il admet la sparation des qualits, doit logiquement
admettre la sparation des natures; inversement, s'il admet que les
natures sont une, il doit logiquement admettre que les qualits sont
galement une et parler ainsi d'une seule qualit compose comme
il parle d'une seule nature compose, affirmant ainsi la confusion
des unes et des autres. S'il confesse des qualits diffrentes, il
serait juste qu'il reconnaisse aussi la diffrence des natures ; s'il
reconnat aux qualits la possibilit d'tre unies tout en conservant
leur diffrence sans tre divises, il faut qu'il reconnaisse la mme
possibilit pour les natures ; il ne peut en effet y avoir diffrence
des unes et non des autres216.

y. Le sens orthodoxe de l'expression cyrillienne:


une seule nature du Verbe de Dieu incarne.

Maxime qui, en fin thologien qu'il est, ne se laisse pas duper


par les apparences, prend soin de montrer que le vocabulaire et les
formules que Svre a emprunts Cyrille d'Alexandrie ravtent
chez ce dernier des sens diffrents et ne donnent pas lieu aux
mmes confusions que chez son soi-disant disciple. Il se sert cet
gard de l'excellente connaissance qu'il a des uvres de Cyrille
pour replacer ces formules dans leur contexte, pour montrer
comment elles sont compltes ou claires par d'autres textes du
grand Alexandrin, se livrant inlassablement une exgse subtile
de sa pense qui non seulement en fait apparatre l'orthodoxie
l'intention des dyophysites nestorianisants, mais encore confond

216. Opuscules thologiques et polmiques, 21, PG 91, 252A-260C.


LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 121
l'interprtation errone qu'en donnent Svre et ses disciples qui
prtendent s'appuyer sur elle217.
Cela est vrai en particulier pour la formule une seule nature
du Verbe incarne : Maxime montre qu'alors que Cyrille a de
cette formule une comprhension orthodoxe, Svre l'interprte au
contraire dans la ligne de ses prdcesseurs monophysites2 18.
Maxime montre qu'en utilisant une telle formule, saint Cyrille
cherche seulement s'opposer aux nestoriens, qui n'acceptent pas
de confesser l'union des natures. Quand saint Cyrille crit : nous
unissons un Christ, un Fils, un Seigneur, une seule nature du
Verbe incarne, le contexte indique clairement que par une
seule nature il dsigne une unique hypostase. Il n'a jamais
empch, comme le font les monophysites de tout genre, de parler
de deux natures aprs l'union ni n'a enseign, comme eux, que
leur diffrence tait abolie par l'union. De mme que l'on parle de
deux natures pour montrer la diffrence des natures unies, on
confesse une seule nature incarne du Dieu Verbe pour
montrer 1'union hypostatique, aucune de ces deux faons de
s'exprimer n'liminant l'autre : chacune des formules employe
sparment de l'autre exprime le doute, l'une l'encontre de
Nestorius, qui nie l'union hypostatique, l'autre l'encontre
d'Apollinaire, d'Eutychs et de Svre, qui refusent (quoique de
faons diffrentes et des degrs divers) la diffrence des natures
aprs l'union. Les deux formules apparaissent ainsi complmen-
taires. Du reste, dans la formule qu'emploie saint Cyrille, incar-
ne introduit l'indication de notre essence, et l'expression du
mme coup montre les deux natures: tandis que incarne indi-
que l'humanit, une seule nature du Verbe indique le com-
mun de l'essence avec le propre de l'hypostase. En fait un et
deux s'appliquent au mme Christ, mais pas de la mme
faon : un concerne son hypostase, deux ses natures,
l'union hypostatique des natures n'impliquant pas leur confusion,
et leur diffrence essentielle n'impliquant pas leur sparation219.

217. Maxime dnonce souvent le caractre sophistique de la pense sv-


rienne et de son utilisation dtourne des rfrences patristiques. Voir notamment
Opuscules thologiques et polmiques, 21, PG 91, 252A, C.
218. Voir aussi ibid., 21, PG 91, 252D-253C, o Maxime remarque no-
tamment que Svre manipule et falsifie en le reniant l'enseignement au-
thentique de Cyrille, autant dire des Pres prouvs.
219. Lettres,12, PG 91, 477A-481A, 492D-497A, 50IBC; 14, PG 91, 536D-
537A; 16, PG 91, 584A. "
122 PERSONNE ET NA TURE

o. Le Christ n'est pas une nature compose.


Maxime met particulirement bien en valeur les difficults
qu'implique la notion svrienne d' unique nature compose
applique au Christ, difficults dont Svre lui-mme n'avait pas
pris toute la mesure220.
En premier lieu, une nature compose a ses parties contem-
poraines l'une de l'autre et contemporaines du tout qu'elles consti-
tuent ; aucune ne prexiste 1'autre. En deuxime lieu, ses parties
s'impliquent ncessairement l'une l'autre. En troisime lieu, en
toute nature compose le concours des parties ne procde pas d'un
libre choix, mais d'une ncessit physique lie leur compl-
mentarit, et ne vient pas par assomption de 1'un des lments par
l'autre mais par composition venue d'un genre (ou d'une espce).
Il en va ainsi de la nature de 1'homme (dont la nature est
compose d'une me et d'un corps), mais on ne peut attribuer sur
ce modle, comme le font les svriens, une nature compose au
Christ. En premier lieu, ses deux natures ne sont pas cres simul-
tanment, puisque sa divinit, incre, prexiste 1'Incarnation de
toute ternit. En deuxime lieu, elles ne s'impliquent pas ou ne se
compltent pas naturellement l'une l'autre, puisque le surnaturel
n'a aucune commune mesure avec le naturel. En troisime lieu,
1'union de la nature divine et de la nature humaine dans 1'hypo-
stase du Verbe est le fruit non d'une ncessit physique, mais d'un
choix dlibr : ce n'est pas par la loi de nature des composs,
mais en outrepassant la nature des composs que le Verbe de Dieu
s'est compos avec la chair, ineffablement, par assomption; c'est
par sa libre volont, son conseil et son amour des hommes qu'il
s'est fait homme ; c'est par mode d'conomie, et non par loi de
nature qu'il est devenu compos et incarn de nous.
Saint Maxime donne encore un autre argument contre la notion
de nature compose. Si le Christ est une nature compose, celle-ci
est ou bien gnrique, ou bien singulire. Si c'est une nature gn-
rique, elle appartient la multiplicit des individus constituant le
genre ; il en dcoule alors une multiplicit de christs n'ayant
d'identit ni avec Dieu ni avec les hommes. Si c'est une nature
singulire, telle le Phnix, supposer qu'une telle nature puisse
exister, le Christ n'est alors consubstantiel ni son Pre ni sa
Mre, ni Dieu ni aux hommes, consquence galement inaccep-
table.

220. C9mme le montre A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne,


t. ll/2, L'Eglise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 224-225.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 123
Refusant pour toutes ces raisons d'admettre que l'union des na-
tures soit accomplie selon une nature compose, saint Maxime
confesse qu'elle est accomplie selon une hypostase compose
(im:6a'taaL auv8t:'to)22l, ayant videmment exclu la thorie
nestorienne d'une dualit d'hypostases, et renvoyant une fois de
plus dos dos Nestorius et Svre2Z2.

e. Les inconsquences de la synonymie svrienne


de la nature et de 1' hypostase .

Certains arguent, pour justifier la position de Svre, de la


synonymie pour celui-ci des notions de nature et d'hypostase.
Comme Justinien, Maxime a parfaitement conscience de cette
synonymie dans le systme de pense svrien223, mais, comme
l'empereur-thologien, il voit justement en elle une source de
confusion thologique inextricable et inacceptable224, notamment
parce que Svre est ainsi amen, invitablement, confondre ce
qui relve proprement de l'une et/ou de l'autre nature et ce qui
relve de l'unique hypostase.
L'une des inconsquences les plus frappantes et paradoxales en
est d'aboutir aussi bien une union-confusion de type apollina-
riste qu' une diffrence-division de type nestorien. Admettre en
effet qu'aprs l'union il y a dans le Christ une diffrence en
qualit naturelle implique l'affirmation d'une dualit hyposta-
tique dans le Christ. Refusant une telle dualit hypostatique (dont
la reconnaissance effective consisterait adhrer au nestoria-
nisme}, affirmant donc 1'unicit de 1'hypostase, Svre est amen,
en vertu de la synonymie hypostase-nature confondre les
natures, et rejoindre ainsi la conception d' Apollinaire225.

221. Sur cette notion, voir notre Introduction MAxiME LE CONFESSEUR,


Lettres, Paris, 1998, p. 21-22 et parmi les textes de Maxime lui-mme: Lettres,
12, PG 91, 489C, 492D-493A; 13, PG 91, 525D-529A; 15, PG 91, 556D.
222. Voir Lettres, 12, PG 91, 488C-489B ; 13, PG 91, 516D-520C, 529A-
532C.
223. Il le dit trs explicitement dans l'Opuscule thologique et polmique 2,
PG 91, 40A etC.
224. Voir par exemple Lettres, 15, PG 91, 568C-569D.
225. Lettres, 15, PG 91, 568C-569B.
124 PERSONNE ET NATURE

e. La critique de la thologie svrienne


par saint Jean Damascne.

Les partisans du Projet d'union tentent d'accrditer l'ide que


saint Jean Damascne non seulement se serait montr tolrant
l'gard de la thologie svrienne et ne l'aurait pas considre
comme hrtique, mais lui aurait mme reconnu un caractre
orthodoxe. Ainsi le mtropolite Damaskinos (dont 1' oubli des
Pres semble cesser ds lors qu'ils lui paraissent pouvoir confir-
mer ses thses) crit: La conscience de l'unit de la foi [entre
les orthodoxes et les non-chalcdoniens] a dj t exprime au
cours du VIlle sicle par le grand thologien Jean Damascne qui
connaissait parfaitement la foi et la thologie des anciennes
glises orientales orthodoxes et n'hsitait pas proclamer l'ortho-
doxie de leur foi. C'est ainsi qu'il souligne, de manire signifi-
cative, la conscience ecclsiale commune selon laquelle "les
originaires d'gypte (les coptes), bien qu'ils se soient spars du
sein de 1'glise orthodoxe sous prtexte de la dfinition de Chal-
cdoine" sont considrs et sont en fait "orthodoxes pour tout le
reste" (PG 94, 741)226. L'ide attribue saint Jean Damascne
est que les non-chalcdoniens sont orthodoxes en tout et qu'on ne
peut leur reprocher que de s'tre spars de l'glise en ne recon-
naissant pas Chalcdoine, et donc qu'ils seraient schismatiques
mais non pas hrtiques. Voici en fait ce qu'crit saint Jean
Damascne dans le chapitre 83 de son Livre sur les hrsies :
Les gyptiens, galement dnomms "schmatiques" ou "mono-
physites". Ils se sont spars de l'glise orthodoxe sous le prtexte
du document approuv Chalcdoine et connu comme le Tomos.
Le nom d"'gyptiens" leur vient de ce que ce sont des gyptiens
qui ont, les premiers, inaugur cette secte sous le rgne des
empereurs Marcien et Valentin. Pour toutes les autres choses, ils
sont orthodoxes. Ceux-l, par affection pour Dioscore d' Alexan-

226. Allocution inaugurale de la troisime rencontre de la Commission mixte


de dialogue (Chambsy, 23-28 septembre 1990), Episkepsis, 446, 1990, p. 6.
Cette ide a t reprise par G. MARTZELOS, OQ8oof,la Kat a'LQe011 'tWV Av'tL-
XalCTJboviwv Ka'ta 'tOV ay.lwaVVll 't6 af.1<TICTJV6 , E>eoAoya, 75, 2004, p. 596-
609 (traduction franaise: Le refus de Chalcdoine exclut-il de l'ortho-
doxie?, dans A. ARGYRIOU [d.}, Chemins de la christologie orthodoxe, Paris,
2005, p. 191-207), avec des dveloppements et des arguments particulirement
confus qui ont t rfuts d'une manire pertinente par l'ARCHIMANDRITE
GEORGES (KAPSANIS), 'H lbeoA.oyllcl'J "6Q6obof,ia" 'tWv AvtLXalCTJOOv.WV.
Anav'tf\cru; at m6\jleu; 'to Ka611Yf\'tO JC. fewQylou MaQ'tC,tA.ou, {.L' <<ortho-
doxie>> idologique des antichalcdoniens. Rponse aux positions du professeur
Georges Martzelos1, Saint Monastre de Grigoriou, Mont-Athos, 2005 (89 p.)
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 125
drie, qui a t dpos par le concile de Chalcdoine pour s'tre fait
l'avocat des dogmes d'Eutychs, se sont opposs ce concile et
ont invent contre lui une multitude d'imputations calomnieuses,
que nous avons dj suffisamment rfutes plus haut dans le
prsent ouvrage en faisant voir leur inconsistance et leur absurdit.
Leurs chefs furent Thodose d'Alexandrie d'o est venu le nom de
"thodosiens", et Jacques le Syrien, d'o est driv celui de
"jacobites". Tmoins de tous ceux-ci, supporters et champions de
leur cause, furent Svre, le corrupteur d'Antioche, et Jean [Philo-
poo] le trithiste, qui trama des penses impies ; ils ont reni le
Mystre de notre salut. Ils ont crit beaucoup de choses contre
l'enseignement inspir par Dieu des six cent trente Pres de Chal-
cdoine ; ils ont pos de nombreux piges et pour ainsi dire plac
sur le sentier des pierres d'achoppement (cf. Ps 139, 6) pour ceux
qui ont pri de leur funeste hrsie. Quoiqu'ils enseignent qu'il y a
des essences particulires [divine et humaine], ils introduisent la
confusion dans le Mystre de l'conomie. Nous considrons qu'il
est ncessaire de discuter brivement de leur impit et d'ajouter
de courts commentaires pour rfuter leur hrsie athe et inf-
me227.
On voit dans ce chapitre que l'opinion que saint Jean Damas-
cne se fait des non-chalcdoniens est sans ambigut et que le
mtropolite Damaskinos a une curieuse faon de comprendre et de
prsenter les textes de son saint patron228. Ce que veut dire saint
Jean Damascne dans le dbut de ce texte, c'est que les mono-
physites d'gypte et de Syrie sont orthodoxes en tout sauf en un
point- qui n'est pas mince: leur refus de la foi christologique de
Chalcdoine. C'est d'ailleurs bien ainsi que le pre Jean Meyen-
dorff a compris ce texte : Pleinement conscient de 1'interpr-
tation "cyrillienne" de Chalcdoine telle qu'elle fut dfinie en 553,
Jean [Damascne] a consacr nanmoins une large partie de son
uvre thologique la polmique contre les monophysites sv-
riens. Tout en reconnaissant qu'ils sont "orthodoxes" en toute
chose, except leur opposition Chalcdoine, il ne reconnat
aucune diffn,mce entre le monophysisme d'Eutychs et la

227. Liber de haeresibus, 83, PG 94, 74IA-744A ; dition critique de


B. Kotter, Die Schriften des Johannes von Damaskos, Patristische Texte und
Studien ,no 22, p. 49-50.
228. Sur l'usage dtourn des textes de saint Jean Damascne par les partisans
du Projet d'union, voir l'article dj cit de Th. ZISIS, 0 Ayt.O lwavvll 6
IXf.Ut01CTlV6 Kai iJ "0Q9ool;a" 'twv Av'tLXAAKTJl>oviwv [Saint Jean Damascne
et }'"orthodoxie" des non-chalcdoniens) , fpryypw IIaAapa, 744, 1992,
p. 1133-ll44. '
126 PERSONNE ET NA TURE
christologie de Dioscore et de Svre : le fait que ces derniers
rejettent Chalcdoine constitue apparemment pour lui une preuve
suffisante de leur appartenance l'eutychianisme229 . Cette
interprtation (qui met en cause leur rejet de la foi proclame
Chalcdoine) est aussi celle d'autres patrologues 23 0 et est
largement confirme, outre par le contexte mme du chapitre cit,
par les longs passages que saint Jean Damascne consacre, dans
d'autres uvres, rfuter la christologie des non-chalcdoniens,
qu'il considre indubitablement comme hrtiques et comme se
rattachant la mouvance monophysite. Son trait le plus clbre,
1'Expos exact de la foi orthodoxe, comporte, au chapitre 3 du
livre m23I, une critique des positions monophysites non seu-
lement eutychiennes, mais encore svriennes. Dans le dbut de
son expos, on peut clairement identifier les formules svriennes
qu'il attaque (notamment celle d' unique nature comprise dans
une perspective monophysite, et celle de nature compose ), et
par la suite Svre lui-mme est explicitement dsign : l'union
accomplie dans le Christ, dit saint Jean Damascne ne vient pas
la faon d'un embrouillement, d'une confusion, ou de ce
mlange comme le disent ces oracles, Dioscore, Svre et leur
engeance maudite232 . Selon saint Jean Damascne, l'erreur de
base des hrtiques (aussi bien des monophysites de toute espce
que des nestoriens de tout genre) est de confondre, quoique en des
sens diffrents, nature et hypostase233 ; de l rsultent les confu-
sions respectives de leurs systmes thologiques234.
Dans le mme trait, les chapitres 4 19 du mme livre III235
suivent de prs les dveloppements christologiques de saint
Maxime le Confesseur et sont largement consacrs rfuter les
positions de Svre bien que celui-ci n'y soit plus nommment
dsign. On retrouve galement une critique des positions
thologiques du monophysisme modr dans quatre autres traits

229. Le Christ dans la thologie byzantine, Paris, 1969, p. 209-210.


230. Voir en particulier Th. ZISIS, op. cit., p. 1139"-1141.
231. Expos exact de la foi orthodoxe, III, 3, d. B. Kotter, Patristische
Texte und Studien no 12, p. 111-116.
232. Ibid., p. 113-114.
233. Rappelons que aussi bien pour les nestoriens que pour les monophysites,
nature et ~ypostase sont synonymes, mais cette synonymie est applique
dans des sens diffrents : pour les nestoriens, parce qu'il y a deux natures il y a
deux hypostases ; pour les monophysites parce qu'il y a une seule hypostase, il y
a une seule nature.
234. Voir Expos exact de la foi orthodoxe, III, 3, d. B. Kotter, Patristische
Texte und Studien no 12, p. 112.
235. Ibid., p. 116-162.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 127
de saint Jean Damascne : Contre les jacobites236, Sur les deux
volonts nergies et autres proprits naturelles dans le Christ231,
Lettre l'Archimandrite Jordans, au sujet de l'hymne du
Trisagion 23 8 et Sur la nature compose, contre les Acphales239.

f Quelques rflexions sur les critiques patristiques


de la christologie svrienne.

Mme si l'on admet la thse centrale de J. Lebon, qu'il ne cesse


de prsenter tout au long de ses volumineuses tudes consacres
au monophysisme syrien en gnral et Svre d'Antioche en
particulier, et sur la base de laquelle il tablit toutes ses dmons-
trations, savoir que pour les thologiens du monophysisme
modr (Timothe Alure, Philoxne de Mabboug, Svre d'An-
tioche ... ) nature est un parfait quivalent d' hypostase, on
ne peut s'empcher de considrer que leur thologie reste, en vertu
justement de cette quivalence, particulirement confuse. Justi-
nien, qui avait lui-mme bien conscience de cette quivalence
chez les thologiens monophysites240, la dnonait prcisment
comme tant la source de confusions et d'erreurs thologiques
graves. On peut reprocher Maxime le Confesseur de critiquer la
christologie svrienne partir et du point de vue du vocabulaire
chalcdonien et nochalcdonien, mais indpendamment de cela il
montre bien les inconsquences internes que comportent et les er-
reurs dogmatiques auxquelles conduisent les expressions confuses
de Svre d'Antioche qui, lors mme qu'il utilise les formules de
Cyrille d'Alexandrie, n'a pas dans leur comprhension et leur
utilisation la souplesse de celui-ci.
La plupart des spcialistes (y compris ceux qui se montrent
favorables Svre) admettent que son vocabulaire reste dans la
ligne de 1' apollinarisme241 et se prte aisment une interpr-
tation monophysite dure, dans la ligne de l'eutychianisme (courant
thologique qui comporta d'ailleurs toujours des reprsentants au

236. dition B. Kotter, Die Schriften des Johannes von Damaskos, t. IV,
Patristische Texte und Studien no 22, p. 109-153.
237. ~dition B. Kotter, ibid., p. 173-231.
238. J;:dition B. Kotter, ibid., p. 304-332.
239. Edition B. Kotter, ibid., p. 409-417.
240. Trait contre les monophysites, d. Schwartz, p. 36.
241. Voir en p;uticulier A. RILLMEIER, Le Christ dans la tradition chr-
tienne, t. II, 2, L'Eglise de Constantinople au vf sicle, Paris, 1993, p. 47, 223,
229, 237. J. LEBON lui-mme le reconnat r~ulirement dans son tude Le Mo-
nophysisme svrien.
128 PERSONNE ET NA TURE

sein des glises non chalcdoniennes242). Maxime le Confess~ur


vit toujours dans le monophysisme svrien la source des nergtes
mononergiste et monothlite243, raison pour laquelle, lors de son
combat contre ces deux hrsies, il jugea ncessaire de continuer
la lutte contre le monophysisme svrien qu'il avait engage
auparavant. . .
Une difficult fondamentale du monophysisme svnen244,
celle o son caractre hrtique est le plus manifeste et pose le
plus de problmes ses sympathisants mmes2 45, est en effet sa
doctrine de 1'unique nergie et de 1'unique volont du Christ,
l'activit tant ramene l'agent246 et la volont au vou-
lant247 , c'est--dire au Verbe divin, confusion de base qui fut
prcisment celle des mononergistes et des monothlistes248. La
volont et l'nergie selon Svre ne peuvent donc tre que divines,
seuls leurs effets (ce qui est voulu et l'acte) pouvant tre divins et
humains249. Les non-chalcdoniens signataires de Dclarations
communes semblent avoir renonc cette partie de la thologie
svrienne, puisqu'ils confessent clairement avec les orthodoxes,
deux activits et deux volonts, mais, nous l'avons dj dit, on ne
voit pas comment cette reconnaissance pourrait faire l'conomie
d'un dyophysisme rel. Inversement on ne comprend pas com-
ment cette prise de position n'amne pas remettre en question

242. C'est Je cas encore de nos jours. Ainsi dans un numro rcent de la revue
Le Monde copte (dat du 19 juillet 1991, p. 141), Je professeur Rachad Mounir
Shoucri prenait en ces tennes la dfense d'Eutychs : En ce qui concerne les
vnements du concile de Chalcdoine (541), et en particulier la position du
moine Eutychs, peut-on tablir de faon irrvocable, par des documents
historiques, que celui-ci a maintenu une position contraire la dfmition de foi
selon saint Cyrille, en ce qui concerne la nature du Christ ? Il existe, en effet, des
documents en opposition avec cette interprtation. [ ... ]Ces documents font
apparatre Eutychs comme plus orthodoxe que Flavien de Constantinople.
243. De nos jours 1'historien A. GRILLMEIER partage cet avis : Il n'y a pas de
doute que Svre contribue dj au soulvement de la crise mononergiste-
monothlite du vu sicle (Le Christ dans la tradition chrtienne, t. II, 2,
L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 210).
244. Mais aussi de ses prdcesseurs dont le systme est moins labor
comme Philoxne de Mabboug ou Timothe Alure.
245. Les critiques de A. GRILLMEIER se concen):rent surtout sur ce point. Voir
Le Christ dans la tradition chrtienne, t. Il, 2, L'Eglise de Constantinople au vf
sicle, Paris, 1993, p. 228-238.
246. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 450.
247. Ibid., p. 464.
248. Rappelons que, selon la conception orthodoxe, la volont est une facult
se rapportant la nature. Le Christ ayant deux natures, Il a donc deux nergies et
deux volonts, une nergie et une volont divines, et une nergie et une volont
humaines. Cela n'empche pas qu'Il soit le sujet (unique) de ces deux nergies et
de ces deux volonts.
249. Ibid., p. 450, 461.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 129
une grande partie de la thologie svrienne qui, selon les sp-
cialistes de cette pense, repose en grande partie sur la doctrine de
l'unique nergie25. Se pose donc ici un double problme de coh~
renee thologique que les thologiens non chalcdoniens devraient
s'attacher rsoudre. L'ambigut qui subsiste quant la position
actuelle des non-chalcdoniens sur cette question cruciale251
devrait tre leve par l'exigence de la claire condamnation par eux
du mononergisme et du monothlisme comme hrsies, condam-
nation qui ne figure explicitement dans aucune des Dclarations
communes.
Notons seulement que la doctrine svrienne de l'unique ner-
gie et de l'unique volont confirme le dsquilibre de l'humanit
et de la divinit au sein de sa reprsentation du Christ et le mini-
malisme anthropologique que nous avions prcdemment nots.
Comme le remarque A. Grillmeier en examinant la doctrine sv-
rienne de l'unique nergie, l'union hypostatique signifie d'abord
pour Svre l'hgmonie explicite du Logos dans le Christ. La
partie subordonne est lasarx [chair]: "il est vident [crit Svre,
que cette dernire] n'a pas gard sa proprit sans diminution."
Cette diminution de cette proprit signifie en mme temps un
enrichissement par la divinit. [... ] L'origine d'une telle compr-
hension de la fonction de la vie divino-humaine intrieure de Jsus
tait dj prsente dans la doctrine des apollinaristes sur l'unique
energeia, l'unique operatio dans le Christ, dont le sige et la
source ne pouvaient tre que dans le dynamisme du Logos252.
De mme, il n'y a pas de doute que Svre attribue le "je veux"
la force de volont de la divinit. [Selon lui], la volont humaine
du Christ n'a videmment pas besoin de devenir active. [ ...] Selon
Svre, dans chaque action de l'Emmanuel, c'est--dire du Logos
incarn, la divinit participe comme facultas [facult] et comme
principe naturel. [ ...] Svre a effectivement du mal reconnatre
et valoriser l'activit vritable de la volont humaine du Christ.

250. Voir notamment A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne,


t. II, 2, L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 228-238.
251. D'autant que certains thologiens non chalcdoniens affirmaient, il n'y a
pas si longtemps, qu'ils ne pourraient jamais accepter Je dithlisme ni le
dyonergisme. Ainsi Paul Verghese, devenu depuis Je mtropolite Paulos Mar
Gregorios, crivait: Nous ne pouvons pas accepter la formule dithlite [du vr
concile cumnique] attribuant la volont et l'opration aux natures plutt qu'
l'hypostase ; nous ne pouvons dire ce que ce concile dit quand il affirme
"deux volonts et deux oprations concourant l'une avec l'autre" (The Greek
Orthodox Theological Review, XVI, 1-2, 1971, p. 140-141 ; repris dans Does
Chalcedon Divide or Unite?, p. 134-135).
252. Le Christ dans la tradition chrtienne, t. Il, 2, L 'glise de
Constantinople au vf sicle, Paris, 1993, p. 228-229.
130 PERSONNE ET NA TURE

[... ] On a certainement raison de dduire de [s]es explications que


Svre ne peut pas voir la volont humaine comme une source
spontane, voire autonome, d'actes dans l'activit du Logos incar-
n253. Cette conception a une incidence sur la conception de la
libert humaine du Christ : le principe de la libre dcision est,
aussi pour l'action humaine du Verbe incarn, prcisment le
Logos dans sa divinit. Car il opre dj un choix pendant que
l'organe de l'intelligence humaine n'est pas encore capable d'agir
ou de dcider. Donc lorsque le patriarche situe la libert de choisir
et la dcision effective dans le Logos en tant que tel, il n'a pas
fondamentalement dpass Apollinaire dans son interprtation de
la libert [... ] du Christ254. Les mmes remarques avaient t
faites auparavant par le pre G. Florovsky : Pour Svre, la
difficult s'est montre insurmontable, en particulier cause de la
maladresse et de la rigidit du langage monophysite, et aussi du
fait que dans ses rflexions il part toujours de la Divinit et du
Logos et pas de la personne du Dieu-homme. Formellement
parlant, ce fut le sentier trac par saint Cyrille, mais quant au fond
cela menait l'ide de passivit humaine, et l'on pourrait mme
dire l'ide de non-libert du Dieu-homme. Ces tendances
penser ainsi rvlent le caractre indistinct de la vision christo-
logique [des svriens]. Pour ces monophysites conservateurs,
l'humain dans le Christ [... ],dans chaque vnement, ne semble
pas agir librement, et le divin ne se manifeste pas lui-mme dans
la libert de l'humain255.
Une autre difficult importante de la pense de Svre d'An-
tioche, que saint Maxime souligna fortement et que certains histo-
riens modernes mettent galement en vidence est le fait qu'il
considre l'union de la divinit et de l'humanit en Christ d'une
faon analogue celle de l'me et du corps en l'homme, selon le
modle d'une union naturelle256. Cela exprime une tendance
accepter une symbiose d'ordre naturel entre l'humanit et la
divinit dans le Christ257 et comporte aussi le risque de conce-

253. Ibid., p. 230, 232, 233, 236.


254. Ibid., p. 23 7.
255. The Byzantine Fathers of the Fifth Century, The Collected Works of
Georges Florovsky , t. VIII, Vaduz, 1987, p. 330.
256. Cette conception est aujourd'hui encore partage par les thologiens non
chalcdoniens. Voir le discours inaugural du pape de l'glise copte Shenouda III
la deuxime runion plnire de la Commission mixte de dialogue (Anba-
Bishoy, 1989), Epis/psis, 422, 1989, p. 6.
257. A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. II, 2, L'glise
de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 223-224.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 131
voir le rsultat de cette union comme un troisime lment258,
alors que la conception chalcdonienne de 1'union hypostatique
permet une prichorse des natures tout en vitant leur confusion.
L'une des confusions de base auxquelles donne lieu la sy-
nonymie de nature et hypostase est celle justement de la
personne du Verbe, le Fils de Die, et de sa nature divine. Une
telle confusion apparat dans certaines expressions de J. Lebon,
comme celle-ci : nos docteurs rservent soigneusement le titre
de nature la divinit du Verbe, c'est--dire au Verbe lui-
mme259 . Ainsi lorsque les thologiens monophysites affirment
que le Verbe est compos, cela implique que non seulement
l'hypostase du Verbe soit compose, mais sa nature divine elle-
mme ...
Une autre difficult manifeste de cette synonymie est que
lorsque Svre admet que 1' on puisse parler propos du Christ de
deux natures pour la pense (Mo <j>uaEL v SewQ(a), cela
revient dire dans le cadre de son propre systme terminolo-
gique : deux hypostases (ou deux personnes pour la pense
seulement260 , ce qui est videmment inacceptable, car mme
pour la pense le Christ ne peut tre deux hypostases ou deux
personnes. De mme l'affirmation que le Christ est ( partir) de
deux natures (K Mo <j>uaewv) signifie-t-elle, en vertu de cette
quivalence, qu'il est ( partir) de deux hypostases261 , ce qui
est totalement aberrant.

En fait la synonymie entre nature et hypostase ou personne


n'est pas aussi rigoureuse chez Svre et ses prdcesseurs que
J. Lebon le prtend tout au long de ses tudes et en ralit les
thologiens monophysites modrs sont obligs, pour viter des
aberrations manifestes comme celles que nous venons de signaler,
de jouer sur les mots ; ils prennent alors ces termes tantt dans un
sens, et tantt dans un autre, ce qui ne fait videmment qu'aug-
menter la confusion262. Dans le premier cas comme dans le

258. Comme le note A. GRILLMEIER : Le paradigme corps-me, en qui


Svre voyait l'analogie la plus expressive, choue prcisment sur ce point: car
l'union de l'me et du corps, en tant que parties naturelles incompltes, en une
nature signifie aussi la formation d'une nouvelle essence (ousia) abstraite
(ibid., p. 227).
259. Le Monophysisme svrien, p. 324.
260. Voir J. LEBON, Le Monophysisme svrien, p. 345-346.
261. Voir ibid., p. 371-372.
262. Sur ces fluctuations et ces inconsquences dans la thologie de Timothe
Alure, voir A. GRILLMEIER. Le Christ dans la tradition chrtienne, t. Il, 4,
L'glise d'Alexandrie, la Nubie et I'thiopi aprs 451, Paris, 1996, p. 62-65.
132 PERSONNE ET NA TURE

second, aussi bien le mot nature que le mot hypostase


perdent leur sens propre et dfini... D'o le caractre rigide de la
thologie svrienne dans l'usage rptitif et obstin de certaines
formules cyrilliennes, et le caractre souvent fuyant et insaisis-
sable de ses interprtations qui, aux yeux de ses partisans le fait
passer pour un thologien subtil, mais aux yeux de ses adversaires
pour un thologien inconsistant.
supposer mme que le vocabulaire des monophysites mod-
rs puisse tre utilis dans un sens acceptable, orthodoxe (comme
chez Cyrille), le vocabulaire chalcdonien et nochalcdonien
devrait lui tre prfr parce qu'il s'est montr apte viter toute
ambiguit et toute confusion, et rsoudre tous les problmes
thologiques qui se sont poss ultrieurement, tandis que le voca-
bulaire prcdent s'est prt au contraire une utilisation par
diverses hrsies manifestes (comme par exemple le mononer-
gisme et le monothlisme, et plus tard l'iconoclasme)263.
Quoi que 1'on pense de la validit de la thologie de Svre
d'Antioche, il est peu contestable que, du point de vue des d-
veloppements thologiques du VIe sicle et notamment des
lucidations terminologiques ralises par les thologiens ortho-
doxes postchalcdoniens pour distinguer 1'humanit et la divinit
du Christ l'une par rapport l'autre et par rapport sa personne ou
hypostase clairement identifie comme sujet, elle constitue une
vritable rgression. Svre s'est enferr dans un systme ter-
minologique hrit de 1'apollinarisme qui constituait une im-
passe264.

263. M. JUGIE pourtant favorable la thologie svrienne et prompt, en


suivant J. Lebon, considrer sa doctrine comme un monophysisme verbal
note : [si elle] tait d'une efficacit souveraine pour maintenir l'unit vritable
du Christ [...], cette terminologie cependant prsentait, d'autres points de vue,
de srieux inconvnients. Si elle frappait au cur le nestorianisme, elle pouvait
abriter toutes les formes du monophysisme rel et hrtique. elle rompait
l'harmonie et la continuit du langage thologique dj reu, non seulement en
Occident, mais aussi en Orient Physis, dans la thologie trinitaire, avait pris un
sens bien prcis, distinct du sens des mots hypostasis et prospon. Il tait
anormal de faire dire nature physis dans la theologia [la doctrine de la Trinit
considre en elle-mme], et de lui faire dire personne et hypostase dans
l'oikonomia [l'conomie relative l'Incarnation du Verbe]. De plus, force de
considrer toujours en Jsus le Dieu, n'y avait-il pas le danger de laisser en lui
l'homme dans l'ombre? Ce regard exclusif sur Dieu le Verbe, tenant sous son
emprise toute-puissante la nature humaine, pouvait, la longue, amener
considrer cette nature comme un pur automate dpourvu de spontanit, de
libert et d'activit vraiment humaines. L'histoire a montr que ce danger n'tait
\)as illusoire))(<< Monophysisme)), Dictionnaire de thologie catholique, t. X, 2,
'Paris, \919, co\.11\1-11\&).
lM. Voir A.. GR\LLMElliR, Le Christ dans la tradition chrtienne, t. \\, 2,
L'glise de Constantinople au Vl' sicle, 'Par\s, \991, ll ~1 :un immense \)Otds
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 133
IX. LE STATUT DE DIOSCORE.

Un autre problme est pos par le statut de Dioscore, patriarche


d'Alexandrie qui lors du Brigandage d'phse (449) reut
Eutychs dans sa communion et devint ensuite le premier chef de
l'opposition Chalcdoine. Dioscore est vnr comme un saint
par les glises non chalcdoniennes, et le projet d'union prtend
lever galement les anathmes qui ont t prononcs son
encontre et les promoteurs de ce projet entendent le rhabiliter
pleinement. La raison qu'ils avancent est que Dioscore aurait t
anathmatis pour des raisons disciplinaires et en vertu de son
opposition Chalcdoine et non pour des raisons dogmatiques, ce
qui avait dj t affirm par des historiens modernes et semble
trouver une justification formelle dans le texte de sa dposition
rdig la fin de son procs au concile de Chalcdoine, o seules
les premires raisons sont explicitement mentionnes265.
On doit pourtant constater que, dans les condamnations dont il a
fait 1' objet, tant de la part de conciles que de Pres le jugeant iso""
lment, Dioscore est troitement associ Eutychs et considr
comme hrtique en vertu de cette association. Dioscore s'est
certes lui-mme dfendu, lors du concile de Chalcdoine, d'ac-
cepter la confusion eutychienne des natures266, mais le soutien
actif qu'il apporta Eutychs et le fait qu'il l'ait accept sa com-
munion, signifient qu'il partageait ses conceptions et les positions
hrtiques qu'il professait267, qu'il se sentait en communion de foi
avec lui, et qu'il mritait donc d'encourir la condamnation et
l'anathme ses cts.
Lors du procs de Dioscore, au concile de Chalcdoine, les
innombrables manquements canoniques et disciplinaires de Dios-

pesait sur la tradition alexandrine de l'Orient ancien cause de l'idologie mia


physis fonde sur les fraudes apollinaristes ; [...] Svre n'a pas russi se
dbarrasser de ce poids. Il en fut incapable sans doute parce qu'il n'tait prt
d'aucune manire-- mener tenne, avec ses possibilits, une rflexion sur la voie
ouverte par la tenninologie de Chalcdoine. Ainsi il bloqua lui-mme l'accs
une problmatique clairante, savoir indiquer o et comment doit tre situe
l'unit du Christ, puis o et comment dtenniner la diffrence en lui entre Dieu et
l'homme. Voir aussi la section de la mme tude intitule : Un
claircissement du problme manqu, p. 212-214.
265. Voir J. MEYENDORFF, Unit de l'empire et division des chrtiens, Paris,
1993, p. 190-191.
266. Nous ne disons ni confusion, ni division, ni changement. Anathme
qui dit confusion, changement et mlange ! (Mansi, t VI, col. 676).
267. Voir G. BAREILLE, Dioscore 1 Dictionnaire de thologie catholique,
t IV, 1911, col. 1373-1374.
134 PERSONNE ET NA TURE

core furent mis en avant268, et c'est en leur nom qu'il fut dpos.
Mais Dioscore fut galement accus plusieurs reprises d'hrsie,
et l'un des manquements disciplinaires pour lesquels il fut dpos
est de n'avoir pas donn suite trois convocations successives des
Pres pour rpondre devant eux de ses diverses fautes, parmi
lesquelles ses errements dogmatiques. Il y a d'ailleurs tout lieu de
croire que s'il s'tait rendu la convocation des Pres conciliaires
et avait exprim ses positions dogmatiques, c'est pour celles-ci
aussi qu'il aurait t formellement et explicitement dpos,
comme le pense l'auteur du De sectis269 : ils demandent :
"Pourquoi n'acceptez-vous pas Dioscore s'il ne fut pas dpos
pour des raisons de foi ?" Nous rpondons que, en vrit, c'est
pour ne pas tre dpos pour des raisons de foi qu'il ne s'est pas
rendu devant le synode, afin que ses positions ne fussent pas
soumises un interrogatoire ; mais s'il tait venu et si un
interrogatoire avait t pratiqu, il et t dpos comme
hrtique, car c'est bien ce qu'il tait. Mais puisqu'il n'est pas
venu aprs qu'on l'eut somm par trois fois et puisque [les Pres]
ont fait de cela la raison de sa dposition, c'est pour cela qu'[on] a
dit270 qu'il n'a pas t dpos pour des raisons de foi271.
Le mtropolite Damaskinos affirme que la Commission inter-
orthodoxe ayant examin les sources de l'poque ainsi que les
ouvrages de Dioscore [... ] constata qu'on ne pourrait pas [lui]
attribuer le titre diffamant de monophysite hrtique272 . En ce
qui concerne l'examen des ouvrages de Dioscore, la Commission
n'a pas d beaucoup se fatiguer puisqu'on n'a retrouv jusqu' ce

268. Parmi lesquels des extorsions de fonds, des dtournements de vivres


destins aux pauvres, des menaces de mort, une tentative de meurtre (celui du
diacre Ischyrion) et un meurtre (celui du patriarche de Constantinople Flavien,
dcd la suite des tortures que lui fit subir Dioscore), actes bien peu compa-
tibles avec la saintet que les non-chalcdoniens reconnaissent ce triste
personnage dont ils font, aujourd'hui encore, vnrer les reliques. Voir G. BA-
REILLE, Dioscore, Dictionnaire de thologie catholique, t. IV, 1911, col.
1370, et les Actes du procs de Dioscore, dans SCHWARTZ, Concilium
Chalcedonense, 1, 2, l-42 ; traduction dans A.-J. FESTUGIRE (d.), phse et
Chalcdoine. Actes des conciles, Paris, 1982, p. 845-895,passim.
269. Sur cette uvre importante, trs en faveur la fin du VI0 sicle dans le
cadre du patriarcat de Constantinople et- dont l'auteur n'est pas aujourd'hui
clairement identifi, voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne,
tIl, 2, L'glise de Constantinople au Vf sicle, Paris, 1993, p. 641-652.
270. Cela fut dit par l'vque Anatole, dont les partisans de la rhabilitation
de Dioscore citent les propos plutt que ceux que nous citons dans le prochain
paragraphe.
271. De sectis, 6, PG &6, 1233B-l237D ; dition critique de F. DIEKAMP,
Doctrina Patrum, 2 d., Munster, 19&1, p. 177-179.
112. {{Rponse)), Episkepsis, 521,1995, p. 15.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 135
jour aucun ouvrage de Dioscore, et que les seules traces de son
uvre sont des anathmes contre le concile de Chalcdoine
conservs dans des traits monophysites crits par d'autres auteurs
sans que l'authenticit des formules attribues Dioscore puisse
tre srement tablie273. Quelques rares extraits des uvres de
Dioscore sont cits par d'autres crivains, mais ils ne plaident pas
en faveur de son orthodoxie, comme cet extrait d'une lettre
envoye par lui de Gangre Alexandrie et que cite Justinien :
moins que le sang du Christ ne soit par nature le sang de Dieu et
non de l'homme, comment diffrera-t-il du sang de boucs, de
jeunes taureaux et de gnisses ? Ce sont des choses terrestres
corruptibles, et le sang de 1'homme est galement terrestre et
corruptible par nature. Mais en ce qui concerne le sang du Christ,
nous ne dirons jamais qu'il appartient l'une de ces choses qui
sont terrestres et corruptibles par nature274. On a l une position
typiquement docte que saint Justinien n'hsite pas qualifier de
blasphmatoire.
En ce qui concerne les sources de l'poque, elles sont loin
d'aller toutes dans le sens voulu par le mtropolite Damaskinos et
la Commission laquelle il se rfre, puisque les Actes mme du
concile de Chalcdoine comportent plusieurs accusations d'hr-
sie. Le premier accusateur de Dioscore, Eusbe de Doryle (qui
avait t aussi l'accusateur officiel d'Eutychs en 448), aprs lui
avoir reproch un crime contre la foi orthodoxe , dclare :
nous avons accus en effet le susdit Dioscore de partager les
opinions de l'hrtique Eutychs qui a t anathmatis et dpos
et de ce que, comme il voulait confirmer l'hrsie d'Eutychs dans
le concile rcemment runi la mtropole d'phse, [ ... ]il a,
autant qu'ille pouvait, ruin la foi correcte et introduit le ferment

273. Une thse soutenue en 2000 l'Universit de Thessalonique a tent de


montrer que les,positions thologiques de Dioscore suivaient authentiquement la
christologie de Cyrille d'Alexandrie (E. D. KESMIRIS, "H XQtO'toAoyla !Cal iJ
KK'lO"UXO'tLKij 7tOL'tLKTJ 'to Atocnc6Qou AAe!;avbQela [La christologie et la
politique ecclsiastique de Dioscore d'Alexandrie]). Cette thse a t rfute par
le HIROMOINE LOUKAS RIGORIATIS, AtmcOQo ICa( Eef:lijQo, o{ V'tLXMK'l-
bov(m alQealQxat. I<Qt'tLKTJ Mo M>aK'tOQL~V bux'tQtf:\Wv [Dioscore et Svre,
les hrsiarques antichalcdoniens. Critique de deux dissertations doctorales],
Mont-Athos, 2003, p. 27-94. Voir aussi la svre critique de D. TSELEGGIDIS,
professeur de dogmatique l'Universit de Thessalonique , 'EmCJ'tflflOVLKTJ
KQL'tLKTJ f.Ll btbax'toQLKij l>UX'tQtf:lij , fp1Jy6pw 6 IIaAapa, 792, 2002, p. 308-
316.
274. Cit par JUSTINIEN, Contre les tnonophysistes, d. Schwartz, p. 24.
136 PERSONNE ET NA TURE

d'une hrsie insolite dans l'glise catholique275. Un autre


accusateur, Thodore, diacre d'Alexandrie, qualifie galement
Dioscore d'hrtique et parle de son souci de chasser ou
d'liminer les proches de Cyrille en raison de la haine qu'il
portait contre l'orthodoxie de la foi de ce demier276. Athanase,
prtre d'Alexandrie, dit de mme que Dioscore fut pris de haine
l'gard de la foi orthodoxe de Cyrille parce qu'il [tait]
hrtique277 .
Ultrieurement, saint Jean Damascne, affirmera sans hsitation
que Dioscore d'Alexandrie [a t] dpos par le concile de
Chalcdoine pour s'tre fait l'avocat des dogmes d'Eutychs278 .
Les autres Pres qui ont eu traiter de ces questions considrent
galement Dioscore comme hrtique en l'associant soit
Eutychs (qu'il a soutenu) soit Svre (dont la pense se situe
dans le prolongement de la sienne). Ainsi voit-on saint Sabas re-
commander un hrtique de la mouvance monophysite d' ac-
cepter le concile de Chalcdoine et de s'unir l'glise catholique
aprs avoir jet l'anathme sur Eutychs et Dioscore279 . L'au-
teur de la Vie de saint Sabas, saint Cyrille de Scythopolis,
reproche Svre d'Antioche de reconnatre une valeur gale
tant aux enseignements du grand et thophore Cyrille, archevque
d'Alexandrie, que de Dioscore, qui avait reu dans sa communion,
comme lui tant uni en doctrine, l'hrtique Eutychs, et qui avait
fait tuer le trs saint et trs orthodoxe Flavien, archevque de
Constantinople280 .
Dioscore est galement considr comme hrtique par saint
Justinien (qui le situe dans la mouvance de l'apollinarisme et du
manichisme et considre sa pense christologique comme blas-
phmatoire, comme contraire celle de saint Athanase et de saint
Cyrille d'Alexandrie, et comme oppose l'enseignement de

275. Texte dans SCHWARTZ Concilium Chalcedonense, 1, 2, 5 ; traduction


dans A.-J. FESTUGIRE (d.), Ephse et Chalcdoine. Actes des conciles, Paris,
1982, p. 851-852.
276. Ibid., 47; traduction p. 861.
277. Ibid., 57 ; traduction p. 867.
278. Liber de haeresibus, 83, PG 94, 744A ; dition critique de B. Kotter, Die
Schriften des Johannes von Damaskos, Patristische Texte und Studien n 22,
p. 49-50.
279. CYRILLE DE SCYTHOPOLIS, Vie de saint Sabas, LVI, d. E. Schwartz,
Leipzig, 1939, p. 147 ; trad. A.-J. Festugire, Paris, 1962, p. 75.
280. Ibid., LVI, d. E. Schwartz, Leipzig, 1939, p. 149; trad. A.-J. Festugire,
Paris, \961, p. 18.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 137
l'criture et des Pres)281, par l'auteur du De sectis282, ~ar saint
Timothe de Constantinople283, saint Anastase le Sinate 84, saint
Sophrone de Jrusalem (qui le prsente comme dfenseur
d'Eutychs et le dclare anathme pour toujours285 ), saint
Nicphore Ier patriarche de Constantinople286, saint Photius287,
pour ne citer que quelques exemples.
Au concile de Constantinople en 536, Dioscore fut associ
Eutychs dans la condamnation288.
Dioscore fut anathmatis par plusieurs autres conciles -le
synode du Latran (649)289, le VIe concile cumnique (Constan-
tinople III, 680-681)290, le VIle concile cumnique (Nice II,
787)291 -aux cts d'hrtiques notoires et non de personnalits
ayant manqu la discipline ecclsiastique. Il en va de mme dans
le Synodikon de 1'Orthodoxie292 qui tmoigne que 1' anathma-
tisation de Dioscore fait partie et dcoule de la conscience dogma-
tique vivante et permanente de 1'glise.
En tmoigne galement la condamnation de Dioscore, seul ou
associ Svre ou Eutychs, que 1' on trouve dans les textes
liturgiques des vpres et des matines du Dimanche des saints Pres
des six premiers conciles cumniques que l'glise orthodoxe
clbre chaque anne entre le 13 et le 19 juillet. Scrupuleu-
sement, Pres saints, vous avez gard la tradition apostolique ;
[... ]runis en conciles, vous avez rejet le blasphme d'Arius,
rfut Macdonius, l'adversaire de l'Esprit, condamn Nestorius,
Eutychs, Dioscore, Sabellius et Svre l'Acphale. Ensemble
vous avez abattu les doctrines de Sergius et de Pyrrhus, d 'Hono-

281. Contre les monophysites, d. Schwartz, p. 24, 27. Voir notamment p. 27:
Dioscore et Timothe Alure sont hrtiques car on a montr qu'ils parta-
geaient les opinions des Manichens et d'Apollinaire.
282. Cf. De sectis, PG 86, 1217-1228, passim.
283. Sur la rception des hrtiques, PG 86, 52, 56-68,passim.
284. Hodgos, d. Uthemann, CCSG 8, p. 91, 94, 98, 100, 105, 135, 136, 198,
211,256,260,304,318.
285. Lettre synodique, PG 87, 3186B, 3190C.
286. Lettre au pape Lon Ill, PG 100, 192D.
287. Lettre aux armniens, dans JEAN DARROUZS, Deux lettres indites de
Photius aux Armniens, Revue des tudes byzantines, 29, 1971, p. 162-170 =
Lettre n 285 de l'dition B. Laourdas et L. G. Westerink dans PHoTIUs, Epis-
tulae et Amphilochia, t. III, Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum
teubneriana, Leipzig, 1985, p. 98-112.
288. Voir ACO III, n 126, p. 178-180.
289. Texte cit supra p. 104.
290. Qui affirme son accord avec le concile des six cent trente Pres inspirs
de Dieu tenu Chalcdoine contre Eutychs et Dioscore, les hais de Dieu (Les
Conciles cumniques, 2. Les Dcrets, Paris, 1994, p. 278-279).
291. Texte cit supra p. l 05.
292. Texte cit supra p. 105.
138 PERSONNE ET NA TURE

rius, Eutychs, Dioscore et Nestorius, sauvant de leurs prcipices


le troupeau fidle. Venez fidles, rprouvons clairement
l'erreur de Svre, d'Eutychs et de Jacques [Barrade], de Tho-
dore [d'Alexandrie] et de Dioscore avec eux; et clbrons par des
cantiques divins les saints Pres du quatrime concile. Nous
tous, fidles, nous proclamons deux natures du Christ sans con-
fusion et fltrissons toute hrsie de Dioscore et d'Eutychs,
suivant en cela la dfinition des Pres saints et les paroles de
Cyrille. Le quatrime concile, celui de Chalcdoine, a rejet
Dioscore, Svre et Eutychs, et banni pour toujours les ronces de
leurs hrsies confondant les natures du Sauveur loin de la sainte
glise du Christ avec laquelle nous proclamons la vraie foi.
Nous les fidles, juste titre, Marie, nous te proclamons la
fois Vierge et pure Mre de Dieu, fermant ainsi la bouche
Nestorius et rejetant 1'hrsie de Dioscore293.

Les Dclarations communes et leurs commentaires se focalisent


sur la personne de Dioscore. Mais l'analyse du cas des thologiens
monophysites qui ont adopt les mmes positions et suivi la mme
ligne de pense que lui permettrait aisment d'aboutir des
conclusions semblables d'autant plus que leurs uvres subsistent
et permettent de juger sur pices. C'est le cas en particulier de
Timothe Alure294, Pierre Monge, Philoxne de Mabboug, Jean
de Tella. C'est le cas, plus encore, pour les nombreux disciples de
Svre d'Antioche, qui habitent les listes d'hrtiques dresses par
les Pres295.

293. Ces textes et d'autres semblables se trouvent dans les Mnes de juillet.
294. On trouvera une rfutation des positions thologiques de Timothe
Alure notamment chez saint JUSTINIEN, Contre les monophysites, d. Schwartz,
p. 24-27.
295. Voir en particulier : De sectis, PG 86, 1928-1937 ; saint SOPHRONE DE
JRUSALEM, Lettre synodique, PG 87, 3 \90C-3 \93A : ((Anathmes \)OUT tou-
lOUIS : Dioscore, dfenseur d'Eutychs, 1:imothe A\ure, Pierre Monge, Aca,
Znon, Pierre \e rou\on, Pierre \'\bnen, Svre et \es Ac\lha\es, Thodose
d' Mexandrie, Anth\me de 1:rb\z.onde, lacl\ues Barrade, lu\ien d'Ra\icarnasse,
Ga'ianus d' .t\\exandne, lean Ph\\o\)On, Them\st\us, Pierre \e Syrien, Serge
t ~nnn\en \ .. \ )) ; ~~~us~ Slli""-"", Sur les hrsies, dans Pnruo.., Juris
ecclesiastici Graecorum, \\.oml!, \~()~. "Q. 'l':l1-'l1\ , Doctrina patrum, d../ _.;
U\e'h.atn"Q, 'Q. 'l()9-'l1\'l , S'clint G~~ u~ C..o~"''mm\Ol'l.~, Sur les hrsies et
les conciles, PG 9'6, 11C..-13A. .
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 139
X. LE STATUT DU CONCILE DE CHALCDOINE.

Bien que cela n'apparaisse pas dans les Dclarations com-


munes, les reprsentants des glises non chalcdoniennes restent
profondment, et affirment-ils, dfinitivement hostiles au concile
de Chalcdoine296. Certains d'entre eux rejettent galement les
conciles cumniques qui ont suivi, ce qui est logique puisque
ceux-ci rappellent et confirment la foi de Chalcdoine.
Il est caractristique que le concile de Chalcdoine ne soit pas
mentionn dans les deux Dclarations communes, comme s'il
n'avait pas exist aux yeux des orthodoxes eux-mmes et comme
si les autres conciles qui l'ont confirm ultrieurement n'avaient
pas non plus exist.

On ne peut que manifester son tonnement la lecture du


paragraphe 9 de la Deuxime dclaration commune : la lu-
mire de notre dclaration commune sur la christologie et des
affirmations communes susmentionnes, nous avons maintenant
compris que nos deux familles ont toujours loyalement gard la
mme et authentique foi christologique orthodoxe, et ont maintenu
la continuit interrompue de la foi apostolique, bien qu'elles aient
utilis des termes christologiques de manire diffrente. C'est
cette foi commune et cette loyaut continuelle la tradition
apostolique qui doivent tre la base de notre unit et commu-
nion.
On notera d'abord que ce n'est pas la Dclaration commune qui
est juge la lumire de la Tradition de l'glise orthodoxe, mais
la Tradition de l'glise orthodoxe qui est juge la lumire de la
Dclaration commune.
On peut se demander de quelle lumire il s'agit, puisque la
Dclaration commune jette un voile opaque sur le concile de Chal-
cdoine et sur tous les conciles ultrieurs qui ont clair le dogme
face des expressions prchalcdoniennes ambigus qui pou-
vaient tre interprtes aussi bien dans un sens orthodoxe que dans
un sens htrodoxe, et que cette mme Dclaration se rfugie

296. Voir par exemple les dclarations des reprsentants des glises non
chalcdoniennes au cours des discussions de la troisime consultation Genve
(1970) rapportes dans The Greek Orthodox Theological Review, 16, 1971, p. 30-
34 : N'attendez pas de nous que nous acceptions Chalcdoine (P. Habte
Mariam [glise d'Ethiopie]) ; soyons tout fait clairs :.Chalcdoine n'est pas
. accep~le pour ~ous (m~tropolite S~~re Zakka ~was [Eglise de Sylje]) ; il
n~ doit pas y avorr de mpnse sur la position des glises non chalcdomennes : il
n y aura _aucune acceptation fo!ffieiJe ~e Chalcdoine (P. Paul Verghese, futur
mtropolite Paulos Mar Gregonos [Eglise-d'Inde]).
\ ~~
140 PERSONNE ET NA TURE

prcisment, pour tablir son accord, dans l'ambigut de ces


mmes formules prchalcdoniennes qui semblent interprtes
dans le sens de la christologie antichalcdonienne et svrienne
plutt que dans celui de la thologie orthodoxe.
L'expression la lumire de notre Dclaration commune
aurait un caractre comique si elle n'tait rellement tragique : la
Dclaration s'claire elle-mme ! Que vaut cette lumire ct de
la lumire du Saint-Esprit qui a clair les saints Pres qui, soit
runis en conciles soit individuellement, ont condamn les erreurs
thologiques qu'approuvent maintenant les signataires des deux
Dclarations communes? La rponse n'est pas difficile trouver.
La formulation la lumire de notre Dclaration commune
contraste significativement avec celle habituellement utilise par
les conciles et les synodes (et que l'on trouve d'ailleurs en tte de
la dfinition de Chalcdoine) : en suivant les saints Pres297...
Il serait effectivement difficile pour la Dclaration d'affirmer
qu'elle suit les saints Pres, et si elle les suivait, elle aboutirait
videmment de tout autres conclusions.

Comment la Deuxime dclaration commune peut-elle affirmer


que les deux familles ont toujours loyalement gard la mme et
authentique foi christolo~ique orthodoxe, alors que depuis le
concile de Chalcdoine l'Eglise orthodoxe, par la voix des Pres et
des conciles, n'a cess de condamner comme hrtique la foi
christologique des antichalcdoniens ?
Cette formulation comporte d'ailleurs un aveu : l'unit de foi
n'a pas t tablie la suite des discussions thologiques entre-
prises entre l'glise orthodoxe et les glises non chalcdoniennes
sur la base d'un accord que ces discussions auraient permis de
trouver. Les Dclarations affirment qu'un tel accord et qu'une
telle unit de foi ont toujours exist. Cela tait d'ailleurs admis a
priori, avant mme l'approfondissement des discussions thologi-
ques, puisque ds la premire rencontre Aarhus, le communiqu
prcisait : No'!s reconnaissons en chacun de nous 1'unique foi
orthodoxe de l'Eglise. Quinze sicles d'loignement ne nous ont
pas fait dvier de la foi de nos Pres. (...1Sur l'essence du dogme
christo\ogique, nos deux traditions continuent de se trouver en un
~\ein et ~rofond accord avec \a tradition universelle de \'glise

191. ~ut cete onnu\e et son sens, vo\t G. rl.l..OVS"K.'l, ((~\.Gregory "Palamas
ann \\\e 1:ta.\t\on o \\\e rafuets )), Bible, Church, Tradition : An Eastern
Orthodox View, (( 1:\\e Co\\ecten ~ot\.s o Geotges Hotovs\.'J )) \. \, ~e\mont, / /
\911, \l \I.)S-\1.)1. 1. "PU"K.l\N, La Tradition chrtienne, \. \\, L'Esprit du
christianisme oriental (600-1700), "Pans, \994, \). 9-19.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 141
une et indivise298. Les experts sigeant dans les commis-
sions de dialogue semblent donc n'avoir fait que de la figuration et
servi de caution thologique une entreprise dont le terme tait
dj dfini d'avance sans que l'on et tenir compte de leur avis.
Il est galement os d'affirmer que sur l'essence du dogme
christologique, nos deux traditions" continuent de se trouver en un
plein et profond accord avec la tradition universelle de l'glise
une et indivise puisque les antichalcdoniens ont t, par le
concile de Chalcdoine et les conciles ultrieurs, considrs
comme ne confessant pas la foi orthodoxe, comme ayant une foi
non conforme la Tradition de la seule et unique glise du
Christ299, et comme tant de ce fait exclus de son sein et de sa
communion.

La Dclaration, dans la formulation cite plus haut, insiste par


deux fois sur le respect et le maintien de la tradition aposto-
lique. Mais la tradition apostolique, comprise dans son sens
large habituel qui dsigne ce qui a t transmis par les aptres et
par leurs successeurs, inclut les nombreux Pres qui ont condamn
la christologie des glises non chalcdoniennes et elle ne
tmoigne aucunement d'un accord, bien au contraire.

Les glises non chalcdoniennes n'ayant jamais reconnu la foi


orthodoxe telle qu'elle a t dfinie par le concile de Chalcdoine
et par les conciles cumniques ultrieurs qui l'ont confirme, on
peut en conclure que l'accord consiste en fait dans la recon-
naissance unilatrale, par les signataires orthodoxes des Dclara-
tions communes, de la foi des glises non chalcdoniennes.

La Deuxime dclaration commune stipule : Les deux fa-


milles reoivent les trois premiers conciles cumniques qui
forment notre hritage commun. Quant aux quatre conciles ult-
rieurs de l'glise orthodoxe, les orthodoxes affirment que, pour
eux, les points 1-7 susmentionns sont aussi l'enseignement de ces
quatre conciles. ultrieurs, alors que les orientaux orthodoxes

. 298. Dans Le Dossier prparatoire au dialogue thologique officiel avec les


Eglises anciennes d'Orient, Supplment au S.O.P. n,0 61, 1981, p. 2 et 4.
299. Rappelons en passant que le concept d' Eglise indivise, dont on fait
un usage abondant dans le cadre des relations cumniques de tout genre, est
*rrant du point de vue de l'ecclsiologie orthodoxe traditionnelle selon laquelle
l'Eglise, aujourd'hui comme hier, est lll!ique, une et non divise, comme on le
confesse dans Je Credo: Je crois en l'Eglise une ... en exprimant non un sou-
venir ni un espoir, mais une ralit actuelle "et permanente.
\
142 PERSONNE ET NATURE

considrent cette affirmation des orthodoxes comme leur propre


interprtation. Dans ce sens, les orientaux orthodoxes rpondent
positivement cette affirmation300. Derrire cette formulation
lourde et embarrasse se cache cette affirmation simple : les non-
chalcdoniens refusent d'accepter les quatre conciles cumni-
ques postrieurs au concile d'phse, considrant l'affirmation
des orthodoxes que les quatre derniers conciles sont en accord
avec les trois premiers, comme relevant de la propre interprtation
de ceux-ci (orthodoxes) et comme ne les obligeant nullement eux-
mmes (non-chalcdoniens)301.
Cela signifie que les dfinitions et les dcisions canoniques des
conciles cumniques n'ont plus de valeur normative et
universelle, qui engagent toutes les glises et tous leurs fidles,
mais que telle ou telle glise peut lgitimement les reconnatre
comme des opinions et des prises de position particulires, n'enga-
geant que celui qui les adopte. On est ici en plein relativisme. Les
signataires orthodoxes admettent au fond ici que 1'on adopte vis--
vis des conciles une attitude analo~e au libre examen que les
protestants pratiquent vis--vis de 1'criture Sainte.

Il est ncessaire de rappeler ici ce qui est pourtant une vidence,


savoir que l'glise orthodoxe n'est pas l'glise des trois pre-
miers conciles, mais qu'elle est, selon une expression consacre,
l'glise des sept conciles302 .
Chaque concile, dans sa dfinition de foi, s'appuie sur les pr-
cdents et les confirme. Ensemble, ils forment un tout indis-
sociable. Et il n'est pas possible un fidle ni mme une glise

300. Deuxime dclaration commune, 8.


301. Les non-chalcdoniens ne se montrent pas diSP.OsS pour le moment
admettre les quatre conciles cumniques postrieurs phse, considrant cette
question comme prmature et intempestive, prtextant que cela suppose
l'tude systmatique des Actes de ces conciles qui exigera un temps
considrable ! (voir mtropolite DAMASKINOS, Rponse, Episkepsis, 521,
1995, p. 18). Ils prconisent que l'on tablisse la communion d'abord, et que l'on
traite de ce point ultrieurement. Cet ordre est ,videmment inacceptable du point
de vue de l'ecclsiologie traditionnelle de l'Eglise orthodoxe selon laquelle la
communion ne peut s'tablir que sur la base d'une parfaite et totale unit de foi.
On ne peut tre que sceptique sur l'attitude profonde des non-chalcdoniens
quand on lit par exemple ces propos de P. VERGHESE (actuellement mtropolite
Paulos Mar Gregorios), l'un des principaux promoteurs non chalcdoniens du
Projet d'union: L'argument de l'Haros [dfinition de foi} du vr concile est
fondamentalement inacceptable pour nous.[ ...} L'acceptation du v1 concile est
bien plus difftcile pour nous que l'acceptation de Chalcdoine)) (The Greek
Orthodox Theological Review, XV\, 1-1,1911, p. \31-141).
301. Mgr \V..LUS"IOS 'W ARE a signif1cativement choisi cette expression
comme sous-titre de son livre L'Orthodoxie.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 143
de dfinir une foi la carte en prenant dans tel ou tel concile
ce qui conviendrait sa propre dfinition de foi et en rejetant le
reste. D'ailleurs tout concile cumnique inclut explicitement ou
implicitement les dfinitions de foi des prcdents, mais on peut
dire aussi, paradoxalement, que chaque concile cumnique
contient potentiellement les dfinitions de foi des suivants et est en
parfaite unit de foi avec eux. Ainsi saint Thodore Studite sou-
tenait que, si l'on acceptait la doctrine du premier concile cu-
mnique comme contraignante, on tait par l mme engag vis--
vis de tous303.
La mme position a t longuement dveloppe par saint
Photius dans 1'une de ses lettres aux Armniens. La rflexion du
saint patriarche mrite d'tre cite longuement : Vous avez
dclar avec emphase que votre foi est correcte et par une mention
vous avez confirm, du moins votre sens, la rception des trois
[premiers] conciles ; mais en ce qui concerne les suivants votre
silence constitue une injure pour l'ensemble et vous n'avez pas
rougi d'accuser l'autre [le quatrime, Chalcdoine] et d'amonceler
contre lui un tas d'expressions dissonantes [...]. Comment donc
peut-on affirmer sa vnration pour les conciles, quand on
invective celui qui est de mme teneur, ou retenir leurs dogmes
quand on en rejette la confirmation ? Car en vrit le concile de
Chalcdoine constitue la confirmation et le sceau des trois qui
l'ont prcd : s'il est quatrime dans la succession, il ne le cde
en rien aucun autre en dignit. Malmenant en termes semblables
la dmence d'Arius, il met au ban l'garement semblable de
Macdonius et de Nestorius ; chassant Eutychs et Dioscore,
auteurs quoique diamtralement opposs [aux prcdents] d'un
blasphme quivalent, ce couple qui s'engage mutuellement dans
les tnbres, il anathmatise en mme temps leur insipide
bavardage. Chacune des deux hrsies mentionnes cte cte nie
en effet en bloc notre salut et pousse au mme prcipice ceux qui
les suivent : la premire en divisant l'hypostase, ose nier la
participation de notre nature l'essence divine ; la seconde, en
unifiant les natures, s'enhardit imprudemment jusqu' dtruire
l'une d'elles. Dans ces conditions, qui dira, en supprimant le
concile de Chalcdoine, qu'il vnre les autres ? Ou bien, en
admettant ceux-ci, comment n'accepte-t-il pas celui qui les
confirme? Cela n'est pas possible, vraiment pas possible, dussent
Svre [d'Antioche], Pierre [Monge], Thodore et Timothe
[Alure], dussent Jean [de Tella], qui peine rellement en vain, et

303. Rfutation, 30, PG 99, 192-193. '


144 PERSONNE ET NA TURE

Conon et Eugne et toute la cohorte de leurs prdcesseurs dans _la


secte s'poumoner de cris, car la vrit manifeste ses propres traits
non grce au bruit des voix mais par la nature des choses. De
mme que, en effet, si quelqu'un vous avait dit honorer le premier
des conciles sacrs et rejeter le deuxime, vous l'auriez accus de
mensonge et vous ne l'auriez pas reu vous-mmes au rang des
fidles malgr toutes ses protestations et ses serments ; ou encore,
si quelqu'un dclarait accepter les deux premiers et refuser le
troisime, vous ne le jugeriez pas digne de foi au sujet des
premiers, de mme nous, si certains parlent avec vnration des
trois premiers sans vouloir reconnatre le quatrime, nous ne
mritons pas, aprs vous avoir pris comme juges pour les autres,
d'tre souponns d'injustice en portant contre vous la mme
sentence que vous avez pose pour les autres et nous ne pourrons
croire que vous tes dans la vrit au sujet de l'unique concile
[rejet]. Reois donc le contenu des trois, mais ne renie pas le
quatrime, car c'est tout un et cela revient [ rejeter les trois] que
de rejeter les dogmes du quatrime. Pourquoi accapares-tu ces
[trois] apparents [au quatrime] ? Ne le fais-tu pas afin que, par
ce semblant d'acceptation des trois, l'erreur de l'impit, verse
insidieusement, devienne plus facile admettre pour des gens peu
renseigns, et afin de te mnager apparemment toi-mme un abri
contre les pires maux du fait que tu ne prodigues pas avec im-
pudence les blmes contre tous? [... ]De mme que celui qui
combat sans parti pris et judicieusement pour un seul d'entre [les
conciles] mrite dans son esprance inconfusible de ceindre la
couronne au nom de tous les conciles, de mme celui qui aiguise
sa langue contre n'importe lequel, mrite d'tre frapp d'une
condamnation expresse, comme s'il s'tait insurg conte l'en-
semble. Ainsi, le troisime concile n'pargna point Nestorius, bien
qu'il ne dt aucun mal des prcdents, mais parce qu'il se gardait
de lui donner son accord, il fut dpos comme s'il les avait tous
dcris. Puis le quatrime concile, tant donn qu'Eutychs et
Dioscore, adhrant sans doute aux trois prcdents, s'insurgeaient
contre lui, les engloba dans la mme condamnation que Nestorius.
Quiconque honorerait leur opinion, celui-l, frapp du mme
jugement, ne sera pas frapp sans justice304.

304. Lettre aux Armniens, dans JEAN DARROUZS, Deux lettres indites de
Photius aux Annniens >>,Revue des tudes byzantines, 29, 1971, p. 162-170. La
mme lettre a t dite comme Lettre n 285 par B. Laourdas et L. G. Westerink
dans PHOilUS, Epistulae et Amphilochia, t. lU, Bibliotheca scriptorum
graecorum et romanorum teubneriana >>,Leipzig, \9SS, p. 9S-\ \2. Sur \a position
de saint Photius vis--vis des non-cb.a\cdoniens, voir \'tude du pte 'fb.. ZlSlS,
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 145
Si les non-chalcdoniens admettaient rellement les conciles de
Nice I, Constantinople I et phse en les comprenant selon un
sens authentiquement orthodoxe, ils admettraient aussi, en vertu
de l'unit de foi profonde qui unit ces conciles et du fait qu'ils
tmoignent tous de la mme Vrit, celui de Chalcdoine et les
suivants. Il est donc impossible de reconnatre une unit de foi et
une communion entre les orthodoxes et les non-chalcdoniens si
ces derniers n'admettent pas la foi exprime par les quatre derniers
conciles, ou plutt 1'unique et mme foi exprime, sous
l'inspiration du mme et unique Esprit Saint, par l'ensemble des
conciles cumniques.

Chaque concile a certes pour fonction de prciser et d'expliciter


la foi par rapport des erreurs qui ont t commises relativement
aux expressions et aux dfinitions prcdentes de cette foi. Chaque
concile devient ainsi la norme interprtative des prcdents. Ainsi,
pour la tradition orthodoxe, c'est la dfinition de Chalcdoine
qui constitue la norme interprtative du concile cumnique
d'phse et du If de Constantinople305 . Les ambiguts que
laisse subsister la dfinition de foi du concile d'phse qui appa-
raissent au regard des interprtations errones qui se dveloppent
sa suite, rendent ncessaires les prcisions qu'apporte la dfinition
de foi de Chalcdoine. De mme que les interprtations errones
qui naissent partir de ce que celle-ci laisse d'ambigu ou ne pr-
cise pas, ncessitent les explicitations apportes par le deuxime
concile de Constantinople.
On sait 9ue la rfrence l'criture seule est insuffisante ds
lors que l'Ecriture est susceptible de donner lieu une multitude
d'interprtations, dont beaucoup peuvent tre errones. Les sectes
chrtiennes les plus aberrantes se rclament de l'criture, et
ces sectes sont souvent d'autant plus dans l'erreur qu'elles se
veulent fondamentalistes, c'est--dire prtendent s'en tenir
une interprtation littrale de 1'criture. De mme la rfrence aux
trois premiers conciles devient-elle insuffisante et mme sans
valeur ds lors.. que ceux-ci sont compris d'une manire errone et
donnent lieu des interprtations hrtiques. Les conciles comme

'0 M. <l>wno Ka[ ~ vwC1l'J 'twv QJ.lEVLWv J.l 't' OQB6ol;TJ 'ElCICTJO"la [Photius
le Grand et l'union des armniens avec l'glise orthodoxe], dans llQaK'tLK IE'
aeoAoyuco EuVEQLoU (( Mtya <l>wno ,Thessalonique, 1995, p. 581-603.
305. A. DE HALLEUX, Actualit du nochalcdonisme. propos d'un accord
rcent, dans Patrologie et cumnisme; Leuven, 1990, p. 500.
146 PERSONNE ET NA TURE

l'criture doivent tre compris en rfrence la rgle de foi et


la Tradition de l'glise prise dans sa globalit306.
Ds lors que les trois premiers conciles sont compris dans un
sens qui ne concorde pas avec celui dfini par les conciles sui-
vants, on peut considrer qu'ils ne sont pas compris dans un sens
orthodoxe. En rejetant Chalcdoine et les conciles ultrieurs, les
thologiens antichalcdoniens tmoignent du fait qu'ils ne
comprennent plus les conciles prcdents dans un sens prthodoxe,
conforme la rgle de foi et la Tradition de l'Eglise. Les
Pres de Nice ou d'phse ne se sont certes pas exprims avec le
vocabulaire du concile de Chalcdoine ou de Constantinople II ou
III, mais ils auraient reconnu indubitablement dans ces conciles
une expression galement adquate de la foi orthodoxe. La cons-
cience orthodoxe permet de distinguer la vrit et l'erreur au-del
de la diffrence des formulations de la foi. Le fait que les non-
chalcdoniens refusent les dfinitions de foi postrieures au
concile d'phse et se montrent incapables de reconnatre la
mme foi derrire des formulations diffrentes indique clairement
qu'ils sont trangers une telle conscience.

L'ide que les glises non chalcdoniennes auraient conserv la


foi orthodoxe telle qu'elle tait dfinie avant le concile de Chalc-
doine est une ide absurde du point de vue de l'ecclsiologie
orthodoxe. La notion de foi prchalcdonienne n'a aujourd'hui
qu'une existence purement historique et abstraite ; elle a un sens
avant Chalcdoine mais, considre comme ralit actuelle, elle
n'est qu'une pure fiction. Il ne peut plus aprs Chalcdoine exister
de foi orthodoxe non chalcdonienne, mais seulement une foi
antichalcdonienne et htrodoxe. En refusant Chalcdoine, en ne
reconnaissant pas leur foi dans celle dfinie par l'glise
Chalcdoine, les glises non chalcdoniennes ont adopt une foi
diffrente non seulement de celle qui tait professe Chalcdoine
mais de celle professe avant Chalcdoine, car il s'agit de l'unique
et mme foi de l'glise orthodoxe. De mme que, comme nous
l'avons vu prcdemment, la christologie de saint Cyrille
d'Alexandrie s'est trouve rinterprte dans le cadre de la
thologie svrienne et y a chang de nature, la foi que l'glise
orthodoxe confessait avant Chalcdoine s'est trouve rinterprte
\)ar \es grou\)es dissidents rigs en glises non cha\cdoniennes

3\)().\lo\t SUlet G. rl.OROVSl<..'l, ((The ron.ction. o 'ttaion. m ~e


J\.n.cien.t Cnutcn )), dans Bible, Church, Tradition : An Eastern Orthodox V1ew,
((The Co\\ected ~ OtKS o Geot'6eS r\otovs\.'j )), t. \, ~e\mon.t, \911, -p.13-9l.
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 147
et a chang de nature. La foi des ~lises non chalcdoniennes
n'est plus l'ancienne foi de l'Eglise orthodoxe mais est
devenue une foi trangre elle.

La foi des glises non chalcdoniennes est souvent vnre ou


considre comme vnrable en vertu de son anciennet. Comme
l'a not le pre Georges Florovsky, si l'antiquit est un des critres
de l'authentique tradition, il n'est pas le seul et n'est par lui-mme
pas suffisant. L'antiquit par elle-mme n'est pas une preuve
adquate de la vraie foi. [ ... ]Les hrsies peuvent aussi faire appel
au pass et invoquer l'autorit de certaines "traditions". En fait, les
hrsies sont souvent restes attaches au pass. Des formules
anciennes peuvent souvent tre dangereusement trompeuses.
Vincent de Lrins lui-mme tait pleinement conscient de ce
danger. Il suffirait de citer ce passage pathtique : "Et maintenant
quel surprenant renversement de situation ! Les auteurs de la
mme opinion sont considrs comme catholiques, mais leurs
successeurs comme hrtiques, les matres sont absous, mais leurs
disiciples condamns, les auteurs des livres seront des enfants du
Royaume, tandis que leurs enfants iront dans la Ghenne."
L'antiquit comme telle peut n'tre qu'un parti-pris tenace : "la
simple antiquit sans vrit n'est qu'une erreur ancienne307."

Il n'est pas possible aux signataires orthodoxes des Dclarations


de faire abstraction du concile de Chalcdoine et des conciles
suivants qui le confirment, ni de rejeter certains points de leur
dfinition dogmatique, ni de rapporter certaines de leurs dcisions
canoniques et en mme temps de continuer se considrer comme
orthodoxes. Il n'est pas possible non plus aux glises non chalc-
doniennes de se considrer en union avec l'glise orthodoxe en
adoptant un telle attitude.
Chacun des conciles cumniques, tabli par la volont de
Dieu comme pilier de la foi, occupe dans l'glise orthodoxe une
place essentielle et inalinable. J. Pelikan rappelle que pour des
Pres comme saint Sophrone de Jrusalem, saint Maxime le
Confesseur ou saint Grgoire le Grand, les quatre [premiers]
conciles occupaient dans la structure de l'autorit dogmatique une

307. St. Gregory Palamas and the Tradition of the Fathers , dans Bible,
Church, Tradition : An Eastern Orthodox View, The Collected Works of

\
Georges Florovsky , t. 1, Belmont, 1972, p. 105-106. La dernire citation est de
saint CYPRIEN DE CARTHAGE, Lettres, 74. J
148 PERSONNE ET NA TURE

place spciale, comparable celle des quatre vangiles 308 . Une


valeur semblable fut reconnue par les Pres aux conciles qui
ultrieurement s'ajoutrent eux.

Chaque concile reconnu par 1'glise orthodoxe comme ex-


primant adquatement sa conscience dogmatique possde une
valeur absolue et intangible en tant que sa dfinition de foi est
vraie dans ce qu'elle affirme. On ne peut se dire orthodoxe en
rejetant (ou en n'acceptant pas) ne ft-ce qu'un seul concile.
Certes, la dfinition de foi de chaque concile ne dit pas tout sur
Dieu et ne prend pas position contre toutes les erreurs possibles
concernant la foi. De ce point de vue, chaque concile, tout en
n'tant pas partiel et tout en ayant en lui-mme une certaine
plnitude, complte les prcdents, et la norme de la foi orthodoxe
est dfinie aujourd'hui par l'ensemble des conciles orthodoxes, et
aussi par 1'criture et par les enseignements des Pres, ces trois
piliers de la foi se soutenant et s'clairant mutuellement, consti-
tuant la Tradition et informant la conscience dogmatique de
l'glise qui inversement dfinit, par la grce du Saint-Esprit pr-
sente et vivante en elle, leur juste interprtation309. La Tradition
ainsi comprise a un caractre immuable et intangible. Comme
l'crit Mgr Kallistos Ware : Parmi les lments de la tradition,
une place immuable est donne la Bible, au Credo, aux dfi-
nitions doctrinales donnes par les conciles cumniques : ce sont
des choses que les orthodoxes acceptent comme absolues et im-
muables ; elles ne peuvent tre ni annules ni rvises310 ; les
dfinitions doctrinales d'un concile cumnique sont infaillibles.
Ainsi, aux yeux des orthodoxes, les professions de foi tablies par
les sept conciles possdent, avec la Bible, une autorit irrvocable
et permanente311.

30&. La Tradition chrtienne, t. ll, L'Esprit du christianisme oriental (600-


1700), \laris, \994, \). 3\.
309. Voit l. PE.l..WJ..N, La Tradition chrtienne, t. ll, L'Esprit du christianisme
oriental (600-1700), \laris, \994, \). 9-39.
~ \ \). L'Orthodoxie. L'Eglise des sept conciles, \laris, \9()'i.;~. 1()9.
3\\. Ibid., \). 11(). Vo\t au&>\ sut ce \)O\n.\ \. ~~. ~~Th~ U~st\?-ct\on.
be~een. \b.e "\\oro\" a.n.~ \b.e "Ca.n.on.s' ot \b.e ~ar\':1 ~':ln.o~s a.n.~ \\\eu '&\?,\\\\1an.
f:ot \b.e 1\.c\)\an.ce of: \b.e Coun.c\\ of: C\\a.\~on. b':f \b.e "Non.-C.\\a.\ce~on.\an .i
C\mtc\\es )), The Greek Orthodox TheoLogical Review, XV\,\). 19-M. ~
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 149
XI. LA RELATIVISATION DES CONCILES CUMNIQUES.

Pour justifier leur position, intenable au regard de la Tradition


de l'glise, les signataires et les supporters du Projet d'union
n'ont d'autre ressource que de tenter de dmontrer la relativit des
conciles non dans le sens o ils s'claireraient mutuellement, mais
dans le sens o leurs dfinitions de foi et les dcisions canoniques
n'auraient qu'une valeur relative312. Dans cette perspective, les
dfinitions de foi et les dcisions canoniques des conciles sont
considres comme la rsultante de facteurs politiques, mettant en
jeu des partis opposs dont le plus fort finit par faire prvaloir son
opinion ou encore comme le fruit de facteurs sociaux ou
psychologiques313. Cette conception historiciste et sociologique
est celle de la science moderne ( laquelle la rfrence des
facteurs spirituels est a priori interdite par sa mthode mme) et
celle de confessions chrtiennes qui la prennent pour norme, mais
elle ne saurait tre celle de l'glise orthodoxe, pour qui les
conciles reus par elle sont marqus dans leurs conclusions
(dfinitions de foi et dcisions canoniques) par le sceau du Saint-
Esprit qui a illumin les Pres qui ont positivement contribu les

312. cet gard, un imporant cho a t donn en Occident, la commu-


nication du pre (aujourd'hui mtropolite) HILARION ALFEYEV la Commission
thologique synodale du patriarcat de Moscou intitule Le dialogue avec les
prchalcdoniens et la rception des conciles. propos de la rception des
conciles cumniques dans l'glise ancienne, Supplment au S.O.P., n 217,
avril 1997. l;'auteur y tmoigne d'une surprenante mconnaissance de la chris-
tologie des Eglises non chalcdoniennes puisqu'il crit d'emble que celles-ci
reconnaissent en Christ les deux natures [sic], divine et humaine, et parlent
de l'union des deux [sic] natures, divine et humaine (p. 1); il y tmoigne aussi
de surprenants mais significatifs a priori puisqu'il rit que aprs le concile de
Chalcdoine de 451, il se forma deux familles d'Eglises orthodoxes [sic], les
chalcdoniennes et les prchalcdoniennes (p. 1). Il n'est pas tonnant que de
ce dernier principe, l'auteur puisse ultrieurement dduire que le concile de
Chalcdoine n'a jamais t unanimement reu par toute la plnitude (le
plrme) de l'glise [sic] chrtienne (p. 6) et que son processus de rception
[...]resta jamais inachev (p. 7). Toute l'argumentation dveloppe par
ailleurs par l'auteur consiste relativiser les dcisions des conciles dans une
perspective sociologique et humaniste. Ainsi, dans une section pourtant intitule
par les diteurs du texte franais La synergie de l'Esprit Saint et des personnes
humaines, absolument rien n'est dit sur l'action inspiratrice et illuminatrice du
Saint-Esprit et seuls les facteurs humains sont mis en vidence pour en souligner
la relativit (p. 3) ; le divin (situ dans l'ordre d'une ralit objective inac-
cessible) est spar de l'humain (situ dans l'ordre de la raison) :L'essence du
dogme a trait au domaine du divin, tandis que la recherche visant exprimer ce
dogme en paroles est plutt du domaine de l'activit de la raison humaine

313. Cette ide apparait trs nettement dans la Rponse du mtropolite


. ..... (p.3).
DAMASKINOS et le Rapport du P. Hilarion Alfeyev (voir rfrences supra).
\
150 PERSONNE ET NATURE

laborer. Comme l'a montr le pre G. Florovsky, l'autorit des


conciles orthodoxes n'est pas une autorit canonique, formelle et
institutionnelle, mais une autorit charismatique : En vrit, ces
conciles qui furent effectivement reconnus comme "cum-
niques", dans le sens de leur autorit indfectible et infaillible,
furent reconnus, immdiatement ou aprs un certain dlai, non en
vertu de leur comptence canonique formelle, mais en raison de
leur caractre charismatique : sous la direction du Sa!nt-Esprit, ils
ont tmoign de la Vrit en conformit avec l'Ecriture telle
qu'elle a t transmise dans la Tradition apostolique314.
L'explication humaniste (par des mcanismes purement hu-
mains) que donnent des conciles certains supporters du Projet
d'union contraste avec la faon dont en parlent les Pres qui
tmoignent de leur vnration et du respect qu'ils ont envers la
saintet des Pres conciliaires et l'inspiration de l'Esprit Saint que
les dcisions de ceux-ci expriment. Ainsi par exemple, saint
Sophrone de Jrusalem parle de l'assemble, remplie de la
sagesse de Dieu, constitue des six cent trente clbres Pres,
porteurs du flambeau de la foi, l'assemble d'origine divine qui
tint ses runions divines Chalcdoine315 .

Certains conciles furent rejets par l'glise orthodoxe comme


n'tant pas conformes la Vrit, quelques mois, quelques annes
ou mme quelques dcennies aprs avoir t tenus (l'exemple le
plus connu est c~lui du synode d'phse en 449, dsormais appel
Brigandage d'Ephse316 , mais on pourrait aussi citer le cas des
conciles de Lyon II [1274] ou de Florence [1438-1439]). Mais il
est impossible qu'un concile soit reni ou seulement qu'il soit mis
entre parenthses et que sa dfinition de foi soit occulte plusieurs
sicles plus tard comme prtendent le faire aujourd'hui les
signataires des Dclarations communes et les supporters du Projet
d'union et comme certains d'entre eux tentent de le justifier317.
Le caractre dfinitif et intangible des dfinitions dogmatiques
des conciles cumniques est affirm par ces conciles eux-
mmes. Le concile de Chalcdoine lui-mme stipule dans la

314. )) The Authority of the Ancient Councils and the Tradition of the
Fathers )), dans Bible, Church, Tradition : An Eastern Orthodox View, <<The
Col\ected Works of Georges Florovslcy )) t. 1, Belmont, 1972, p. 96.
315. Lettre synodique, PG &1, 31&5.
316. Soit dit en passant, ,ce conciliabule continue etre considt comme un
conci\e authen.o_ue pat les "Eglises non chalcdoniennes et par certains supporters
du \lro)et d'union o.ui \' appe\\ent d) "phse\\.
) \1. Comme par e"Jlemp\e \e pte l.._au)out'hu\ mtro"QO\\te) \\ll.AMON
1\..\.W.'ffi'l , loc. cit ., \). ~-!;} .
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 151
conclusion de sa dfinition de foi : Tout ceci ayant donc t
formul par nous avec une prcision et une justesse totales, le saint
concile cumnique a dfini qu'il n'tait permis personne de
professer, de rdiger ou de composer une autre confession de foi,
ni de penser ou d'enseigner autrement. Quant ceux qui oseraient
composer une autre confession de fei, la publier ou l'enseigner, ou
transmettre un autre Symbole ceux qui veulent se convertir la
connaissance de la vrit en quittant le paganisme, le judasme ou
quelque hrsie que ce soit, ceux-l, s'ils sont vques ou clercs,
sont dchus de l'piscopat pour les vques, du clerg four les
clercs ; s'ils sont moines ou lacs, ils sont anathmatiss31 .
Le concile de Constantinople II (553) reprend cette dernire
condamnation aprs avoir confirm les dfinitions des quatre
conciles cumniques prcdents et affirm l'unit et l'identit de
leur foi319. Il en va de mme du concile de Constantinople III
(680-681) qui aprs avoir affirm qu'il suit les cinq conciles,
saints et cumniques prcdents, reprend textuellement la
conclusion du concile de Chalcdoine cite plus haut320.
On voit ici quel sort sont vous par ces conciles mmes, les
signataires des Dclarations communes et ceux qui les approuvent.

XII. LA QUESTION DE LA LEVE DES ANATHMES.

La Deuxime dclaration commune prconise la leve des


anathmes et des condamnations par les deux familles32l ; le
communiqu de la Commission commune (Genve, ler-6 no-
vembre 1993) propose des mesures concrtes pour la leve ef-
fective de ces anathmes et condamnations considrs comme le
dernier obstacle l'Union et au rtablissement de la communion.
Pour justifier la possibilit d'une telle action, il a t avanc que
les dcisions canoniques avaient un caractre moins intangible que
les dfinitions dogmatiques. Il est vrai en effet que 1'glise peut
pratiquer l'conomie dans leur application et modifier certains ca-
nons en les adaptant l'volution des circonstances (par exemple
certaines peins prescrites par les canons dans le cas de certains
manquements ont connu des modulations - aggravation ou all-
gement- selon les poques).

318. Les Conciles cumniques, t. 2, Les Dcrets, Paris, 1994, p. 200-20 l.


319. Ibid., p. 270-271.
320. Ibid., p. 290-291.

\ 321. Deuxime dclaration commune, 10.


152 PERSONNE ET NA TURE

Il convient cependant de remarquer que les anathmes dont il


est question ici sont lis non la partie proprement canonique des
dcisions conciliaires, mais leur partie dogmatique : ils figurent
dans la dfinition de foi, qui elle est intangible. E~ ce qui concerne
les hrtiques, c'est une position constante de l'Eglise orthodoxe
de considrer que. leur anathmatisation n~ f:eut tre rapport.e
aprs leur mort s'Ils ne se sont pas repentts 22. Le mtropolite
Damaskinos semble en avoir conscience, dont la tactique consiste
justement tenter de dplacer la condamnation des leaders
monophysites du domaine dogmatique au domaine canonique en
s'efforant de faire admettre que ce n'est pas pour hrsie qu'ils
ont t condamns mais pour des raisons disciplinaires (refus des
dcisions d'un concile, sparation d'avec le corps de l'glise).
Mais cet argument, nous l'avons montr prcdemment, est
irrecevable. Il est impossible d'admettre, du point de vue de la
Tradition de l'glise, la leve des anathmes l'gard de
Dioscore, ou l'gard de Svre d'Antioche et des autres repr-
sentants du monophysisme modr.
Lever ces anathmes sous prtexte de rciprocit n'a d'ailleurs
aucun sens puisque les anathmes profrs l'encontre des Pres
orthodoxes par des glises non orthodoxes sont ecclsialement
invalides et dpourvus de toute valeur323 ou plutt, comme le
disait saint Photius, ils grandissent ces Pres un nombre infini de
fois324 ou encore, comme l'affirment les Actes du VIle concile
cumnique, les rendent dignes d'loges, puisqu'ils sont indirec-
tement un hommage leur orthodoxie.
Lever les anathmes ne rsoudrait d'ailleurs pas le problme de
fond et laisserait subsister maintes difficults.
Il y a chez les non-chalcdoniens un refus total et dfinitif d'ad-
mettre l'orthodoxie des promoteurs et des dfenseurs du concile
de Chalcdoine et mme l'ide qu'ils sont hrtiques. L'un des
principaux participants non chalcdoniens du Projet d'union, Paul
Verghese, devenu mtropolite Paulos Mar Gregorios, affirmait
ouvertement, il n'y a pas si longtemps : Pour nous Uon [le
Grand, auteur du Tome] est tout fait_ hrtique325. On ose

322. Voir la Lettre du patriarche de Jrusalem Diodore ler de Jrusalem au


patriarche de Constantinople Bartholom 1"' date du 22 septembre 1992 (texte
grec dans Orthodoxos Typos du 23 octobre 1992 ; traduction franaise dans
\'opuscule de Jean BESSE, Le Sens de Chalcdoine, Lavardac, 1993, p. 8).
323. Ibid.
324. \lG 102,838.
125. ~~ Ecc\es\o\ow,ica\ lssues concem\nw, fue Re\at\on o Eastern Orfuodox
and Ot\enta\. Ortb.odox C.b.utcb. )), The Greek Orthodox Theologtcal Revtew, XVl,
\).BI). Ct\). \<\1,) . (( "Nou':> Cl)n':>\.ton':> \..on Cl)mme b.tt\o._ue. ))
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 153
moins le dire, mais pour les glises non chalcdoniennes saint
Maxime le Confesseur est galement hrtique. L'auteur non
chalcdonien de sa clbre Vie syriaque le prsente comme fils de
prostitue, impie, blasphmateur et hrtique326. Le chapitre de la
Chronique du patriarche Michel le Syrien327 qui lui est consacr
est intitul : Sur l'hrsie de l'impie Maxime328 . Elle reprend
le contenu d'un trait qu'un autre non-chalcdonien, Simon de
Kennesrin, crivit contre Maxime sous le titre : Sur l'origine de
l'hrsie des maximiens qui dure encore aujourd'hui dans l'glise
des Chalcdoniens329 . Si 1'union est accomplie entre les glises
non chalcdoniennes et l'glise orthodoxe quelle Vie de saint
Maxime lira-t-on ? Lon et Maxime (pour ne prendre que deux
exemples parmi beaucoup d'autres) continueront-ils tre
considrs comme des hrtiques par les glises non chalcdo-
niennes ou feront-elles silence sur eux tandis que l'glise ortho-
doxe continuera les considrer comme des saints et clbrer
leur fte? Inversement l'glise orthodoxe clbrera-t-elle les ftes
de saint Dioscore et de saint Svre ou fera-t-elle silence
sur eux tandis que les non-chalcdoniens continueront vnrer
leurs reliques ?
Pire, vnrera-t-on cte cte, comme galement saints, ceux
qui sont morts en martyrs pour avoir confess la foi orthodoxe et
ceux qui les ont perscuts et martyriss330 ?
On ne peut qu'tre dubitatif devant le sens que peut revtir la
proposition rcente du patriarcat d'Antioche que les deux fa-
milles d'glises proposent leurs tudiants en thologie l'tude
des Pres des deux glises en les mettant sur un pied d'galit. On
ne voit pas par exemple comment il serait possible d'tudier
ensemble Svre et Maxime comme tant tous les deux les Pres
d'une mme glise et comme tant en communion de foi !
On ne peut que s'indigner devant la proposition de la Com-
mission de dialogue de purifier (sic) les textes hagiographiques
et liturgiques de tout ce qui pourrait heurter les non-chalc-

326. Texte dit par S. BROCK, An Early Syriac Life of Maximus the
Confessor ,Analecta Bollandiana, 91, 1973, p. 299-346.
327. Ce texte et ,son auteur jouissent d'un grand prestige et d'une grande
autorit au sein de l'Eglise monophysite de Syrie. ,
328. Texte dans A. GmLLAUMONf, Les Kephalaia gnostica d'Evagre le
Pontique et l'histoire de l'Orignisme chez les Grecs et les Syriens, Paris, 1962,
p. 176-180.
329.lbid.
330. On peut penser notamment au patriarche monophysite d'Alexandrie
Timothe Alure, qui eut sa part de responsabilit dans l'assassinat du patriarche
orthodoxe Proterios. '
154 PERSONNE ET NA TURE

doniens331. Cela signifierait dans le Synaxaire la disparition de


pans entiers de la vie de certains saints, voire mme de la totalit
de la rubrique qui leur est consacre (presque rien par exemple ne
subsisterait de la Vie de saint Maxime le Confesseur). La tte des
saints Pres des six premiers conciles cumniques verrait
change la quasi-totalit de ses textes si elle n'tait remplace par
une fte nouvelle : celle des Pres des trois premiers conciles
cumniques ou, dans le meilleur des cas, celle des Pres des
conciles cumniques sauf Chalcdoine . Beaucoup de saints
orthodoxes verraient les chants liturgiques propres leur tte
gravement amputs ou largement modifis.

XIII. LA REMISE EN CAUSE DE L'UNIT


ET DE L'UNICIT DE L'GLISE.

Les deux Dclarations communes parlent de deux familles


d'glise non seulement parce que l'Union n'est pas encore
ralise, mais parce qu'il est impossible dans les conditions du
Projet d'union qu'elles ont tabli, de parler vritablement d'une
glise ; en effet, l'glise orthodoxe et les glises non chalcdo-
niennes n'ont pas une foi qui s'exprime de la mme faon, ne re-
connaissent par les mmes conciles, ne vnrent pas les mmes
saints ... Ne pouvant logiquement parler d'une glise, les Dcla-
rations choisissent l'expression les deux familles, expression
qui a fait penser immdiatement bon nombre de lecteurs332 la
clbre thorie cumnique des branches, thorie familire
plusieurs des promoteurs du Projet d'union qui sont de fervents
militants cumnistes333, mais qui est en vrit incompatible avec
la notion et la confession de l'glise une qui est inhrente la foi
et l'ecclsiologie orthodoxe.
Le rvisionnisme que les signataires orthodoxes des Dclara-
tions communes manifestent l'gard du pass de l'glise porte
galement atteinte la conscience que l'glise orthodoxe a, tra-
vers le temps, de son unit et de son unicit, ainsi que de son

331. Voir mtropolite DAMASKINOS, ((Le Dialogue thologique de l'glise


orthodoxe et des Eglises orientales orthodoxes. Rflexions et t~ers\)ectives )),
Episkepsis, S\6, \995, \l \1 : ((a) "Puri.f1er [sic] \es textes \iturgi(\ues des
lments (\Ui.. ont \)rOVO(\U des (\Uere\\es dans le \)ass ou o..ui t~euvent crer \a
confusi..on at~ts \e rtab\\ssement de \a commun\on ecclsiale\...,; c) 1\.da\)ter \es
ftes du ca\endti..er (.Synodikon de l'Orthodoxie, anathmes, tro-paues, etc.))
331. "Par exemt~le aux \)res at'noni..tes (_((Suggestions)), op. cit._, \).10).
333. Comme \e mtrot~o\i.te Damaskinos ou le mtrollOll.te "Pau\os Mar
Gregoti.os. J
LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 155
orthodoxie mme. Comme l'crit le professeur G. Mantzaridis :
L'glise orthodoxe a la conscience qu'elle constitue la conti-
nuation ininterrompue de l'unique glise indivise. Cette cons-
cience est fonde sur l.'unit, travers les ges, avec l'glise apos-
tolique. L'unit de l'Eglise en tant que caractristique essentielle
de sa nature ne peut pas tre soumise ngociation. Il n'y a pas
plusieurs glises parce qu'il n'y a pas plusieurs Christ ni plusieurs
corps du Christ. Cette position n'est ni rtrograde ni conservatrice,
mais conforme la comprhension que l'glise a d'elle-mme et
traditionnelle. C'est la position que l'glise a depuis le commen-
cement et qui a toujours t exprime dans la tradition ecclsio-
logique. Pour cette raison, la voie dans laquelle la restauration de
la pleine communion entre les glises non chalcdoniennes et
1'glise orthodoxe est affirme, cre de srieuses difficults pour
le discernement de l'identit orthodoxe elle-mme. Il n'est pas
possible, la lumire du nouvel accord dogmatique, que des sy-
nodes qui furent condamns par des conciles cumniques soient
considrs comme orthodoxes dans le contenu de leur ensei-
gnement, car un enseignement ne trouve pas son achvement
seulement dans la formulation du dogme, mais exprime aussi
l'unit et l'identit de l'glise. Et il n'est pas non plus possible
que les personnes qui ont t anathmatises dans le Synodikon de
l'Orthodoxie soient considres comme des Pres d'une autre
~lise qui doit finalement tre reconnue comme identique
l'Eglise qui a compos le Synodikon. De tout temps, et en parti-
culier dans des temps cruciaux comme ceux que nous vivons
actuellement, l'attention l'identit travers les ges et la
conscience de l'Orthodoxie sont impratives334.

CONCLUSION

Le dialogue entre l'glise orthodoxe et les glises non chalc-


doniennes n'est pas nouveau, contrairement ce que voudraient
laisser croire certains partisans actuels du Projet d'union.
Non seulement des thologiens orthodoxes et des thologiens
antichalcdoniens ont, au cours des sicles, expos et dvelopp,
les uns pour les autres, leurs positions respectives, mais de
nombreux projets d'union ont t labors au cours des sicles
jusqu' nos jours.

. 334. 'H j.l7tEI.QLKTJ 6wAoyla aujv oiKoAoyla ~<ai "rTJV not"rLKTJ, Thessalonique,
1994, p. 157-158. '
\
156 PERSONNE ET NA TURE

L'histoire nous montre que malheureusement les antichal-


cdoniens (except au sein de l'glise armnienne335) n'ont
jamais vari dans leurs positions, et que tous les pas en avant dans
leur direction- ont t faits par l'glise orthodoxe, ce qui a amen
dans plusieurs cas bon nombre des hirarques de celle-ci non
seulement friser 1'hrsie mais y entrer. Le cas le plus extrme
et le plus dramatique nous est fourni, au VIle sicle, par les
hrsies mononnergiste et monothlite, dans lesquelles se sont
engouffrs tous les patriarcats orientaux, patriarches, vques et
experts compris. Ces dernires hrsies sont nes de compro-
mis thologiques labors par les patriarches orthodoxes de
Constantinople et d'Alexandrie qui, avec la quasi-totalit des tho-
logiens de l'poque, taient persuads du caractre parfaitement
orthodoxe de ce compromis, avant que le combat thologique
men par un trs petit nombre de fidles - saint Sophrone de
Jrusalem (qui n'tait l'origine qu'un simple moine) puis saint
Maxime le Confesseur et son disciple et compagnon Athanase -
n'aboutisse, avec le soutien de l'glise de Rome, la condam-
nation de l'hrsie par le concile du Latran puis, son radication
dfinitive, une vingtaine d'annes aprs leur martyre et leur mort,
par le VIe concile cumnique (Constantinople III, 680).
Avant cela plusieurs tentatives d'union eurent lieu au plus haut
niveau, en particulier lors de la promulgation de l'Encyclique de
l'empereur Basilisque (476) et de l'Henotikon de l'empereur
Znon (482). Ces documents furent heureusement rejets par le
peuple orthodoxe reprsentant la conscience de l'glise face la
compromission de quelques-uns de ses plus importants hirarques.
Ils prsentaient certains caractres communs avec l'actuel Projet
d'union, notamment le refus de dnombrer les natures du Christ et
le silence fait sur le concile de Chalcdoine. Il y a toutes les
chances que l'actuel Projet d'union connaisse le mme sort si des
modifications substantielles ne lui sont pas apportes.
On ne peut admettre que le Projet d'union soit fond sur des
Dclarations communes de foi tout entires exprimes en un voca-
bulaire prcha\cdonien sans que \'on-puisse dterminer s'i\ est
compris par ses diffrents signataires dans un sens orthodoxe ou
dans un sens htrodoxe, beaucoup des formulations tant
amb\~s et se rfrant b.\storio,_uement des tb.o\og\es diff-
ten\ec::..
)\~\te ana\1c::.e a t\\~n\t~ ~'le \ec::. \)~ata\\~nc::. c~t\\m'lnec::. ~o~\&
ce (\'1\. c~nceme \ec::. '1~\~n\c::. e\ \ec::. net~\.ec::., <::.'lt \ec::.~'le\\ec::. c::.u~.7.~'

"'"' E.. '-l .....""... ~.. ,n.Yn 1\(\\e-. \~~- ~:~


LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 157
nanmoins une ambigut) taient exprimes en des termes
convenant parfaitement aux thologies antichalcdoniennes mo-
nophysites, et que les signataires orthodoxes avaient accept d'y
reconnatre leur propre foi sans qu'il y et aucune rciprocit,
c'est--dire sans que les signataires des glises non chalcdo-
niennes acceptassent dans le mme"temps et de la mme manire
de reconnatre dans le vocabulaire chalcdonien une expression
galement correcte de la foi orthodoxe. Cela nous donne penser
que les signataires des deux parties ne confessent pas effec-
tivement et quant au fond la mme foi, ou que, si la mme foi est
confesse, c'est la foi des non-chalcdoniens qui est professe par
les signataires orthodoxes .
Puisque les antichalcdoniens accusaient la dfinition de Chal-
cdoine d'tre une confession de foi nestorienne ou d'ouvrir la
porte au nestorianisme, le dialogue thologique aurait d per-
mettre aux orthodoxes d'expliquer qu'en confessant que le Christ
est en deux natures et que ces deux natures existent en ralit
et en fait, ils n'entendent pas que ces deux natures soient spa-
res en lui, qu'il soit divis par elles ni a fortiori qu'il soit deux
personnes. La thologie chalcdonienne a connu, au VIe et au VIle
sicle surtout, mais galement dans les sicles ultrieurs, des
explicitations et des prcisions qui montrent de manire absolu-
ment vidente qu'elle est incompatible avec le nestorianisme; en
outre quinze sicles d'histoire ont prouv que le nestorianisme,
aujourd'hui rduit une trs {>etite communaut, n'a jamais
reprsent un danger rel pour l'glise orthodoxe. Il y a donc, de
la part des non-chalcdoniens qui invoquent ces arguments, une
certaine mauvaise foi.
D'un autre point de vue, il est inenvisageable que les anathmes
tablis par la conscience de l'glise orthodoxe contre les chefs de
file et thologiens du monophysisme modr puissent tre levs.
Aucun Pre d'aucun sicle n'a jamais considr que Svre
d'Antioche (figure emblmatique, aujourd'hui encore, de la tho-
logie antichalcdonienne) ne ft pas hrtique et que sa condam-
nation par 1'glise orthodoxe pt tre leve. Ceux qui pensent le
contraire se situent clairement en dehors du consensus Patrum et
de la conscience universelle et traditionnelle de 1'glise orthodoxe
( ce qui a t cru de tous, toujours et partout), ce qu'ils font
galement en reconnaissant comme orthodoxe la foi des anti-
ch,alcdoniens, juge hrtique par tous les Pres du pass et par
l'Eglise qui a exprim depuis quinze sicles ce sujet une cons-
"ence dogmatique invariable, tant dans ses conciles que dans sa
.,. }que liturgique.
158 PERSONNE ET NA TURE

Pour que le Projet d'union soit acceptable et se ralise au profit


et non au dtriment de tous, de nouvelles discussions doivent tre
engages et doivent aboutir une nouvelle Dclaration commune
qui vite les ambiguts des prcdentes et apporte un certain
nombre de prcisions nouvelles qui permettent de s'assurer que
c'est bien la foi de l'glise orthodoxe qui est confesse par les
deux parties.

/ .
.
3

Les fondements historiques


de 1' antichalcdonisme
et du, monophysisme
de l'Eglise armnienne
(ve -VIlle sicle)
L'glise annnienne a une confession monophysite
et doit pour cela, sans aucun doute, tre appele monophysite.
E. TER-MINASSIANTZ

INTRODUCTION

L'glise armnienne appartient au groupe des anciennes


glises orientales monophysites 1, souvent appeles antichal-

1. Elles se di~inguent de deux autres anciennes glises orientales: l'glise


nestorienne et l'Eglise orthodoxe. Le qualificatif monophysite n'est plus
gure usit dans le domaine cumnique o J'on prfre les appellations qui
gomment les diffrences (comme anciennes Eglises orientales ) ou favorisent
carrment les confuions (comme glises orthodoxes orientales, une appel-
lation qui figure par exemple dans un ouvrage rcent de C. CHAILLOT, Vie et
spiritualit des Eglises orthodoxes orientales des traditions syriaques, arm-
nienne, copte et thiopienne, Paris, 2011, et dans la prface que le pre Boris
Bobrinskoy a crite pour ce livre). Il a t et reste cependant utilis par presque
tous les historiens. La plupart des historiens et des thologiens armniens eux-
mmes ont non seulement accept mais revendiqu ce qualificatif (voir encore
rcemment : Mgr TERENIG POLADIAN, La position des glises non chalcdo-
. niennes ,Le Messager orthodoxe, 126, 1994-1995, p. 64-77, passim). S'oppo-
.. ' .t ceux de ses coreligionnaires qui rejettent ce qualificatif en arguant que
lise armnienne est depuis le commencement tablie sur des fondements
ux propres et indpendants, E. "fER..MINASSIANTZ, posant la question de
160 PERSONNE ET NA TURE

cdoniennes ou non chalcdoniennes2 . Unies dans la mme


foi, ces glises participent ensemble depuis plusieurs dcennies
un dialogue bilatral avec 1'glise orthodoxe en vue de retrouver
l'unit de la foi et la communion rompues depuis quinze sicles.
De vastes tudes ont dj t consacres aux positions de
l'glise armnienne vis--vis du concile de Chalcdoine3, ses
relations avec l'glise monophysite syrienne4, et sa christologie
monophysiteS.
Notre but, dans cette synthse, est de prciser certains points
qui concernent les fondements historiques de l'antichalcdonisme
et du monophysisme de l'glise armnienne dans la priode
formatrice qui s'tend de la fin du ve sicle au dbut du vnt
sicle, en vue de mieux comprendre les prsupposs de ses posi-
tions dogmatiques et de leurs formulations jusque dans le dialogue
actuel.
Un tel travail n'est pas facile. D'une part, il est bien connu de
tous les historiens que la connaissance que l'on a de l'histoire
ancienne de l'glise armnienne comporte de nombreuses zones
d'ombre: les dates restent souvent incertaines et beaucoup d'entre
elles varient, aujourd'hui encore, d'une tude l'autre; les
sources anciennes, qui constituent la principale source de rensei-
gnements, sont peu nombreuses et souvent peu fiables, et les
spcialistes, mme dans les tudes les plus rcentes, se contestent

savoir si l'glise armnienne est monophysite, rpond : L'glise armnienne a


une confe~sion monophysite et doit pour cela, sans aucun doute, tre appele
monophysite (Die armenische Kirche in ihrem Beziehungen zu den syrischen
Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Leipzig, 19041 p. 41). Il convient
cependant de distinguer le monophysisme modr des Eglises armnienne,
syrienne jacobite et copte du monophysisme extrme d'Eutychs, qu'elles ont
toutes condamn, selon lequel l'humanit du Christ est absorbe par sa divinit.
2. Ces dernires expressions sont moins prcises, puisqu'elles s'appliquent
galement l'glise nestorienne.
3. Voir en particulier : V. lNGLISIAN, Chalkedon und die armenische
Kirche )), dans A. GRlLLMEIER etH. BA.CHT (d:), Das Konzil von Chalkedon,
Geschichte und Gegenwart, Wrzburg, 1951, p. 361-417; K. SA.RKISSIAN, The
Council ofChalcedon and the Armenian Church, Londres, 1965; N.'GA.RSO\AN,
L'glise armnienne et le grand schisme d'Orient, Leuven, 1999.
4. \loir en part\cu\\er . t..1'ER-MlNA.SSlA.NTZ, Die armenische Kirche in ihren
Beziehungen zu den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts,
l..e\~-z.\~, \ 1}\)A..
5. \lo\r en ~art.\cu\\er . 1:. N"I'.RSO'lt>.N, The Christological Position of the
Armenian Church, lrusa\em, \951 ; B.1:M.A.1:lNlt>.N, Il monofisismo nella chiesa
armena. Storia e dottrina, lrosa\em, \919; L. rRlVOLD, The Incarnation. A ,
Study of the Doctrine of the Incarnation in the Armenian Church in the 5 a.~~..
111

the 6111 Century according to the Book ofLetters, Os\o, \9\\\.


LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 161
souvent mutuellement6. D'autre part, dans un certain nombre
d'tudes sur la question, des a priori idologiques ou religieux
interfrent, portant ainsi atteinte l'objectivit de leurs conclu-
sions. C'est ainsi par exemple que certaines sources anciennes ou
certains auteurs modernes sont amens soit avancer, soit retar-
der le rejet du concile de Chalcdoine par l'glise armnienne?;
ou que d'autres, mus par une mentalit indpendantiste et natio-
naliste, sont amens forcer la critique contre l'glise byzantine,
privilgier les facteurs politiques dans l'explication des diff-
rends dogmatiques, ou minimiser voire nier les influences
extrieures dans la formation de la christologie armnienneS ; ou
que d'autres encore, se situant dans la mouvance d'un cum-
nisme facile qui croit progresser vers l'unit en masquant les
diffrences, nient purement et simplement et contre toute vidence
le caractre monophysite de cette christologie9.
Dans cette tude, nous avons accord une grande importance
aux sources armniennes les plus fiables, contenues en particulier
dans le Livre des lettres. Parmi les tudes qui nous ont servi de
rfrences, on constatera que celles d'historiens armniens mo-
dernes occupent la plus grande place, de mme que celles d'histo-
riens reconnus comme N. Garsoan et J.-P. Mah. Cependant,
nous n'avons a priori cart aucune source ancienne pour des
motifs confessionnels ou idologiques10, qu'il s'agisse de sources
polmiques byzantines (comme la Narratio de rebus Armeniae)
ou gorgiennes (comme le Trait d' Arsn Sap'areli), ou de
sources apologtiques armniennes (comme bon nombre de docu-
ments contenus dans le Livre des lettres) considrant, comme le
font les historiens les plus srieux, qu' ct de certaines

6. On en trouvera d'innombrables exemples dans la rcente tude de


N. GARSOIAN, L'glise armnienne et le grand schisme d'Orient, Leuven, 1999.
7. Voir ce sujet K. SARKISSIAN, The Council o[Chalcedon and the Armenian
Church, Londres, 1965, p. 17-18 (note4), 169.
8. Ces trois dfauts se retrouvent par .exemple dans les deux articles de
G. HAROUTIOUNIMi: Le dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les glises orien-
tales anciennes: !?Eglise apostolique armni~nne ,Le Messager orthodoxe, 137,
2001, p. 44-81 ; <~A propos du statut de l'J::;glise armnienne dans le cadre du
dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes , Le
Messager orthodoxe, 140, 2004, p. 71-79.
9. On en trouvera un exemple frappant dans les deux articles de
G. HAROUTIOUNIAN cits dans la note prcdente.
10. Nous nous dmarquons en cela de certains historiens ou thologiens
armniens comme G. HAROUTIOUNIAN, laquelle, dans la critique qu'elle adressait
l'un de nos prcdents articles, nous repr<Jchait d'utiliser aussi des sources non
armniennes (A. propos du statut de l'Eglise armnienne dans le cadre du
alogue entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes , Le
Messager orthodoxe, 140,2004, p. 78).
162 PERSONNE ET NA TURE

affirmations ou certains jugements contestables, ces sources ap-


portent des informations irremplaables.

1. La connaissance de la dfinition de foi


de Chalcdoine par l'glise armnienne.

Dans de nombreuses tudes, on trouve l'affirmation que


l'glise armnienne aurait connu la teneur du concile de Chal-
cdoine (453) tardivement et d'une manire indirecte et dforme,
parce qu'au moment o se tenait le concile, elle tait occupe par
la lutte contre le mazdisme des Perses Il. Plusieurs historiens ont
rcemment dnonc cette ide reue et montr que, au contraire,
1'glise armnienne a trs probablement eu connaissance rapi-
dement et directement des conclusions du concilel2. tant donn
que plusieurs vques de l'Armnie byzantine participrent ce
concile, les vques de la Grande Armnie furent trs certaine-
ment informs par eux, puisque, comme l'ont montr N. Garsoan
et J.-P. Mah, les vques de ces deux Armnies non seulement
taient parfois trs proches gographiquement mais entretenaient
entre eux des relations rgulires, si bien qu'ils avaient trs
facilement la possibilit de se communiquer les nouvelles impor-
tantes concernant la vie des glisesl3. N. Garsoan ajoute cet
argument le fait que le catholicos Giwt (461-478) tait entr,
quelques annes seulement aprs le concile, en pourparlers avec
l'empereur Lon 1er (457-474)14. Dans de pareilles circonstances,
crit-elle, il est impossible que les Armniensl5 n'aient reu
aucune indication de ce qui s'tait pass Chalcdoine [...].Nous
n'avons pas d'indice que les canons de Chalcdoine aient t

Il. Cette opinion semble avoir sa source dans la Lettre du patriarche Photios
Zak'aria, catholicos d'Armnie, d. N. Akinean- P. Ter-Polosean, l. 44-47.
12. Voir N. GARSOAN, Sorne Preliminary Precisions on the Separation of
the Armenian and Imperial Churches : 1. The Presence of Armenian Bishops at
the Five Oecumenical Council , dans Essays presented to Joan Hussey,
Porphyrogenitus, 1988, p. 267 s.; J.-P. MAH, L'glise armnienne de 611
1066 , dans L'Histoire du christianis"!e des origines nos jours, t. IV, Paris,
1993, p. 459-460; N. GARSOlAN, L'Eglise armnienne et le grand schisme
d'Orient, Leuven, 1999, \l \27-\29.
\3. N. GJ\RSG\AN, L.'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient, p. \18-
\29.1.-P. MJ..H., ~~L'Eglise armnienne de 6\\ \066 )), p. 459-460; \D., ~~La
ru\)ture armno-gorgienne au dbut du vu sicle et les rcritures historio-
gra\)hio._ues des w.. -YJ. sicles)), dans Il Caucaso : ciemiera fra culture dai
Mediterraneo alla Persia (secoli IV-XI), t.1, '2.\")o\te, \996, \). 911, n.11.
\4. L'glise armnienne et le grand schisme d'Orient, \"1: \1?.. , ... '
\5. \\ s'agit bien ici des Armniens de \a Grande A.rmme \
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 163

apports en Persarmnie comme l'avaient t ceux d'phse en


435. Nanmoins, un isolement total dont driverait l'ignorance
postule des Armniens est inconcevable, particulirement tant
donn les tmoignages que nous possdons selon lesquels les
vques de Tayk' et de Vanand, _ la frontire impriale, et celui
de Basean, dont le diocse tait spar de Thodosiopolis par
peine une trentaine de kilomtres, taient tous prsents au concile
d'Artasat de 449/450. Et, comme nous venons de le dire, l'vque
de Mananali, dont le sige tait situ en territoire imprial, semble
mme avoir travers la frontire pour se joindre ses
collgues16. K. Sarkissian avait auparavant exprim les mmes
doutes quant la prtendue ignorance par 1'glise armnienne de
la teneur du concile de Chalcdoine : Il serait difficile pour
quiconque est bien au courant de l'histoire de la priode qui suit
Chalcdoine et, en mme temps, de l'histoire de l'expansion nes-
torienne dans l'glise perse, d'imaginer que l'Armnie pouvait
rester intouche par ces querelles tumultueuses qui troublrent si
profondment l'Eglise dans les empires perse et byzantin. L'Ar-
mnie tait situe en plein milieu des deux puissances rivales et il
n'y avait pas de "ceinture d'acier" de chaque ct, ni de "grande
muraille de Chine" autour d'elle! L'histoire prchalcdonienne a
clairement montr que l'Armnie n'tait pas une terre vierge en ce
qui concernait les controverses christologiques. C'est pourquoi il y
a de bonnes raisons de penser que les dernires phases de ces
controverses - c'est--dire les disputes sur Chalcdoine -y
trouvrent cho trs naturellement et, en vrit, trs facilement.
[... ]Si les temps troubls que connaissait l'Armnie empchrent
les dirigeants responsables de l'glise de prendre part aux dis-
putes, ils offraient srement des occasions aux partis en conflit de
diffuser leur enseignement. L'argument selon lequel les Arm-
niens ne pouvaient pas s'occuper de problmes doctrinaux cause
des perturbations politiques dans leur pays n'est pas un argument
trs fort 17.
Nous n'avons certes pas de trace de la position que prit l'glise
armnienne par: rapport au concile de Chalcdoine dans les annes
qui suivirent, jusqu' ce qu'elle adopte l'Hnotikon. Mais peut-
tre est-ce parce que, comme l'a montr K. Sarkissian, les circons-
tances n'avaient pas jusqu'alors exig que cette position ft

16. N. GARSOAN, L'glise armnienne et le grand schisme d'Orient, p. 128-


129.

\ 17. The Council of Chaicedon and the Armenian Church, Londres, 1965,
p. 150-151. . '
164 PERSONNE ET NA TURE

officiellement ou mme explicitement exprime. Dans toute la


littrature historique et thologique du ve sicle, il n'y a pas une
seule mention du concile de Chalcdoine par son nom. [ ... ]Cette
absence d'une mention spcifique correspond-elle un tat
d'ignorance son sujet? En d'autres termes, ce silence signifie-t-
il que le concile de Chalcdoine tait inconnu des Armniens
jusqu' la premire dcennie du vf sicle? Il n'est pas raison-
nable de le penser. Le trait du catholicos Yovhanns Ier
Mandakuni (478-490) intitul Dmonstrations de la raison de
confesser le Sauveur de deux natures ou d'une nature et le
Trait de l'vque Movss Xorenac'i18 qui datent de la fin du
ye sicle, rfutent une doctrine christologique qui est indubita-
blement la doctrine formule au concile de Chalcdoine19 .
K. Sarkissian note que, vu la situation o 1'glise armnienne se
trouvait cette poque, on ne doit pas s'attendre trouver un
anathme explicite ou un rejet ouvert du concile de Chalcdoine
qui ne lui fut mme pas propos pour acceptation. Ainsi, le silence
son sujet est seulement naturel. La position doctrinale de l'glise
armnienne en cette priode tait antichalcdonienne, mais sans
tre dirige contre le concile en tant que tel20 .

2. L'adoption de l'Hnotikon.

L'glise armnienne souscrivit l'Hnotikon21 un moment


que les historiens les plus prudents situent entre 482 et 508.
L' Hnotikon, promulgu en 482, tait une profession de foi de
compromis, destine apaiser le conflit qui s'tait dvelopp entre
partisans et adversaires de Chalcdoine, mais qui fut en fait

18. L'authenticit de ces traits a t conteste; elle est cependant admise par
M. TALLON, Livre des lettres, Beyrouth, 1955, p. 78-138; K. SARKISSIAN, The
Council ofChalcedon and the Armenian Church, Londres, 1965, p. 16-17, 164,
171-172, 178-195, 232-233; F. FRIVOLD, The Incarnation. A StucJl of the
Doctrine of the Incarnation in the Armenian Church in the 5th and the (f Century
according to the Book ofLetters, Oslo, 1981, p. 21-25, 66-78.
19. The Council of Chalcedon and the Armenian Church, Londres, 1965,
p.\64-165.
20.Ibid., p. 171.
21. Cette fourchette est propose par N. GARSoiAN, L'glise armnienne et le
grand schisme d'Orient, p. 166. La premire date correspond la proclamation
de l' Hnotikon par l'empereur Znon ; \a seconde correspond \a seconde Lettre
de "Bab'5en 1' ~voir infra).
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 165
inspire et soutenue par les monophysites modrs, hostiles
Chalcdoine22.
Il n'est gure possible d'affirmer, comme on l'a fait rcem-
ment23, que la rception de l'Hnotikon par l'glise armnienne
ne fut pas lie l'antichalcdonisme de celle-ci. Cette affirmation
se trouve en effet d'emble contrdite par les faits, puisque nous
trouvons en 508, dans un document officiel, la seconde lettre du
catholicos Babgn r2 4, qui reconnat l'autorit de l'Hnotikon25,
une dnonciation explicite de Chalcdoine : Nous fuyons en le
rpudiant le mensonge, Chalcdoine, de Nestorius et de ses
semblables26. C'est la raison pour laquelle la majeure partie
des savants armniens27 s'entendent pour situer cette po~ue
la premire condamnation officielle du concile de Chalcdoinel '.
Il est possible nanmoins que l' Hnotikon ait t adopt en
mme temps qu'une condamnation explicite de Chalcdoine eut

22. Le patriarche d'Alexandrie, Pierre Monge, de sentiments monophysites,


s'unit au patriarche de Constantinople, Acace, pour laborer un symbole dans
lequel tait prononc l'anathme contre Nestorius et Eutychs, mais
indirectement aussi contre le concile de Chalcdoine. L'empereur Znon publia
cette formule dogmatique ~ous le nom d'Hnotique (482) (C. BIHLMEYER et
H. TuCHLE, Histoire de l'Eglise, t. 1, Mulhouse, 1969, p. 256-257). Pour une
tude dtaille, voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, tome
1111, Paris, 1990, p. 350-362. Sur la question spcifique de l'interprtation de
l' Hnotikon en Orient, voir : A. V AN ROEY, Les dbuts de l'glise jacobite,
dans A. GRILLMEIER etH. BACHT (d.), Das Konzil von Chalkedon, Geschichte
und Gegenwart, t. 2, Wrzburg, 1951, p. 339-345; A. GRILLMEIER, Le Christ
dans la tradition chrtienne. Le concile de Chalcdoine (451): rception et
opposition, Paris, 1990, p. 350-403.
23. G. HAROUTIOUN~, propos du statut ge l'glise armnienne dans le
cadre du dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes ,
Le Messager orthodoxe, 140,2004, p. 73.
24. Livre des lettres, d. Y. Izmireanc', Tiflis, 1901, p. 48-51, trad.
N. ARSOIAN, op. cit., p. 446-450.
25. Trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 448. Voir le commentaire deN. GARSolAN,
ibid., p. 153.
26. Trad. N. GARSOiAN, op. cit., p. 447. Voir aussi L. FRIVOLD, The Incar-
nation. A Study of the Doctrine of the Incarnation in the Armenian Church in the
5th and the 61h Century according to the Book of Letters, Oslo, 1981, p. 80.
27. Comme le note N. GARSOAN, op. cit., p. 13 7.
28. N. GARSOIAN montre de faon convaincante que ce rejet de Chalcdoine
!Je fut pas l'objet du concile lui-mme. Mais on sait que dans l'histoire des
Eglises le rejet de ce qu'elles considrent comme des hrsies ne passe pas
toujours par une condamnation conciliaire. La position du catholicos Babgn r
tmoigne suffisamment que 1'glise armnienne cette poque rejetait Chalc-
doine. Dire, COf!Jme le fait G. HAROUTIOUNIAN (Le dialogue entre l'glise
orthodoxe et les Eglises ofientales anciennes: l'glise apostolique armnienne,
Le Messager orthodoxe, 137, 2001, p. 49), qu'il ne s'agit pas d'une condamna-
tion officielle, c'est jouer sur les mots. Il n'est pas imaginable non plus qu'il
s'agisse d'un jugement personnel du catholicos qui n'aurait pas eu l'accord des
autres vques. ~
166 PERSONNE ET NA TURE

t profre ds 491, lors d'un concile tenu Valadapat (voir


infra). La rfrence que fait la Lettre de Simon de Bt-Aclam29,
datant d'avant le concile de Duin de 505/506, une assemble
antrieure qui ratifia 1'Hnotikon, laquelle taient prsents les
vques d'lbrie30- et qui ne peut tre, pour cette raison, celle du
premier concile de Duin (voir infra), est susceptible de confirmer
cette hypothse31. De mme en va-t-il des passages des Histoires
de Movss Kalankatuac'i et de l'vque Uxt:ans, qui donnent une
date corncidant avec la fin du ve sicle32 : Cent quatre-vingts ans
aprs la conversion de l'Armnie, l'poque du catholicos
Babgn, un synode fut convoqu au sujet du concile destructeur de
Chalcdoine. La Grce, toute 1'Italie, 1'Armnie, 1' Albanie et
l'Ibrie maudirent unanimement l'infme concile de Chalcdoine
et le Tome de Lon sur l'ordre des pieux rois Znon et Anastase.
Il se peut mme que 1'Hnotikon ait t adopt peu aprs 484,
date laquelle on constate aussi le rejet implicite de Chalcdoine
par le catholicos Yovhanns 1er Mandakuni (478-490) dans son
trait dj voqu intitul Dmonstrations de la raison de confes-
ser le Sauveur de deux natures ou d'une nature 33.
En tout cas, ce ne fut pas de force mais de plein gr que 1'glise
armnienne adhra 1'Hnotikon. Elle y tait si attache que,
quatre sicles aprs son abrogation Constantinople en 518, elle
lui restait fidle3 4 et que, en la personne du catholicos Yovhanns
Drasxanakertc'i (899-929), elle clbrait encore la mmoire de
l'un de ses principaux promoteurs, l'empereur Znon, en le louant,
ainsi que son successeur, d'avoir rejet l'hrsie chalcdo-
nienne : Znon, le roi bni des Romains agrable Dieu par sa
vie et son dvouement envers la foi, avait rpudi 1' obscure,
nbuleuse, tourmente et mchante hrsie des chalcdoniens et
fait fleurir dans l'glise de Dieu la reluisante, brillante et radieuse
foi apostolique. Aprs lui le trs renomm Anastase [... ] tablit la
pieuse tradition des saints Pres et anathmatisa par ses dits tous
les hrtiques et le concile de Chalcdoine35.

29. Trad. dans N. GARSOAN, op. cit., p. 450-456.


30. Ibid., p. 455.
31. Cf. N. GARSOAN, op. cit., p. 162.
32. Cf. ibid., p. 164-165.
33. Cette thse est soutenue par K. Tfl.R-MKRTC'EAN, Knik' hawatoy,
Ejmiacin, 1914, Introduction, p. LIX-LXII.
34. N. GARSOlAN note que une fois accepte par les Armniens, la formule
de l' Hnotikon, qu'ils estimaient entraner la condamnation de celle de
Chalcdoine tsou\ign par nous1, ne fut jamais abandonne)) (op. cit., p. \56).
35. Cit -par N. GARSOAN, op. cit., -p. \51. Cf. p. \56,\91.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 167

Pas plus qu'on ne peut soutenir que l'adoption par l'glise


armnienne de 1'Hnotikon serait sans lien avec son antichalc-
donisme, on ne peut soutenir36 qu'il serait sans lien avec son
monophysisme sous le prtexte, notamment, que les proccupa-
tions de 1'glise armnienne aur~ient alors t bien loignes des
controverses christologiques qui agitaient le monde byzantin : la
signification dogmatique de 1'Hnotikon, son inspiration mono-
physite37 ne pouvaient pas plus chapper l'glise armnienne
que sa vise antichalcdonienne, et il ne fait aucun doute que
durant la longue priode o elle adopta 1'Hnotikon, 1'glise
armnienne s'engagea aux cts de tous les thologiens mono-
physites qui lui taient chers (en particulier Philoxne de Mab-
boug38) pour en adopter l'interprtation dite orientale39 , non
seulement antichalcdonienne40 mais monophysite.

3. La condamnation de Chalcdoine
dans les conciles et les documents officiels
de l'glise armnienne.

Jusqu' la fin du XIXe sicle, la plupart des historiens consi-


draient que le concile de Chalcdoine avait, de la part de l'glise
armnienne, fait l'objet d'une premire condamnation conciliaire
en 491 lors d'un synode tenu Valarsapat. Diffrents problmes
poss par les sources, et la publication, en 1901, dans le Livre des
lettres4I, de la premire Lettre de Babgn Ier considre comme

36. Comme le fait G. HAROUTIOUNIAN, ~< propos du statut de l'glise


armnienne dans le cadre du dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les glises non
chalcdoniennes ,Le Messager orthodoxe, 140,2004, p. 73.
37. Voir par exemple A. GRILLMEIER, qui note: On ne peut manquer d'y
reconnatre une inclination en faveur de la christologie monophysite alexan-
drine (Le Christ dans la tradition chrtienne. Le concile de Chalcdoine (451):
rception et opposition, Paris, 1990, p. 360).
38. N. GARSOAN n'hsite pas parler de la grande rputation en Armnie
de Philoxne (op. cit., p. 215, n. 236). Nous reviendrons ci-dessous sur l'influ-
ence exerce par Philoxne sur la christologie armnienne.
39. Ce que reconnait aussi N. GARSOAN: L'adhsion des Armniens
l'interprtation orientale [soulign par nous] de l'Hnotikon apparait acquise et
permanente (op. cit., p. 158). Voir galement ibid., p. 194.
40. Cf. J. MEYENDORFF, L'aphtartodoctisme en Armnie: un imbroglio
doctrinal et politique, Revu'! des tudes armniennes, 23, 1992, p. 33, n. 13.
41. Le Livre des lettres, auquel nous nous rfrerons souvent dans cette tude,
est un recueil des lettres dogmatiques des catholicos d'Armnie et de leurs
correspondants depuis Sahak (v s.) jusqu' Komitas (dbut du vu s.). Il est pour
cette priode la source armnienne la plus importante et la plus fiable, bien qu'il
ait t compos dans un but apologtique~
168 PERSONNE ET NA TURE

l'Acte synodal du concile en question, amenrent ensuite la plu-


part des historiens transfrer la date en 505/506 et le lieu Duin,
faisant ainsi de ce concile le premier concile de Duin (parfois
appel aussi concile de Babgen )42. Cependant, si l'existence
du premier concile de Duin est maintenant bien atteste cette
date, l'hypothse reste plausible qu'un prcdent concile se soit
tenu en 491, Valarsapat, au dbut du catholicosat de ce mme
Babgen rer (490-516), qui aurait effectivement condamn le
concile de Chalcdoine. L'affirmation de ce lieu repose sur une
indication du catholicos Yovhannes Drasxanakertc'i que l'on a
toute raison de considrer comme srieuse43. D'autre part, selon
l'opinion gnrale, les Ibres et les Aluank' avaient t prsents
ce concile et avaient particip la condamnation de Chalc-
doine44. L'un des documents importants qui en tmoigne est la
troisime Lettre d'Abraham au catholicos Kiwrion d'Ibrie qui,
aprs avoir dress une liste prcise des participants, conclut :
Ces bienheureux vques, qui taient dans votre pays avec ceux
d'Aluank' et de Siwnik' se trouvrent en Armnie l'poque du
catholicos armnien Babgen pour le synode o le concile de
Chalcdoine et le Tome de Lon furent unanimement anathma-
tiss par eux. Or 1'Acte synodal du premier concile de Duin ne
porte ni la trace d'une participation des Ibres et des Aluank', ni la
mention d'une condamnation de Chalcdoine. Il est donc possible
que les historiens qui attribuent au premier concile de Duin la
condamnation de Chalcdoine45 sur la foi des documents prc-
demment voqus commettent une confusion avec un autre
concile, qui pourrait tre alors celui de Valarsapat.

Si, s'en tenir au contenu de son Acte synodal, le premier


concile de Duin (505/506) ne semble pas s'tre proccup de
Chalcdoine mais d'un groupe de nestoriens qui constituaient
alors un pril pour 1'glise armnienne, on peut nanmoins consi-
drer que, l'poque o se tint ce concile, la condamnation de
Chalcdoine tait pour 1'glise armnienne un fait acquis, comme
le montre la seconde Lettre du catholicos Babgen 1er, que
N. Garsoan date de 507/50846, mais- que d'autres historiens

42. VoirN. GARSOAN, op. cit., p. 158-167.


43. VoirN. GARSOAN, op. cit., p. 159 et 161.
44. VoirN. GARSOAN, op. cit., p.159, 161-165.
45. Par exemple A. Ter-Mi~aelean, M. Ormanean, K. Sarkissian. Voir
B. L. ZEKIYAN, La rupture des Eglises gorgienne et armnienne au dbut du
vu sicle)), Revue des tudes armniennes, 16, 1982, p. 158-160.
46. N. GARSOAN, op. cit., p. 162.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 169

comme J.-P. Mah considrent comme contemporaine du


concile47. On trouve en effet dans ce document officiel, manant
de la plus haute autorit de l'glise armnienne, une attaque
dpourvue non seulement de toute ambigut mais encore de toute
mesure contre le concile de Chalcdoine, lequel est dnonc
comme une forme de nestorianisme48 : Nous nions et nous re-
jetons le mensonge, Chalcdoine, de Nestorius et de ses sem-
blables49. Cette assimilation de la foi proclame Chalcdoine
une forme de nestorianisme tait habituelle de la part des
thologiens monophysites, et elle tait courante en Armnie
depuis les dernires dcennies du ve sicle50.

Devant l'incertitude existant en ce qui concerne une condam-


nation de Chalcdoine, soit par le possible concile de Valarsapat,
soit par le concile de Duin de 505/506, c'est au deuxime concile
de Duin, convoqu en 555 par le catholicos Nerss II (548-557),
que la plupart des historiens occidentaux rcents font remonter la
premire condamnation conciliaire directe de Chalcdoine.
L'information en est en effet apporte par de nombreux do-
cuments51:
1) La Narratio de rebus Armeniae5 2 : Quand l'vque Ner-
sapo annona cela au catholicos Nerss d' Mtarak, aux autres

47. J.-P. MAH, op. cit., p. 460.


48. Voir L. FRIVOLD, The Incarnation. A Study ot the Doctrine of the
Incarnation in the Armenian Church in the 5th and the 6 Century according to
the Book of Letters, Oslo, 1981 ; MGR DAMASKINOS (PAPANDROU), A Histo-
rico-Theological Review of the Anathemata of the Fourth Ecumenical Council by
the Armenian Church , The Greek Orthodox Theological Review, 16, 1971,
p. 179-18Q; N. GARSOAN, Quelques prcisions prliminaires sur le schisme
entre les Eglises byzantine et armnienne au sujet de Chalcdoine, III: Les
vchs mridionaux et limitrophes de la Msopqtamie , Revue des tudes
armniennes, 23, 1992, p. 68-74; J.-P. MAH, L'Eglise armnienne de 611
1066 ,p. 460.
49. L. FRIVOLD, The Incarnation. A StudY, of the Doctrine of the Incarnation
in the Armenian Church in the 51h and the 61h Ce,ntury according to the Book of
Letters, Oslo, 1981, p. 80; N. GARSOIAN, L'Eglise armnienne et le grand
schisme d'Orient, p. 153.
50. Voir K. SARIGSSIAN, The Council ofChalcedon and the Armenian Church,
Londres, 1965, p. 172,210.
51. Dans les citations qui suivent, pour plus de clart, nous avons harmonis
la transcription des noms propres.
52. Ce texte, dit et abondamment comment par G. GARITTE (La Narratio
de rebus Armeniae )). dition critique et commentaire, Louvain. 1952) et traduit
en franais par J.-P. MAH( La Narratio de rebus Armeniae ,Revue des tudes
armniennes, 25, 1994-1995, p. 429-438), a t crit au vu" sicle par un auteur
anonyme, Armnien chalcdonien, l'intention des Armniens. Cette chronique,
qui s'tend du concile de Nice jusqu' la fin du vn sicle, est considre et
170 PERSONNE ET NATURE

vques et aux azats, ils dcidrent la tenue d'un grand synode


dans la ville de Duin, la vingtime anne du mme catholicos
Nerss, la treizime anne de l'empereur Justinien, la vingt-
quatrime anne de Xosrov, roi des Perses, l'anne o fut marty-
ris Yazitbozt et au dbut de l're armnienne. Alors, ils
anathmatisrent le concile de Chalcdoine comme nestorien,
selon la lettre d' AbdiSoy53.
2) Le Trait du catholicos d'Ibrie Arsn Sap'areli54 : ils
ordonnrent que pour la seconde fois se tnt un grand concile en la
mme ville de Duin, en la seconde anne de ce mme Nerss et en
la quatorzime anne du roi Justinien, en la seconde anne de
Xosrov, roi des Perses, l'anne o fut martyris YazitbOzt. Et de
nouveau ils condamnrent le saint concile de Chalcdoine et
l'appelrent nestorien, selon la parole de l'impie Abdi~oy 55.
3) La Lettre du patriarche de Constantinople Photios au ca-
tholicos armnien Zak'aria56 : Nerss le catholicos, qui tait
d' A~tarak, fit le concile de Duin, au commencement de la domi-
nation perse en Armnie et en la vingt-quatrime anne du roi des
Perses Xosrov, l'intervention d'Abdi~oy le Syrien [... ] et
d'autres avec lui, qui furent ordonns. [Ils reurent aussi] Dioscore
et 1'vque Philoxne, de la ville de Mabboug, et Timothe
d'Alexandrie, qu'on appelle Alure. Ils traduisirent en armnien
[leurs] livres, et il y a beaucoup de mdisance au sujet du concile
de Chalcdoine dans leur traduction. Et de par la doctrine de ces
gens-l, ils enseignrent une seule nature du Christ, de la divinit
et de 1'humanit ; ils placrent dans le Trisagion le Crucifzxus es,
professant une opinion contraire au concile de Chalcdoine et aux
cinq patriarches; ils se tinrent l'cart de la communion des
Grecs en les anathmatisant57.

utilise par tous les historien~ comme l'une des principales sources pour la
connaissance de l'histoire de l'Eglise armnienne.
53. Narratio de rebus Armeniae, 68-70, d. Garitte, op. cit. p.35-36, trad.
~ah,p. 433-434.
54. Ce texte du xr sicle reprend beaucoup de donnes de laNarratio.
55. Sur la sparation des Gorgiens et des Armniens, IX, d. Aleksidze,
Tbilissi, 1980, p. 85-86.
56. Cette lettre, qui date de 862, a t suspecte d'inauthenticit, en particulier
par G. Garitte. D'autres savants, comme P. ANANEAN et J.-P. MAH( La rupture
armno-gorgienne au dbut du vu sicle et les rcritures historiographiques
des n-xr sicles, p. 931), tendent au contraire la considrer comme authen-
tique. Ses donnes sont souvent trs proches de celles de la Narratio.
57. d. A. Papadopoulos-Kerameus, Fotija, arhiepiskopa Konstantino-
pol'skago, o grobje Gospoda na!ego lisusa Hrista i drugija malyja ego tvor_e-
ni)a )), Pravoslavnyi Palestinsii Sbomik, 3\, Saint-Ptersbourg, \892, p. \Sl, ctt
\)at G. GRlTffi, op. cit., \'1 B4-B5.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 171
4) La Liste grecque des catholicos et sa version gorgienne 58 :
Aux jours [de Nerss] eut lieu un concile dans la ville de Duin,
par l'intervention d' Abdisoy le syrien jacobite. [... ] partir de [ce
synode], ils se sont spars de la communion des Romains et de
Jrusalem, et ils ont anathmatis le concile de Chalcdoine,
confessant une seule nature d Christ, de la divinit et de
l'humanit; [... ] avec serment et anathme et entre eux, par leur
propre crit et leurs propres mains, ils dcidrent de ne pas se
sparer d'une telle confession pour l'ternit59.
5) La Liste des conciles armniens attribue au catholicos
Yovhanns III Ojnec'i (717-728) : Au dbut de notre re ar-
mnienne, Ter Nerss fit le sixime concile Duin, en la qua-
trime anne de son catholicosat, la vingt-quatrime anne du
rgne de Xosrov, roi des Perses, la quatorzime anne de Justi-
nien, empereur. Tr Nerss fit ce concile contre le concile de
Chalcdoine, parce que le mal impur de la confession de Chal-
cdoine, la foi diphysite, s'tait rpandu sans cesse de plus en
plus60.
6) L'crit de nos Pres propos du concile de Du in aux jours
de Nerss le Grand de Grande Armnie propos de Chalcdoine
encore connu sous le nom de Colophon61 : Au temps de Nerss,
catholicos des Armniens [... ]on ordonna de tenir un grand conci-
le Duin. Celui-ci eut lieu la quatrime anne du catholicosat de
Nerss, dans la quatrime anne du roi Xosrov, et la quatorzime
anne de l'empereur Justinien et celle de la mort pour le Christ de
saint Yazitbzt. Et ils rpudirent le concile de Chalcdoine avec
force d'anathmes62.
7) Un texte d'tienne de Taron : Celui-ci [Nerss Il], en la
quatrime anne de son patriarcat, et en la dixime anne du
gouvernement de Mzez, fit un concile dans la ville de Duin [... ].
En cette sainte anne, saint Yazitbzt mourut dans le Christ. Et

58. Cette chronique couvre la mme priode que la Narratio et date


probablement de la mme poque, mais appartient une tradition indpendante.
Elle a t dite et traduite par G. GARITTE, op. cit., p. 402-415.
59. Liste grecque, 35-39, cit dans G. GARITIE, op. cit., p. 135-136 et 409.
60. Cit par G. GARITTE, op. cit., p. 138-139.
61. dit par P. ANANEAN, j'atrnak:an yiatak:aran ml! Duini B [II] rolovk'i
masin , Bazmavp, 115, 1957, p. 112-113 et traduit en franais par N. GAR-
soiAN, op. cit., p. 481-483, ce texte est considr par P. Ananean comme une
uvre authentique du milieu du vr sicle, tandis que N. Garsoran doute de son
authenticit.
62. Trad. N. GARSOIAN, op. cit., p. 482:
172 PERSONNE ET NA TURE

les Armniens, en cette anne-l et en ce temps-l, se sparrent


de la communion des Grecs63.
8) La chronique de Samuel d'Ani : Ici [c'est--dire sous
Nerss], eut lieu le concile de Duin, et [les Armniens] se spa-
rrent des Grecs et du concile de Chalcdoine ; 1'unanimit, ils
dirent une seule nature du Christ64.
9) Une lettre d'tienne de Siounie au catholicos Grgoire VII:
Item, concile Duin, au temps du catholicos Nerss, au sujet de
la dfinition chalcdonienne et de 1'hrsie de Nestorius65.
10) La lettre de 1'vque Jean de Jrusalem Abas, catholicos
des Aluank', crite vers 575, relative Abdi~oy qui, peu avant le
concile de Duin auquel il participa, fut troitement ml, selon
divers documents, l'adoption du monophysisme julianiste par
l'glise armnienne (voir infra) et la condamnation par elle de
Chalcdoine: il n'est pas juste de donner la gloire de Dieu
Abdisoy le Syrien, le guide de perdition des Armniens et du
concile armnien ; or le saint et cumnique concile de Chal-
cdoine fut anathmatis par ces Armniens qui furent gars par
le syrien Abdi~oy et sortirent de l'glise sainte et catholique6 6 .
11) La Lettre du catholicos Yovhanns [successeur de Nerss
II] et des autres vques l'vque et au Seigneur de Siwnik, qui,
si elle ne fournit pas de date, semble bien faire allusion ce
concile: Nous et les autres vques de ce pays d'Armnie -
parmi lesquels votre bienheureux vque Petros - et les prtres et
la communaut, les nobles et tout le peuple orthodoxe [... ] nous
nous sommes runis dans cette glise, et unanimement, nous
avons expuls avec anathmes les infmes nestoriens, et les
chalcdoniens, et les autres hrtiques de notre sainte glise67.
Dans une tude rcente, N. Garsoan a rejet cette attribution
de la condamnation de Chalcdoine par le deuxime concile de

63. Cit par G. GARITTE, op. cit., p. 139.


64. Cit par G. GARITTE, op. cit., p. 141.
65. Cit par G. GARITTE, op. cit., p. 141-142.
66. Trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 490. Cette detnire remm;que voque une
sparation marque par un acte synodal. Car la rupture avec l'Eglise byzantine
tait dj consomme d!!Jluis 518, date laquelle cette dernire avait rejet
l'Hnotikon tandis que l'Eglise armnienne le conservait. Lors de ses prcdentes
condamnations de Chalcdoine au probable concile de Valar!!apat et l'poque
du prcdent concile de Duin, l'glise armnienne tait encore en communion de
foi avec 1'glise byzantine, pour la raison qu'elles taient toutes deux sous le
rgime de l'Hnotikon. C'est ainsi qu'il faut comprendre aussi l'affirmation de la
Liste grecque des catholicos et de la Lettre de Photius, que la communion entre
les deux Eglises fut maintenue depuis le concile de Chalcdoine jusqu'au
tdeuxime1concile de Duin )) .
67. Livre des lettres, p. 79, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 485.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 173
Duin, en mettant en avant: a) le caractre polmique, l'origine
inauthentique ou douteuse de certains de ces documents et la
qualit de certaines de leurs informations68 ; b) les contradictions
qui existent entre ces documents quant leur datation de ce
concile69; c) le fait que le Pacte d'union, constituant, selon elle,
les Actes de ce concile reste muet sur Chalcdoine et montre
clairement que le concile avait pour objet de condamner des
nestoriens du XuZru;tan 70.
En ce qui concerne le premier argument, certains spcialistes
ne manqueront pas de reprocher N. Garsoan d'avoir cart
compltement, pour des raisons de forme, des documents qui sont
souvent les seules sources d'informations sur cette priode, et que
la plupart des historiens ne~ manquent pas, pour cette raison,
d'utiliser avec le discernement ncessaire ; certaines de leurs
donnes se rvlent d'ailleurs parfaitement fiables et se. trouvent
confirmes par d'autres sources. En l'occurrence, s'il y a des
divergences entre ces documents en ce qui concerne la datation
(problme sur lequel nous reviendrons}, on peut constater une
remarquable convergence quant leur contenu, cette convergence
ne s'expliquant pas seulement par une source commune, puisque,
comme l'a montr G. Garitte, certains appartiennent des tra-
ditions indpendantes71.
En ce qui concerne le deuxime argument, celui de la datation,
certaines erreurs peuvent tre aisment rectifies (comme l'ont
montr G. Garitte, J.-P. Mah et N. Garsoan). D'importantes
divergences subsistent, mais en tenant compte de toutes les indi-
cations et en cartant les dates impossibles, on obtient une four-
chette s'tendant de 550 555.
Plusieurs sources prcisent que le concile de Duin qui
condamna Chalcdoine s'est tenu l'anne du martyre de Ya-
zitbozt, c'est--dire en 553.
D'autre part, le Pacte d'union figurant dans le Livre des lettres,
qui ne comporte aucune condamnation explicite de Chalcdoine,
donne prcisment comme date de 1' ouverture du concile le
dimanche des Rameaux, soit le 21 mars 555.
Ces deux dates prcises, aussi bien que les dcisions attribues
au concile sont irrconciliables, moins, sur le second point,

68. N. GARSOlAN, op. cit., p. 1_40-145.


69. Ibid., p. 138-139. ,
70. Voir N. GARSOAN, L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient,
p.215s. ,
71. Voir La Narratio de rebus Armeniae. Edition critique et commentaire,
Louvain, 1952, p. 130-175. "
174 PERSONNE ET NA TURE

d'admettre avec G. Garitte que le qualificatif nestoriens


s'applique aux chalcdoniens12, hypothse cependant fragilise
par le fait que le Pacte d'union parle spcifiquement des XuZiks
nestoriens.
S'il est vrai que ce second point est attest par une source plus
sre, il est difficile de rpudier purement et simplement le premier
comme le fait N. Garsoan.
La solution semble tre celle retenue par plusieurs savants73 :il
y aurait en fait eu deux synodes Duin pendant la mme priode
(dlimite par la fourchette qui ressort de 1' analyse des diffrentes
sources) ou plus vraisemblablement deux sessions du mme
synode: l'une qui se serait tenue en 553 (Duin Il.l), qui aurait
condamn Chalcdoine et adopt une foi et divers usages
monophysites (voir infra), l'autre qui se serait tenue en 555 (Duin
II.2), et qui aurait eu pour but de condamner des nestoriens.

Quoi qu'il en soit, comme pour le prcdent concile de Duin de


505/506, un certain nombre de documents, parmi lesquels des
documents officiels - conservs dans le Livre des lettres et datant
de 552-55374- tmoignent de manire claire et incontestable non
seulement de l'opposition, cette poque-l, de l'glise arm-
nienne au concile de Chalcdoine, mais encore de la condamna-
tion par elle de ce mme concile. Ces documents prennent place
dans un change de correspondance entre le catholicos Nerses et :
1) un groupe de moines syriens monophysites de tendance julia-
niste, perscuts par d'autres monophysites syriens, de tendance
svrienne (voir infra), demandant au catholicos armnien d'or-
donner vque l'un d'entre eux nomm Abdioy; 2) Abdioy lui-
mme aprs son ordination. Dans la Lettre des Syriens aux

72. Op. cit., p. 137, 161-162.


73. G. TIR-MKRT'EAN, T'imot'os Kuzi hak.a~arut'ean hay t'argmanut'ean
famanak.! ew S. Grk'i errord kam 'noraber' hay t'argmanut'iwn! )), Ararat,1908,
p. 564-589 ~ P. ANANEAN, << Patmak.an yiatak.aran rn! Duini B (ll1 1o1ovk'i
masin )), Bazmavp, \\5, 1951, p. \\5 ~B. L. ZEKl'lAN, <<La f\l\)ture armno-
~or~\enne au dbut du Vl}. s\c\e )), Revue des tudes armniennes, \6, \9?.2,
\'.\65; 1.-\>. MMW.,<<L'r.~\\se armnienne de 6\\ \\)66)), \' 46\; La
"Nartat\o de rebus 1\.tmen\ae )), Revue des tudes armniennes, 'lS, \994-\995, \'
434-435 ; La tu\'tute atmno-~or~\enne au dbut du 'llle sicle et \es
rcritures historiographiques des 1x-Xl sicles)), p. 950, n. 95.1\ n'est pas
cependant que cette premire session du concile ait eu pour objet l'ordina:
d'Abdioy. Ds lors l'argumentation deN. ARSOIAN contre l'hypothse d.
premire session en tant que lie cette ordination (op. cit., p. 211-212,:
perd tout son poids. '
11\."N. (J~<:,()\hl',op. cit., \' 451. ,
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 175
Armniens 75, ceux-l se prsentent ceux-ci comme ayant la
mme foi, comme adhrant comme eux la foi des trois premiers
conciles, et comme anathmatisant le quatrime concile, savoir
celui de Chalcdoine. Ils demandent en conclusion aux Arm-
niens: Faites-nous savoir exactement [c'est--dire: confirmez-
nous] que notre foi est l'gale de votre foi, [afin de le] dmontrer
ceux qui veulent connatre notre communion avec vous.
Dans la Rponse la lettre des Syriens de la part de Nerss,
catholicos des Armniens76, celui-ci, rappelant prcisment le
contenu de la Lettre des Syriens, confirme l'identit de foi des
Armniens avec eux et prcise : nous anathmatisons perp-
tuellement [... ] l'inique concile de Chalcdoine. Ce dernier est
plac au milieu d'une liste d'hrtiques et d'hrsies propos
desquels Nerses dit ensuite : Ainsi, quant toutes les hrsies
immondes et mprisables, cartes de la vrit, nous -les avons
abjures, nous les abjurons et nous les abjurerons toujours.
Deux lettres d' Abdisoy crites, aprs sa conscration comme
vque, au catholicos Nerses n77, confirment que celui-ci a
anathmatis le concile de Chalcdoine :
- Le bruit de la renomme de votre lettre s'est rpandu
travers tout 1'Asorestan, non seulement parmi les croyants, mais
parmi les hrtiques, lorsqu'ils apprirent que vous aviez [... ] ana-
thmatis[ ... ] le concile de Chalcdoine ;
-Vous savez que les lettres de vous nous et de nous
vous, ne sont pas seulement au sujet de la confirmation de la vraie
foi, mais aussi au sujet de l'anathmatisation de tous ceux qui se
fourvoient dans les hrsies, parmi lesquels l'infme Nestorius
et le concile de Chalcdoine , considrs comme des perturba-
teurs de l'glise de Dieu, maintenant et en tous lieux.

Une vingtaine d'annes plus tard, le catholicos Yovhannes II


Gabelean (557-574), successeur de Nerses II, dans une lettre crite
avant 572 1'vque Vrt'anes 78, note (faisant peut-tre allusion au

75. Livre des lettres, p. 52-54, trac!. dans N. GARSOfAN, op. cit., p. 457-460.
76. Livre des lettres, p. 55-58, trad. dans N. GARSOIAN, op. cit., p. 460-463.
77. De l'vque Abdisoy Nerss catho/icos d'Armnie. Lettre de salutation,
dans Livre des lettres, p. 58-61, trad. dans N. GARSOfAN, op. cit., p. 463-465;
D 'Abdisoy, vque des Syriens orthodoxes, au Seigneur Nerss, catholicos des
>Armniens et ses collgues dans 1'piscopat, au sujet de 1'anathmatisa/ion des
llestoriens, dans Livre des lettres, p. 62-65, trad. dans N. GARSOfAN, op. cit.,
p. 465-469.
78. Lettre compose par le seigneur Yovhanns catho/icos des Armniens et
<autres vques l'vque et au seign_eur de Siwnik, dans Livre des lettres,
-80, trad. dans N. GARSOAN, op. cit., p. 484-490.
176 PERSONNE ET NA TURE

concile de Duin 11.1) : Nous nous sommes runis dans cette


glise et, unanimement, nous avons expuls avec anathmes les
infmes nestoriens et chalcdoniens et les autres hrtiques de
notre sainte glise. En conclusion de cette lettre, il invite son
correspondant recevoir les hrtiques pnitents qui auraient
anathmatis par crit l'infme Nestorius et tous les hrtiques
et le concile de Chalcdoine.
Dans une lettre aux vques des Aluank' 79 , le mme catholicos
crit: L'affligeante nouvelle nous est parvenue que "des loups
rapaces vtus en brebis" (Mt 7, 15) sont venus dans votre pays.
[... ]Ils sment sans obstacle la mauvaise ivraie du maudit
Nestorius et du concile de Chalcdoine dans les mes innocentes
et il conclut : Nous anathmatisons tous les anciens hrtiques et
les nouveaux: Arius, Paul de Samosate, Mani et Marcion, Euno-
mius et Eutychs, Apollinaire et l'infme Nestorius, le vain
concile de Chalcdoine et le Tome de Lon, qui poussrent 1'inso-
lence jusqu' dire deux natures et deux personnes dans l'unique
Christ Dieu. Comme on le voit, la foi de Chalcdoine continue
tre grossirement assimile une position nestorienne.

Dans la dernire dcennie du vf sicle et au dbut du


VIt sicle, l'hostilit contre Chalcdoine se confirme80. La posi-
tion chalcdonienne continue tre situe aux cts de la position
nestorienne et assimile elle.
Dans son Encyclique, le catholicos Vrt'ans K'ertol (604-607)
accuse le catholicos gorgien Kiwrion d'avoir reu et exalt
la dissidence de Nestorius et du concile de Chalcdoine, que les
vques et les princes des Armniens, des Ibres et des Aluank'
avaient unanimement rejete avec d'effroyables anathmes81 .
Dans une lettre au mme Kiwrion, il crit: Il nous est ordonn
par les Pres et nos vardapets orthodoxes de nous loigner et
d'anathmatiser non seulement le ferment de Nestorius, mais aussi
Eutychs et Eunome et Svre [d'Antioche] et Marcion et Sabel-
lius et les autres semblables eux et plus de tous, le concile de
Chalcdoine, destructeur de l'univers dont on ne doit pas se sou-
venir ; ceux qui, aprs la vritable union du Seigneur, dfinissent
deux natures distinctes et spares l'une de l'autre dans Punique

79. Lettre compose par le seigneur Yovhanns catholicos des Armniens et


les autres vques aux vques des Aluank', dans Livre des lettres, p. S\-84, trad.
dans N. GARSOAN, op. cit., p. 486-490.

1
.
80. Cf. N. GARSOAN, op. cit., p. 242.
81. Lettre encyclique du seigneur Vrt'ans K'ertol, dans Livre des lettres,
p. \38-\39, trad. dansN. GARSO\AN, op. cit., p. 517.
1
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 177

Christ. Maintenant, nous avons entendu que vous tenez pour


orthodoxes et dignes d'honneur l'impie concile de Chalcdoine et
le Tome de Lon, parce que vous n'avez pas la pratique [nces-
saire] pour examiner la mchancet des hrtiques qui est pire que
l'apostasie judaque, car elle loigne de la foi sincre en Jsus-
Christ qui est notre Seigneur82. Dans une lettre Pierre d'Ibrie,
le mme catholicos armnien crit : maintenant il vous faut
d'autant plus fuir les blasphmes de l'impie concile de Chalc-
doine, car il est l'gal du judasme83 . Dans sa rponse une
lettre de l'vque Movss, Vrt'ans parle de l'alinant et per-
nicieusement impie concile de Chalcdoine dont il accuse les
dfenseurs d'tre secrtement nestoriens : les apostats n'ont pas
os blasphmer ouvertement Chalcdoine, mais ils disent fur-
tivement en secret deux natures sans mlange ni communion, par
une affreuse sparation, et ils divisent avec une audace- effronte
l'uvre de l'une et [celle de] l'autre afin de s'ingnier nier et
supprimer le mlange et la communion de l'union convenant
Dieu84.

Une condamnation de Chalcdoine fut profre de manire


directe et explicite par la premire session d'un concile runi
Duin en 607 pour procder l'lection d'un nouveau catholicos.
Les Canons de ce concile citent, parmi les hrtiques qui ont
t rejets et repousss au loin par les saints Pres de l'glise
armnienne, l'inique concile de Chalcdoine et l'infme Tome
de Lon, qui ont tabli de nombreuses hrsies85 . la dernire
session du mme concile, le nouveau catholicos, Abraham Ier
(607-611), reut la profession de foi d'vques qui acceptaient,

82. Au seigneur Kirovn de la part de Vrt 'ans, dans Livre des lettres, p. 130-
131, trad. dans N. GARSOIAN, op. cit., p. 531.
83. Au seigneur Petros vque des Ibres de la part de Vrt'ans, dans Livre
des lettres, p. 136-137, trad. dans N. GARSOIAN, op. cit., p. 536. Cette accusation,
dj rencontre dans la citation prcdente, qui assimile la position
chalcdonienne la position des Juifs qui voyaient dans le Christ un simple
homme et non un Dieu, est un lieu commun de la propagande monophysiste, que
l'on trouve notamment chez Simon de Bt-Aram et chez Philoxne de
Mabboug (voir W. WIATKOWSKI, Syrian Monophysite Propaganda in the Fifth
to Seventh Centuries, dans L. RYDEN et J. O. ROSENQVIST, Aspects of Late
Antiquity and Early Byzantium, Stockholm, 1993, p. 60).
84. Rponse la troisime lettre du seigneur Movss de la part de Vrt'ans,
dans Livre des lettres, p. 141-145, trad. dans N. GARSOIAN, op. cil., p. 540-544.
85. Voir les Canons dcrts Duin durant la dlibration des vques runis
pour instaurer un catholicos des Armnienf, dans Livre des lettres, p. 146, trad.
dans N. GARSOAN, op. cit., p. 506.
178 PERSONNE ET NA TURE

afin d'tre rintgrs dans l'glise armnienne, d'anathmatiser


le mchant concile de Chalcdoine86 .
Le catholicos Abraham invita le catholicos gorgien Kiwrion,
converti la foi de Chalcdoine, rejeter, lui aussi, ce concile :
Anathmatise, toi aussi, le maudit concile de Chalcdoine , en
affirmant que ceux runis Chalcdoine radotent des choses
tires d'une doctrine sataniqueS?.
Vers 608-609, une Encyclique du catholicos Abraham ex-
communie le catholicos gorgien Kiwrion pour s'tre ralli la foi
de Chalcdoine. Dans cette Encyclique, le catholicos note que
ceux qui s'taient assembls Chalcdoine se dtournrent de la
vrit, assimilant la foi qu'ils proclamrent un crypto-nestoria-
nisme, et la foi des anathmatiss des vomissements hrits
des enfers88 .

Aprs 61489, au synode des Perses, le catholicos Komitas


(611-628) obligea le catholicos d'Aluank' Viroy, qui avait aupa-
ravant fait scession, anathmatiser le concile de Chalcdoine90.
Ayant repris possession de l'ensemble de l'glise armnienne,
aprs une priode de prs de vingt ans o l'empire byzantin avait
install un anticatholicos chalcdonin sur une grande partie du
territoire, Komitas mit en uvre une politique antichalcdonienne
trs virulente, appelant prs de lui, pour restaurer la doctrine mo-
nophysite, un thologien extrmiste, Yovhanns Mayragomec'i.
la demande du catholicos, ce dernier traduisit diverses uvres
d'auteurs monophysites91_ et composa un florilge antichalcdo-
nien, le Sceau de la foi, qui fut par longtemps attribu Komitas
lui-mme et qui se clt par une anathmatisation du concile de
Chalcdoine92. C'est aussi sous le catholicosat de Komitas que

86. Profession de foi donne Abraham catholicos des Armniens en accord


avec ce pays d'Armnie, par ceux qui taient sous le pouvoir des Romains durant
le rgne de Maurice, dans Livre des lettres, p. 151-152, trad. dans N. GARSolAN,
op. cit., p. 514-515.
87. Troisime lettre du seigneur Abraham catholicos des Armniens
Kiwrion catholicos des Ibres, dans Livre des le-ttres, p. 180-184, trad. dans
N. GARSOlAN, op. cit., p. 565-570.
88. Lettre encyclique du seigneur Abraham catholicos des Arm~niens, dans
Livre des lettres, p. 189-195, trad. dans N. GARSOlAN, op. cit., p. 576-583.
89. La chronol9gie varie cependant, selon les spcialistes, entre 609 et 619
(l.-P. MAH, ((L'Eglise armnienne de 61\ \066 )), p.'\63-464).
9() . .1\.Rs~N Sl\P' A.REU, Sur la sparation de Gorgiens et des Armniens, d.
1\.\e~\dz.e, Th\\\ss\, \9'60, ch. 6, -p. 'i.1.
9\. Ibid., p. '61-'63.
92. Knik' hawatoy, d. K. Tr-Mkrtc'ean, Ejmiacin, \9\4, p. 367. Le titre i
complet de cette dition attribue le florilge Komitas. Contrairement ce que ,.
suggre G. HA.ROUTIOUNIA.N ( propos du statut de l'glise armnienne dans le
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 179

furent runis les documents composant le Livre des lettres, que


J.-P. ~ah qualifie d' habile justification historique des dogmes
de l'Eglise annnienne93 .
Aprs une priode d'union avec l'glise byzantine inaugure en
633 et vraisemblablement tablie sur la base d'un compromis li
au mononergisme (voir infra), l"glise armnienne fit un retour
ses positions antichalcdoniennes lors d'un synode d'vques et
de princes runi Duin en 64894, positions qu'elle allait rgu-
lirement raffirmer dans les sicles suivants.

4. Les motivations doctrinales


de l'antichalcdonisme armnien.

Dans la motivation du rejet de Chalcdoine par 1'glise ar-


mnienne, le facteur politique a parfois t mis en avant. C'est
ainsi qu'une jeune thologienne armnienne crivait rcemment:
Les dcisions des conciles taient provoques par l'intrt poli-
tique plutt que par la volont d'affirmer une vrit thologique.
Les Byzantins taient proccups par l'uniformit de l'empire que
leur procurait l'union; les Armniens, par le souci d'assumer leur
autonomie politique et ecclsiale pour sauvegarder la spcificit
de leur tradition. Le concile de Chalcdoine est devenu le drapeau
de 1'union politique et thologique pour les uns, et le pige cach
de l'uniformisation et du servage pour les autres95. Une telle
apprciation survalue manifestement le facteur politique. Protes-

cadre du dialogue entre l'glise orthodoxe et les glises non chalcdoniennes ,


Le Messager orthodoxe, 140, 2004, p. 74-75), ce n'est pas pour avoir compos
cette anthologie ni mme pour ses tendances julianistes que Yovhanns
Mayragomec' i fut par la suite condamn et banni. Cette condamnation et ce
bannissement intervinrent bien plus tard, pour la raison, que Yovhanns s'oppo-
sait au catholicos Nerss III qui maintenait avec l'Eglise byzantine l'union
ralise par son prdcesseur Ezr, et s'il fut alors marqu au front comme
hrtique, ce fut du point de vue de la foi professe alors en commun par les
Armniens et les Byzantins (voir infra). Quant au concile de Manazkert, il
condamna non Yovhanns Mayragomec'i lui-mme, mais une forme extrme de
julianisme que ses disciples, en particulier Sargis, avaient dveloppe (voir
infra). L'attribution traditionnelle du Sceau de la foi Komitas exclut d'ailleurs
dj l'hypot;hse de G. Haroutiounian.
93. L'Eglise armniepne de 611 1066 ,p. 465.
94. Cf. J.-P. MAH, L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient, g. 473.
95. G. HAR.OUTIOUNJAN, Le dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises

\
orientales anciennes : l'Eglise apostolique armnienne, Le Messager orthodoxe,
137,2001, p. 44-81 ;,A propos du statut de)'glise armnienne dans le cadre
du dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes , Le
Messager orthodoxe, 140,2004, p. 71-79.
180 PERSONNE ET NA TURE

tant contre une telle conception univoque, K. Sarkissian crivait :


les Armniens n'exploitrent jamais les questions dogmatiques
dans des buts purement politiques et nationalistes. En vrit, ils
traitrent du concile de Chalcdoine sur une base doctrinale, et
cela ds le ve sicle96.
L'examen des textes o le concile de Chalcdoine est ana-
thmatis montre qu'il l'est le plus souvent en tant assimil une
expression de la christologie nestorienne. ,
La vaste tude de N. Garsoan, L'Eglise armnienne et le
grand schisme d'Orient, a fortement soulign que dans la seconde
moiti du ye sicle et durant le VIe sicle, 1'glise armnienne fut
surtout proccupe par le danger que constituait pour elle l'glise
de Perse qui tait aprs le concile d'phse reste fidle la
christologie antiochienne devenue nestorienne97.
C'est cette situation qui conduisit l'glise armnienne se
montrer trs tt mfiante l'encontre du concile de Chalcdoine,
qu'une intense propagande des monophysites (notamment de la
Syrie et de la Msopotamie voisines) prsentait alors comme une
officialisation de la christologie nestorienne, puis adhrer
1'Hnotikon (considr comme un rejet de Chalcdoine et comme
un rempart contre l'imposition et l'expansion de la doctrine chris-
tologique qui lui tait attribue), et enfin anathmatiser elle-
mme de manire rpte le concile de Chalcdoine trs claire-
ment assimil une expression du nestorianisme, une telle assimi-
lation tant un lieu commun des critiques manant des thologiens
monophysites depuis 1'poque de ce concile.

5. L'adoption de la christologie monophysite


par l'glise armnienne.

De tendance cyrillienne aprs le concile d'phse, la chris-


tologie armnienne subit peu peu l'volution que connurent
celles des autres glises qui refusrent Chalcdoine, c'est--dire
fut de plus en plus marque par une interprtation monophysite de
Cyrille que dvelopprent les thologiens d'Alexandrie puis
d'Antioche, l'Armnie subissant l'influence de cette int~rprtation

96. The Doctrine of the Person of Christ in the Armenian Church )), The
Greek Orthodox Theological Review, 10, 1964/65, p. 109. Voir aussi, du mme
auteur, The Council of Chalcedon and the Armenian Church, Londres, 1965,
p.l\.
97. Voir op. cit., p. 402-403. Un long chapitre de l'tude deN. GARS01AN est
consacr ((la menace perse)) (p. \35-239).
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 181

surtout par le truchement de la Syrie et de la Msopotamie


voisines. Comme le note N. Garsoan, c'est de la Msopotamie
impriale, terre d'lection de la <Rropagande monophysite cette
poque, avec Jacques de Saroug 8, Jean de Tella99, Philoxne de
Mabboug, Jacques Barrade100, q1,1e la haine de Chalcdoine tait
monte vers les terres armniennes, apporte directement par les
Syriens, comme Abdi~oy, ou attise par les traductions des uvres
de Philoxne et du fameux Trait du patriarche Timothe Alure
d'Alexandrie lOI.

ces noms, il faut ajouter, comme source de l'influence


monophysite en Armnie, le grand polmiste mono~hysite perse,
Simon de Bt-Ar~am (surnomm le Disputeur 02 ), ardent
dfenseur de la thologie de Philoxne de Mabboug et de Svre
d'Antioche qu'il rpandit jusqu'en thiopie103. Celui-ci eut des
contacts avec le catholicos armnien peu avant le premier concile
de Duin en 505/506, et il semble que l'argumentation prsente
par celui-ci ait jou un rle dterminant dans la condamnation des
nestoriens lors de ce concile104 auquel il tait lui-mme pr-
sent105. Ce qui mrite cependant d'tre not, c'est que la premire
Lettre de Babgn er, ou Acte synodal de ce concile, mentionne que
ce Simon Bt-Arsam faisait partie d'une dlgation venue faire

98. Jacques de Saroug (451-521), vque monophysite de Batan, en Msopo-


tamie, fut particulirement apprci des Armniens pour avoir combattu Bar-
sa!Jma (t ca 495), mtropolite de Nisibe, figure marquante et ardent proslyte de
l'Eglise nestorienne de Perse dont l'glise armnienne redoutait l'expansion
ses dpens.
99. Jean de Tella ou de Talaa (t 538), qui fut quelques mois patriarche
d'Alexandrie en 482, fut l'un des thologiens du mouvement monophysite, et
contribua le diffuser. Il joua un rle actif dans l'expansion du monophysisme en
Perse o, en 536, il consacra des vques svriens (cf. Synodikon orientale, d.
et trad. Chabot, Paris, 1902, p. 314).
l 00. Ardent propagateur de la christologie monophysite de Svre d'An-
tioche, Jacques Barrade (qui a donn son nom aux jacobites) fut, partir de 541-
542, actif en Syrie et en Perse, mais aussi, semble-t-il, en Armnie (cf.
W. A. WIGRAM, The Separation of the Monophysites, Londres, 1923, p. 132 s.;
L. FRIVOLD, The Incarnation. A StudY, of the Doctrine of the Incarnation in the
Armenian Church in the 51h and the flh Century according to the Book ofLetters,
Oslo, l981~p. 28, 147).
101. L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient, p. 243.
102. Voir V. INGLISIAN, Chalkedon und die armenische Kirche , p. 361-
370; W. WIATKOWSKI, Syrian Monophysite Propaganda in the Fifth to Seventh
Centuries, dans L. RYDEN et J. 0. ROSENQVIST, Aspects of Late Antiquity and
Early Byzantium, Stockholm, 1993, p. 60-62.
J03. Voir A. GRILLMEIER, Le hrist dans la tradition chrtienne, 11-4,
L'Eglise d'Alexandrie, la Nubie et 1'Ethiopie aprs 451, Paris, 1996, p. 425 s.
l 04. Cf. V. INGLISIAN, Chalkedon unq die armenische Kirche , p. 460.
105. Cf. N. GARSOAN, op. cit., p. 450, n. 45.
182 PERSONNE ET NA TURE

part de ses dolances au catholicos armnien, et dont les membres


tenaient en main un crit par lequel ils confessaient la vraie
foi , ce qui signifie que le catholicos Babgn reconnat ici une
identit entre la foi confesse par ce clbre ~ologien mono-
physite et sa propre foi qui tait aussi celle de l'Eglise armnienne
cette poque106. Rciproquement, cette lettre est une indication
que les monophysites de Perse tenaient cette poque le catho-
licos armnien comme une autorit en matire dogmatique concer-
nant ce qu'ils considraient comme la vraie foi.
tait galement considr comme une autorit le patriarche
d'Antioche Pierre le Foulon (470-471, 475-477, 484-488)107.
Vrt'ans K'ertol, locum tenens du catholicosat (604-607) ou l'au-
teur du trait Les Causes du quatrime concile, le cite parmi les
armes dfensives et offensives contre les "diphysitesl08" . Selon
le Trait d'Arsn, le catholicos Komitas (611-628) fit traduire
certaines de ses uvres par le thologien Yovhanns Mayra-
gomec'i 109. Pierre le Foulon tait l'auteur de l'ajout au Trisagion
de la formule: qui a t crucifi pour nous. Cette interpolation
monophysite fut, selon certaines sources, adopte par l'glise
armnienne 1'poque du deuxime concile de Duin (Duin ILl,
selon l'hypothse prcdemment voque, soit vers 553)110, ce
qui est confirm par la correspondance entre Nerss II et les
Syriens, qui date de 552-553111. Mais il faut sans doute remonter
bien plus tt, puisque Cyrille de Scythopolis, dans sa Vie de saint
Sabbas, rapporte que vers 500/501, des Armniens qui sjour-
naient la laure de Saint-Sabbas tentrent, lors d'une concl-
bration liturgique, de chanter le Trisagion avec l'addition de
Pierre le Foulon 11 2. Selon K. Ter-Mekertschian, le Trisagion
monophysite aurait dj t en usage en Armnie dans les

106. Cf. Lettre des Armniens aux orthodoxes de Perse, dans Livre des lettres,
p. 41-47, trad. dans N. GARSOIAN, op. cit., p. 438-446.
107. Pierre le Foulon est plusieurs fois cit comme auteur de rfrence dans le
Livre des lettres et dans divers crits de thologiens armniens. Voir V.
INGLISIAN, Chalkedon und die armenische Kirche ,-p. 377.
108. Cf. Livre des lettres, p. 126.
109. ARSEN SAP' ARELI, Sur la sparation des Gorgiens et des Armniens, d.
Aleksidze, Tbilissi, 1980, chap. 6, p. 82-83.
110. Voir Narratio de rebus Armeniae,13, d. Garitte, p. 36; ARSEN
SAP'ARELI, op. cit., cit par G. GARITTE, op. cit., p. 133; Lettre de Photios, cit
par G. GARITTE, op. cit., p. 135 ; Liste grecque des catholicos, cit par
G. GARITTE, op. cit., p. 135 ; JEAN o'OZDUN, Histoire des conciles armniens,
cit par G. GARITTE, op. cit., p. 138.
111. Voir Livre des lettres, trad. N. GARSOIAN, op. cit., p. 458,461.
112. Vie de saint Sabbas, 32, d. Schwartz, p. 117-118, trad. A. J.
FESTUGIRE, Les Moines d'Orient, III-2, Paris, 1962, p. 44-45.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 183
dernires dcennies du ve sicle, sous le catholicos Yovhannes 1er
Mandakuni (478-490) 113.
Parmi les thologiens monophysites considrs comme des
rfrences dans le domaine dogmatique, figurent galement les
patriarches d'Alexandrie Dioscore (444-451) et Pierre Monge
(477, 482-489). Selon A. B. Schmidt, le premier fut, avec Cyrille
d'Alexandrie (interprt dans un sens monophysite) et Timothe
Alure, rig en principal tmoin de l'orthodoxie114 . Des
extraits de ses uvres figurent dans le Sceau de la foi, anthologie
compose la demande du catholicos Komitas 115.
Les principaux Pres de la christologie monophysite ar-
mnienne furent cependant, de l'avis unanime des historiens de
cette priode, Philoxne de Mabboug, Timothe Alure et Julien
d'Halicarnasse.
Philoxne, vque de Mabboug (485-519), fut l'un des
thologiens majeurs du courant monophysite la fin du ve sicle
et du dbut du vf sicle. Ses uvres se rpandirent largement
dans les glises non chalcdoniennes et contriburent prciser
leur christologie. Elles furent galement connues et apprcies en
Armnie, o les autorits religieuses les firent traduire. Les
spcialistes sont cependant en dsaccord sur la date de cette
traduction. Selon la Narratio de rebus Armeniae, le Trait du
catholicos ibrien Arsen, la Lettre de Photios et le Colophon
anonyme, ces uvres auraient t introduites en Armnie par
Abdi~oy avant le deuxime concile de Duin, soit vers 553116.
Deux des documents prcdemment cits affirment que ce sont les
uvres de Philoxne et de Timothe Alure (voir infra) qui
influencrent les Armniens pour proclamer, au deuxime concile
de Duin, une profession de foi monophysite. Selon la Narratio,
la mme anne, ils traduisirent les crits dj mentionns

113. Knik' hawatoy, Ejmiacin, 1914, p. LIX. Sur l'histoire du Trisagion


annnien, voir J. M. HANSSENS, Institutiones liturgicae de ritibus orientalibus,
III, 2, Rome, 1932, p. 128-140.
114. Die Rejtatio des Timotheus Aelurus gegen das Konzil von Chalcedon.
Ihre Bedeutung fiir die Bekenntnisentwicklung der annenischen Kirche Persiens
im 6. Jh. , Oriens christianus, 73, 1989, p. 151.
115. Voir J. LEBON, Les citations patristiques grecques du Sceau de la foi,
Revue d'histoire ecclsiastique, 25, 1929, p. 29-30.
116. Narratio de rebus Anneniae, 71, d. Garitte, Louvain, 1952, p. 36;
Colophon, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 483 ; ARS~ SAP'ARELI, op. cit, ch. 9,
trad. Garitte, op. cit., p. 132-133; Lettre de Photios, d. Papadopoulos-
Kerameus, Saint-Ptersbourg, 1892, p. 181, trad. Garitte, op. cit., p. 134-135;
Colophon, d. P. ANANEAN dans Bazmavb, 115, 1957, p. 113, trad. N. GAR-
SOIAN, op. cit., p. 482. Voir ce sujet le rommentaire de G. GARITTE, op. cit.,
p. 165-166.
184 PERSONNE ET NA TURE

qu'avait apports Abdisoy, de Timothe et de Philoxne le Syrien,


contre le concile de Chalcdoine et ceux qui confessent deux
natures dans le Christ, notre Dieu. Convaincus par ces crits,
durant le synode qui eut lieu dans la ville de Duin, ils dcidrent
de professer qu'il n'y a qu'une unique nature du Dieu Verbe et de
la chair et que [le Christ] a t crucifi et est mort avec une nature
immortelle117. Selon la Lettre de Photios, c'est cette poque
aussi qu' [ils reurent aussi] Dioscore, l'vque Philoxne de
Mabboug et Timothe d'Alexandrie. Ils traduisirent leurs livres en
armnien. [... ] Et de par la doctrine de ces gens-l, ils enseignrent
une seule nature du Christ, de la divinit et de l'humanit118.
Des extraits de ses uvres ont par la suite t intgrs dans le
Sceau de la foi, anthologie ralise la demande du catholicos
Komitas.
Ce qui est certain c'est que ce n'est pas la traduction de ces
uvres qui dtermina les positions monophysites exprimes par
les Armniens au deuxime concile de Duin ou son poque,
puisque, comme nous le verrons, les Armniens taient dj ga-
gns la doctrine de Julien d'Halicarnasse l'poque o les
Syriens s'adressrent eux pour qu'ils ordonnent Abdisoy, qu'ils
avaient probablement, avant cela, adhr la doctrine de Svre
d'Antioche, et que, comme nous l'avons not, ils se rattachrent
au courant monophysite lorsqu'ils adhrrent l'Hnotikon,
probablement dans la dernire dcennie du V' sicle (voir supra).
Ce courant tait aliment thologiquement par Timothe Alure et
Philoxne de Mabboug, et il est probable que, supposer que les
uvres de ces derniers aient t traduites plus tard, les Armniens
avaient dj connaissance de leurs positions antichalcdoniennes
et monophysites qui jouissaient alors d'un grand prestige parmi
toutes les Eglises non chalcdoniennes, notamment en Syrie et en
Msopotamie. P. Cowe a soulign le rle de Philoxne de Mab-
boug dans la formation de la christologie des Armniens : leur
christologie fut indubitablement nourrie de la familiarit avec les
uvres de Philoxne119 . Et le mme auteur note que des ves-
tiges de cette influence taient encore tout fait visibles la fin du
XIVe sicle12. Dans le mme article il montre que, en dpit des
'

117. Narratio de rebus Armeniae, 71-72, d. Garitte, Louvain, 1952, p. 36.


118. Lettre de Photios, d. Papadopoulos-Kerameus, Saint-Ptersbourg, 1892,
p. 181, trad. Garitte, op. cit., p. 134-135.
119. Philoxenus of Mabbug and the Synod of Manaskert, dans Aram.
Festschriftfor Dr. Sebastian P. Brock, Leuven, 1993, p. 117.
120. Cf. ibid., p. 127.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 185
apparences, l'influence de Philoxne fut en Armnie bien plus
prgnante que celle de Julien d'Halicamasse121.

Timothe Alure, successeur de Dioscore en tant que pa-


triarche monophysite d'Alexandrie (457-460, puis 475-477) et qui
est considr comme 1'un des thologiens majeurs du mo-
nophysisme122, occupe une place prpondrante comme Pre
de la christologie monophysite armnienne 123.
La principale uvre de Timothe est connue sous le nom de
Rfutation du concile de Chalcdoine, mais son titre est plus
exactement : Sur 1'unit du Christ. Le texte original en grec est
perdu. On en a conserv des parties en version syriaque. Mais
c'est en armnien que la plus grande partie a t transmise, qui a
t dite simultanment Etchmiazine et Leipzig par K. Ter-
Mekertschian et E. Ter-Minassiantz en 1908124. Les spcialistes
sont en dsaccord sur la date de la traduction en armnien de ce
trait. Selon Akinean, elle se situerait dans les annes 604-607.
Selon ceux qui font foi la Narratio et la Lettre de Photius, elle
daterait des environs de 553. Selon G. Ter-Mekertschian125 et
K. Sarkissian 126, cette traduction aurait t effectue dj entre
480-484, soit une vingtaine d'annes seulement aprs la rdaction
de l'ouvrage. Qu' cette dernire poque il ait t traduit ou pas,
les Armniens en avaient connaissance et se montraient dj influ-
encs par lui dans leur christologie, comme en tmoignent le trait
du catholicos Yovhanns rr Mandakuni (478-490), prdcesseur
de Babgn Ier, intitul Dmonstrations de la raison de confesser le
Sauveur de deux natures ou d'une nature et datant d'aprs
480, et le Trait de l'vque Movss Xorenac'i datant de la mme

121. Cf. ibid., p. 115-127.


122. Sur sa pense thologique, voir en particulier: J. LEBON, La christolo-
gie de Timothe Alure d'aprs les sources syriaques indites, Revue d'histoire
ecclsiastique, 9, 1908, p. 677-702; ID., Le Monophysisme svrien, Louvain,
1909, passim; ID., La christologie du monophysisme syrien, dans A. GRIL-
LMEIER et H. BACHT, Das Konzil von Chalkedon, Geschichte und Gegenwart,
vol. 1, Wrzburg, 1951, p. 425-580,passim; A. GRILLMEIER, Le Christ flans la
tradition chrtienne, tome II-4, L'Eglise d'Alexandrie, la Nubie et l'Ethiopie
aprs 451, Paris, 1996, p. 31-67.
123. Voir V. INGLISIAN, Chalkedon und die armenische Kirche , p. 379,
380, 394-395.
124. K. TER-MEIRTSCHIAN etE. TER-MINASSIANTZ, Timotheus "iurus' des
Patriarchen von Alexandrien Widerlegung der auf der Synode zu Chalcedon
jstgesetzten Lehre, Leipzig, 1908.
125. T'imot'os Kuzi haka~arut'ean hay t'argmanut'ean famanake ew
S. Grk'i errord kam 'noraber' hay t'argmanut'iwne ,Ararat, 41, 1908, p. 17-20.
126. The Council of Chalcedon and the Armenian Church, Londres, 1965,
p. 166-170.
186 PERSONNE ET NA TURE

poque, qui portent tous deux la marque trs nette de Timothe


Alure 127.
Les spcialistes sont en tout cas unanimes reconnatre sa
valeur de rfrence pour la christologie monophysite dans toutes
les glises non chalcdoniennes. J. Lebon note que ce trait est
devenu l'une des Sommes thologiques du monophysisme128 .
M. K. Krikorian note qu'il devint une source classique, travers
les sicles, pour ceux qui combattirent les dcisions de Chalc-
doine129 , et Mgr Tiran Nersoyan, remarque qu'il fut utilis
comme un maitre livre et un guide thologique par les non-chalc-
doniens130. Il acquit un trs grand prestige au sein de l'glise
armnienne131. V. Inglisian va mme jusqu' crire: Aucun
autre crit monophysite n'a fascin les Armniens autant que celui
de Timothe Alure132. A. B. Schmidt note que le trait de
Timothe fut hautement estim par les Armniens comme
Compendium dogmaticum133 et leur fournit une aide argu-
mentaire fonde pour une dmonstration convaincante de leur
propre foi134 . Il note encore que comme premier document de
ce genre dans la littrature armnienne, la traduction de la
Rfutation influena de manire durable 1'histoire spirituelle

127. Voir M. TALLON, Le Livre des lettres, Beyrouth, 1955, p. 20; K.


SARKISSIAN, The Council of Chalcedon and the Armenian Church, Londres,
1965, p. 165, 167; L. FRIVOLD, The Incarnation. A StudY, of the Doctrine of the
Incarnation in the Armenian Church in the 51h and the ~ Century according to
the Book ofLetters, Oslo, 1981, p. 23.
128. Version syriaque et version armnienne de Timothe Aelure ,Bandes
Amsorea, 41, 1927, p. 722.
129. M. K. KRIKORIAN, The First three Ecumenical Councils and their
Significance for the Armenian Church , The Greek Orthodox Theological
Review, 16, 1971, p. 202. Voir aussi V. INGLISIAN, Chalkedon und die
armenische Kirche ,p. 379.
130. The Lesson of History on the Controversy Conceming the Nature of
Christ, The GreekOrthodox Theological Review, 10, 1964/65, p. 125.
131. Sur l'importance et le rayonnement de l'uvre de Timothe Alure dans
l'glise armnienne, voir en particulier : K. TER-MEKERTSCillAN et E. TER-
MINASSIANTZ, Timotheus Alurus' des Patriarchen von Alexandrien Wider-
legungder auf der Synode zu Chalcedon jstgeseizten Lehre, Leipzig, 1908, p.
XVIII-XXI; N. AKINEAN, Timoteos Kuz hay matenagrut'ean mej ,Bandes
Amsorea, 22, 1908, p. 261-265; V. INGLISIAN, Chalkedon und die armenische
Kirche , p. 376-380; A. B. SCHMIDT, Die Rejtatio des Timotheus Aelurus
gegen das Konzil von Chalcedon. Ihre Bedeutung fr die Bekenntnisentwicklung
der armenischen Kirche Persiens im 6. Jh. ', Oriens christianus, 73, 1989,
p. 149-165.
132. V. INGLISIAN, Chalkedon und die armenische Kirche ,p. 380.
133. Die Rejtatio des Timotheus Aelurus gegen das Konzil von Chalcedon.
Ihre Bedeutung tr die Bekenntnisentwicklung der armenischen Kirche Persiens
im 6. Jh. , Oriens christianus, 73, 1989, p. 150.
134. Ibid.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 187
armnienne 13 5 . Et il constate: La rception de la traduction
armnienne de la Rfutation fut considrable136. Timothe lui-
mme fut rig, avec Cyrille137 et Dioscore, en principal tmoin
de l'orthodoxie138 . V. Inglisian note qu' une telle estime pour
Timothe Alure devait avoir une grande influence sur la litt-
rature armnienne. Les crivains armniens trs souvent utilisent
Timothe, librement sans le donner comme source139.
L'uvre thologique de Timothe Alure bnficia plusieurs
reprises d'une reconnaissance officielle. La seconde lettre du
catholicos Babgn Ier (qui date de 508) cite dj les crits de
Timothe Alure comme textes de rfrence la suite de ceux des
plus grands Pres de l'glise: Le grand Ampelis, vque de la
ville de Kherson, aimant et serviteur de la vraie foi, dont les
efforts n'ont pas tari, a aussi crit ceci rigoureusement et vridi-
quement. [... ]Le pieux prtre Anatole a attest vigoureusement
qu' Ampelis patriarche des Khersoniens a crit vridiquement,
avec les Douze chapitres du bienheureux vque Cyrille [d'Alex-
andrie] en y joignant la Lettre du pieux roi des Romains, Z-
non140. Selon Akinean, le locum tenens du catholicosat Vrt'ans
K'ertol (604-607) aurait non seulement pris l'initiative de faire
traduire le clbre trait, mais aurait jou un rle dterminant dans
sa diffusion en Annnie141. Dans une lettre Vrt'ans, l'vque
Movss de C'urtaw lui crit: J'ai obtenu les crits complets du
bienheureux Timothe ; [... ]j'ai tout copi142 , ce qu'il fit

135. Ibid., p. 151.


136. Ibid.
13 7. Interprt dans un sens monophysite.
138. Loc. cit.
139. V. lNGLISIAN, Chalkedon und die armenische Kirche ,p. 378.
140. Livre des lettres, trrul. N. GARSOAN, op. cit., p. 448. Timothe est cit
sous le nom du grand Ampelis, vque de la ville de Kherson. Sur cette
identification, voir N. ADONTZ, Ampelij episkop' Xersonskij , Xristjanskij
Vostok', 15-2, 1913, p. 175-186. La thse d'Adontz a rsist aux autres hypo-
thses proposes; voir N. GARSOAN, op. cit., n. 41, p. 146-148. Plusieurs l-
ments conduisent cette identification : 1) Timothe Alure, patriarche mono-
physite d'Alexandrie (457-460, 475-477) fut exil Kherson; 2) il fut accom-
pagn dans cet exil par son frre, le prtre Anatolius, mentionn ses cts sour
le nom de pieux prtre Anatolis dans la lettre du catholicos Babgl:n; 3) c'est
lors de son exil Kherson qu'il rdigea son uvre principale, connue sous le
nom de Rfutation du concile de Chalcdoine; 4) aucun autre vque de Kherson
que Timothe n'est en mesure d'avoir un prestige quivalent celui d'un Pre de
l'glise qui lui est reconnu par le catholicos Babgn.
141. Yunaban dproc' , Handes Amsorea, 46, 1932, p. 278; A. B. SCHMIDT,
Die Refutatio des Timotheus Aelurus gegen das Konzil von Chalcedon. Ihre
Bedeutung fur die Bekenntnisentwicklung der armenischen Kirche Persiens im 6.
Jh. , Oriens christianus, 73, 1989, p. 151.
142. Livre des lettres, p. 140, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 539.
188 PERSONNE ET NA TURE

semble-t-il sur les conseils de Vrt'ans143 et dans un contexte


antichalcdonien. Selon le Trait d' Arsn 144, aprs 611, le catho-
licos Komitas (611-628) fit traduire par le thologien Yovhannes
Mayragomec'i des livres de Timothe Alure, de Pierre le
Foulon, de Svre d'Antioche et d'autres thologiens mono-
physites145.
Des extraits de ces traductions furent rassembls dans une
anthologie parfois attribue au catholicos Komitas146, le Sceau de
la foi, o Timothe Alure 147 et Julien d'Halicarnasse tenaient
une place importante148.

6. Le julianisme de l'glise armnienne


et le statut de Svre d'Antioche.

Le nom et la place de Julien d'Halicarnasse sont indissociables


de ceux de Svre d'Antioche.
Svre d'Antioche (465-538), patriarche d'Antioche (512-518),
fut le plus grand thologien monophysite tant par l'ampleur de son
uvre que par la subtilit de sa pense149, et devint dfiniti-

143. Cf. V. INGLISIAN, Chalkedon und die annenische Kirche ,p. 376.
144. ARSEN SAP' ARELI, Sur la sparation des Gorgiens et des Armniens, d.
Aleksidze, Tbilissi, 1980, chap. 6, p. 82-83.
145. Contrairement, ce que voudrait faire croire G. HAROUTIOUNIAN, (
propos du statut d l'Eglise annnienne dans le cadre du dialogue entre l'Eglise
orthodoxe et les Eglises non chalcdoniennes , Le Messager orthodoxe, 140,
2004, p. 74-75): 1J cette publication n'est pas anodine ni sans rapport avec une
rception par l'Eglise annnienne de la doctrine monophysite que ces
textes dveloppent : elle fut ralise sur l'ordre du catholicos lui-mme, dans le
but de confirmer et de rpandre cette doctrine panni le clerg et les fidles ; 2)
Yovhanns Mayragomec'i ne fut pas chass du catholicosat de l'glise ann-
nienne pour avoir compos cette anthologie, ni mme pour ses tendances julia-
nistes, mais pour s'tre oppos, plusieurs annes aprs, l'union ralise par le
catholicos Ezr avec l'empereur Hraclius au synode de Karin-Thodosiopolis
(633), union maintenl!e pendant un certain temps par le catholicos Nerss III
(voir J.-P. MAH, L'Eglise i~fmnienne de 611 1066 ,p. 470).
146. Cf. J.-P. MAH, L'Eglise armnienne de 611 1066 ,p. 466.
147. Voir J. LEBON, Les citations patristiques grecques du Sceau de la foi,
Revue d'histoire ecclsiastique, 25, 1929, p. 15.
148. Cette anthologie a t dite par K. Ter-Mekertschian Ejmiacin en
1914 (rimpr. Louvain, 1974).
149. Sur la christologie de Svre, voir en particulier J. LEBON, Le
Monophysisme svrien, Louvain, 1909 ; La christologie du monophysisme
syrien, dans A. GRILLMEIER et H. BACHT, Das Konzil von Challdon,
Geschichte und Gegenwart, vol. 1, Wrzburg, 1951, p. 425-580,,passim;
A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, ll-2, L'Eglise de
Constantinople au vf sicle, Paris, 1993, p. 37-244.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 189
vement, avec Timothe Alure et Philoxne de Mabboufc, l'un des
trois Pres de la christologie monophysite syrienne o.
Il combattit aux cts de Philoxne de Mabboug151 la dfini-
tion de Chalcdoine et milita en faveur d'une interprtation mono-
physite de l'Hnotikon. Il produisit une uvre considrable, dans
laquelle il dveloppa la christologie monophysite. partir de 518,
il se querella avec un autre thologien monophysite, Julien d'Hali-
carnasse (t aprs 527), sur la question de l'incorruptibilit du
corps du Christ152. Ce conflit fut si vif qu'il donna lieu, en 523, au
sein de l'glise monophysite de Syrie, un schisme entre les par-
tisans de Svre et ceux de Julien. La querelle entre les membres
des deux partis se poursuivit bien au-del de la mort de ses initia-
teurs, et les julianistes se divisrent progressivement en plusieurs
factions
La christologie armnienne subit 1'influence de Svre durant
les premires dcennies du VIe sicle153, une influence venue de la
Syrie et de la Msopotamie voisines, o les svriens taient do-
minants. Il existait en effet non seulement des relations, mais
une interpntration entre 1'glise armnienne et les Syriens de
Msopotamie, qui prolonge[ait] le caractre bi-culturel de la zone
mitoyenne; elles intensifi[ai]ent l'influence du monophysisme
extrmiste des missionnaires de la rgion sur 1'glise arm-
nienne154 . Un exemple de cette influence est le rle jou par le
thologien Simon de Bt-Arsam, disciple et associ de Philoxne
et de Svre, dans la convocation du premier concile de Duin
(505/506) [voir supra], et peut-tre dans la prsentation aux

150. Voir J. LEBON, La christologie du monophysisme syrien, dans


A. GRILLMEIER et H. BACHT, Das Konzil von Chalkedon, Geschichte und Gegen-
wart, vol. 1, Wrzburg, 1951, p. 4~5-580, passim; A. GRILLMEIER, Le Christ
dans la tradition chrtienne, Il-2, L 'Eglise de Constantinople au vf sicle, Paris,
1993, p. 37-244.
151. Philoxne .fut, malgr quelques divergences, un proche de Svre
d'Antioche, prsidant le synode qui 1' lut, en 512, patriarche d'Antioche.
152. Sur cette controverse, voir en particulier: R. DRAGUET, Julien d'Hali-
carnasse et sa controverse avec Svre d'Antioche sur l'incorruptibilit du corps
du Christ, Louvain, 1924 ; A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chr-
tienne, II-2, L'glise de Constantinople au vf sicle, Paris, 1993, p. 116-159.
153. L'affinnation de A. 1. SIDOROV que en Annnie, la doctrine de Svre
d'Antioche n'a jamais t reconnue ( "Monofelitskaja" unija po svidetel'stvu
"Povestvovanija o delakh armjanskikh" , Patma-banasirakan Handes, 122,
1988, p. 169) n'est accompagne d'aucune justification ni d'aucune rfutation
des opinions contraires.
154. N. GARsorAN, op. cit., p. 206.
190 PERSONNE ET NA TURE

Armniens de l' Hnotikon interprt dans le sens que lui


donnaient Philoxne et Svre155.
Selon plusieurs sources, les Armniens ordonnrent vques
des Syriens svriens au milieu du VIe sicle156.
Mais dans la querelle qui opposa les deux clans monophysites
- svriens et julianistes -sur la question de l'incorruptibilit,
l'glise armnienne prit un certain moment le parti de Julien
d'Halicarnasse. Selon J. Meyendorff, c'est entre 551 et 555 que
l'glise armnienne entra en contact plus intime avec des
communauts syriennes rsolument monophysites de Msopo-
tamie de tendance julianiste antisvrienne157 , cela sous l'gide
du catholicos Nerss II qui, ngligeant les liens antrieurs qui
unissaient l'glise armnienne avec la majorit svrienne du
monophysisme, accepta de soutenir les julianistes15~>. Mais la
sympathie des Armniens envers les julianistes est certainement
antrieure. L'change de correspondance entre Nerss et un
groupe de Syriens julianistes, conserv par le Livre des lettres et
datant de 552-553, tmoigne qu' cette poque les Armniens
avaient adhr la foi des julianistes, puisque les correspondants
se reconnaissent mutuellement une identit de foi et proclament le
mme credo, de tendance nettement julianiste. Dans le premier de
ces documents, la Lettre des Syriens orthodoxes aux Arm-
niens159, un groupe de moines syriens julianistes perscuts par
les svriens demandent au catholicos des Armniens de leur
accorder sa protection et de leur ordonner un vque en la per-
sonne d' AbdiSoy, en lui donnant cet argument : car notre foi et
la vtre sont une, prcisant que cette foi est celle des trois
premiers conciles, et l'exposant dans un credo qui comporte la
thse fondamentale du julianisme: le corps que [le Dieu Verbe]
a pris de nous tait incorruptible et glorifi par son union avec
lui>>. Suit l'anathmatisation du concile de Chalcdoine, des
thologiens nestoriens et de Svre d'Antioche. La Rponse la
lettre des Syriens de la part de Nerss, catholicos des Arm-

155. Voir F. TOURNEBIZE, Armnie, Dictionnnaire d'histoire et de


gographie ecclsiastiques, 4, Paris, 1930, col. 303.
156. Narratio de rebus Armeniae, 75, d. Garitte, p. 36; Liste grecque des
catholicos, 40, d. Garitte, p. 409 ; BAR HEBRAEUS, Chronique ecclsiastique,
d. Abbelos et Lamy, Louvain, 1872, p. 87. Voir P. COWE, Philoxenus of
Mabbug and the Synod ofManazkert , Aram, 5, 1993, p. 116.
157. Unit del 'empire et division des chrtiens, Paris, 1993, p. 303.
158. L'aphtartodoctisme en Armnie: un imbroglio doctrinal et
politique, Revue des tudes armniennes, 23, 1992, p. 33.
159. Livre des lettres, p. 52-54, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 457-460.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 191
niens160, commence ainsi: Depuis longtemps, nous avions en-
tendu de rputation 1' orthodoxie de votre communaut, mais
maintenant nous avons reu de vous par crit la confirmation
incontestable de la sainte foi. La lettre reprend le credo des
julianistes, anathmatise de la mme faon non seulement les
thologiens nestoriens, mais Svre~ d'Antioche et le concile de
Chalcdoine, et raffirme l'identit de foi avec les julianistes:
nous vous avons trouvs vrais dans la foi ; soyez associs
nos prires par l'union de la foi.
Si dans cette dernire lettre, qui peut tre considre comme un
document officiel, le catholicos des Armniens prend nettement
parti pour la position de Julien d'Halicarnasse et anathmatise
clairement Svre, il convient de s'interroger sur le sens et la
porte de cette condamnation.
Dans l'pisode prcdemment relat, tel que nous le connais-
sons travers la lettre des julianistes syriens, la rponse de Nerss
et quatre lettres d' Abdisoy, on peut voir que la condamnation de
Svre est surtout le fait d' Abdisoy, et que de la part du catholicos
Nerss celle-ci reste assez modre, comme le fait remarquer
N. Garsoanl6l: la position du catholicos armnien est moins
catgorique [que celle d' Abdgoy]. [... ] Son attention n'est pas
fige sur Svre comme celle d' Abdisoy. [Dans sa profession de
foi], la condamnation de Svre n'est pas centrale mais se retrouve
dans des sries dcousues d'anathmes. N. Garsoan en conclut
que la position de 1'glise armnienne au milieu du vr
sicle,
telle qu'elle est nonce dans la Rponse de Nerss, tout en tant
incontestablement de type monophysite [... ] tait moins catgo-
riquement julianiste qu'il a t affirm jusqu'ici162 , mais la
logique exigerait qu'elle conclut plutt qu' elle tait moins
catgoriquement antisvrienne qu'on l'a parfois dit.
L' anathmatisation de Svre dans la Rponse la lettre des
Syriens du catholicos Nerss II, doit tre resitue dans son
contexte. On tait dans une priode de tension avec les Syriens de
tendance svrienne, lesquels taient majoritaires et, aux frontires
mmes de 1'Armnie, perscutaient les julianistes et visaient
mme leur fimination. Dans ce contexte, Abdisoy, comme
l'indiquent certaines sources et la tonalit de sa correspondance,
avait fortement mont les Armniens contre les svriens de Syrie.

160. Livre des lettres, p. 55-~8, trad. N. GARSOlAN, op. cit., p. 460-463.
161. Voir N. GARSOAN, L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient,
p. 213-214.
162. Ibid., p. 214.
192 PERSONNE ET NA TURE
Ce ne fut cependant pas suffisant pour que les Armniens
condamnent Svre lors du deuxime concile de Duin qui eut lieu
peu de temps aprs163. L. Frivold, constatant ce fait, souligne que
si les membres du concile avaient t opposs la doctrine de
Svre, ils auraient certainement condamn ce dernier ; il for-
mule l'hypothse qu'il y avait dans ce concile des reprsentants
la fois du parti svrien et du parti julianiste164 .
La prsence et l'influence svriennes semblent avoir continu
se manifester par la suite en Armnie. L. Frivold note que le
nom de Svre est mentionn seulement trois fois dans les do-
cuments du Livre des lettres [postrieurs au deuxime concile de
Duin]: p. 83165, 138166 et 146167 ,les deux dernires mentions
se rfrant des condamnations antrieures 168. Ces trois condam-
nations se situent respectivement sous le catholicosat de Yovhan-
ns II Gabelenac'i (557-574), en 606 et en 607. Ensuite, constate
Frivold, son nom disparat des documents, et aucun anathme
n'est plus port contre lui ou contre ses disciples. La raison en est
probablement que dans la seconde moiti du vf sicle et au
commencement du VIle sicle, les Armniens ont chang leur
faon de voir Svre et ses doctrines, et sont passs de la condam-
nation l'acceptation169.
Cela semble confirm par le fait que, aprs 611, le catholicos
Komitas fit traduire par le thologien Yovhanns Mayragomec'i
des livres de Svre d'Antioche 170 , tous deux tant pourtant
des julianistes convaincus.

1q3. On ne peut pas, comme le fait G. HAROUTIOUNI~ ( propos du statut


de l'Eglise armnienne dans le cadre du dialogue entre l'Eglise orthodoxe et les
glises non chalcdoniennes , Le Messager orthodoxe, 140, 2004, p. 75),
considrer que la lettre de Nerss est une lettre qui prpare le concile.
164. The Incarnation. A Study o,[ the Doctrine of the Incarnation in the
Armenian Church in the 51h and the 6 Century according to the Book ofLetters,
Oslo, 1981, p. 148.
165. Lettre compose par le seigneur Yovhanns, catholicos des Armniens et
les autres vques aux vques des Aluank, trad. N. GARSOlAN, op. cit., p. 489.
Yovhanns II fut catholicos de 557 574.
166. Au seigneur Kirovn de la part de Vrt'dns, trad. N. GARSOlAN, op. cit.,
p. 537. Cette lettre date de 606.
167. Canons dcrts Duin durant la dlibration des vques runis pour
instaurer un catholicos des Armniens aprs la mort du catholicos Movss et qui
choua cette fois-ci, trad. N. GARSOAN, op. cit ., p. 506. Ce texte date de 607.
168. L. FRIVOLD note ici: Principalement p._ 83. Aux pages 138 et 146, le
nom de Svre est seulement rfr des actes antrieurs>> (ibid., n. 34, p. 163).
169. The Incarnation. A Study ot the Doctrine of the Incarnation in the
Armenian Church in the 51h and the 6 Century according to the Book of Letters,
Oslo, 1981, p. 148.
170. ARSi'N SAP' ARELI, Sur la sparation des Gorgiens et des Armniens, d.
Aleksidze, Tbilissi, 1980, chap. 6, p. 82-83.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 193
Cela n'a cependant rien d'tonnant, car la christologie mo-
nophysite de Svre d'Antioche tait bien plus vaste que le point
particulier de doctrine (la question de l'incorruptibilit du corps du
Christ) auquel l'a rduite, pendant une certaine priode, la querelle
avec Julien d'Halicarnasse.
Cette querelle fut interne au mouvement monophysite 171, et la
condamnation momentane de Svre par l'glise armnienne ne
fut aucunement, comme on l'a lgrement prtendu172, une
condamnation par elle de la christologie monophysite, pas plus
que ne le fut la condamnation parallle de Julien d'Halicarnasse
par l'glise syrienne.
Cette querelle affecta deux factions monophysites sur un point
particulier et trs limit de la christologie, qui ne remettait nul-
lement en cause la christologie monophysite elle-mme, ni mme
le fond de la christologie de Svre et de Julien, qui se trouvait
dans la ligne de la christologie du monophysisme modr repr-
sent par Dioscore, Timothe Alure, Pierre Monge, Pierre le
Foulon, Jacques de Saroug, ou Philoxne de Mabboug.
S'il est vrai que l'glise armnienne condamna Svre d'An-
tioche, ce fut toujours relativement ses positions sur l'incor-
ruptibilit du corps du Christl73 et non relativement l'ensemble
de sa thologie. On voit trs nettement, la lecture de la Lettre des
Syriens orthodoxes aux Armniens 174, de la Rponse la lettre
des Syriens de la part de Nerss, catholicos des Armniens175, et
des lettres d' Abdisoy devenu vque 176, que la condamnation de
Svre se situe trs clairement dans un contexte qui concerne
exclusivement la question de l'incorruptibilit de la chair du
Christ. Dans la premire lettre -et la deuxime lettre cite ce
passage -, les crits de Svre sont qualifis d' crits de cor-
ruption, jeu de mots en rapport avec l'affirmation de Svre que
le corps du Christ tait corruptible. Dans l'une des lettres d'Ab-
disoy Nerss, on voit trs clairement que la condamnation de
Svre comme hrtique est lie exclusivement ses thses

171. Cf. J. MEYENDORFF, L'aphtartodoctisme en Annnie: un imbroglio


doctrinal et politique, Revue des tudes armniennes, 23, 1992, p. 27.
172. Voir G. Haroutiounian dans ses deux articles prcdemment cits.
173. Il est caractristique aussi que son adversaire Abdiooy, correspondant du
catholicos Nerss II, l'attaque toujours sur cette question de l'incorrupti~ilit.
Voir par exemple les passages de ses Lettres cits par N. GARSOIAN, L'Eglise
armnienne et le grand schisme d'Orient, Leuven, 1999, p. 212-213.
174. Livre des lettres, p. 52-54, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 457-460.
175. Livre des lettres, p. 55-58, trad.~- GARSOAN, op. cit., p. 460-463.
176. Texte dans N. GARSOlAN, L'Eglise armnienne et le grand schisme
d'Orient, p. 463-473.
194 PERSONNE ET NA TURE

sur la corruptibilit du corps du Christl77, en opposition avec


celles de Julien d'Halicamassel78: Mais il y a aussi d'autres
hrtiques qui adhrent aux mchants enseignements de Svre et
disent que "la chair du Sauveur sur la Croix tait corruptible et
sujette la corruption". Et ils disent aussi tmrairement que
"lorsque la chair du Sauveur a souffert elle a reu la cor-
ruptionl79." On peut faire la mme constatation dans une autre
lettre Du mme vque Abdisoy, propos de l 'anathmatisation
des nestoriens et de tous les hrtiquesi80: Nous anathmati-
sons aussi Svre et ses livres corrupteurs, lui qui a tabli une
division entre la Divinit et l'incarnation et qui a dit que la chair
de Dieu, [qu'il prit] de la Vierge, tait corruptible comme celle de
toute l'humanit, que jusqu' la Rsurrection elle n'tait pas glo-
rieuse ni parfaite, mais qu' la Rsurrection, elle fut glorifie et
parfaite.
Si le concile de Duin de 555, qui suivit de peu cette corres-
pondance, ne condamna pas Svre, c'est sans doute parce que ce
n'tait pas son but premier, mais c'est peut-tre aussi parce qu'une
divergence sur un point particulier ne justifiait pas une condamna-
tion qui aurait pu paratre s'appliquer l'ensemble d'une doctrine
que, pour l'essentiel, les Armniens acceptaient.
Il est caractristique qu'une Liste d'hrsies d'origine arm-
nienne mais d'auteur inconnu, datant probablement du VIe sicle,
anathmatise Svre pour sa conception de l'incorruptibilit, mais
prend soin pralablement d'affirmer que cette condamnation
n'affecte pas sa christologie mtaphysique dont la vracit est
mme affirme : Svre anathmatise ceux qui disent "de deux
natures", et il dit "une seule nature du Verbe et de la chair aprs
l'inexprimable union", et il le dit juste titre. Mais par une autre
position, il corrompt la vrit en disant que le Verbe subissait des
affections et tait sujet aux passions corporelles, et il disait que le
corps du Seigneur tait corruptible jusqu' la crucifixion et la
rsurrection, mais qu'aprs la rsurrection il tait glorifi et rendu

177. Cf. N. GARSOAN, op. cit., p. 207. .


178. J. MEYENDORFF note avec raison que ce n'tait videmment pas le rejet
de Chalcdoine par Svre qui avait motiv [sa] condamnation [par Nerss II],
mais son opposition Julien d'Halicarnasse( L'aphtartodoctisme en Armnie:
un imbroglio doctrinal et politique, Revue des tudes armniennes, 23, 1992,
p. 34).
179. De l'vque Abdisoy Nerss catholicos d'Armnie. Lettre de salutation,
dans Livre des lettres, p. 58-61, trad. N. GARSOAN, op. cit., p. 463-465.
180. Livre des lettres, p. 66-67, trad. N. ARSOlAN, op. cit., p. 469-471.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 195
parfait, et que les passions, les affections et la corruption lui
taient alors enleves181.

7. La condamnation des doctrines svriennes et j ulianistes


au concile de Manazkert (726) ~ signification et porte.

On considre parfois que Svre d'Antioche et Julien d'Halicar-


nasse furent tous deux condamns par le concile de Manazkert
(726). En ralit aucun anathme n'a t port, lors de ce concile,
ni contre Svre ni contre Julien, qui ne sont aucun moment
nommment cits. On peut donc dire que si, comme nous l'avons
vu prcdemment, Svre d'Antioche a t anathmatis dans
quelques documents officiels de 1'glise armnienne (relativement
sa doctrine de l'incorruptibilit), il ne l'a jamais t directement
par aucun concile; quant Julien d'Halicarnasse, il ne fut lui non
plus l'objet d'aucune condamnation conciliaire de la part de
l'glise armnienne.
On ne peut pas non plus considrer qu'il y ait eu au concile de
Manazkert une condamnation de l'ensemble des doctrines de
Svre et de Julien: les canons du concile182 montrent trs
clairement que ce qui est condamn concerne certaines affirma-
tions relatives la corruptibilit ou 1'incorruptibilit du corps du
Christ. En outre, les condamnations portent sur des affirmations
qui sont moins celles de Svre ou de Julien eux-mmes ~ue celles
de formes extrmistes de svrianisme ou de julianisme1 3. Enfin,
il est remarquable que ce sont les positions julianistes extrmes
qui sont le plus directement vises184. Cela s'explique sans doute
en partie par les circonstances qui amenrent les Syriens et les
Armniens runir ce concile : le dsaccord entre les deux glises
sur la question de la corruptibilit ou de 1'incorruptibilit du corps
du Christ ds sa conception venait d'tre raviv par une nouvelle
rdaction, en Armnie, du Sceau de la foi qui aggrav[ait] les
tendances aphtartodoctes de 1'ouvrage par 1'introduction de

181. R. W. THOMSON, An Armenian List of Heresies, The Journal of


Theological Studies, 16, 1965, p. 366-367.
182. On les trouve dans la Chronique de MICHEL LE SYRIEN, Xl, 20, d.
Chabot, t. 2, Paris, 1901, p. 499.
183. Le julianisme comporte en effet diffrentes factions extrmistes,
notamment les actisttes (qui affirmaient que le corps incorruptible du Christ
tait incr) et les phantasiastes.
184. Sur ces diffrents points, voir E. TER-MINASSIANTZ, Die armenische
Kirche in ihren Beziehungen zu den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13.
Jahrhunderts, Leipzig, 1904, p. 79-81. '
196 PERSONNE ET NA TURE

nouveaux chapitres dus un julianiste, Yovhanns Mayra-


gomec'i 185, auteur probable de la premire version de l'anthologie
(voir supra) mais aussi auteur de plusieurs uvres thologiques.
Celui-ci avait fait cole et avait des disciples actifs l'poque du
concile186- en particulier un certain Sargis -, qui appartenaient
une secte dfendant une forme extrmiste de julianisme. C'est
contre eux que le catholicos Yovhanns Ill rdigea un trait
intitul Contre les doctes187, et ce sont eux aussi que les ana-
thmes du concile visaient en priorit, puisque plus de la moiti de
ces anathmes les concernent, tandis que deux seulement, sur les
dix - le 6e et le 9e -, peuvent tre clairement identifis comme
visant les svriens188. Il semble bien que la condamnation de
thses svriennes ou supposes telles se soit faite dans un souci
d'quilibre, et que la priorit des Armniens et des Syriens ait t
de contrer une secte julianiste qui troublait les uns et les autres189.
A fortiori ne peut-on pas considrer qu'il ait eu Manazkert
une condamnation de la christologie monophysite modre, la-
quelle reste d'ailleurs clairement identifiable dans la formulation
de certains canons du concile190. En outre, le concile condamne
corrlativement la christologie chalcdonienne, cette condam-
nation tant d'ailleurs sans doute, dans l'intention des organi-
sateurs du concile, galement importantel91 dans le but de contrer
les effets rmanents de l'union qu'avait ralise, peu de temps
auparavant, le catholicos Ezr avec l'glise byzantine (voir infra).
Le concile de Manazkert ne constitua pas non plus une prise de
distance de l'glise armnienne par rapport l'~lise syrienne
mais renfora au contraire les liens de ces deux Eglises mono-
physites et fut comme le sceau de leur foi commune. Ce concile

185. J.-P. MAH, L'glise armnienne de 611 1066 ,p. 481. L'aphtarto-
doctisme est 1'un des noms donns la conception julianiste de 1'inconuptibilit
du corps du Christ.
186. Voir S. P. COWE, Generic and Methodological Developments in
Theology in Caucasia from the Fourth to Eleventh Centuries within an East
Christian Context , dans Il Caucaso : cierniera fra culture dai Mediterr;aneo
alla Persia (secoli IV-XI), t. 2, Spolte, 1996; p. 932, n. 26; L'Eglise
armnienne de 611 106 ,p. 676.
187. J.-P. MAH, L'Eglise armnienne de 611 1066 ,p. 484.
188. Voir S. P. COWE, Philoxenus of Mabbug and the Synod of
Manaskert ,dans Aram. Festschrift for Dr. Sebastian P. Brock, Leuven, 1993,
p. 121-123.
189. Voir ibid.
190. Notamment le 4. Voir MICHEL LE SYRIEN, Chronique, Xl, 20, d.
Chabot, t. 2, Paris, 1901, p. 499-500.
191. VoirE. TER-MlNASSIANTZ, Die armenische Kirche in ihren Beziehungen
zu den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Leipzig, 1904,
p. 72-73.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 197
fut en effet avant tout un concile d'union192, tenu en commun par
l'glise armnienne et l'glise syrienne jacobite aprs un change
de correspondance entre le catholicos armnien Yovhannes III
Ojnec'i et le patriarche jacobite (svrien) d'Antioche Anastase et
leur initiative commune.
On ralisa Manazkert un compromis d'union fond sur ce que
J.-P. Mah appelle une doctrine moyenne193 , cartant les
positions les plus extrmes des svriens et surtout des julianistes
sur la question de l'incorruptibilit194. Mais ce concile ne remit
nullement en cause le reste (c'est--dire l'essentiel) des positions
christologiques de Julien et de Svre, et ce concile ne peut en
aucun cas tre considr comme ayant condamn les doctrines
christologiques de Julien et de Svre dans leur ensemble ni
comme ayant ralis une prise de distance vis--vis de la christo-
logie monophysite en son essence. On ne peut pas non plus consi-
drer195 que ce concile ait permis l'glise armnienne d'expri-
mer une christologie spcifique et indpendante.
L'unit de foi entre les Armniens et les Syriens est d'aillers
trs clairement affirme par la Lettre synodale rdige, 1' occa-
sion de ce concile par le catholicos Yovhannes III: Selon la
rgle, nous avons d vous demander [ vous, Syriens] de nous
donner la dfinition de votre foi; vous l'avez crite et nous l'avez
remise par crit. [... ] Le libelle de la foi que vous nous avez crit,
ayant t examin, fut trouv exact. [... ]Nous avons donc accept
et admis la foi contenue dans le libelle que vous nous avez
donn 196.
Ce que 1'on peut dire, c'est que la christologie armnienne a
rejet des christologies de Julien d'Halicarnasse et de Svre
d'Antioche ce qu'elles avaient d'incompatible entre elles, mais
qu'elle a conserv ce qui tait la fois leur tronc commun et leur

192. Voir ,ibid., p. 72.


193. L'Eglise armnienne de 611 1066 ,p. 481.
194. VoirE. TER-MINASSIANTZ, Die armenische Kirche in ihren Beziehungen
zu den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Leipzig, 1904,
p. 77, 78. J.-P. MAH, La rupture armno-~orgienne au dbut du vu sicle et
les rcritures historiographiques des Ix-xi sicles, p. 934: Le catholicos
Yovhanns III fit adopter par ce synode une doctrine intermdiaire entre celle de
Svre d'Antioche et Julien d'Halicarnasse.
195. Comme )e fait G. HAROUTIOUNIAN, Le dialogue entre l'glise
orthodoxe et les Eglises orientales anciennes : l'~glise apostolique armniet].ne ,
Le Messager orthodoxe, 131, 2001, p. 52; A propos du statut ~e l'Eglise
armnienne dans le cadre du dialogue entre l'glise orthodoxe et les Eglises non
chalcdoniennes ,Le Messager orthodoxe, 140,2004, p. 76.
196. MICHEL LE SYRIEN, Chronique,, XI, 20, d. Chabot, t. 2, Paris, 1901,
p. 497-498.
198 PERSONNE ET NA TURE

dnominateur commun: un monophysisme modr, qu'elle


partageait avec les autres glises monophysites. Le paradoxe que
Svre ait pu tre la fois apprci et condamn en Armnie
s'explique par le fait que Svre tait apprci pour sa christologie
fondamentale, en accord avec celle de tous les autres thologiens
monophysites qu'apprciaient les Armniens, mais rejet pour les
dveloppements de cette christologie (concernant principalement
la question de la corruptibilit du corps du Christ) qui taient
inconciliables avec ceux de Julien d'Halicarnasse.
Le concile de Manazkert en 726 marque le foint o la chris-
tologie armnienne s'est dfinitivement fixe1 7 et a trouv en
elle-mme et en accord avec la christologie syrienne un quilibre
dfinitif198. Cela ne signifie pas qu'aprs le concile de Manazkert
le svrianisme et le julianisme aient disparu. Svre est rest
jusqu' nos jours vnr par l'glise syrienne comme l'un de ses
principaux docteurs et comme un Pre de l'glise. Quant Julien,
il continua tre apprci par un certain nombre de thologiens
armniens199. Bar Hebraeus note que peu de temps aprs [le
concile de Manazkert], les Armniens sont revenus aux anciens
dogmes de Julien 200 , mais vrai dire ils ne les avaient jamais
abandonns puisque, comme nous l'avons vu, c'est seulement des
formes extrmistes de julianisme que le concile avait condamnes.
Tandis qu'en Syrie mme des tensions subsistaient entre svriens
et julianistes extrmistes, tel point qu'un pacte d'union dut tre
sign en 797 201, pendant la mme priode coexistaient proba-
blement deux grands partis dans l'glise armnienne: l'un plus
enclin faire des concessions en direction des jacobites svriens,
1'autre plus appliqu maintenir fermement le julianisme202 . La
subsistance du julianisme est perceptible dans les sicles suivants
jusque dansv les positions officielles de 1'glise armnienne. Le
concile de Sirakavan (862) approuva l'ide que l'incorruptibilit
s'appliquait au corps du Christ203, position que l'on retrouve un

197. J.-P. MAH, L'gli~e armnienne de 611- 1066, p. 466.


198. Cf. J.-P. MAH, L'Eglise armnienne de 611 1066 ,p. 531.
199. Voir R. W. THOMSON, An Arrnenian List of Heresies, The Journal of
Theological Studies, 16, 1965, p. 361.
200. Chronique ecclsiastique, d. Assemani, Biblioteca orientalis Clemen-
tino-Vaticana, Il, De scriptoribus syris monophysitis, Rome, 1721, p. 296.
201. Voir R. DRAGUET, Le Pacte d'union de 797 entre les jacobites et les
julianistes du patriarcat d'Antioche, Le Muson, 54, 1941, p. 91-106.
202. E. TER-MlNASSIANTZ, Die armenische Kirche in ihren Beziehungen zu
den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Leipzig, 1904, p. 81.
203. Voir R. W. THOMSON, An Arrnenian List of Heresies, The Journal of
Theological Studies, 16, 1965, p. 361.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 199
sicle aprs dans la lettre du catholicos Khatchik (972-991) au
mtropolite de Sbaste204. E. Ter-Minassiantz note que jusqu'
nos jours beaucoup d'Armniens gardent fermement l'ensei-
gnement de Julien205 . Mais on peut considrer que ces tensions
et ces diffrences n'affectrent pas l'unit de foi de l'glise
armnienne et de l'glise syrienne.
Depuis cette poque et jusqu' nos jours, l'glise armnienne
se trouve sur 1' essentiel de la doctrine christologique en parfait
accord et en communion de foi non seulement avec l'glise
monophysite syrienne206, mais encore avec l'glise monophysite
copte207 et avec 1'glise thiopienne208 -et fait corps avec elles
dans les discussions cumniques entre 1'glise orthodoxe et les
glises non chalcdoniennes -, ne distinguant pas sa foi christolo-
gique de celle de ces dernires, comme le montrent les commu-
nications et les prises de position de ses reprsentants.

8. La confirmation par le synode de Manazkert


d'usages liturgiques monophysites.

Au synode de Manazkert, le catholicos Yovhanns III Ojnec'i


confirma deux usages liturgiques destins confesser liturgi-
quement la christologie monophysite professe par l'glise

204. Ibid.
205. VoirE. TER-MINASSIANTZ, Die armenische Kirche in ihren Beziehungen
zu den syrischen Kirchen bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Leipzig, 1904,
p. 71.
206. Sur les fondements historiques et thologiques du monophysisme syrien,
voir J. LEBON, La christologie du monophysisme syrien , dans A. GRILLMEIER
et H. BACHT, Das Konzil von Chalkedon, Geschichte und Gegenwart, vol. 1,
Wtzburg, 1951, p. 425-580.
207. Sur les fondements historiques et thologiques du monophysisme copte,
voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, tome II-4, L'glise
d'Alexandrie, la Nubie et l'thiopie aprs 451, Paris, 1996, p. 31-364. L'Eglise
d'Alexandrie fut le berceau du monophysisme. Comme nous l'avons vu, ses
patriarches et thologiens monophysites - Dioscore, Timothe Alure, Pierre
Monge, Jean 4e Tella- marqurent de leur influence la christologie armnienne.
En outre, l'Eglise d'Alexandrie compta plusieurs patriarches iulianistes -
Timothe III, Gaianus -, ce qui contribua rapprocher d'elle l'Eglise arm-
nienne.
208. Sur les fondements historiques et thologiques du monophysisme
thjopien, voir A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrtienne, tome Il-4,
L ~glise d'Alexandrie, la Nubie et l 'Ethiopie aprs 451, Paris, 1996, p. 425-533.
L'Ethiopie adhra au courant antichalcdonien et la christologie monophysite
sous l'influence de missionnaires venus de Syrie et de Perse, notamment de
Simon de Bt-Ar~am qui, comme nous l'avons vu, joua un rle important dans
le rattachement de l'Armnie au courant antichalcdonien et la thologie
monophysite (voir A. GRILLMEIER, op. cit., p. 425 s.).
200 PERSONNE ET NA TURE

armnienne: le refus de mlanger l'eau et le vin (usage de vin


pur) et le refus de mlanger la pte et le levain (usage de pain
azyme). De la part de leurs protagonistes cette poque, ces deux
usages dcoulaient des positions julianistes modres de l'glise
armnienne niant la corruptibilit du corps du Christ, puisqu'ils
les justifiaient en affirmant que le levain ajout la pte gnre de
la moisissure et l'eau ajoute au vin gnre du vinaigre, la
moisissure et le vinaigre tant deux images de la corruption209.
Mais avant mme leur signification par rapport la question de
l'incorruptibilit, ces deux pratiques, qui existaient dj depuis
longtemps en Armnie210, ont un sens symbolique limpide par
rapport la foi monophysite en l'unique nature du Christ et au
refus de confesser Ses deux natures211. Dans son Trait, le
catholicos d'Ibrie Arsn y voit une expression du reniement de
1'Incarnation, de 1'union Dieu notre humanit, et souligne que
l'htropraxie des Armniens est l'aboutissement et la manifes-
tation visible de leur htrodoxie212.

9. Le synode de Karin-Thodosiopolis.

La priode qui prcda le synode de Manazkert fut marque par


plusieurs tentatives d'union entre l'glise armnienne et l'glise
byzantine.
L'union ralise en 572 Constantinople par le gnral Vardan
Mamikonean, ne mrite gure d'tre voque, car elle fut
dsavoue ds son retour en Armnie.
La suivante ne fut que partielle et impose par la force. Le trait
sign, en 591, sous l'empereur Maurice, entre l'Iran sassanide et
l'empire byzantin donnait celui-ci la quasi-totalit de l'Armnie,
l'exception des cantons situs au nord-est des rivires Hrazdan et
Azat. Le catholicos Movss II Elivardec'i refusa l'union avec

209. Voir S. P. COWE, Philoxenus of Mabbug and the Synod of Manas-


kert ,p. 118; ID., Generic and Methodological Developments in Theology in
Caucasia from the Fourth to Eleventh Centuries within an East Christian
Context ,p. 932, n. 26; L'glise armnienne de 611 1066 ,p. 676.
210. La Narratio de rebus Anneniae, 102, rapporte que le catho1icos
Movss refusa de se rendre Constantinople, en 592, l'invitation de l'empereur
Maurice en disant : Je ne passerai pas le fleuve Azat pour manger du pain au
levain et boire de l'eau chaude.
211. Cf. S. P. CoWE, Philoxenus ofMabbug and the Synod ofManaskert,
p.l\8.
212. Voir J.-P. MAH, La rupture armno-gorgienne au dbut du VIf sicle
et les rcritures historiographiques des 1x-x1 sicles)), p. 952.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 201
l'glise byzantine, ce qui suscita de la part de cette dernire l'ins-
tallation d'un anticatholicos, Yovhannes Bagaranc'i, qui imposa la
foi chalcdonienne dans toutes les glises d'Armnie. Cette
situation dura jusqu' son arrestation et sa dportation par les
Perses en 610-611. Il en rsulta non seulement un schisme au sein
de l'glise armnienne, mais une sparation d'avec celle-ci de
l'glise de Gorgie (608-609) qui se rallia la foi orthodoxe
confesse Chalcdoine.
Aprs la priode de restauration du monophysisme sous le
catholicosat de Komitas (611-628), une nouvelle tentative d'union
avec l'glise byzantine eut lieu sous le catholicosat d'Ezr (630-
641 ). En Armnie, la situation politique et les frontires avaient
chang, ce qui ne permett&.it plus de poursuivre la politique
violemment antichalcdonienne de Komitas et de son puissant
protecteur Smbat Bagratuni. Dans l'empire byzantin, l'empereur
Hraclius dveloppait une politique d'union avec toutes les
glises monophysites dans le but de renforcer l'empire face la
menace des Perses. Hraclius tait particulirement respect en
Armnie pour avoir ramen Jrusalem, en 630, la vraie Croix
qu'il avait reprise aux Perses.
C'est donc de plein et de bon gr que, l'invitation d'Hraclius,
un synode fut runi en 633 Karin-Thodosiopolis, et que des
discussions s'engagrent entre le catholicos Ezr (accompagn
d'une suite d'vques et de princes), et l'empereur (accompagn
d'une dlgation de thologiens), qui aboutirent un accord
d'union entre l'glise armnienne et l'glise byzantine. Plusieurs
documents rapportent cet pisode. Selon la Narratio de rebus
Armeniae, la quatrime anne aprs la mort de Xosrov et la
vingt-troisime anne du rgne d'Hraclius, cet (empereur), arri-
vant en Grande Armnie, commanda qu'il se tnt Thodosiopolis
un grand synode de tous les vques et docteurs avec le catholicos
Ezr et tous les azats pour faire une recherche et examiner la
question des deux natures dans le Christ notre Dieu et du concile
de Chalcdoine. Les recherches durrent trente jours; les Arm-
niens furent persuads d'aprs les crits [des saints Pres] et ils
jurrent par un crit de leur propre main de ne plus revenir l-
dessus, autrement dit donnrent leur accord213. Les autres
documents qui relatent cet pisode (le Trait d' Arsen, la Lettre de
Photios, l'Histoire d'Hraclius de Sbos, l'Histoire des conciles
armniens attribue au catholicos Jean d'Odzun, l'Histoire d'Ar-
mnie de Jean le Catholicos, la Chronique de Galano, l'Histoire

213. Narratio de rebus Armeniae, 121-122, d. Garitte, p. 43.


202 PERSONNE ET NATURE

universelle d'tienne de Taron) donnent des indications trs


proches21 4 .
S'appuyant sur le fait que la Narratio des rebus Armeniae ne
fait aucun moment mention de la question de l'unique nergie ou
de l'unique volont du Christ, A. Sidorov a soutenu la thse
qu'Hraclius avait pu raliser un accord avec les Armniens direc-
tement sur la base du chalcdonisme strict sans passer par le biais
du compromis mononergiste et monothliste auquel il avait d
recourir avec les autres glises monophysites, et que cela avait t
possible en raison du caractre particulier du monophysisme
armnien215. Cette thse de A. Sidorov est cependant affaiblie par
plusieurs considrations.
D'une part, il semble qu'au cours du concile de Karin on ait
vit de se rfrer directement Chalcdoine216. tienne Orblian
affirme qu'Hraclius avait donn Ezr la dfinition de Chalc-
doine pour l'examiner21 7, mais il est plus probable que, comme
l'affirment plusieurs sources (l'Histoire d'Hraclius de Sbos,
l'Histoire d'Armnie de Jean le Catholicos), les Armniens aient
eu plutt se prononcer sur une profession de foi que leur avait
prsente Hraclius. Or Hraclius, cette poque n'tait pas un
reprsentant du chalcdonisme strict, mais soutenait le mononer-
gisme que saint Sophrone de Jrusalem, cette mme anne 633,
puis saint Maxime le Confesseur, dans les annes suivantes,
allaient dnoncer comme une hrsie drive de la christologie
monophysite. Comme le remarque N. Garsoran en critiquant la
thse de Sidorov, il est difficile de croire qu'au moment o les
discussions sur la mononergie et le monothlisme218 battaient
leur plein, Hraclius se serait content de se rabattre sur la dfi-
nition pure et simple de Chalcdoine219 . Pour la mme raison,
J.-P. Mah considre qu'il est difficile de prsenter, comme le font

214. Ils sorit cits t analyss par G. GARITT!l, La Narratio de rebus


Armeniae >>,Paris, 1952, p. 278-300.
215. "Monofelitskaja" unija po svidetel'stvu "Povestvovanija o delakh
armjanskikh" , Patma-banasirakan Handes, 122, 1988, p. 167-169.
216. Cf. J.-P. MAH, La rupture armno-gorgienne au dbut du VIf sicle
et les rcritures historiographiques des IX"-xi" sicles, p. 470.
217. Cf. G. GARITTE, op. cit., p. 297.
218. En ralit, le monothlisme apparatra, comme solution de compromis
propose p!J.r les thologiens byzantins, quelques annes plus tard (en 638).
219. L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient, p. 387 n. 110. Il faut
cependant corriger l'affirmation de Mah selon laquelle Hraclius oscillait
alors entre le mononergisme et le monothlisme )) : cette poque, il soutenait
le mononergisme et c'est plus tard que le monothlisme fit son apparition.
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 203
les documents prcdemment voqus, l'entente d'Ezr et d'Hra-
clius comme une adhsion des Armniens Chalcdoine220.
Les historiens du mononergisme considrent qu'Hraclius
dveloppa trs tt (ds 617221) avec 1' aide du patriarche Sergius,
sur la base de ce compromis, une stratgie d'union qui englobait
les principales glises monophysi-tes, dont l'glise armnienne222.
Il avait, sur cette base du mononergisme, entrepris des discus-
sions avec Paul le Borgne, chef des monophysites de Chypre, en
622-623, puis avec le patriarche jacobite Athanase Gammala
Hirapolis (Mabboug) vers 629-630, discussions qui se pour-
suivirent en 632. Et en cette mme anne 633, fut sign
Alexandrie, entre Cyrus de Phasis, nouvellement dsign par
Hraclius comme archevque (chalcdonien) d'Alexandrie, et
l'glise copte d'gypte un Pacte d'union de teneur explicitement
mononergiste223.
Bien que la doctrine de l'unique nergie ait t dveloppe et
prcise par Svre d'Antioche, l'unicit d'nergie est confesse,
de mme que l'unicit de volont, par tous les thologiens mono-
physites et dcoule logiquement de la doctrine de l'unique
nature224. Professe par les thologiens de rfrence de l'glise
armnienne - en particulier Dioscore, Timothe Alure et Philo-
xne de Mabboug - elle appartenait aussi la foi de 1'glise arm-
nienne225.
Le compromis entre la doctrine chalcdonienne des deux na-
tures et la doctrine monophysite de l'unique nergie, labor
depuis dj de longues annes la demande d'Hraclius, et qui
avait reu un accueil favorable de la part de l'glise syrienne et de
l'glise copte, tait galement susceptible de susciter l'adhsion
de l'glise armnienne, ce qui n'tait pas le cas de la stricte

220. Cf. J.-P. MAH, La rupture annno-gorgienne au dbut du vn" sicle


et les rcritures historiographiques des rx-xr sicles, p. 932, n. 26.
221. cette date, le patriarche Sergius demanda Georges Arsas, membre
d'une secte monophysite d'Alexandrie, des textes relatifs l'unique nergie du
Christ qu'il se, proposait d'utiliser dans le cadre des discussions avec les
monophysites. Il avait ensuite consult Thodore, vque de Pharan prs du
Mont Sina, qui crivit pour lui un petit trait o il justifiait le mononergisme en
trouvant le moyen de le concilier avec la doctrine des deux natures.
222. Cf. J.-P. MAH, La rupture annno-gorgienne au dbut du vrf sicle
et les rcritures historiographiques des rx-xr sicles, p. 932, n. 26.
223. Voir P. SHERWOOD, Constantinople III, dans F. MURPHY et
P. SHERWOOD, Constantinople Il et IIl, Paris, 1973, p. 139-152.
224. Voir M. JUGIE, Monophysisme, Dictionnaire de thologie catholique,
10, 1929, col. 2225-2226.
225. Voir B. TALATINIAN, Il monoflSismo nella Chiesa armena. Storia e
dottrina, Jrusalem, 1979, p. 54-57, 60,61.
204 PERSONNE ET NA TURE

doctrine chalcdonienne, ni d'ailleurs de la doctrine no-


chalcdonienne labore par les thologiens de Justinien.
Bien que favorable aux positions byzantines et l'accord tabli
par Ezr, le successeur de celui-ci, Nerss III, fut oblig de suivre
l'avis d'un synode d'vques et de princes runi en 648 et de
cosigner une Lettre dogmatique qui marquait un retour aux
positions antichalcdoniennes226.
Deux autres unions furent, en 653 et en 689, imposes par la
force par les Byzantins aux Armniens, mais furent sans lende-
main.
Le synode de Duin en 719 abolit ce qui restait des rites chal-
cdoniens imposs ou tolrs depuis le temps d'Ezr et restaura
les usages liturgiques monophysites, notamment la formule anti-
chalcdonienne du Trisagion227 .
En 726, le synode de Manazkert fixa dfinitivement, comme
nous l'avons vu, la christologie armnienne dans la ligne du
monophysisme modr, en union de foi avec l'glise monophysite
syrienne.

CONCLUSION

Cette tude pourrait tre continue par une tude de l'anti-


chalcdonisme de l'glise armnienne et un expos de sa christo-
logie monophysite du vnt sicle nos jours, tche qui a t par-
tiellement entreprise dans diverses tudes que nous avons cites
prcdemment, notamment dans l'ouvrage de B. Talatinian, Le
Monophysisme dans l'glise armnienne. Histoire et doctrine228 .
Il serait galement intressant d'tudier l'argumentation dvelop-
pe, contre cette christologie monophysite de l'glise armnienne,
par un certain nombre de thologiens orthodoxes comme saint
Photios (IXe s.), Nictas de Byzance (IXe s.), saint Nictas
Stthatos (XIe s.), Alexis Comnne (XIe-XIIe s.), Euthyme Zigabne
(xf-XW s.), Andronic Camatros (XIt s.), Isaac l'Armnien,
Nictas Choniate (XIIe-XIIIe s.) ou Nicphore Xanthopoulos (xnf-
XIVe s.). Mais la priode laquelle nous avons limit cette tude
est considre par tous les spcialistes comme dterminante quant
la formation de la christologie armnienne, formation qui, certes,

226. Cf. J.-P. MAH, L'glise armnienne et le grand schisme d'Orient,


p. 473. .
227. J.-P. MAH, L'Eglise armnienne et le grand schisme d'Orient, p. 480.
228. Jrusalem, 1979 (en italien).
LE MONOPHYSISME DE L'GLISE ARMNIENNE 205
ne s'est pas faite ex nihilo, mais en grande partie sur la base de la
christologie cyrillienne rinterprte, dans une perspective anti-
chalcdonienne, par les Pres du monophysisme modr.
Ce qui est important dans le cadre du dialogue engag depuis
plusieurs annes entre les glises monophysites (parmi lesquelles
sige l'glise armnienne) et l'-glise orthodoxe, ce n'est pas de
revivifier les querelles du pass, souvent marques, d'un ct et de
l'autre, par des excs qui nuisent considrablement au dialogue. Il
convient en particulier de reconnatre comme injuste et inexacte
aussi bien l'accusation de monophysisme strict ou d'eutychia-
ni~me longtemps porte par les polmistes byzantins contre
l'Eglise armnienne (de mme que contre les Eglises jacobite,
copte et thiopienne) que l'accusation de nestorianisme porte par
ces dernires contre la foi chalcdonienne de l'glise orthodoxe.
Il est nanmoins ncessaire que chacune des glises en dia-
logue ait, pour elle-mme et pour les autres, une conscience claire
des prsupposs historiques et dogmatiques de la foi qu'elle
professe, et puisse ainsi permettre une claire identification de sa
foi actuelle- notamment telle qu'elle s'exprime dans le dialogue
et dans les projets ou les formules d'union - par rapport ses
expressions antrieures :c'est seulement ainsi que 1' on vitera les
non-dits et les ambiguts qui nuisent au dialogue et empchent de
vritables avances vers l'unit de foi recherche.
4

Personne et nature
Une critique orthodoxe des thories personnalistes
de Christos Y annaras et de Jean Zizioulas

INTRODUCTION

Le personnalisme est l'un des thmes les plus saillants de la


thologie orthodoxe moderne. des degrs variables et sous des
formes diverses, il a marqu l'uvre d'auteurs aussi importants-
et diffrents- que Vladimir Lossky, le pre Jean Meyendorff, le
pre Dumitru Staniloae, l'archimandrite Sophrony, le mtropolite
Kallistos Ware, Christos Yannaras ou le mtropolite Jean Ziziou-
las.
La notion de personne (nQ6awnov) est videmment essentielle
la thologie chrtienne. Son sens chrtien a t spcifi par rap-
port au sens qu'elle avait dans la philosophie et la littrature anti-
ques, et a t labor et prcis, en rapport surtout avec les notions
connexes d'hypostase (un6a-raaL), d'essence (oaia) et de nature
(<j:>uaL), lors des grandes controverses trinitaires et surtout chris-
tologiques. C'est avec les dveloppements de la thologie dite
nochalcdonienne que ces notions ont trouv une dfinition
quasiment dfinitive dont la synthse de saint Jean Damascne
offre un bon aperu.
La thologie orthodoxe du xxe sicle a prolong la rflexion sur
cette notion dans le domaine de la thologie mme, mais aussi et
surtout dans le domaine de l'anthropologie, en dveloppant,
partir de l, ses implications dans les domaines de l'ecclsiologie,
de la spiritualit et de 1'eth os chrtien.
Quatre facteurs principalement expliquent ce regain d'intrt
pour la notion de personne et les nouveaux dveloppements aux-
quels elle a donn lieu.
208 PERSONNE ET NA TURE
Le premier est le courant personnaliste qui s'est dvelopp dans
le domaine philosophique, en France puis en Europe, partir des
annes trente du sicle dernier, de la part d'auteurs appartenant
des courants religieux divers, qu'il s'agisse du catholicisme (avec
en particulier Emmanuel Mounier, Gabriel Marcel et Maurice
Ndoncelle), du judasme (avec Martin Buber et Emmanuel Levi-
nas) ou de l'Orthodoxie elle-mme, spcialement dans sa mou-
vance russe. Cette dernire comporta l'un des reprsentants les
plus importants et les plus influents du courant personnaliste, Ni-
colas Berdiaev 1, mais ledit courant a dans la pense russe des raci-
nes qui remontent au XIXe sicle, en particulier dans le mouvement
slavophile et sa thmatique de la sobornost dont le principal pro-
moteur est Alexis Khomiakov 2.
Le deuxime facteur est la confrontation des thologiens ortho-
doxes- appartenant surtout l'migration russe- avec la tholo-
gie catholique romaine, singulirement avec le thomisme qui en
apparaissait jusqu'au concile Vatican II comme la forme la plus
acheve et la plus autorise, et avec le no-thomisme- reprsent
par des thologiens majeurs comme tienne Gilson (qui fut le
professeur de Lossky) ou Jacques Maritain (qui fut l'ami de Ber-
diaev)- pour lesquels Dieu tait surtout assimil l'tre, et o les
Personnes divines paraissaient tre en retrait par rapport l'essen-
ce, la substance ou la nature divines.
Le troisime est l'importance prise, dans la sphre de la r-
flexion philosophique, partir des annes cinquante du sicle
dernier, par le courant existentialiste, lequel valorisait l'existence
par rapport l'essence, affirmant l'antriorit et la primaut de
celle-l par rapport celle-ci. Chez un existentialiste athe comme
Jean-Paul Sartre, ce thme, exprim par la formule devenue em-
blmatique : l'existence prcde l'essence, allait de pair avec
l'affirmation de la libert absolue de l'homme et avec une r-
flexion sur la nature des relations autrui et sur l'tre et le
nant. Chez un Heidegger se dveloppait: 1) une rflexion sur la
finitude de l'existence de l'homme, tre vou la mort (Sein-
zum-Tode), mais aussi sur le caractre extatique de l'existence;
2) une thorie de l'existence (et de l'existant) comme tre en

1. Cf. O. CL:MENT, Le thme de la personne dans la pense chrtienne


russe des xrx et xx" sicles, dans: Berdiaev. Un philosophe russe en France,
Paris, 1991, p. 39-62; Aperus sur la thologie de la personne dans la diaspora
russe en France, dans Mille ans de christianisme russe : 988-1988, YMCA-
Press, 1989, p. 303-309; Berdiaev et le personnalisme franais, Contacts, 21,
1969, p. 205-228.
2. Cf. O. CL:MENT, ibid.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 209

relation (le Dasein comme Mitsein ou Mitdasein); 3) une critique


de l'onto-thologie occidentale et de ses sources hellniques post-
socratiques. Chez certains penseurs chrtiens (comme Nicolas
Berdiaev ou Gabriel Marcel) l'existentialisme se combinait avec le
personnalisme. Tous ces thmes allaient tre repris et revisits par
les personnalistes orthodoxes russes et surtout grecs.
Le quatrime facteur est une raction, variable selon les auteurs,
du courant no-orthodoxe grec : 1) contre le moralisme et le pi-
tisme, un Yannaras visant la fois celui imprim la spiritualit
orthodoxe moderne par les fraternits qui se sont. dveloppes
dans 1'glise grecque (en particulier Zo3, dont Yannaras fut
membre pendant plus de dix ans et dont il sortit traumatis) et
celui, plus ancien et qui a inspir le prcdent, que l'on trouve
dans les confessions chrtiennes occidentales (catholicisme ro-
main et surtout protestantisme); 2) contre la thologie latine,
considre comme fondamentalement essentialiste (ou substan-
tialiste) et contre l'Occident en gnral considr comme dviant
et dcadent au regard de l'Orient orthodoxe4 ; 3) contre l'essentia-
lisme de la philosophie grecque antique, considr comme ayant
marqu non seulement la thologie latine mais une partie de la
dogmatique orthodoxe moderneS.
Le courant personnaliste orthodoxe a connu un grand succs au
sein du monde orthodoxe et reste de nos jours trs en vogue, parce
qu'il a su runir les suffrages la fois du courant progressiste (ou
moderniste) et du courant intgriste (ou traditionaliste), qui se sont
activs la promotion de ses protagonistes et l'ont largement vul-
garis dans les mdias.
Les progressistes (ou modernistes) ont apprci la fois son as-
pect novateur dans les domaines de la thologie, de la vie eccl-
siale et liturgique et de 1' eth os chrtien, et le fait que la thologie
orthodoxe, souvent considre comme conservatrice, rptitive et

3. Pour une prsentation et une valuation critique de ce mouvement, voir


C. MACZEWSID, H riVIl<n] tll "Zcm\" <mJV Elllla : :Eu111k>lft CTtO 1tp6 ~.l]j.lQ tll
ltlljXdi6aEoo TTI Ava-rolucft Erul]ala , Athnes, 2002; Th. AMPATZIDS, A1t6
TlJV KiVIl<nJ TTI "Zooit" <mJ 9Eoloyua't avcryVVr)OTJ 'tou' 60. Mux KQL'tL!d] f.Ut'tl " dans
P. KALAlTZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et Th. AMPATZIDS (d.), Ava'taQciJ,EL
O"'tTJ f-LE'tanoAEf-LL!dJ 9EOAoyla. H "9EOAoyla 'tOU '60, Athnes, 2009, p. 17-51.
4. Cf. Y. SPITERIS, La teologia ortodossa neo-greca, Bologne, 1992,passim;
P. KALAiTZIDS, H avaK!UulJnl UJ EMTJVLK'tT)'ta KaL o 9EOAoyLK6 avn-
U'tLKLO"fl ,dans P. KALAlTZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et Th. AMPATZIDS
(d.), Ava-raQa!;eL O"'tTJ f-LE'tanoEf-LL!dJ 9EOAoy(a. H "9EOAoyla 'tou '60, Athnes,
2009, p. 429-514,passim.
5. Avec des diffrences selon les auteurs. En ce qui concerne Yannaras et
Zizioulas, voir infra note 73. '
210 PERSONNEETNATURE'
fige, connaisse des dveloppements nouveaux s'accordant avec
un courant de la pense moderne occidentale.
Les intgristes (ou traditionalistes) y ont trouv une critique
nouvelle et particulirement puissante de la thologie des confes-
sions chrtiennes occidentales considre comme fondamentale-
ment essentialiste (ou substantialiste), et une expression forte et
cohrente de la thologie orthodoxe capable de s'opposer celle-
ci.
Vladimir Lossky reprsente dj cet gard un cas typique. Il
est apprci des uns en raison du caractre traditionnel de sa pr-
sentation de la thologie orthodoxe, caractrise par une rfrence
constante aux Pres (ce qui a fait de lui, avec le pre Georges Flo-
rovsky, l'un des principaux reprsentants du courant dit nopatris-
tique), par l'importance de premier plan donne l'apophatisme et
la thologie de saint Grgoire Palamas (ce qui a fait de lui l'un
des principaux reprsentants du courant dit no-palamite), par ses
critiques trs rudes de la thologie, de l'ecclsiologie et de la spi-
ritualit du catholicisme romain6, et en mme temps apprci des
autres pour les aspects novateurs de sa pense, lesquels sont prci-
sment lis certains thmes personnalistes qu'il a introduits dans
le domaine de la thologie?.
Christos Yannaras, que certains n'hsitent pas considrer
comme tant sans aucun doute le plus important thologien grec
vivantS, a connu un succs notable dans les milieux progressistes
(ou modernistes) pour avoir dvelopp un nouveau systme -
personnaliste et existentialiste- d'interprtation de la thologie,
de l'anthropologie et de l'ethos chrtiens, qualifi d' ontologie
de la personne9 et fond la fois sur la pense religieuse russe
de l'migration (surtout celle de Berdiaev, vis--vis duquel il a

6. Ces critiques ont t minimises voire masques par son ancien tudiant
O. Clment et par son fils N. Lossky pour des raisons cumniques. Mais la
lecture des uvres de V. Lossky permet de constater qu'elles n'pargnent aucun
domaine (triadologie, christologie, sotriologie, mariologie, ecclsiologie, spiri-
tualit). Non seulement ces critiques sont souvent trs vigoureuses, mais les dif-
frences que V. Lossky tablit entre l'Orthodoxie ene catholicisme sont parfois
forces, comme lorsqu'il affirme que l'Orient ignore l'imitation de Jsus-Christ
ou la notion de surnaturel, ou lorsqu'il adopte le schma trop simple de T. de
Rgnon pour diffrencier les deux types de thologie trinitaire.
7. Voir, entre autres: M. STAVROU, Le message d'un grand rnovateur de la
thologie chrtienne nopatristique ,La Vie spirituelle, 730, 1999.
8. A. LOUTH, Inroduction C. YANNARAS, On the Absence and Unknowability
ofGod. Heidegger and Areopagite, Londres et New York, 2005, p. 1.
9. Yannaras a soutenu Thessalonique en 1970 une thse intitule: Le Conte-
nu ontologique du concept thologique de la personne. Cette thse a t rdite
plus tard sous le titre : To 71Q6crwno KaL o 'EQw [La Personne et l'ros], Athnes,
1976, 3" d., 2001.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 211

souvent reconnu sa dette) et sur la pense existentialiste moderne


de Heidegger (qu'il dcouvrit lors de ses annes d'tudes en Al-
lemagne) et de Sartre. Sa thse, intitule Le Contenu ontologique
du concept thologique de la personne, soutenue en 1970 l'uni-
versit de Thessalonique et qui constitue pour le personnalisme
grec moderne un livre fondatur, est directement inspire de la
pense heideggriennelO de mme que la critique de l'onto-tho-
logie qu'il a dveloppe dans Philosophie sans rupture 11 . Un autre
livre important de Yannaras, La libert de la morale 12, a t conu
comme une critique radicale du moralisme et du pitisme lar-
gement reprsents dans la socit grecque par des Fraternits et
des auteurs religieux influents, et comme apportant une vision
nouvelle de l'thique chrtienne. La prsentation de l'en-
semble de la foi orthodoxe qu'il a crite l'intention d'un large
public, intitule en grec Abcdaire de la foi 13, et qui contient,
sous une forme vulgarise, l'essentiel de sa pense mais situe
dans un contexte plus large et prsente de manire moins syst-
matique et moins exclusive que dans ses autres livres, a connu un
grand succs auprs de lecteurs qui y ont vu une approche
renouvele de l'Orthodoxie. Mais d'autre part les milieux int-
gristes (ou traditionalistes) ont particulirement apprci la cri-
tique radicale, qu'il a dveloppe, sur ces bases, de la thologie
(considre comme essentialiste), de l'ecclsiologie 14 et de la spi-
ritualit (considre comme moralisante et pitiste) des confes-
sions religieuses occidentales 15 accuses d'tre directement res-
ponsables de l'athisme moderne, de la dchristianisation de l'Eu-
rope et de la dcadence de l'Occident 16. Les milieux conservateurs
et nationalistes, en Grce, on galement particulirement apprci
la thse de la supriorit de l'hellnisme qu'il dveloppe dans une
partie de son uvrel7.

1O. Voir la recension deN. MA.Krus, dans Contacts, 97, 1977, p. 79-81.
11. Genve, 1986; d. originale grecque: r.xeblaafla EtaayUJY!l O"'ITJ
ll>tAoao<j>la, Athnes, 19,80.
12. Genve, 1982. Ed. originale grecque: H eAev8EQLa 'tO\J t'J8ov, 3" d.,
Athnes, 2002.
13. M<j>a(3TJ'tQL ,'tTJ Tiio"tTJ, 13" d., Athnes, 2002. Traduction franaise :
La Foi vivante de l'Eglise. introduction la thofogie orthodoxe, Paris, 1989.
14. Voir en particulier Vrit et unit de l'Eglise, Grez-Doiceau, 1989; d.
originale grecque : Mt'] ena Kat ev&rr]m UJ EKKATJala, 2" d., Athnes, 1997.
15. La Libert de la morale s'adresse elles aussi comme sources du pitisme
qui a influenc ensuite l'Orthodoxie russe, puis grecque (cf. p. 109-114).
16. Voir surtout Philosophie sans rupture.
17. Voir entre autres: << ElQTJO"KELa J<ai 'EMTJVUcOUJ'ta , dans D. TSAOUSS
(d.), EMTJVLaflO-EMTJVLKOUJ'ta. lobeoAoytKOL KIXL (3tW~'tLKOi al;ove tij
veoEMTJVLKt Kotvwvla, Athnes," 1983, p. 243-248; 0Q8obol;la Kai
212 PERSONNE ET NA TURE

Jean Zizioulas (devenu en 1992 mtropolite de Pergame) a


quant lui acquis une clbrit mondiale grce un seul article
intitul : Du personnage la personnelS, qui a t plac ensuite
en tte d'un recueil d'articles qui constitue son livre majeur :
L'tre ecclsia/ 19. Cet article prtend se fonder sur les Pres, puis-
que sa version grecque est sous-titre La contribution de la
thologie patristique la comprhension de la personne. Mais il
apparat en fait comme une spculation de type philosophique qui
s'inspire fortement, mais sans le dire, de la pense de Yannaras
tout en prsentant quelques distinctions et dveloppements nou-
veaux. Ce manifeste personnaliste, o l'on retrouve les grands
axes de la pense personnaliste moderne, avait t prcd par un
long article prsent comme une exploration thologique de la
personnit20 , et a t ultrieurement complt par quelques
tudes qui en prcisent certains aspects21 ; cet article et ces tudes
ont rcemment t runis en un volume intitul Communion and
Otherness 22 (Communion et altrit), qui comporte en outre trois
tudes indites, lesquelles apportent de nouvelles prcisions et

NwEATJVLKTJ 'taU'tO'tTJ'ta , dans T Kev CM:TJV 'tQixouaa rwAL'tLKtl KQL'tLK


rtaQEf-!~acrn cr'tt'] vEOMTJVLKTJ AAO'tQLWOTJ, Athnes, 1989, p. 79-95; DQSo-
bol;,(a KaL uOTJ O'tTJ vew'tEQTJ 'EMaa, Athnes, 1992 ; A6QLcr'tTJ 'EMaba -
Kov'tcrQ'tO yl. Mo nobTJfJ.LE, Athnes, 1999; 'H ATJVLKD'tTJ'ta w v6fJ~
~LOU, 1vbLK'tO, 16, 2002, p. 124-125. (( 'EKKTJOLa Kal 7lOL'tLOf-!O , Euval;,TJ,
88, 2003, p. 11-17.
18. An 'tO ITQoawneiov ei 't ITQ6awnov. 'H UUf-!~Otl 'tfj na'tEQLKfj
ewAoy(a Ei 'ttlV vvmav 'tOU 7lQOUW7lOU , dans Charistria eis timn tou
Mtropolitou Gerontos Chalkdonos Melitnos, Patriarchikon Hidrema Pateri-
kon Melet9n, Thessalonique, 1977, p. 287-323.
19. L 'Etre ecclsial, Genve, 1981. Version anglaise: Being as Communion:
Studies in Personhood and the Church, Crestwood, New York, 1985.
20. Human Capacity and Human lncapacity: A Theological Exploration of
Personhood , Scottish Journal ofTheology, 28, 1975, p. 401-448.
21. XQLCM:oAoy(a Ka( rtaQl;,TJ : TJ bLaK'tLKtl K'tLCJ'!OU-K'tlCJ'!ou Ka( 'tO OOy~
'tfj XaAKebvo , Synax, 2, 1982, p. 9-20 et 3, 1982, p. 75-82, trad. fr. :
Christologie et existence. La dialectique cr-incr et le dogme de Chalc-
doine, Contacts, 126, 1984, p. 154-172 et 121--1985, p. 60-72, repris dans
MTROPOLITE JEAN (ZIZIOULAS) DE PERGAME, L '.t.,g/ise et ses institutions, Paris,
2011, p. 49-86; The Teaching of the Second Ecumenical Council on the Holy
Spirit in Historical and Ecumenical Perspective, dans J. S. MARTIN (d.), Credo
in Spiritum Sanctum, Cit du Vatican, Rome, 1984, p. 29-54; T elvm 'toU
eo Kai 't eivaL 'tou vSQWnou , Syna:x, 27, 1991, p. 11-35 ; On Being a
Person. Towards an Ontology ofPersonhood ,dans C. SCHWOBEL etC. E. GUN-
TON (d.), Persans, Divine and Human. King's Co/lege Essays in Theological
Anthropology, Edinburgh, 1992, p. 33-46; Communion et altrit, Contacts,
166, 1994, p. 106-123, repris dans L'glise et ses institutions, p. 119-136.
22. Communion and Otherness. Further Studies in Personhood and the
Church, Londres et New York, 2006.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 213
surtout rpondent certaines objections23 . Comme celui de
Yannaras, le personnalisme de Zizioulas, bien que s'exprimant par
touches successives, a fini par constituer un systme de pense
servant rinterprter la thologie, l'ecclsiologie et la spiritualit
orthodoxes. Tandis que Yannaras donnait au personnalisme des
prolongements dans une thorie rotico-mystique qu'il dvelop-
pait corrlativement24, puis dans le domaine de la philosophie
politique (qui faisait l'objet de son enseignement universitaire et
de diverses chroniques dans des journaux ou revues), Zizioulas
s'intressait surtout ses implications dans le domaine de l'eccl-
siologie qui constituait son autre centre d'intrt principal dont
tmoignent sa thse, qu'il a consacre la place de l'vque et la
nature de l'glise dans les premiers sicles25, et de nombreuses
publications chelonnes dans le temps 26. Comme Yannaras, mais
plus encore que lui pour cette dernire raison, Zizioulas a suscit
1' enthousiasme et le soutien actif des reprsentants du courant
progressiste (ou moderniste) orthodoxe qui ont vu en lui un
thologien novateur, rnovateur de la thologie, de 1'ecclsiologie
et de la spiritualit orthodoxes, qui rejoignait souvent, en ce qui
concerne la conception de la vie liturgique et ecclsiale, la pense
d'un autre grand novateur, le pre Alexandre Schmemann27, et qui
en outre s'inscrivait dans un courant de pense moderne, se
montrant ouvert la fois la philosophie contemporaine2 8, aux

23. On Being Other: Towards an Ontology ofOthemess ,p. 13-98; The


Father as Cause: Personhood Generating Otherness ,p. 113-154; Person and
Individual- a "Misreading" of the Cappadocians? , p. 171-177 ; The Church
as the "Mystical" Body of Christ: Towards an Ecclesial Mysticism , p. 287-
307.
24. Voir en particulier La Mtaphysique du corps. tude sur saint Jean C/i-
maque, Dissertation, Paris-Sorbonne, 1970 (dition grecque: H J.lEm<j>uauo'J 1:ou
UWfUI'to-Enoubl) amv IwavVTJ 't:TJ I<ALfUIKO, Athnes, 1971); Variations sur le
Cantique des Cantiques. Essai sur l'ros, Paris, 1972 (dition originale grecque:
r.xoAto mo Aaf!ll Aafl6.1:wv, 6 d., Athnes, 2003). Il est caractristique que la
thse de Y annaras, publie une premire fois sous le titre Le Contenu ontolo-
gique du concept thologique de la personne, ait t rdite quelques annes
plus tard sous le titre La Personne e~ l'ros.
25. L'Eucharistie, l'vque et l'Eglise durant les trois premiers sicles, Paris,
1994. Version anglaise: Eucharist, Bishop, Church: The Unity of the Church in
the Divine Eucharist and the Bishop During the First Three Centuries, Boston,
200 1. dition originale grecque : l i VO't:TJ ti) 'EKKAT)aLa iv uj E>dq
Euxaqtm(q JCaL 1:cp 'EmaJC6mp Ka 'ta 1:01J 'tQEi nQW'tou ai.Wva, 1"' d.,
Athnes, 1965; 2 d., Athnes, 1990.
26. Certaines figurent dans L 'tre ecclsial, Genve, 1981, mais la plupart ont
t rassembles rcemment dans L'glise et ses institutions, Paris, 2011.
27. L'un et l'autre ont au moins une source commune : le Pre Nicolas Afa-
nassieff, principal thoricien, au xx sicle, de l'ecclsiologie de communion.
28. Sur les influences philosophiques qui marquent fortement sa pense, voir
infra. J
214 PERSONNE ET NA TURE

recherches thologiques des autres confessions chrtiennes29 et au


dialogue cumnique3. Il a aussi bnfici des suffrages des
reprsentants du courant conservateur (intgriste ou traditionaliste)
qui ont vu dans son personnalisme une vision thologique permet-
tant de critiquer de manire forte l'essentialisme attribu la tho-
logie latine (notamment en ses fondements augustinien et tho-
miste) et ses sources hellniques et de rivaliser avec celle-ci,
ainsi qu'une vision de l'glise, fonde sur une ontologie de la
communion, profondment oppose la conception hirarchique
de l'ecclsiologie catholique romaine. La nomination de Jean
Zizioulas au rang de mtropolite par le patriarcat de Constan-
tinople a contribu donner sa pense une autorit ecclsiale.
la diffrence de Yannaras qui a surtout runi autour de lui un
cercle d'admirateurs, Zizioulas a eu un certain nombre de disciples
qui ont contribu, par leurs commentaires de sa pense ou les pro-
longements qu'ils lui ont donns, implanter ses thses dans la
sphre orthodoxe31. Il apparat aujourd'hui tant dans le monde
orthodoxe qu'en dehors de lui, comme un thologien majeur de
notre poque3 2, Yannaras allant mme jusqu' le tenir -d'une

29. Sur ses relations avec certains thologiens catholiques et protestants


contemporains, voir infra.
30. Depuis son accs au rang de mtropolite, J. Zizioulas est devenu le prin-
cipal acteur de la politique d'union du patriarcat de Constantinople avec l'glise
de Rome.
31. Citons, entre autres, pour la Grce : le pre N ikolaos Loudovikos (qui doit
l'influence de Zizioulas une grande partie de son uvre passe, mais qui a ce-
pendant pris rcemment vis--vis de lui des distances de plus en plus marques
qui le classent plus parmi ses anciens disciples que parmi ses disciples actuels),
Stavros Y ankazoglou et Marios Begzos ; pour Chypre : Stavros Phtiou ; pour la
Serbie: Mgr Ignatije Midi, Mgr Maxime Vasilijevi, le pre Vladan Peri!li
(ancien doyen de la facult de thologie de Belgrade)et Mgr Athanase Jevti (qui
sans tre l'un de ses dJsciples se montre nanmoins fortement marqu par son
influence); pour les Etats-Unis: Aristotle Papanikolaou ; pour l'Angleterre:
Demetrios Bathrellos, Alan Brown, Liviu Barbu et Alexis Torrance ; pour la
France: Constantin Agoras et dans une certaine mesure Michel Stavrou (qui a t
son traducteur, et qui en lui remettant un doctorat honoris causa l'Institut Saint-
Serge de Paris le 10 fvrier 2008 se prsentait dans son discours [publi dans
Contacts, 60, 2008, p. 178] comme le disciple adoubant (sic) le maitre). Sur
les disciples catholiques, protestants et anglicans de Zizioulas, voir infra.
32. Mgr Kallistos Ware notait: Le mtropolite Jean Zizioulas est gnra-
lement reconnu comme le thologien le plus brillant et le plus cratif de l'glise
orthodoxe aujourd'hui. Chacun de ses livres est un vnement majeur . Le
cardinal catholique Y. Congar considrait Zizioulas comme l'un des tholo-
giens les plus originaux et les plus profonds de notre temps. Le recueil
d'articles dit par l'anglican D. H. KNIGHT sous le titre The Theo/ogy of John
Zizioulas. Personhood and the Church (Aldershot et Burlington, 2007), affirme
dans sa prsentation que Jean Zizioulas est largement reconnu comme le
thologien orthodoxe le plus significatif de la seconde moiti du xx sicle, et
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 215

manire peut-tre pas tout fait dsintresse, quand on sait l'in-


fluence dterminante qu'il a exerce sur lui -pour le thologien
orthodoxe le plus important depuis saint Grgoire Palamas33 , et
d'autres allant jusqu' le considrer comme un Pre de l'glise
contemporain34 .
Les conceptions de Y annars et de Zizioulas ont une forme
philosophique, spculative et abstraite, parfois difficile suivre
pour les non-spcialistes35 . Mais un certain nombre de mdias
orthodoxes ont contribu les vulgariser36, de mme que les au-
teurs eux-mmes dans les nombreuses confrences et interviews
qu'ils ont donnes travers le monde.

La pense thologique de certains thologiens orthodoxes mo-


dernes qui ont t marqus par des influences personnalistes et
existentialistes, tout en tant discutable sur certains points, reste
gnralement contenue dans ds limites o elle reste acceptable.
1) C'est le cas en particulier de celle de Vladimir Lossky, qui,
sous l'influence de Berdiaev et de Mounier37, est le premier
avoir introduit de manire significative dans le domaine de la
thologie (et non plus de la philosophie religieuse o ils restaient
auparavant cantonns) plusieurs thmes fondamentaux du person-
nalisme.
a) Lossky souligne, en s'appuyant sur les travaux de l'historien
catholique du dogme T. de Rgnon3 8, la tendance de la thologie
latine partir de la nature divine pour considrer ensuite les hy-
postases39. Mais cette approche lui parat lgitime tant qu'elle
garde un quilibre entre les deux, et il ne condamne donc pas toute
la thologie occidentale comme essentialiste mais seulement cer-
tains dveloppements de celle-ci comme la doctrine latine du

l'un des thologiens les plus cits panni ceux qui uvrent actuellement (p. 4
de couverture et p. 1).
33. OQ8obo~la ICIXL M<1TJ CJ'tT) NEcMEQTJ EMaba, Athnes, 1996, p. 461.
34. L. BARBU, Recension de Communion and Othemess, dans The Heytrop
Journal, 49, 2008, p. 350. On notera, dans ce dernier livre, plusieurs expressions
qui montrent que Zizioulas lui-mme n'hsite pas se poser en gal des Pres
cappadociens (voir par ex. p. 177 : ... ceux qui, comme les Cappadociens et
moi-mme ... ).
35. Y compris dans les dernires tudes de Zizioulas qui ont le personnalisme
pour thme (voir par exemple le chapitre intitul On Being Other dans
Communion and Otherness).
36. C'est le cas, en France, de la revue Contacts et du S.O.P., organes de la
Fraternit orthodoxe.
37. Lossky connaissait et frquentait personnellement Mounier, dans les ren-
contres organises rgulirement par Berdiaev dans sa maison de Clamart.
38. tudes de thologie posit{ve sur la Sainte Trinit, Paris, 1892.
39. Thologie mystique de l'Eglise tl'Orient, Paris, 1944, p. 55.
216 PERSONNE ET NA TURE
Filioque et la doctrine thomiste des relations subsistantes qui
accordent la substance (ou l'essence ou la nature) divine une
suprmatie par rapport aux personnes (ou hypostases) 40.
b) Il affirme que la pense des Pres grecs va, au contraire,
plutt des hypostases vers la nature4 1 et insiste sur la monarchie
du Pre 42 ; cependant, la diffrence des personnalistes radicaux,
Lossky ne lie pas cela une conception ngative de 1'essence, il
n'introduit pas d'opposition entre les personnes et la nature ni de
rupture d'quilibre entre les personnes et la nature en faveur de
celles-l43 . Il met au contraire en garde contre une tendance faire
passer les personnes avant la nature qu'il dcle par exemple dans
la thologie du pre Serge Boulgakov44 ; la thologie orientale,
affirme-t-il, est aussi loin de cet excs oriental que de son
contraire occidental45 . Il souligne que les Pres ont tabli la dis-
tinction entre la nature et les personnes sans mettre l'accent sur
l'une ou sur les autres et affirme que lorsqu'on pose les per-
sonnes (ou la personne), on pose en mme temps la nature et in-
versement46 .
c) Lossky affirme que la personne est libre de sa nature, n'est
pas dtermine par eUe47 ; il tend donc voir ici la nature
comme une ralit contraignante, dterminante. Il faut tout
d'abord souligner que, la diffrence des personnalistes radicaux,
Lossky n'appliqu pas ce point de vue au domaine trinitaire: il
affirme trs clairement que l'ide de ncessit ne convient pas [
Dieu] parce que la Trinit est au-del de l'antinomie du ncessaire
et du contingent ; entirement personnelle et entirement nature,
libert et ncessit [... ]ne peuvent avoir lieu en [elle] 48 . Il faut
ensuite noter que dans le contexte anthropologique o cette ide se
situe, la nature dsigne la nature dchue de 1'homme.
Il est vrai que par ailleurs Lossky tend voir la nature comme
une ralit que la personne transcende ou extasie49 . Mais on
doit de nouveau noter que Lossky applique cette ide au domaine
de l'anthropologie seulement, et que c'est surtout pour fonder la

40. Ibid., p. 55-56.


41. Cf. ibid.
42. Cf. ibid., p. 57-61.
43. Cf. ibid. p. 55-56,61-62.
44. Cf. ibid., p. 61.
45. Ibid.
46. Ibid., p. 55-56.
47. Ibid., p. 117.
48. Ipid., p. 44.
49. A l'image et la ressemblance de Dieu, Paris, 1967, p. 118.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 217

possibilit de l'homme d'hypostasier en lui, au-del des limites de


sa nature cre, les nergies divines qui le divinisentso.
d) Tant sur le plan thologique que sur le plan anthropologique,
l'approche qu'a Lossky de la persorme est fortement apophatique
(c'est mme une des caractristiques essentielles de sa pense sur
ce sujet5 1). En ce qui concerne les personnes divines, il note que
la seule caractristique des hypostases que nous puissons for-
muler [...] est la relation d'origine et que toutefois cette rela-
tion doit tre entendue dans un sens apophatique5 2 . En ce qui
concerne la personne humaine, il se borne la dfinir apophati-
quement comme l'irrductibilit de l'homme sa nature53 .
D'une manire gnrale, il considre la personne comme incon-
ceptualisable54 et n'en fait pas l'objet d'une spculation ni a for-
tiori d'un systme.
e) Il oppose la personne 1'individu en donnant ces deux no-
tions une connotation morale et spirituelle (la personne est ouverte
l'autre dans l'amour, l'individu ferm sur soi dans l'gosme) 55 .
Cette distinction cependant ne donne pas lieu chez lui, comme ce
sera le cas chez les personnalistes orthodoxes radicaux, une
conception nouvelle de la spiritualit ou de l'ascse se substituant
la conception traditionnelle, patristique et philocalique qu'il
expose par ailleurs de manire correcte56.
2) Le pre Dumitru Staniloae est un autre exemple d'un tholo-
gien majeur qui tmoigne dans son uvre d'influences personna-
listes ; mais celles-ci sont assimiles dans une vision thologique
et anthropologique large qui sait prserver 1'quilibre, la compl-
mentarit et l'intgration mutuelle des notions de personne et
d'essence ou de nature57.
3) L'archimandrite Sophrony (Sakharov) n'est proprement
parler ni thologien ni patrologue au sens acadmique de ces ter-
mes ; c'est surtout dans le domaine de la spiritualit, sous une

50. Cf. Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. 179, 182, 190-191.


51. Voir A. PAPANIKOLAOU, Being with God Trinity, Apophaticism, and
Divine-HumaQ Communion, Notre Dame, 2006.
52. Cf. Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. 53-54.
53. l'image et la ressemblance de Dieu, p. 118.
54. Ibid.
55. Cf. Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. 116-119.
56. Cf. ibid., p. 193-234.
57. Voir ce sujet 1. 1. IcA jr., Persoan sau/~i ontologie n gndirea
ortodox contemporanl!. , p. 376-378; R. LAZU, La Redcouverte de la ''na-
ture". Essais sur le concept de physis dans la thologie du Pre Dumitru Stni-
loae , confrence donne en 1999 Bishop's University, Lennoxville, Canada;
version roumaine amplifie dans Farmecul discret al teologiei, Cluj-Napoca,
2001, p. 62-78.
218 PERSONNE ET NA TURE

forme qui mle rflexion et tmoignage personnels5 8, qu'il a mis


en valeur certains thmes personnalistes. L'importance de ces
thmes dans son uvre s'explique par le fait que sa (re)dcouverte
du Dieu personnel chrtien se fit: a) en raction contre la divinit
impersonnelle des spiritualits extrme-orientales dans lesquelles
il s'tait gar pendant plusieurs annes5 9 ; b) sous l'influence de
personnalits qui marqurent fortement la formation thologique
laquelle il s'adonna, Paris, pendant les annes qui suivirent im-
mdiatement sa conversion et prcdrent son entre au Mont-
Athos: le pre Serge Boulgakov et Nicolas Berdiaev6; c) sous
l'influence de V. Lossky, avec lequel il collabora troitement, lors
de son retour en France, aux premiers numros du Messager de
l'exarchat du patriarche russe en Europe occidentale6 1 Bien que
la personnalit spirituelle exceptionnelle du pre Sophrony 1'ait
prserv de critiques frontales62, de nombreux orthodoxes se mon-
trent rservs quant certaines expressions de sa pense thologi-
que63 - notamment celles 'o affleurent les thmes personnalistes -
qui paraissent non seulement maladroites mais confuses 64, ce qui

58. Voir en particulier: Sa vie est la mienne, Paris, 1981; Voir Dieu tel qu'Il
est, Paris et Pully, 2004. Les deux premires partie de La Flici de connatre la
voie, Genve, 1988, d'abord parues sous forme d'articles dans le Messager de
l'exarchat du patriarche russe en Europe occidentale ont la forme d'tudes plus
acadmiques.
59. Voir Voir Dieu tel qu'Il est, Paris et Pully, 2004, p. 32-33, 39, 69-70 et
passim.
60. Voir N. SAKHAROV, J'aime donc je suis. Le Legs thologique de l'archi-
mandrite Sophrony, Paris, 2005, p. 17 et 19.
61. Voir ibid., p. 31.
62. Le colloque consacr au pre Sophrony Athnes, du 19 au 21 octobre
2007, qui ne comptait pas moins de trente-six communications, a surtout pris la
forme d'une clbration. J.-F. CoLOSIMO, dans son Bloc-notes publi le 29
octobre 2007 par www.orthodoxie.com, dplorait que les aspects problmatiques
de l'uvre du pre Sophrony n'y aient pas t interrogs. La communication
mme de A. LoUTH, dont le titre - Tradition et innovation dans la pense du
P. Sophrony- tait prometteur, en est reste des gnralits.
63. N. SAKHAROV note propos du livre o s'exprime le plus compltement
sa vision thologique, Voir Dieu tel qu'Il est, que du ct orthodoxe l'accueil
est rest, quelques exceptions prs, plutt rserv, et cela surtout chez les
penseurs russes (J'aime donc je suis. Le legs thologique de l'archimandrite
Sophrony, Paris, 2005, p. 34-35).
64. Par exemple des expressions comme le principe personnel, ou la
personne divine pour dsigner le Dieu chrtien qui est Trinit, paraissent non
seulement malheureuses mais confuses voire contradictoires En ce qui concerne
la premire expression (cf. Voir Dieu tel qu'il est, p. 224, 225, 238) la notion
abstraite de principe s'accorde mal avec le caractre singulier et concret de la
personne. En ce qui concerne la seconde, aprs avoir cart l'ide improbable
d'un Dieu monohypostatique, on se demande: de quelle Personne s'agit-il?
Selon l'un des disciples du pre Sophrony qui a comment sa pense thologique
(l'archimandrite Zacharias), il s'agit du Christ; mais on verra que dans l'uvre
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 219

explique qu'un ouvrage rcent, consacr sa pense par l'un de


ses proches, prenne une forme essentiellement apologtique65. Ces
lments personnalistes discutables, s'exprimant dans les ouvrages
les plus personnels (et les plus controverss) du pre Sophrony,
n'ont cependant pas pris la forme d'un systme (ni mme d'un
ensemble cohrent, puisqu'on ~es voit cohabiter parfois avec des
expressions, tout aussi contestables, consonance essentialiste,
voire hindouisantes66) et n'ont heureusement pas clips son u-
vre majeure, fonde sur le tmoignage spirituel de saint Silouane
et fortement ancre dans la tradition asctique de 1'glise ortho-
doxe dont elle est une synthse remarquable par sa rigueur et sa
prcision67.

Les doctrines personnalistes de Yannaras et de Zizioulas parais-


sent en revanche beaucoup plus problmatiques que celle des au-
teurs prcdemment cits, en raison de leur caractre radical, troit
et systmatique -prenant une forme quasi idologique68 voire

de Zizioulas la mme expression dsigne le Pre ... Parmi d'autres affirmat~ons


tranges, notons celles-ci: L'Hypostase est un "ple", un "moment" de l'Etre
un et simple dont l'Essence est un autre "moment" (La Flicit de connatre la
voie, p. 28); l'Hypostase-personne est le princip le plus intrieur de l'tre
absolu (Voir Dieu tel qu'Il est, p. 224); dans l'Etre divin, le "moment" qui
manifeste l'essence s'appelle acte-nergie (ibid., p. 237). Contestables
galement sont l'ide que l'homme en tant que personne devient infini (cf.
N. SAKHAROV, op. cit., p. 82, 83), celle que la personne est une catgorie
notique immatrielle et que le corps est la concrtisation matrielle de la
personne spirituelle (ibid., p. 89), celle d'une dification hypostatique de
l'homme (ibid., p. 167), celle que l'humanit est leve en Christ un niveau
d'galit et mme d'identit avec l'tre divin (ibid., p. 89, 90), ou encore celle
qu'il y a une commensurabilit hypostatique entre Dieu et l'homme (ibid., p. 91-
92).
65. N. SAKHAROV, J'aime donc je suis. Le legs thologique de l'archiman-
drite Sophrony, Paris, 2005.
66. Ainsi Dieu est.parfois dsign comme: l'Etre absolu (Voir Dieu tel
qu'il est, p. 227), l'Etre essentiel (ibid., p. 239), l'tre primordial incondi-
tionn (ibid.; p. 228), l'Absolu (ibid.). Le reproche d'utiliser un voca-
bulaire hindouisant est fait par J.-F. COLOSIMO (loc. cit.).
67. Starets Silouane. Moine du Mont-Athos. Vie, doctrine, crits, Paris et
Sisteron, 1973.
68. Rappelons que dans son sens classique, une idologie est un systme
thorique prtendant, partir d'un seul lment de la ralit (par exemple
l'conomie pour Marx, l'inconscient sexuel pour Freud...), fournir une rinter-
prtation totale, englobante et exclusive de celle-ci. La prtention de Yannaras et
de Zizioulas de rinterprter l'ensemble de la thologie, de la cosmologie, de
l'anthropologie et de la spiritualit chrtiennes partir de la seule notion de
personne telle qu'ils la conoivent sera examine dans les pages qui suivent
220 PERSONNE ET NA TURE
fondamentaliste6 9 - qui donne lieu, comme nous l'avons dj not,
toute une rinterprtation de la thologie, de l'anthropologie, de
la cosmologie, de l'ecclsiologie et de la spiritualit orthodoxes,
susceptible de constituer une alternative et finalement de se subs-
tituer - comme on le voit dj dans ses formes vulgarises par
certains mdias orthodoxes et dans certaines de ses applications
paroissiales - la thologie, l'ecclsiologie et la spiritualit
traditionnelles fondes, dans l'glise orthodoxe, sur les enseigne-
ments et les tmoignages des Pres
Si les conceptions de ces deux auteurs ont suscit, comme nous
l'avons not, l'adhsion de nombreux orthodoxes appartenant
des tendances diffrentes voire opposes, elles ont suscit aussi,
au cours du temps, de plus en plus de ractions critiques de la part
de patrologues et de thologiens orthodoxes qui ont peru leur
dcalage par rapport aux sources patristiques et la tradition or-
thodoxe et se sont montrs inquiets de leurs implications ngatives
dans les domaines du dogme, de l'ecclsiologie et de la vie spiri-
tuelle.
La pense de Yannaras a fait rcemment l'objet d'une critique
pour sa dimension hellnocentriste, ethnocentriste et nationa-
liste70. Mais elle a, avant cela, fait l'objet d'une autre critique

69. A.-J. TORRANCE parle propos du systme de Zizioulas d'un fonda-


mentalisme personnaliste (Persans in Communion : Trinitarian Description
and Human Participation, Edinburgh, 1996, p. 290, 300).
70. Voir S. OUNELAS, 'Emcr'tQO<I>iJ U'tL ATtVLK Q;.e li TtoQELa 01:
"Eoxa1:a; KQL'tLKTJ SeWQTtUTt a Qtcrf.Lve 8crn 1:o XQijU'tou ftavvaQil., 1:ov
TtVOKEV'tQLUf.LO Kai 'tl'Jv AATtVOQSobo!;la ,dans ID., H KQiUTt m noAtncrf.Lo,
KQiUTt 1:oii avBQWnou-nwAeta 1:o VOTJf.La'tO , Athnes, 1997, p. 343-376;
P. KALAlTZIDS, H avaKAulJnl 1:11 EMTtVLK&crj'ta Kat o 8wAoyuc6 av'ttbun-
Ktcrf16 ,dans P. KALAlTZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et Th. AMPATZIDS (d.),
AVIX'taQ!;n U't1l f.LE'tiX1tOEf.LLKTJ eeoAoyla. H "SeoAoyla 'tOU '60, Athnes, 2009,
p. 479-513; L'hellnisme chrtien de Georges Florovsky et les thologiens
grecs de la gnration des annes 60 , Communication au colloque Le Pre
Georges Florovsky et le renouveau de la thologie orthodoxe au xx sicle,
Institut Saint-Serge, Paris, 27-28 novembre 2009_. Comme l'explique l'auteur
dans cette dernire tude, c'est cet hellnocentrisme (selon lequel l'hellnisme
culturel, et spcialement la synthse philosophique grecque, est la condition sine
qua non de la participation authentique et plnire au fait ecclsial >>) qui conduit
Yannaras, d'une part l'attitude antioccidentale prcdemment voque, qui
s'tend jusqu' l'Europe chrtienne du premier millnaire, et d'autre part un
mpris de l'Orthodoxie slave. En effet, Yannaras considre d'une part que les
tribus barbares qui ont envahi l'Europe occidentale au v sicle, prives de la
culture grecque, n'ont pas pu participer part entire au fait ecclsia~ ont mal
compris la doctrine trinitaire, le vrai rapport Dieu et l'authentique morale
chrtienne, produisant la plus durable hrsie du christianisme, celle de son
alination religieuse; il considre d'autre part que les peuples slaves, ayant reu
le christianisme mais non la culture et la philosophie hellniques, ont dvi, dans
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 221

spcifique, relative ses dveloppements rotiques o l'amour


chamel et l'amour spirituel paraissent frquemment confondus71,
et l'une de ses premires uvres ce sujet, La Mtaphysique du
corps. tude sur saint Jean Climaque, prsente d'abord comme
thse la facult de thologie d'Athnes, a t refuse par celle-ci
en raison de son contenu jug inacceptable pour l'Orthodoxie, et a
empch son auteur d'tre intgr au corps professoral de cette
facult. Ses thses personnalistes telles qu'elles ont t prsentes
d'emble dans La Personne et 1'ros sont apparues comme des
spculations philosophiques inspires de la pense de Heidegger12
bien loignes, quant au fond et la forme, des sources vang-
liques et de la tradition patristique, cette discordance tant aussi
souligne propos de leur dveloppement dans La Libert de la
morale1 3 et de leur vulgarisation dans La Foi vivante de l'glise
(dont le titre original est Abcdaire de la foi)1 4 Mais le plus sou-
vent c'est associ Zizioulas que Yannaras a t critiqu, relati-
vement aux prsupposs, aux concepts et aux thmes qui leur sont
communs75.
La pense de Zizioulas, dans sa dimension personnaliste (qui
seule fait l'objet de cette tude), est depuis de nombreuses annes
mal reue par un grand nombre de thologiens grecs appartenant
aux deux principales facults de thologie, celle de Thessalonique
et celle d'Athnes, et a fait l'objet de diverses critiques dans des
revues thologiques ou des livres parus en Grce76 Des critiques,

leur spiritualit et leur iconographie, vers le sentimentalisme, le pitisme et


l'alination religieuse.
71. Voir la critique radicale du pre PATRie (RANsoN), La Doctrine des No-
orthodoxes sur l'amour, Lausanne, 1990.
72. Voir la recension de N. MAKRis, dans Contacts, 97, 1977, p. 79-81.
73. Genve, 1982. Original grec: H EAeu9EQLa 'tou Tj9ov, Athnes, 1979.
74. Voir notamment V. HARRisoN, Yannaras on Person and Nature, St.
Vladimir 's Theological Quarter/y, 33, 1989-3, p. 287-298.
75. En dehors des tudes cites ci-dessous, divers aspects de la pense de
Yannaras et de Zizioulas ont t critiqus, dans le cadre gnral de la thologie
des annes 60 laquelle ils sont directement apparents, dans plusieurs
communications d'un colloque qui s'est tenu Volos du 6 au 8 mai 2005 et dont
les Actes ont t publis par P. KALAITZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et Th. AM-
PATZIDS (d.), Ava'IIXQ(il;n C1'tT) 1.1E'Ia7toAq.ux:l'J 9wAoyla. H "9wAoyla 'IOV '60,
Athnes, 2009.
76. 1. PANAGOPOULOS (1.), V'IoAoyla ij 9wAoyla 'IO 1tQOawnov. H
av1.1f3oAI'J ti'j na'IEQLK1 TQtaboAoyla ml'Jv x:a'IaVOTJOTJ 'to v9Qwn(vov
nQoawnov , Synax~ 13, 1985, p. 63-79; 14, 1985, p. 37-47; S. AGOURIDS,
MnoQOV 't nQ6awna 'If] TQtba v bwaovv 'Il') f3OTJ yt IlEQUova-
Ata'ttx: m)\j!et nEQi 'IO Av9Qc~mov; ExoAta a x:nme m}yXQove OQ96-
bo!;e 9wAoyu< 7tQOan9m , Synax, 33, 1990, p. 67-78 ; C. STAMOULIS,
IlEQi <l>w'I. IlQWawrcuc ij <j>vauc VQYELE Ev1.1f3oAT) a'Il') aUyXQOVTJ
7tEQi Ayla TQtbo 7tQof3ATJ~'ILKTJ U'I>v xwQo, Thessalonique, 1999; 1. KORNA-
222 PERSONNE ET NATURE

manant pour beaucoup d'entre elles de thologiens et de patro-


logues orthodoxes, sont galement apparues dans divers autres
pays, portant sur diffrents aspects des thories personnalistes de
l'auteur et sur leurs prtendus fondements patristiques 77

RAKIS, '0 ME'tQ01tOiU'tTJ IlEQYtXflOU K. lwaVVT} ZTJi:LO\Ji\a, " '0 <TT)f!aV'tl-


!C&t:EQO 'Oq86oE,o E>wi\6yo flE't 'tov Ayto fQ11y6qta ITai\afla"; )),
Orthodoxos Typos, 1654, 2006; P. KALAITZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et
Th. AMPATZIDS (d.), Ava'taqci.E,Et O'tTJ flE'ta7tOEflLKrJ ewi\oy[a. H "8wi\oy[a
'tou '60, Athnes, 2009, passim
77. Panni les critiques d'auteurs orthodoxes, on peut citer: 1. 1. lc jr.,
Persoan sau/~i ontologie in gndirea ortodox contemporan )), dans Persoand
si comuniune. Prinos de cinstire Pdrintelui Prof Ac. Dumitru Staniloae la
mplinirea vrstei de 90 de ani, Sibiu, 1993, p. 359-385 ; 1. 1. IC jr., "Dialec-
tica" Sf. loan Damaschinul- Prolegomen logico-philosofic a "Dogmaticii" )),
Studia Universitatis Babe~-Bolyai, Theologia Orthodoxa, 40, p. 121 ; L. TuR-
CESCU, Prosopon and Hypostasis in Basil of Caesarea's Against Eunomius and
the Epistles )), Vigiliae Christianae, 51, 1997, p. 375-395; V. HARRISON,
Zizioulas on Communion and Othemess )), St. Vladimir 's Theological Quar-
ter/y, 42, 1998, p. 273-300; J. BEHR, The Way to Nicaea, Crestwood, 2001,
p. 74-75; J. BEHR, The Pascal Foundations of Christian Theology )), St
Vladimir's Theological Quarter/y, 45, 2001, p. 123 ; L. TURCESCU, "Person"
versus "Individual", and other Modem Misreadings of Gregory of Nyssa )),
Modern Theo/ogy, 18, 2002, p. 527-539, repris dans S. COAKLEY (d.), Re-
thinking Gregory of Nyssa, Oxford, 2003, p. 97-110 ; A. LOUTH, John Damas-
cene: Tradition and Originality in Byzantine Theo/ogy, Oxford, 2002, p. 50-53 ;
R. LAZi, Hos(aropcK)o 6orocnoBJbe Mmponomna 3H3Hynaca, Belgrade,
2002; D. B. HART, The Mirror of the Infmite: Gregory of Nyssa on the
Vestigia Trinitatis)), Modern Theo/ogy, 18, 2002, p. 541-561, repris dans
S. COAKLEY (d.), Re-thinking Gregory of Nyssa, Oxford, 2003, p. 111-132;
J. BEHR, Faithfullness and Creativity )), dans J. BEHR, A. LOUTH et D. CONO-
MOS (d.), Abba: The Tradition ofOrthodoxy in the West: Festschriftfor Bishop
Kallistos Ware, Crestwood, 2003, p. 176; J. BEHR, The Trinitarian Being of the
Church )), St Vladimir 's Theological Quarter/y, 48, 2003, p. 67-88 ; D. BAHRIM,
Ontologie trinitar cu implicatii antropologice in opera Mitropolui loan
Zizioulas , mmoire de matrise ronotyp, lasi, 2003 ( paratre dans la revue
Basileia); J. BEHR, The Nicene Faith, Crestwood, 2004, p. 16, 414 ; L. TUR-
CESCU, Gregory of Nyssa and the Concept of Divine Persons, Oxford et New
Yorle, 2005 (Zizioulas est vis sans tre nomm) ; M. TORONEN, Union and
Distinction in the Though ofSt Maximus the Confessor, Oxford, 2007, p. 52-68
(Zizioulas est vis sans tre nomm); N. LOUDOVIKOS, Christian Life and
lnstitutional Church )), dans D. H. .KNIGHT (d.), The Theo/ogy of John Zizioulas.
Personhood and the Church, Aldershot, 2007, p. 125-132; ID., Person Instead
of Grace and Dictated Othemess: John Zizioulas' Final Theological Position)),
Heythrop Journal, 48, 2009, p. 1-16; A Eucharistie Ontology. Maximus the
Confessor 's Eschatological Ontology of Being as Dialogical Reciprocity, Brook-
line, Mass., 2010, p. 9-10, 202. Parmi les critiques d'auteurs appartenant
d'autres confessions chrtiennes (mais dont les critiques n'expriment pas tou-
jours le point de vue de leur propre confession), on peut citer : A. DE HALLEUX,
Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une
mauvaise controverse)), Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 129-155,
265-292, repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 215-268;
A. LEWIS, The Burial of God : Rupture and Resumption as the Story of
Salvation )), Scottish Journal of Theo/ogy, 40, 1987, p. 350-351; B. PETR,
Cristo Salvatore della verit personale dell'uomo nelle riflessione ortodossa
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 223
La mthode que nous suivrons dans cette tude consistera
examiner les aspects les plus problmatiques des thories de Yan-
naras et de Zizioulas en signalant leurs sources et leurs parallles
chez d'autres auteurs des courants personnaliste et existentialiste,
et en les valuant du point de vue de la tradition orthodoxe.
Le plus souvent, nous associerons les deux auteurs, car leurs
thmes sont largement communs, notamment parce qu'ils se fon-
dent sur les mmes prsupposs des courants personnalistes et

contempopranea, dans M. NAPELA et T. KENNEDY (d.), La Coscienza morale


oggi. Omaggio al prof Domenico Capone,. Rome, 1987, p. 397-405; G. BAIL-
LARGEAON, Perspectives orthodoxes sur l'Eglise-Communion. L'uvre de Jean
Zizioulas, Montral et Paris, 1989; J. G. F. WILKS, The Trinitarian Ontology of
John Zizioulas , Vox evangelica, 25, 1995, p. 63-88; A. J. TORRANCE, Persons
in Communion : Trinitarian Description and Human Participation, Edinburgh,
1996, p. 288-306 ; H. A. HARRis, Should we say that Personhood is Rela-
tional? , Scottish Journal ofTheology, 51, 1998, p. 214-234; M. VOLF, After
our Likeness. The Church as the Image oftbe Trinity, Grand Rapids, 1998, p. 73-
126; S. COAKLEY, "Persons" in the "Social" Doctrine of the Trinity: a Critique
of Analytic Discussion, dans S. T. DAVIS, D. KENDALL et G. O'COLLINS (d.),
The Trinity: an Interdisciplinary Symposium on the Trinity, Oxford, 1999, p.
137; R. M. FERMER, The Limits of Trinitarian Theology as a Methodological
Paradigm : Between the Trinity and Hel! there lies no other choice , Neue Zeit-
schriftfor systematische Theologie und Religionsphilosophie, 41, 1999, p. 158-
186; K. KILBY, Perichoresis and Projection : Problems with Social Doctrine of
Trinity ,New Blackfriars, 81,2000, p. 432-445; R. LAZU, La redcouverte de
la "nature". Essais sur le concept de physis dans la thologie du pre Dumitru
Staniloae , confrence donne en 1999 Bishop's University, Lennoxville,
Canada; version roumaine amplifie dans Farmecul discret al teologiei, Cluj-
Napoca, 2001, p. 62-78; E. RussEL, Reconsidering relational Anthropology:
A Critical Assessment of John Zizioulas's Theological Anthropology , Inter-
national Journal of Systematic theo/ogy, V, 2, 2003, p. 168-186; S. COAKLEY,
Introduction S. COAKLEY (d.), Rethinking Gregory ofNyssa, Oxford, 2003, p.
4-5; D. FARROW, Person and Nature: The Necessity-Freedom Dialectic in
John Zizioulas , dans S. R. HOLMES et M. RAE (d.), The Person of Christ,
Londres et New York, 2005, repris dans D. H. KNIGHT (d.), The Theo/ogy of
John Zizioulas. Personhood and the Church, Aldershot, 2007, p. 109-123;
T. McCALL, Holy Love and Divine Aseity in the Theology of John Zizioulas ,
Scottish Journal of Theo/ogy, 61, 2008, p. 191-205. Zizioulas n'a rpondu qu'
quelques-unes de ces critiques, et d'une faon souvent superficielle, accusant
leurs auteurs soit d'tre des reprsentants de l'essentialisme occidental, soit de
n'avoir pas compris sa pense. L'un de ses jeunes disciples cossais, A. BROWN,
a rcemment tent de rpondre aux critiques deL. Turcescu, J. Behr et A. Louth
dans On the Criticism of Being as Communion in Anglophone Orthodoxe
Theology , dans D. H. KNIGHT (d.), The Theo/ogy of John Zizioulas.
Personhood and the Church, Aldershot, 2007, p. 35-78, mais sa rponse, qui est
idologique plutt que scientifique puisqu'elle se rsume accuser les trois
auteurs de dpendre de la mentalit de la thologie anglicane postlibrale, est en
outre trs dcale, nQn seulement par rapport A. Louth qui a fait la preuve
depuis plusieurs dcennies dans le monde universitaire de ses qualits scien-
tifiques d'objectivit, mais par rapport L. Turcescu qui est un orthodoxe
d'origine roumaine et J. Behr qui est issu de l'migration russe, fils et petit-fils
de prtres orthodoxes. '
224 PERSONNE ET NA TURE

existentialistes, ont puis un grand nombre de sources commu-


nes et se sont mutuellement influencs au cours du temps.
Nous examinerons cependant, au cours de notre rflexion, cer-
tains traits particuliers l'un ou l'autre78.
Il va de soi que le projet de cette tude critique n'est pas de d-
fendre 1' essentialisme de la philosophie grecque antique ou de
certains courants thologiques des confessions chrtiennes occi-
dentales, ni le moralisme ou le pitisme de certains courants de la
spiritualit catholique, protestante ou orthodoxe moderne. Nous
nous associons mme largement (c'est--dire exception faite de
certains excs) aux critiques que ces deux auteurs leur ont adres-

78. Les relations entre les conceptions de Yannaras et de Zizioulas (et notam-
ment la critique du premier par le second) sont voques par C. AGORAS,
Personne et libert ou tre comme communion dans l'uvre de Jean
Zizioulas, thse dactylographie, Universit Paris IV-Institut catholique de Paris,
1992, p. 403-405, 406 s., 429 s., 436. I. 1. IcA jr., dans son excellente rflexion
critique sur le personnalisme de Yannaras et de Zizioulas ( Persoan sau/~i
ontologie n gndirea ortodox contemporan , dans Persoana si comuniune.
Prinos de cinstire Parintelui Prof Ac. Dumitru Staniloae la mplinirea vrstei de
90 de ani, Sibiu, 1993, p. 359-385) a galement dgag (p. 367-368) quelques
diffrences significatives entre les deux auteurs. 1) Celles-ci tiennent tout
d'abord, comme nous l'avons dj signal, aux prolongements particuliers
donns tel ou tel thme (1 'ros et la critique de la morale, de la philosophie et
de la civilisation occidentales chez Ylmnaras; l'ecclsiologie chez Zizioulas ... ).
2) On peut constater que l'apophatisme tient une place importante dans la pense
de Yannaras (dont l'une des premires uvres est Xa"LvtEYYEQ KaL AQwnayl'tT),
Athnes, 1967, tmd. fr.: De l'absence et de l'inconnaissance de Dieu d'aprs les
crits aropagitiques et Martin Heidegger, Paris, 1971), de mme que la notion
d'nergies divines, avec donc une rfrence forte la thologie palamite, tandis
que ces deux lments ne tiennent quasiment aucune place dans la pense de
Zizioulas. 3) On peut noter, en ce qui concerne les rfrences philosophiques
modernes, que chez Yannaras, c'est l' "ontologie fondamentale" de type exis-
tentiel de M. Heidegger qui est fondamentale, tandis que chez Zizioulas il y a des
rfrences importantes la pense hbrarque, plus exactement aux "ontologies
relationnelles'~ de E. Levinas et M. Buber (op. cit:, p. 367). 4) Zizioulas pra-
tique une attitude cumnique consquente envers le christianisme occidental,
tandis que Yannaras reprend dans une perspective hellnophile : a) certaines
positions slavophiles du sicle pass l'gard des confessions chrtiennes occi-
dentales; b) certains thmes dvelopps par J. Romanidis dans sa critique de
l'augustinisme et de l'Occident soumis la domination des Francs ; c) la
critique heideggrienne de l'onto-thologie occidentale. 5) En opposition avec
Zizioulas qui affmne une rupture totale avec la pense grecque antique, Yannaras
considre que la solution personnaliste du problme ontologique (l'tre est un
qui, un nous, pas un quoi ou un moi) n'est pas le rsultat d'une
rupture, mais se situe dans la continuit de la vraie thorie de la connaissance
propre la philosophie grecque (chez Hraclite, Dmocrite, Platon et Aristote, le
logos et la vrit sont dj identifis avec la communion). La civilisation occi-
dentale actuelle serait donc le produit d'une dshellnisation et d'une fausse r-
hellnisation produite au vm sicle lorsque les Francs ont renonc aux mcines
grecques de la civilisation de l'empire grco-romain, et ont mis ses fondements
l'ontologie essentialiste et individualiste d'Augustin, dveloppe ensuite par la
scolastique (cf. I. 1. IcA, op. cit., p. 368).
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 225

ses et leurs efforts pour rappeler que le Dieu chrtien n'est pas
un tre impersonnel, mais trois Personnes. Nous reconnaissons
aussi le bien-fond des critiques que nos deux auteurs ont adres-
ses au subjectivisme et l'individualisme de la pense occiden-
tale moderne, et la fausse conception de la personne qui en d-
coule, et nous apprcions ler intention de promouvoir une
conception authentiquement chrtienne de la personne humaine
qui puisse affronter la menace que font peser sur elle, notre po-
que, l'individualisme d'une part, et les totalitarismes politique,
conomique et technologique d'autre part. Nous reconnaissons
aussi l'apport positif des deux auteurs dans leur insistance sur la
dimension relationnelle et communautaire de la vie chrtienne qui
a t trop souvent sous-value au profit d'une pit individuelle
ayant perdu le sens de l'ecclsialit. Nous apprcions aussi leur
souci de prendre en compte des problmatiques contemporaines et
de dialoguer avec la pense moderne.
Nous nous inquitons cependant du fait que les deux auteurs,
pour parvenir leurs fins, ont oppos certains excs ou dficien-
ces constats juste titre dans certains courants de la thologie
occidentale ou dans certaines formes de pit lies aux diffrentes
confessions chrtiennes, certains excs et certaines dficiences
inverses. Cette rflexion de saint Grgoire le Thologien nous
vient l'esprit: Pourquoi faudrait-il imiter ceux qui, lorsqu'une
plante est dvie dans un sens, la tirent de force dans le sens op-
pos en corrigeant sa dviation par une dviation en sens inverse,
au lieu de se tenir dans les limites de la pit en la maintenant bien
droite entre les extrmes 79 ?
1'hyper-essentialisme et 1'individualisme qu'ils dnoncent
juste titre, nos deux auteurs opposent un hyper-personnalisme tout
aussi problmatique. Prtendant s'appuyer sur les textes patris-
tiques, ils en transforment en fait la signification ; ils rompent
l'quilibre des concepts patiemment labors et assembls par les
Pres pour rsoudre les difficiles problmes apparus lors des
controverses trinitaires et christologiques ; ils les rutilisent dans
le cadre d'une pense largement inspire par la philosophie mo-
derne, sous la forme d'un systme clos, qui rinterprte totalement
la thologie, l'anthropologie, la cosmologie, l'ecclsiologie et la
spiritualit orthodoxes, en inflchit souvent considrablement le
sens, et se propose d'en constituer une alternative.
Il nous a donc paru indispensable de mettre au jour les vrita-
bles sources d'inspiration de nos deux auteurs, de faire apparatre

79. Discours, XX, 5, SC 270, p. 68. '


226 PERSONNE ET NA TURE

le caractre non pertinent du sens qu'ils donnent certains


concepts de base, de montrer le caractre rducteur de leurs sch-
mas de pense, et de souligner le dcalage qui existe entre leur
vision de Dieu, de l'homme, du monde, de l'glise et de la vie
spirituelle, et celle dont l'glise orthodoxe a hrit de la tradition
patristique dont ils prtendent s'inspirer.

1. LA MTHODE ET LES SOURCES


DES THORIES PERSONNALISTES
DE Y ANNARAS ET DE ZIZIOULAS.

1. Le caractre philosophique de la pense


de Yannaras et de Zizioulas.

Les thories personnalistes de Yannaras et de Zizioulas se d-


ploient dans un domaine qui, par leur mthode, leur forme et leurs
rfrences, est celui de la philosophie religieuse. Ce mode de r-
flexion, trs diffrent de celui de la thologie telle qu'elle est
comprise et pratique dans la tradition orthodoxe, est depuis long-
temps celui de la thologie catholique et de la thologie protes-
tante80 (qui n'en connaissent gure d'autre), et est aussi celui qui
domine la pense thologique russe de la deuxime moiti du XIXe
sicle et de la premire moiti du xxe sicle 81 , avec comme repr-
sentants connus V. Soloviev, P. Florensky, S. Boulgakov et ses
disciples de l'cole de Paris (parmi lesquels P. Evdokimov),
ainsi qu'une partie de la pense thologique grecque moderne
(constituant en particulier le courant dit no-orthodoxe qui
s'identifie partiellement avec ce que l'on appelle aujourd'hui en
Grce la thologie des annes 6082 ). Il s'agit d'une rflexion
qui prend pour source le sujet pensant individuel, a un caractre
conceptuel et spculatif trs marqu, se fonde prioritairement sur
des sources philosophiques ou les mle aux sources patristiques ou

80. C'est parce qu'elle a la mme fonne et s'exerce selon le mme mode que
la pense de Zizioulas entre si facilement en .dialogue ( travers de nombreuses
tudes qui lui sont consacres) avec celle de thologiens modernes, catholiques
ou protestants, comme H. de Lubac, Y. Congar, K. Rahner, J. Moltmann, L. Boft:
C. Mowry LaCugna, E. Johnson, etc.
81. Nous verrons que Y annaras et Zizioulas se sont inspirs largement de
celle-ci.
82. Voir P. KALATZIDS, Th. N. PAPATHANASIOU et TH. AMPATZIDS (d.),
Ava'taQ~.f.El O'tTJ flE'ta7tOEflLKTJ ewAoyitx. H "8w..\oyia 'tOU '60, Athnes, 2009.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 227

scripturaires en les plaant sur le mme plan83, et se veut inno-


vante et moderne 84 . Ses rfrences la Sainte criture, aux Pres
et aux textes liturgiques se font a posteriori, et sont utilises non
titre de normes, mais de confirmation de la pense de 1'auteur, et
sont donc mises son service ; de ce fait, elles ont un caractre
trs slectif et subissent d'innombrables dformations85. Le rap-
port concret l'exprience ecclsiale et la vie spirituelle y est
minime, voire inexistant bien qu'il soit souvent prsent comme
essentiel et revendiqu comme fondement.
Ces remarques valent non seulement pour Yannaras (qui s'est
d'ailleurs lui-mme toujours considr comme un philosophe
plutt que comme un thologien), mais aussi pour Zizioulas, qui
se considre plutt comme thologien mais affirme la lgitimit de
l'interprtation des dogmes dans le langage et les concepts de la
philosophie contemporaine86 et a toujours eu le souci, jusque dans
ses derniers essais, d'entrer en dialogue avec la philosophie
moderne (Heidegger, Levinas, Lacan... ) et postmoderne . C'est
juste titre que Y. Spiteris, dans le chapitre de son tude sur la
thologie orthodoxe no-grecque consacr Zizioulas, note : Il
faut d'emble dire que l'originalit et l'acuit (et par l la diffi-
cult) de sa pense est due une forte vocation pour la philosophie
antique et moderne. Il part, presque toujours de catgories phi-
losophiques, ou du moins les prend comme prsupposs, pour
arriver ensuite des conclusions thologiques, faisant une relec-
ture des Pres qui ne trouve pas toujours l'accord de tous les sa-
vants orthodoxes ou catholiques87.
Le pre John Behr, professeur au Sminaire Saint-Vladimir de
Crestwood, a adress de svres critiques au projet de Zizioulas et
la mthode qu'il met en uvre dans son premier et principal
essai personnaliste : Les formules dogmatiques de l'glise ne
sont pas des exposs abstraits, indpendants qui peuvent tre utili-

83. En ce qui concerne Zizioulas, on en trouve un exemple caricatural dans


Human Capacity and Human Incapacity: A Theological Exploration ofPerson-
hood ,p. 438 (=Communion and Othemess, p. 241), o une rfrence Sartre
est place ct d'une rfrence aux Actes ,des aptres.
84. Dans son livre La Foi vivante de l'Eglise, Y annaras prconise une pense
audacieuse, qui ose crer quelque chose de neuf (p. 171 s.).
85. Ce reproche a t fait Yannaras et Zizioulas par divers thologiens et
patrologues (A. de Halleux, S. Agouridis, l. Panagopulos, 1. Ic jr., R. Lazu,
V. Harrison, L. Turcescu... ). Par exemple R. LAZU parle d'une lecture dvie et
dviante des texts patristiques (La redcouverte de la nature. Essais :sur le
concept de physis dans la thologie du Pre Dumitru Staniloae ,p. 3). , 1
86. (( To dvat ro eeo JCal '1:0 dvaL 'tO v6qW7tOU , Synax, 27, 1991,
p. 13-14.
87. La teologia ortodossa neo-greca, Bologne, 1992, p. 368.
228 PERSONNE ET NATURE

ss pour construire un systme mtaphysique rpondant nos


intrts existentiels ou philosophiques. Bien sr, la rflexion est
devenue toujours plus abstraite, mais l'issue d'une telle rflexion
en cours [celle de Zizioulas] est de dcrire les structures ultimes
de la ralit, d'laborer une ontologie fondamentale de "l'tre" ou
de la "communion" (ou des deux) qui tend fonctionner comme si
elle constituait le contenu de la rvlation elle-mme. Nous de-
vons faire trs attention de ne pas substituer 1'explication ce que
l'on cherche expliquer. L'auteur poursuit en remarquant que le
but de la rflexion thologique a toujours t et doit toujours tre
de prserver l'identit de la foi dans le Christ tel que nous le font
connatre les Saintes critures (c'est--dire le Christ concret de la
Rvlation}, non de construire un sytme de pense original 88 .
S'adressant ailleurs la mthode de Zizioulas, il note avec sv-
rit : Faire de la thologie de cette manire rduit la confession
chrtienne une mixture bizarre de mtaphysique et de mytho-
logie89.

2. Les sources modernes de la pense


de Yannaras et de Zizioulas.

La pense de Yannaras et de Zizioulas, nous l'avons dit, s'ins-


crit trs nettement dans un courant philosophique personnaliste et
existentialiste prexistant, et en reprend, comme nous allons le
voir, les schmes de pense, les principaux concepts et les princi-
pales ides tout en les adaptant, en les rectifiant ou en les prolon-
geant dans un sens qui se veut orthodoxe. Leur existentialisme est
videmment aux antipodes de l'existentialisme athe et leur per-
sonnalisme se dmarque d'un personnalisme subjectiviste et psy-
chologisant autant que du personnalisme socialisant li la notion
de sobornost90 , et ils cherchent tous deux un fondement dans la
thologie trinitaire. Nanmoins, sur bon nombre de points, les
influences ou les rminiscences restent nettement perceptibles.

88. Faithfullness and Creativity ,dans J. BEHR, A. LOUTH et D. CONOMOS


(d.), Abba : The Tradition of Orthodoxy in the West : Festschrift for Bishop
Kallistos Ware, Crestwood, 2003, p. 176. Cf. The Pascal Foundations of
Christian Theology , St Vladimir 's Theological Quarter/y, 45, 2001, p. 123 ;
The Way to Nicaea, Crestwood, 2001, p. 74-75.
89. The Nicene Faith, Crestwood, 2004, p. 16.
90. Voir ce sujet, en rponse certaines critiques, les prcisions de
ZIZIOULAS: T Elval'ro E>w Kai 1:0 ElvaL 1:o v8qwnou , Synax, 27, 1991,
p. 15-16; Person and Individual -a "Misreading" of the Cappadocians? ,
dans Communion and Othe mess, p. 173, 176, 177.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 229
Les crits de Yannaras, pour ce qui est de son ct personnaliste
et existentialiste, portent tous la marque trs nette de la pense de
Berdiaev9 1, une influence que l'auteur a d'ailleurs plusieurs fois
reconnue92 ; on y trouve aussi, surtout dans ses premires uvres,
une influence trs forte de la pense de Heidegger93 et de Sartre94.
Bien qu'il ait influenc d'une manire dterminante la pense de
Zizioulas9 5, Yannaras a t en retour influenc par certains dve-
loppements originaux de celle-ci96.
Quant Zizioulas, il est possible de trouver, dans tous les textes
o il exprime sa pense (et pour ce qui est du caractre person-
naliste et existentialiste de celle-ci), une rfrence, explicite ou
implicite, la pense de Vladimir Soloviev97, Nicolas Berdiaev98,
Martin Buber99, Vladimir Lossky 100, Emmanuel Levinas 10l, Mau-

91. Voir en particulier Cinq mditations sur l'existence, Paris, 1937 et surtout
De l'esclavage et de la libert de l'homme (1939), trad. fr. Paris, 1946, en
particulier chap. 1 : La personne, et chap. 2 : tre et libert. L'homme
esclave de l'tre.
92. Voir notamment le rcit de son itinraire spirituel: Kra<j>UyLO ibEwv.
MaQ'tUQa, Athnes, 1988, p. 256-257.
93. Voir surtout Sein und Zeit, 1934, trad. fr. L'tre et le Temps, Paris, 1964;
Einfiihrung in die Metaphysik, 1935, trad. fr. Introduction la mtaphysique,
Paris, 1967. L'influence de Heidegger est massive dans les premiers livres de
Yannaras: De l'absence et de l'inconnaissance de Dieu d'aprs les crits aro-
pagitiques et Martin Heidegger, Paris, 1971, d. originale grecque: Xai:V'tEY)'EQ
KaL AQwnayl'tfl, Athnes, 1967 ; To nQoowno KaL o 'EQW [La personne et
{'ros], Athnes, 1976. Rappelons que Sartre s'inspire la fois de Hegel, de
Husserl et de H~idegger.
94. Voir L 'Etre et le Nant, Paris, 1943; L'existentialisme est un humanisme,
Paris, 1966.
95. En particulier par son premier ouvrage La Personne et 1'ros.
96; On peut observer que dans La Libert de la morale et dans La Foi vivante
de 1'Eglise, Y annaras tient compte de certaines remarques et intgre certaines
vues et certains concepts de Zizioulas.
97. Voir en particulier sa Philosophie thorique et son article L'Ide de
Dieu. Cf. B. ZENKOVSKY, Histoire de la philosophie russe, trad. fr., t. II, Paris,
1955, p. 64-65.
98. Voir Cinq mditations sur l'existence, Paris, 1937 et surtout De l'escla-
vage et de la libert de l'homme (1939),_ trad. fr. Paris, 1946, en particulier
clJ.ap. 1 : La personne, et chap. 2 : Etre et libert. L'homme esclave de
l'Etre . ~
99. /ch und du, Frankfurt, 1923 ; trad. franaise: Je et Tu, Paris, 1938. Il es1
significatif que dans le tout P.remier livre de Zizioulas, qui est aussi sa thse -
L'Eucharistie, 1'vque et 1'glise durant les trois premiers sicles -, celui-ci,
lorsqu'il est incidemment amen voquer la notion de personne, se rfre i
Berdiaev et Buber (note 30, p. 41).
100. Thologie mystique de 1'Eglise d'Orient, Paris, 1944 ; 1'image et 1~
ressemblance dDieu, Paris, 1967. Nous avons vu prcdemment que les aspect1
pesonnaliste et existentialiste de la pense de Lossky avaient t eux-mme1
influencs par le courant personnaliste et existentialiste chrtien de son poque.
101. Totalit et infini, La Hay~, 1961. L'influence de Lvinas sur la thologi<
trinitaire, l'ecclsiologie et la thorie de l'intersubjectivit de Zizioulas es
230 PERSONNE ET NA TURE

rice Ndoncellel02, Martin Heideggerl03, Jean-Paul Sartrel04,


Nikolaos Nissiotis 105, Christos Yannarasl06. L'influence de ces
auteurs sur la pense de Zizioulas se peroit nettement, mme si,
sur certains points, il se dmarque explicitement de tel ou tel
d'entre eux 107 et souligne ce qui distingue son personnalisme du
personnalisme existentialiste108. travers ces auteurs, il est pos-
sible de faire remonter certains thmes fondamentaux de la pense
de Zizoulas certains repsentants de la philosophie idaliste al-
lemande comme Fichte, Schelling ou Kantl09 (une filiation que
l'on peut aussi trouver chez Yannaras).
On doit aussi remarquer que la pense de Zizioulas s'accorde
sur beaucoup de points avec celle de thologiens catholiques, pro-
testants ou anglicans modernes, tels que H. de Lubac 11 0, Leonardo
Bofflll, Paul Tillichll 2, Dietrich Bonhoefferll3, Wolfhart Pannen-

signale notamment par N. LOUDOVIKOS, A Eucharistie Ontology. Maximus the


Confessor 's Eschatological Ontology of Being as Dialogical Reciprocity,
Brookline, Mass., 2010, p. 10.
102. Prosopon et persona dans 1' Antiquit classique. Essai de bilan linguis-
tique, Revue des sciences religieuses, 22, 1948, p. 277-299.
103. Voir M. LAWRENCE, Theo-Ontology: Notes on the Implications of
Zizioulas' Engagement with Heidegger, Theandros. An Online Journal of
Orthodox Christian Philosophy and Theo/ogy, III, 2, Hiver 2005-2006, qui note
l'influence importante de la pense de Heidegger sur Zizioulas, tout en tudiant
spcialement un point o Zizioulas s'carte de Heidegger en suivant la critique
de Levinas. N. LOUDOVIKOS note aussi que l'on retrouve chez Zizioulas
l'indentification heideggerienne de l'tre avec son mode d'existence extatique (A
Eucharistie Ontology. Maximus the Confessor 's Eschatological Ontology of
Being as Dialogical Reciprocity, Brookline, Mass., 2010, p. 9), bien que
Zizioulas ai! apport cette ide quelques nuances.
104. L 'Etre et le Nant, Paris, 1943; L'Existentialisme est un humanisme,
Paris, 1966.
105. Existentialisme et foi chrtienne, Athnes, 1,956 (en grec).
106. To nqoowno xat o 'EQw [La Personne et l'Eros), Athnes, 1976.
107. Voir par exemple Du personnage la personne, dans L'tre
ecclsial, p. 37-39, n. 30; On Being Other ,dans Communion and Otherness,
p. 44-50; 74-75, n. 168; The Father as Cause, dans Communion and Other-
ness, p. 129-130, n. 53.
108. Voir On Being Other , dans Communion and Othemess, p. 57 ;
Person and Individual- a "Misreading" of the Cappadocians ? , dans Commu-
nion and Otherness, p. 171-177, passim.
109. Voir les parallles relevs par N. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace
and Dictated Othemess : John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 2.
110. Voir l'tude comparative de P. Mc PARTLAN, The Eucharist Mals the
Church: Henri de Lubac and John Zizioulas in Dialogue, Edinburgh, 1993.
Dans le domaine proprement anthropologique, H. DE LUBAC, dans la perspective
du christianisme social, voque la notion de personne comme tre en relation ;
voir P,ar exemple Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Paris, 1983
(1938\ chap. 11 :Personne et socit, p. 283 s.
111. De celui-ci, voir en particulier Trinity and Society, Londres, 1988, trad.
fr. Trinit et socit, Paris, 1990; Trinity , dans l. ELLACURIA et 1. SOBRINO
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 231
berg 114, John Macmurrayll5, David Jenkins 116, Catherine Mowry
LaCugna 117 Jrgen Moltmnn 118 ou Colin Gunton 119 On pourrait
encore, en ce qui concerne l'accent mis sur la continuit entre
personnit humaine et personnit divine, et l'importance prise,
ces dernires dcennies, dans les milieux thologiques catholi-
ques, protestants et anglicans, par les doctrines sociales de la Tri-
nit, trouver de nombreux parallles entre la pense de Zizioulas
et celle de divers thologiens modernes non orthodoxesl2.

(d.), Systematic Theo/ogy: Perspectives from Liberatin Theo/ogy: Readings


from Mysterium Liberationis, Maryknoll NY, 1993, p. 75-89. On trouvem quel-
ques lments de comparaison entre la pense de Zizioulas et celle de Boff dans
A. HUNT, The Mystery of the Trinity, Divine Communion and Human So-
ciety , Communication au colloque Subordinationism and the Doctrine of
Trinity , Trinity College, Parkville, 20 aot 2004.
112. Cette influence est souligne par Y. SPITERIS, La teo/ogia ortodossa neo-
greca, Bologne, 1992, p. 369, et par N. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace
and Dictated Otherness : John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 1-2. Zizioulas suivit Harvard paralllement les cours de
P. Tillich et G. Florovsky. N. Loudovikos considre qu'il est le fils spirituel de
l'un et de l'autre (p. 2). L'ontologie est un thme central de la pense de Tillich,
et il est probable que l'importance accorde par Zizioulas ce concept- absent
de la thologie orthodoxe traditionnelle - soit due en grande partie son influ-
ence.
113. Voir par exemple Human Capacity and Human Incapacity: A Theolo-
gical Exploration of Personhood , p. 440-441 (= Communion and Otherness,
p. 243). L'influence de Bonhoeffer sur Zizioulas est note par N. LOUDOVIKOS,
Cqristian Life and lnstitutional Church ,dans D. H. KNIGHT (d.), The Theo-
/ogy ofJohn Zizioulas. Personhood and the Church, Aldershot, 2007, p. 129.
114. Cf. Person ,Religion in Geschichte und Gegenwart, 3 d., V, p. 230-
235.
115. Voir en particulier Persons in Relation, New York, 1961, texte de cours
donns en 1953-1954 l'universit de Glasgow o Zizioulas fut galement pro-
fesseur.
116. The G/ory ofMan, Londres, 1967 ; What is Man ?, Londres, 1970.
117. De celle-ci, voir Godfor us. The Trinity and Christian Life, New York,
1993. Sur Zizioulas et LaCugna, voirE. T. GROPPE, Creation ex nihilo and ex
amore : Ontological Freedom in the Theologies of John Zizioulas and Catherine
Mowry LaCugna ,Modern Theo/ogy, 21, 2005, p. 463-496.
118. Cf J. RIGAL, Trois approches de l'ecclsiologie de communion :
Congar, Zizioulas, Moltmann ,Nouvelle revue thologique, 120, 1998,~p. 605-
619; J. WISEMORE, The "Neo-Cappadocians" : The Theological Family
Resemblance -of Moltmann, Zizioulas, and Gunton , Theo/ogy Research
Seminar, University of St Andrews, St Andrews, Scotland, 21 February 2001. De
Moltmann, voir surtout Trinitat und Reich Gottes, Munich, 1980.
119. Cf. 1. WISEMORE, The ''Neo-Cappadocians" :The Theological Family
Resemblance of Moltmann, Zizioulas, and Gunton , Theo/ogy Research
Seminar, University ofSt Andrews, St Andrews, Scotland, 21 February 2001. De
C. GUNTON, voir en particulier: Trinity and Anthropology , dans
C.E. GUNTON etC. SCHWOBEL (d.), Persons, Divine and Human, Edinburgh,
1991; The One, The Three and The Many, Cambridge, 1993; Father, Son and
Ho/y Spirit: Toward a Fui/y Trinitarian Theo/ogy, Londres, 2003.
120. R. S. ANDERSON, On BeingJ Human : Essays in Theologica/ Anthro-
pology, Grand Rapids, 1982; D. F. FORD, Self and Sa/vation: Being Trans-
232 PERSONNEETNATURE
Lorsque l'on considre ce double courant d'influence ou de
convergence, on ne peut attribuer qu' l'ignorance ou la navet
l'ide, souvent avance par certains reprsentants du courant int-
griste (ou traditionaliste) orthodoxe, que la pense de Zizioulas
serait une expression forte de l'identit orthodoxe. On est d'autre
part peu port considrer - comme le font les reprsentants du
courant progressiste (ou moderniste) - cette pense comme vrita-
blement innovante dans le cadre mme de la pense philosophique
et thologique moderne; l'innovation consiste surtout avoir
introduit et en partie impos cette pense dans le champ thologi-
que orthodoxe contemporain.

3. Le caractre binaire de la pense


de Yannaras et de Zizioulas.

Le pense de Yannaras et celle de Zizioulas se posent en


s'opposant- de manire souvent articifielle ou force- soit un
courant de pense essentialiste (ou substantialiste) rapport ou
bien la pense grecque antique, ou bien la thologie catholique
romaine, soit un courant de pense qualifi de pitiste ou de
moraliste rapport soit aux confessions chrtiennes occidentales,
catholique et protestante, soit l'Orthodoxie grecque ou russe
moderne (avec l'affirmation que celles-ci ont t influences par
celles-l), sans laisser de place, dans les deux cas, un ou
plusieurs autres points de vue. Cela permet aux deux auteurs de
s'assurer facilement une position forte et de convaincre leur
lecteur - port, devant des positions adverses aussi inacceptables,
se rallier leur propre pense - mais se rvle profondment
rducteur. On peut dplorer une forte tendance de nos deux
auteurs jeter le bb avec l'eau du bain. C'est le cas par
exemple, lorsque, sous le prtexte de s'opposer la conception
essentialiste qu'ils attribuent la thologie et l'anthropologie
latines, ils minimisent, dvalorisent et souvent mme vacuent
l'essence et la nature de leur reprsentation de Dieu et de
l'homme. C'est le cas aussi lorsque, sous le prtexte de s'opposer
la conception anselmienne de la satisfaction, ils ne reconnaissent
pratiquement aucun rle la Passion et la mort du Christ dans

formed, Cambridge, 1999; C.E. GUNTON etC. ScHWOBEL (d.), Persans, Divine
and Human, Edinburgh, 1991; C. E. GUNTON, The Promise of Trinitarian
Theo/ogy, Edinburgh, 1991 ; S. J. GRENZ, The Social God and the Relationa/
Self: A Trinitarian Theo/ogy of the Imago Dei, Louisville, 2001.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 233

Son conomie salvatrice. C'est le cas encore lorsque, s'opposant


une conception moralisante ou pharisaque de la vertu, ils rejettent
la notion de vertu hors du champ de leur prsentation de la
spiritualit. C'est le cas enfin lorsque valorisant la dimension
communionnelle de la vie ecclsiale, ils rejettent toute forme de
relation directe du fidle avc Dieu dans la vie spirituelle en la
prsentant comme individualiste. Et l'on pourrait multiplier les
exemples de ce genre.

Il. LES LMENTS PROBLMATIQUES


DU PERSONNALISME DE YANNARAS
ET DE ZIZIOULAS.

1. La conception gnrale de l'hypostase, de la personne,


de l'essence/substance, de la nature et de l'individu.

a. L'opposition entre la personne et 1'essence ou la nature.

L'un des deux principes de base de la thorie personnaliste de


Yannaras et de Zizioulas c'est une opposition (et non pas une sim-
ple distinction) entre les notions d'hypostase {i.m:6a'taaL) et de
personne (nQ6awnov) d'une part, et celles d'essence (oa(a)- ou
de substance (substantia) - et de nature (cpuaL) d'autre part, et
cela aussi bien dans le domaine de la thologie trinitaire que dans
celui de 1' anthropologie121.
Une telle opposition est un lieu commun de la philosophie per-
sonnaliste du xxe sicle. On la trouve notamment trs fortement
affirme dans la philosophie de Berdiaev122.
Cette opposition sec double d'une opposition entre l'existence
(rapporte l'hypostase ou la personne) et l'essence, qui est
quant elle un lieu commun de la philosophie existentialiste mo-
deme et que l'on rencontre notamment chez Berdiaev, Jaspers,
Gabriel Marcel, Heidegger ou Sartre.
Cette opposition est exprime dans les deux cas sous la forme
de la priorit (l'existence prcde l'essence; l'hypostase/la per-
sonne prcde 1' essence ou la nature), de 1'inclusion (la personne
englobe l'essence ou la nature dans sa totalit, mais n'est pas

121. Le second~principe de base, que nous examinerons ci-dessous, est


l'opposition de la personnit et de l'individualit.
122. Chez les auteurs qui n'utilisent pas les notions d'hypostase ou de
personne, l'existence est rapporte l'individu, mais elle reste oppose
l'essence comme la libert la nceSsit (voir infra).~
234 PERSONNE ET NA TURE

contenue par elle), de la transcendance ou du dpassement (la


personne transcende l'essence ou la nature, permet leur dpas-
sement dans une extase ) ou du conflit (l'essence ou la nature
nie a priori la personne en tant qu'altrit et libert; sur le plan
anthropologique, elle fait obstacle son mergence, et la ralisa-
tion de la personne exige une lutte contre les tendances de la na-
ture [assimiles aux lois gnrales de celle-ci ou la loi natu-
rellel23] et un dpassement de celle-ci 124).
Cette opposition s'explique par une conception trs particulire,
dfinie a priori, tant de la personne, que de l'essence ou de la
nature.

b. Une conception ngative de l'essence ou de la nature.

L'une des raisons de l'opposition que nous venons de mention-


ner est une conception a priori ngative ou pjorative de l'essence
ou de la nature 125 en gnral, c'est--dire qu'il s'agisse de
l'essence ou de la nature divine ou, plus encore, de l'essence ou de
la nature humaine.
L'essence est perue 1) comme tant dpourvue par soi de r-
alit et d'existence, et donc comme n'ayant aucun contenu ni au-
cune valeur ontologique, autrement dit aucune ralit vritable; 2)
comme excluant ou niant l'hypostase ou la personne en son alt-
rit, son identit et son unicit; 3) comme tant, en tant que

123. Dans son dernier livre, ZIZIOULAS insiste de nouveau sur ce point (cf.
On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 56-58).
124. Nous avons prcis sur le plan anthropologique, puisque, en Dieu, la
personnit est d'emble accomplie dans sa plnitude et que, comme juge bon de
le prciser Zizioulas, dans l'existence de Dieu nature et substance colncident
pleinement avec la personnit, et aucun conflit entre les deux tres n'est conce-
vable( On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 64). Cela n'em-
pche pas le mme auteur d'opposer, en ce qui concerne Dieu aussi, essence ou
nature et personne, et donner maintes fois comme argument que si, en Dieu, la
personne ne prcdait pas ontologiquement l'esseQce ou la nature, la personne
serait dtermine par elle et ne serait pas libre, une ide que l'on rencontre sou-
vent aussi chez Y annaras.
125. Les deux notions apparaissent comme quivalentes chez Y~ARAS (cf.
La Libert de la morale, p. 14, 15, 16 et passim ; La Foi vivante de l'Eglise, p. 82
et passim) et chez ZIZIOULAS, L'tre ecclsial, Introduction, p. 13, 14; On
Being a Person. Towards an Ontology ofPersonhood ,p. 41 (=Communion and
Otherness, p. 107); On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 56.
L'usage de la premire est cependant prdominant, et la seconde reoit une
connotation plus concrte et est applique le plus souvent l'homme en tant
qu'tre cr et dans ses rapports avec l'ensemble de la nature (au sens courant)
cre. noter que, dans les traductions franaises et les textes anglais, le mot
grec ousia est rendu par substance plutt que par essence.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 235

donn prdfini, susceptible de dterminer l'hypostase ou la


personne et de lui imposer ses limites, autrement dit comme
s'opposant a priori sa libert; concernant ce dernier point, de
nombreuses expressions de nos deux auteurs montrent que pour
eux essence ou nature signifient ncessit 126.
Cela est vrai en particulir pour l'essence ou la nature de
l'homme dont le caractre cr implique des limites, en particulier
spatio-temporelles, la limite suprme tant la mortl27.
tant incre, l'essence ou la nature divine n'est pas soumise
de telles limites, mais Yannaras et Zizioulas gardent l'ide typi-
quement existentialiste que si l'essence prcde l'existence elle la
dtermine et la limite, et que ce serait le cas pour Dieu Lui-mme
si Sa personne ne prcdait pas Son essence ou Sa nature et n'tait
pas la cause de celle-ci 128.
La conception ngative de l'essence, considre comme un
donn pralable qui impose ses limites l'existence, nie
l'identit et l'altrit de l'existant et restreint sa libert, est un lieu
commun de la philosophie existentialiste dans son opposition la
philosophie essentialiste, l'ontologie (philosophie de l'tre) et
l'onto-thologie (l'application de cette philosophie de l'tre la
thologie). On trouvera ce sujet de nombreux dveloppements
dans les uvres de Berdiaevl 29, mais aussi de Heidegger et de
Levinas (dans la pense desquels la critique de l'onto-thologie est
un thme majeur) et de Sartre.
L'insistance trs forte (et presque exclusive chez nos deux au-
teurs) sur les limites spatio-temporelles de la nature humaine et

126. Cf. C~ YANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-17 et passim; La foi


vivante de l'Eglise, p. 53-56, 82-83, 118-119 et passim; J. ZIZIOULAS, L 'Etre
ecclsial, Introduction, p. 13-14; Du personnage la personne, dans L'tre
ecclsial, p. 34, 37, 39; Human Capacity and Human Incapacity ,p. 409, 410
(= Communion and Othemess, p. 214); On Being a Person. Towards an
Ontology of Personhood ,p. 41 (= Communion and Othemess, p. 107); On
Being Other ,dans Communion and Othemess, p. 19, 39, 55, 56, 57-58.
127. Cf. C. YANNARAS, La Libert de_ la morale, p. 16-17,22,23, 26, 27,_28,
36, 45, 100, l96; La Foi vivante de l'Eglise, p. 82, 120; J. ZIZIOULAS, L 'Etre
ecclsial, Introduction, p. 13-14; Du personnage la personne, dans L'tre
ecclsial, p. 37, 39, 49, 55 ; Human Capacity and Human Incapacity , p. 409,
410 (=Communion and Otherness, p. 214); On Being a Person. Towards an
Ontology of Personhood , p. 43 {= Communion and Otherness, p. 109);
Christologie et existence, p. 162, 167-168, repris dans L'glise et ses
institutions, p. 58, 63-64 ; On Being Other , dans Communion and Otherness,
p. 18, 57-58,63 .
. 128. Cf. C. Y ANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-15; La Foi vivante de
l'Eglise, p. 51, 52J. 54, 55, 82, 120; J. ZIZIOULAS, Du personnage la
personne, dansL '.ctre ecclsial, p. 34, 37, et passim. ~
129. De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 33-35, 52-53, 79-86.
236 PERSONNE ET NA TURE

singulirement sur la mort est aussi un thme majeur de la pense


existentialiste en gnral et heideggrienne en particulier.
la dprciation mtaphysique de la nature, qui souligne ses
limites et sa dficience ontologique, s'ajoute une dprciation spi-
rituelle, qui consiste considrer que la nature n'est pas seulement
marque par la chute comme consquence du pch, mais qu'elle
s'identifie pratiquement la chute, ce qui fait du devenir temporel
un changement [ngatif] et un dclin sous la menace de la
mortl3 .
La conception ngative que Yannaras et Zizioulas ont de
l'essence prend la forme d'une vritable excration qui se ren-
contre chaque dtour de leur pense, si bien que le professeur
S. Agouridis a qualifi nos deux auteurs d' ousiomaques (litt-
ralement: gens qui combattent contre l'essence). Cette attitude
amne nos deux auteurs (Zizioulas plus encore que Yannaras)
minimiser la ralit, la place et le rle de l'essence ou de la nature
dans les domaines de la triadologie, de la christologie et de
l'anthropologie, o l'on semble avoir affaire des personnes sans
essence ou sans nature, et o tout ce qui s'accomplit s'accomplit
sans elles, au niveau de l'hypostase ou de la personne considre
comme la seule ralit vritable 131, le seul objet de l'ontologie
que nos deux auteurs proposent comme modle de la thologie
orthodoxe contemporaine.
Comme le note l. Ica jr. dans sa brillante critique de Yannaras
et de Zizioulas, on a affaire ici la rduction de 1'existence la
personne et de l'ontologie la personnologie 132 .

c. Une conception particulire et ngative de 1'individualit.

Dans le domaine de l'anthropologie, l'individualit (le fait


d'tre un individu)- qui correspond aussi ce que Zizioulas, et
parfois Yannaras sa suite, appellent l' hypostase biologique-
est apprhende par nos deux auteurs comme une catgorie
d'ordre naturel, surtout biologique (secondairement psychologique

130. J. ZIZIOULAS, Human Capacity and Human Incapacity , p. 419


(=Communion and Otherness, p. 223).
131. On pourrait citer de nombreux passages o nos deux auteurs affirment
l'identification de l'tre de Dieu ou de l'homme la personne. Par exemple
ZIZIOULAS crit: L'"t;re" de Dieu s'identifie la Personne (Du personnage
la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 35).
132. Persoani1 sau/~i ontologie in gndirea ortodox contemporan , p. 374,
383.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 237

et sociologique), mais avec une connotation ngative, et cela


plusieurs niveaux :
1) elle est constitue par un ensemble de traits naturels - biolo-
giques ou psychologiques -, sociologiques ou des qualits morales
qu'elle a, dans des proportions variables, en commun avec
d'autres individus (et qui constituent la personnalitl33 au sens
ordinaire ou le caractre); elle n'est donc pas unique ou radicale-
ment autre ; elle est un nombre qui peut tre sujet addition ou
combinaison;
2) elle signifie l'enfermement objectif dans le domaine de
1' essence ou de la nature, la soumission ses limites, et de ce fait
implique l'absence de libert; l'individualit subit spcialement
les limites (en particulier spatio-temporelles) de la nature cre, ce
qui la voue la dsintgration et la mort ;
3) en partie pour la raison prcdente, elle est synonyme de re-
pli sur soi, de renfermement, et signifie donc l'absence de com-
munion avec autrui (qu'il s'agisse de Dieu ou des hommes); elle
est en ce sens concevable en elle-mme (et non en relation) ;
4) elle se caractrise spirituellement -cela va de pair avec les
caractristiques prcdentes -par l'gocentrisme et l'gorsme (
l'oppos de l'amour);
5) elle implique une particularisation et un morcellement de la
nature, les diffrents individus divisant la nature en se l'appro-
priant chacun pour soi ;
6) elle se caractrise par une dficience ontologique (elle est
loignement de l'tre et perte de l'tre).
Par tous ces caractres elle est oppose la personnit - qui,
comme nous allons le voir, possde selon nos auteurs des carac-
tristiques contraires- et constitue un obstacle l'mergence et au
dveloppement de celle-ci 134.
Cette conception de l'individu et son opposition la personne
sont galement des lieux communs de la pense personnaliste :

133. Pour cette raison, Zizioulas distingue en anglais la personality (qui se


traduit en franais par personnalit ) et la personhood (que l'on peut mieux
traduire par personnit ).
134. Sur tous les points prcdents, cf. C. YANNARAS, La Libert de la
morale, p. 17, 18, 19, 22, 26-27 et passim ; La Foi vivante de l'glise, p. 102,
106, 113 ; J. ZIZIOULAS, Pu personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial,
p. 42-45 ; Human Capacity and Human Incapacity ,p. 408, 425-426, 428-429,
441 (=Communion and Othemess, p. 213, 229-230, 232-233, 243-244); Per-
son and Individual -a "Misreading" of the Cappadocians ? ; dans Communion
and Otherness, p. I7I-177,passim. '
238 PERSONNE ET NA TURE

Berdiaev leur consacre de longs dveloppements 135 ; on les trouve


aussi chez Buber 13 6 et chez Mounier 137. Dans le domaine de la
thologie orthodoxe, on les retrouve chez Lossky 138 (qui a t
influenc sur ce point par Berdiaev et par Mounier).

d. Une conception particulire et idalise de la notion de per-


sonne.

Yannaras et Zizioulas ont une conception trs particulire de la


personne, qui se situe trs nettement, comme nous l'indiquons
propos de ses diffrents aspects, dans la ligne de la philosophie
personnaliste et existentialiste moderne. Selon eux 139 :
1) Il convient de rcuser la dfinition, qui a son origine dans la
philosophie latine mdivale, de la personne comme substance
individuelle de nature rationnelle, de mme que celle, de carac-
tre subjectiviste, valorise par la pense occidentale moderne, qui
la conoit avant tout comme un sujet conscient (ou un axe de

135. Voir par exemple Cinq mditations sur l'existence, p. 173-174; De


l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 36-38.
136. Je et Tu, p. 98-100. Concernant la perte de l'ttre, BUBER note: L'indi-
vidu, en se distinguant des autres tres, s'loigne de l'tre (ibid., p. 99);
L'individu ne participe aucune ralit et n'en conquiert aucune (ibid.) ;
Plus l'homme est rgi par l'individu, plus le Je s'enfonce dans l'irrel (ibid.,
p. 100).
137. Voir par exemple Le Personnalisme, Paris, 1929, 12e d., Paris, 1971,
p. 35 s.; Manifeste au service du personnalisme, Paris, 1936. Pour BERDIAEV,
l'individu est une catgorie naturaliste, biologique et sociologique; il est
impossible de le penser autrement que comme une partie d'un tout (De
l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 36); L'individu est dtermin par
l'hrdit aussi bien biologique que sociale (ibid., p. 36-37); L'individuel est
tiraill de tous cts par les forces du monde (ibid., p. 38); L'individu peut
tre dfmi comme tant une partie la fois subordonne un Tout et comme un
centre d'auto-affirmation goste (ibid., p. 36); L'individu vit dans l'iso-
lement, proccup gocentriquement de lui-mme (jbid., p. 38).
138. Voir par exemple Thologie mystique de l'Eglise d'Orient, Paris, 1944,
p. 116-117. -
139. Cf. C. YA1'1NARAS, La Libert de la morale, p. 14-20, 41 et passim ;,La
Foi vivante de l'Eglise, p. 49-57, 77-83, 118 et passim ; J. ZIZIOULAS, L 'E,.tre
ecclsial, Introduction, p. 14-15; Du personnage la personne, dans L 'Etre
ecclsial, p. 32, 33, 36-37, 43, 45-46, 48-58; Human Capacity and Human
Incapacity ,p. 406-410 (=Communion and Othemess, p. 211-214); On Being
a Person. Towards an Ontology ofPersonhood ,p. 41-42, 43,44 (=Communion
and Othemess,p. 107-108, 109, 110); Christologie et existence, p. 170-171,
repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 66-67; eommunion et altrit,
p. 126; On Being Other>>, dans Communion and Othemess, p. 41-42, 57, 70;
Person and Individual -a "Misreading" of the Cappadocians? , dans
Communion and Othemess, p. 175-177; L'glise et ses institutions, p. 97,290,
345 et passim.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 239

conscience ). La personne ne se caractrise pas non plus par un


ensemble de caractres, de capacits ou de qualits d'ordre natu-
rel, biologique, psychologique, moral, social, etc., lesquels rel-
vent de l'individualit et non de la personnit. En effet, la per-
sonne est unique, tandis qu'a!Jcune de ces proprits (ou mme
aucun groupe de ces proprits) ne l'est puisqu'elle appartient
aussi d'autres individus 140. L'unicit de la personne (le fait
qu'elle est absolument unique) et son altrit (le fait qu'elle est
autre que l'essence et absolument autre que toutes les autres per-
sonnes141), caractre qui va de pair avec le prcdent, font partie
de ses caractristiques fondamentales.
2) La personnit n'est pas une catgorie naturelle ou mo-
rale, mais, selon l'expression de Berdiaev, une catgorie spiri-
tuelle142 . C'est encore, comme le dit galement Berdiaev, une
catgorie axiologique1 43 , autrement dit elle est porteuse d'une
valeur normative. Ce n'est pas un donn (comme l'essence ou la
nature), mais un idal raliser: l'hypostase humaine a pour tche
de devenir une personne 144 .Cette ralisation n'est possible que
grce au Christ et dans l'glise. La personne (que Zizioulas ap-
pelle aussi, pour cette dernire raison, hypostase ecclsiale ) est
dans sa plnitude une ralit eschatologique, dont les branches
sont dans le prsent mais les racines dans l'avenir.
3) L'homme est l'image de Dieu en tant que personne145.
4) La personnit est la catgorie ontologique par excellence146.
5) Cela s'explique par le fait que la personne est la cause ou le
principe de 1' essence ou la nature, et donc la prcde et la fonde
ontologiquement.

140. Cette ide se trouvait chez Berdiaev, mais aussi chez V. LossKY
(Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. 116-117).
141. Ces deux dfinitions de l'altrit apparaissent chez nos auteurs: la
premire surtout chez Zizioulas, la seconde chez Y annaras.
142. Cinq mditations sur l'existence, p. 166; De l'esclavage et de la libert
del 'homme, p. 25.
143. De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 22.
144. Cette ide tait dj trs prsente dans l'uvre de BERDIAEV. Pour lui,
la personne est l'idal de l'homme (De l'esclavage et de la libert de
l'homme, p. 22); le moi a la tche de raliser la personne (Cinq mditations
sur l'existence, p. 165); la personne doit se crer[ ... ] pendant toute la dure de
la vie (De 1'esclavage et de la libert de 1'homme, p. 22).
145. Cette ide se trouvait dj chez N. BERDIAEV, De l'esclavage et de la
libert de 1'homme, p. 53 ; cf. p. 54-55.
146. C'est aussi une ide commune de la philosophie personnaliste, que l'on
trouve chez BUBER (cf. Je et Tu, p. 98-100) ou chez BERDIAEV (De l'esclavage et
de la libert de l'homme, p. 80-81; p. 82: Il n'y a que la personne dont on
puisse dire qu'elle existe.
240 PERSONNE ET NA TURE
6) La personne n'est donc pas dfinie et dtermine par
l'essence ou la nature, laquelle ne constitue pas un donn qui
la limiterait a priori et auquel elle serait oblige de se soumettre.
La personne est donc libre par rapport 1' essence ou la na-
turel47.
7) Cette libert est une des caractristiques fondamentales de la
personne 148 . C'est par elle qu'elle s'affirme et se ralise 149.
8) L'indpendance de la personne par rapport l'essence ou la
nature et sa libert par rapport leurs limites, se manifestent dans
son caractre extatique qui est la fois la possibilit de et la
tendance sortir de soi et de se dpasser pour entrer en relation
avec les autres personnes, humaines et divines. C'est ainsi que la
personne s'actualise et s'accompJitlSO.
9) La personne est donc fondamentalement un tre en rela-
tion, qui peut mme se dfinir par ce caractre relationneJ1 51.

147. Cette ide occupait une place centrale dans la philosophie de BERDIAEV:
La ralisation de la personne n'est pas autre chose que la conqute de la libert
intrieure, d'une libert dsormais dgage de toute dtermination venant du
dehors (Cinq mditations sur l'existence, p. 204; cf. De l'esclavage et de la
libert de l'homme, p. 27) ; La personne est un tre libre (De l'esclavage et
de la libert de l'homme, p. 25). La personne est indpendante de la nature
(ibid., p. 27). Ce qui caractrise la personne, c'est la libert, l'indpendance par
rapport la nature (ibid., p. 37). la diffrence de l'individu, la personne
n'est pas dtermine par l'hrdit biologique et sociale, elle exprime la libert
de l'homme, la possibilit d'une victoire sur le dterminisme du monde (ibid.,
p. 37-38). Mais on peut trouver aussi les racines de cette ide chez d'autres
penseurs existentialistes (Heidegger, Sartre) qui la tiennent de Husserl et de Kant
(voir les parallles clairants tablis par N. LOUDOVIKOS, Person Instead of
Grace and Dictated Othemess: John Zizioulas' Final Theological Position,
Heythrop Journal, 48,2009, p. 2-3),
148. Il s'agit d'un thme fondamental du personnalisme et de l'existen-
tialisme, dont on pourrait trouver d'innombrables rfrences chez les philosophes
appartenant ces courants.
149. L'ide tait dj prsente chez BERDIAEV: La ralisation de la
personne est l'affranchissement de toute servitude (Cinq mditations sur
l'existence, p. 205).
150. YANNARAS, dans sa thse La Personne et l'ros, a dvelopp cette
conception extatique de la personne en se rfrant surto.ut Heidegger (qui utilise
le concept d'extase). ZIZIOULAS l'a reprise tout en exprimant, en suivant Levinas,
des rserves par rapport la position de Heidegger (Du personnage la
personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 37-39, n. 30). Il est noter cependant que
cette ide tait dj trs prsente chez BERDIAEV : L'homme est un tre qui se
dpasse, qui se transcende. C'est grce ce dpassement, cette transcendance
que l'homme russit raliser en lui la personne (De l'esclavage et de la
libert de l'homme, p. 30); Ne mrite d'tre considr comme une personne
que l'homme capable de sortir de lui-mme pour aller vers les autres et vers autre
chose (ibid., p. 45) ; La personne se trouve place devant le transcendant et,
en se ralisant, elle transcende (ibid., p. 55).
151. C'est un lieu commun de la philosophie personnaliste, mais aussi de
l'existentialisme. On trouve cette ide trs fortement affirme chez BERDIAEV :
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 241

10) La forme par excellence que prend cette relation est la


communion. C'est en particulier cette relation de communion qui
confre la personne son identit et son altrit (chaque personne
est un lment ontologique irremplaable de la relation, et est
affirme par les autres comme unique et ayant une valeur abso-
lue).
11) Cette communion est la forme par excellence de la relation
parce que celle-ci s'y ralise librement dans l'amourl52.
12) De ce point de vue la vie de la personne humaine a son mo-
dle dans la vie trinitaire, et la personne humaine est 1'image et
la ressemblance de la Trinit.
13) Le caractre extatique de la personne humaine signifie, en
tant que dpassement de son essence ou de sa nature cre et de
ses limites (en particulier spatio-temporelles) qu'elle appartient au
domaine de l'incr, de l'infini, et qu'elle est donc fondamentale-
ment une catgorie sumaturelle 153 . Elle est, dit Zizioulas, dans
ce monde mais pas de ce mondel54 .

La personne, mtaphysiquement, a besoin de communier avec autrui (Cinq


mditations sur l'existence, p. 173); la personne suppose l'existence d'autres
personnes et la communion avec elles (De l'esclavage et de la libert de
l'homme, p. 35); je ne puis pas dire moi sans noncer et poser dj par ce seul
acte le toi et le nous. [...]Le toi c'est un autre moi et le nous le propre contenu du
moi (Cinq mditations sur l'existence, p. 113); la personne, pour se raliser,
suppose la communaut (ibid., p. 187). On la trouve aussi chez BUBER: Au
commencement est la relation (Je et Tu, p. 38); l'homme devient un Je au
contact du Tu (ibid., p. 52) ; la personne apparat au moment o elle entre en
relation avec d'autres personnes (ibid., p. 97); celui qui est dans la relation
participe une ralit. [... ]O manque la participation, il n'y a pas de ralit
(Je et Tu, p. 97-98). On la retrouve galement chez LEVINAS (voir en particulier
Totalit et infini, La Haye, 1974 et Le Temps et l'Autre, Montpellier, 1979). Elle
n'est pas non plus absente de la philosophie de Heidegger pour qui la coexistence
est constitutive de l'tre-au-monde (Dasein) : tre-avec-autrui (Mitsein) est une
dtermination de l'tre-au-monde (Dasein) en tant que mien (Sein und Zeit, p.
152-153).
152. Cette ide a t abondamment dveloppe par BERDIAEV: La personne
est insparable de l'amour (De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 58) ;
La personne est trs troitement lie l'amour. C'est par l'amour qu'elle se
ralise, par lui que la communion vient se raliser (Cinq mditations sur
l'existence, p. 201); L'amour d'une personne, c'est la perception de son
identit et de son unit (ibid., p. 102).
153. C'tait aussi une ide chre BERDIAEV: La personne n'est pas,
comme l'individu, un phnomne naturel; elle n'est pas donne dans l'ordre de
la nature (Cinq mditations sur l'existence, p. 166) ; la personne est
constitue essentiellement par l'union du fini et de l'infini (ibid., p. 180). La
personne humaine dpasse l'humain ; elle est humano-divine ; l'homme
contient pour ainsi dire deux natures, il porte en lui une image qui est la fois
humaine et divine (De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 47-48).
Cependant, au-del de Berdiaev et du courant personnaliste et existentialiste, il
est possible de trouver les sources de cette opposition entre la personne comme
ralit fondamentale (ontologique), transcendantale (supra-empirique), libre de
242 PERSONNE ET NATURE

14) Pour ces raisons, la personne s'identifie pratiquement la


grceiss.
15) Par opposition l'individu qui correspond un fragment de
la nature et qui divise celle-ci en se l'appropriant pour lui-mme,
la personne englobe, comprend et porte en elle toute la nature. Elle
est autrement dit catholique au sens tymologique de ce terme
(kath 'oZon, selon le tout)l56.

e. La primaut de 1'hypostase/de la personne sur 1'essence/la


nature.

Un thme particulirement important de la pense de Yannaras


et de Zizioulas est que 1'hypostase ou la personne a une priorit
par rapport l'essence ou la nature et possde la primaut par
rapport elles. Cette primaut se manifeste :
-dans son caractre ontologique: l'hypostase ou la personne
est ontologiquement ultime ou ontologiquement premi-
re157 ; elle a une ralit absolue, alors que l'essence ou la nature
n'a pas d'existence en soi; de ce fait, seule la personne a un
caractre ontologique- d'o le non d' ontologie de la personne
parfois donn par les deux auteurs leur systme-, l'essence et la
nature sont exclues du domaine de 1' ontologie ;

toute dtermination, oppose la nature (ralit empirique, phnomnale, sou-


mise au dterminisme) dans l'idalisme allemand et jusque dans l'oppostion
qu'tablit Kant entre le Je transendantal dans sa ralit noumnale et le moi
empirique dans sa (moindre) ralit phnomnale. Voir ce sujet les intressants
rapprochements tablis par N. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace and
Dictated Othemess: John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 2-3,
154. Human Capacity and Human Incapacity ,p. 420 (=Communion and
Othemess, p. 224).
155. Comme le font remarquer l. IcA jr., Persoanll. sau/~i ontologie in
gndirea ortodoxll. contemporanll. , p. 374, et N. LOUDOVIKOS, Person Instead
of Grace and Dictated Othemess : John Z~ioulas' Firial Theological Position,
Heythrop Journal, 48, 2009, p. 3.
156. Cette ide se rencontrait dj chez BERDIAEV: La personne s'emplit
d'un contenu universel (De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 37) ;
seule la personne est capable d'avoir un contenu universel (ibid., p. 21); la
personne est le potentiellement universel (ibid., p. 23); chaque homme
particulier contient l'universel de l'existence humaine (ibid., p. 81); C'est
l'homme particulier, unique, qui contient l'humanit universelle, sans entrer dans
sa composition comme une simple partie subordonne (ibid., p. 85). Elle a t
reprise par V. LOSSKY ( l'image et la ressemblance de Dieu, Paris, 1967,
p. 104).
157. Ces deux expressions sont souvent utilises par Zizioulas.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 243

-dans le fait que c'est la personne qui fait exister l'essence ou


la nature et qui est constitutive de l'tre; l'tre se ramne ainsi la
personne. Ce fait a un fondement trinitaire: c'est la personne du
Pre qui est la cause de l'essence divine, non seulement pour les
deux autres personnes divines mais pour Lui-mmel58;
-dans la libert de la persom1e qui lui permet de n'tre aucu-
nement dpendante de l'essence ou de la nature, de n'tre pas
dfinie par elle, de n'tre aucunement dtermine par elle et de
n'tre pas soumise ses limites, mais au contraire de les trans-
cender, de leur chapper ou de les dpasserl59.
Cette ide de la primaut de la personne sur l'essence ou la na-
ture n'est pas originale: elle se trouve chez Berdiaev 160 ; elle
s'accorde avec le principe de la philosophie existentialiste selon
lequel l'existence prcde l'essence (Sartre) et s'oppose la
conception de la philosophie grecque antique et celle attribue
la thologie latine selon lesquelles l'essence prcde (voire trans-
cende) et dtermine 1'hypostase/les hypostases.
Cette conception se traduit par une minimisation, une dvalori-
sation de 1' essence ou de la nature (ou encore des nergies, qui se
rattachent celle-ci).
Si l'on rcapitule brivement l'ensemble de ces lments, on ne
peut que constater, avec le pre I. Ica jr., que les deux visions
[de Yannaras et de Zizioulas] se fondent sur un systme de
rductions, plus prcisment sur quelques quations rductrices
d'origine existentialiste :
- essence = nature = donn = ncessit = loi
-personne= relation= libert =amour= grcel61.

)58. Cf C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-15; La Foi vivante, de


l'Eglise, p. 54, 55 ; J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne, dans L 'Etre
ecclsial, p. 34-35; On Being a Person. Towards an Ontology ofPersonhood ,
p. 37-38,40-41 (=Communion and Othemess, p.103-104, 106-107).
159. Cf. C. _YANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-17 et passim; La Foi
vivante de l'Eglise, p. 53-57, 82-8), 119 et passim ; J. ZIZIOULAS, Du
personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 29-35, passim ; Human
Capacity and Human Incapacity , p. 408, 409-410, 414 (= Communion and
Othemess, p. 213, 214, 219).
160. La personne est plus primitive que l'tre. C'est ce qui constitue la base
du personnalisme (De l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 82).
161. Persoanii sau/~i ontologie n gndirea ortodox contemporanii , p. 374.
L'identification de la nature la ncessit et de la personne la libert et la
grce est galement signale parN. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace and
Dictated Othemess : John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 3-5. A. TORRANCE ( Personhood and Patristics in Ortho-
dax Theology: Reassessing the Debate , Heythrop Journal, 52, 2011, p. 702-
703) conteste la critique de Loudovikos Ur ce point, mais celle-ci rejoint celle
d'autres auteurs et c'est Torrance qui a mal lu et mal compris Zizioulas.
244 PERSONNEETNATURE
f Le caractre non patristique de la conception de l'essence (ou
de la substance), de la nature, de l'hypostase, de la personne et de
l'individu dans les thories personnalistes de Yannaras et de Zi-
zioulas.

Yannaras et Zizioulas prtendent s'appuyer sur les Pres - en


particulier sur les Cappadociens - pour justifier leurs thories
personnalistes 162.
Zizioulas affirme au dbut de son clbre article sur la personne
que la personne aussi bien comme concept que comme ralit
vcue est un pur rejeton de la pense patristique 163 . Cette affir-
mation est peut-tre vraie pour ce qui est des personnes divines,
mais certainement pas pour ce qui est de la personne humaine.
V. Lossky qui a pourtant fait de la personne un thme central de
ses crits crivait plus modestement : Pour ma part, je dois
avouer que, jusqu' prsent, je n'ai pas rencontr ce qu'on pourrait
appeler une doctrine labore de la personne humaine dans la
thologie patristique, ct d'enseignements trs nets sur les
personnes ou hypostases divines, et posait pralablement la
question de savoir dans quelle mesure notre dsir de trouver une
doctrine de la personne humaine chez les Pres des premiers si-
cles est lgitime. Ne serait-ce pas, ajoutait-il, vouloir leur at-
tribuer des conceptions qui peut-tre leur sont restes trangres et
que nous leur prterions nanmoins, sans nous rendre compte
quel point, dans notre manire de concevoir la personne humaine,
nous dpendons d'une tradition philosophique complexe, d'une
pense qui a suivi des voies trs diffrentes de celles qui pour-
raient se rclamer de la tradition proprement thologique 164 ?

En ce qui concerne la notion thologique de personne, on doit


tout d'abord faire remarquer nos deux auteurs que les Cappa-
dociens, mme s'ils ont une importance capitale dans le domaine
de la thologie trinitaire, ne reprsentent pas eux seuls toute la
tradition patristiquel65. Cependant, si l'on accepte de ne se rfrer

16f. Cf. C. YANNARAS, Philosophie sans rupture, p. 174-188; La Foi vivante


de} 'Eglise, p. 53-54 ; J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne, dans
L 'Etre ecclsial, p. 29-35; The Father as Cause: Personhood Generating
Otherness ,dans Communion and Otherness, p. 118-154,passim; Person and
Individual -a "Misreading" of the Cappadocians? , dans Communion and
Otherness, p.171-177.
163. Cf. Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 23.
164. l'image et la ressemblance de Dieu, p. 109.
165. Voir ce sujet les remarques de A. DE HALLEUX, Personnalisme ou
essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une mauvaise controverse,
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 245

qu'aux Cappadociens, on peut constater que l'interprtation qu'en


donnent Yannaras et Zizioulas est la fois partielle et partiale.
Cela a t dmontr entre autres et des degrs divers par
1. Panagopoulos 166, A. de Halleux 167, J. G. F. Wilks 168, L. Tur-
cescul69, V. Harrison 170 et N. Loudovikos 171 .
Si l'on se rfre saint MaXime le Confesseur - un auteur sou-
vent cit par Y annaras et par Zizioulas - on peut constater un d-
calage plus important encore entre la pense de nos deux auteurs
et la sienne: nul Pre n'a dvelopp une conception aussi positive
de la nature ni ne s'est montr aussi soucieux de prserver
l'quilibre, tant sur le plan de l'anthropologie que sur ceux de la
triadologie et de la christologie, entre hypostase/personne et es-
sence/nature172. Par ailleurs saint Maxime a donn de l'hypostase,

Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 141-142, repris dans Patrologie et


cumnisme, Leuven, 1990, p. 227-228. Celui-ci rappelle notamment
l'importance fondamentale, pour la thologie orthodoxe, de saint Athanase et
saint Cyrille d'Alexandrie.
166. Ov'toAoya t) SwAoya 'tO rrQOawrrou. H UUf.l~OTJ 'tfJ rra'tEQLKl
TQtaoAoya crriJv Ka'taVOTJUTJ 'tO av8qwrr(vou 7IQOOW7IOU , Synax, 13, 1985,
p. 63-79; 14, 1985, p. 37-47.
167. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 132-155,
repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 218-241. Les critiques
du pre DE HALLEUX s'adressent surtout Zizioulas; bien que connaissant les
positions de Yannaras, il ne juge pas possible de s'y arrter, pour la raison que
les affirmations de celui-ci sont trop gnrales et ne sont tayes par aucune
rfrence prcise (ibid., p. 218).
168. The Trinitarian Ontology of John Zizioulas , Vox evangelica, 25,
1995, p. 63-88.
169. ProsopoQ and Hypostasis in Basil ofCaesarea's Against Eunomius and
the Epistles, Vigiliae Christianae, 51, 1997, p. 375-395; "Person" versus
"lndividual", and other Modem Misreadings of Gregory of Nyssa , Modern
Theo/ogy, 18, 2002, p. 527-539 ; Gregory of Nyssa and the Concept of Divine
Persons, Oxford et New York, 2005. Les critiques de Turcescu s'adressent
galement Zizioulas pour la raison que c'est surtout lui qui, dans plusieurs
articles, a dvelopp cette rfrence aux Cappadociens. A. PAPANIKOLAOU a tent
d'apporter une .rponse au second article de Turcescu ( Is John Zizioulas an
Existentialist Disguise ? Reponse to Lucian Turcescu , Modem Theo/ogy, 20,
2004, p. 601-604) mais celle-ci parat bien faible, d'autant plus que Turcescu a
dvelopp et renforc son argumentation dans son livre sur Grgoire de Nysse
publi ultrieurement.
170. Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir's Theo/ogica/
Quarter/y, 33, 1989, p. 287-288; Zizioulas on Commu,nion and Othemess ,
St. Vladimir 's Theological Quarter/y, 42, 1998, p. 273-300 (passim).
171. Person Instead of Grace and Dictated Othemess : John Zizioulas' Final
Theological Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 3-4.
172. Voir J.-C. LARCHET, La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Conjsseur, Paris, 1996. J
246 PERSONNE ET NA TURE

de la personne et de l'individu des dfinitions qui ne correspon-


dent nullement celles que donnent nos deux auteursl73.
Cette dernire remarque s'applique galement saint Jean Da-
mascne174.
Sur divers sujet, nos ferons apparatre dans la suite de cette
tude d'importantes divergences entre la pense de Yannaras et de
Zizioulas et celle de saint Maxime le Confesseur. Nous voudrions
ici nous arrter sur un point important, concernant les notions de
logos de nature (A6yo <j>vaew) et de mode d'existence ('tQno
umiQ~Ew).
Contrairement ce que suggre Zizioulas dans une tude r-
cente, la notion de logos n'a pas chez saint Maxime une connota-
tion personnelle trs nette, ni mme une connotation de particula-
rit175, ni du fait d'une relation personnelle au Logos, ni du fait
d'une relation particulire avec la notion de diffrence (bta<j>oQa)
entre les tres. D'une part, lorsque Maxime insiste sur le fait que
les logoi sont originellement prvus, contenus et unifis par le
Logos, il n'a pas en vue une proprit personnelle, propre et in-
communicable, de la personne du Fils (pas plus que quand les
Pres soulignent le rle particulier du Fils dans la cration du
monde ils ne considrent qu'il s'agisse d'une uvre propre son
hypostase, laquelle le Pre et l'Esprit Saint ne seraient pas asso-
cis) ni une relation personnelle 'du Fils avec chaque logos, mais
plutt la fonction unificatrice du Logos et le fait qu'il est le prin-
cipe et la fin de tous les tres dfinis par ces logoi 176. D'autre part,
s'il est vrai que les tres sont diffrencs par des logoi diffrents,
il n'en est pas moins vrai qu'ils sont aussi associs, relis et unis
par des logoi communs. Comme nous l'avons expliqu ail-
leurs177: Pour Maxime, un tre singulier rpond un logos pro-

173. Cette divergence a t rcemment souligne par M. TORONEN, Union and


Distinction in the Though ofSt Maximus the Confessor, Oxford, 2007, p. 52-59,
o Zizioulas est vis sans tre nomm.
174. Le dcalage entre la conception de Zizioulas et celle de saint Jean
Damascne a t constat notammment par A. LOUTH, John Damascene :
Tradition and Originality in Byzantine Theo/ogy, Oxford, 2002, p. 50-53.
175. Cf. On Being Other, dans Communion and Othemess, p. 22-23,
section introduite par la remarque suivante : Ce fut le mrite de Maxime le
Confesseur de modifier l'ide de logos de sorte qu'elle puisse servir de base
une ontologie de la communion et de l'altrit ; p. 65 : le "logos de nature"
pour Maxime dnote non la nature comme telle mais la nature personnalise.
[...]Le "logos de nature" met l'accent sur la nature telle qu'elle est hypostasie
dans une personne; c'est la particularisation de la nature.
176. Cf. Ambigua Jean, 7, PG 91, 1077C, 1080A, 1081BC; 41, PG 91,
1313AB.
177. Introduction MAxiME LE CONFESSEUR, Ambigua, Paris-Suresnes, 1994,
p. 20-21.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 24 7
pre qui le caractrise et fait de lui un individu distinct et unique
(Ambigua Jean, 7, 1077C), et lui confre une valeur et un destin
propres par rapport Dieu. Le fait qu' chaque tre existant ou
exister corresponde un logos fonde en Dieu mme la diversit du
monde cr (cf. ibid., 22, 1256D-:J257A) et la singularit de cha-
que tre. Cette valorisation du particulier, qui prserve l'indpen-
dance et l'existence individuelle des tres crs, s'oppose profon-
dment la conception platonicienne selon laquelle le particulier
est une dchance de l'universel (les Ides ou Essences). Cela
n'empche pas que chaque tre rponde en mme teinps un
logos qui le situe dans un genre (yvo), un logos qui le situe
dans une espce ( eibo), un logos qui dfinit son essence ou sa
nature (Maxime se rfrant trs souvent ce logos, fondamental,
de la nature [A6yo -rfl <jn)aEw]), un logos qui dfinit sa cons-
titution {KQcim), des logoi qui dfinissent respectivement sa
puissance, son opration, sa passion, mais aussi ce qui lui est pro-
pre quant la quantit, la qualit, la relation, au lieu, au temps,
la position, au mouvement, la stabilit (ibid., 15, 1217AB; 17,
1228A-1229A), et un grand nombre d'autres logoi qui corres-
pondent ses multiples qualits. Ce n'est donc pas seulement un
unique logos qu'un individu correspond, mais une multitude de
logoi, lesquels sont nanmoins unifis et synthtiss dans son
logos propre. Certains de ces logoi appartiennent aussi d'autres
tres que lui; c'est ainsi que si certains logoi sont singuliers ou
particuliers, d'autres sont gnraux ou universels (ibid., 7, 1080A;
21, 1245B), et qu'une rcapitulation intellectuelle dans la contem-
plation et une unification spirituelle des logoi sont possibles en
s'levant du singulier l'universel travers les diffrents interm-
diaires et jusqu' leur Cause (ibid., 41, 1309C). Il y a aussi des
logoi selon lesquels s'effectuent l'union et la cohsion de ces di-
vers logoi au sein d'un mme individu et qui lui permettent
d'avoir son unit, ou au sein de l'univers entier, ce qui permet
notamment l'harmonie des diffrents constituants de celui-ci et la
cohrence des diverses lois qui rgissent son fonctionnement
(ibid., 17, 1228B-1229A ; 41, 1312B-D). Certains logoi dtermi-
nent l'ordre de coexistence et de succession des cratures (ibid.,
15, 1217A). Certains logoi encore dfinissent l'accroissement ou
la diminution quantitatifs des tres, tandis que d'autres dfinissent
leurs modifications qualitatives (ibid., 15, 1217A).~ Corrlative-
ment, certains logoi assurent la permanence et l'identit des tres
quant leur nature, leur puissance et leur opration relativement
au mouvement qui les affecte respectivement et aux relations
qu'ils ont entre eux ; selon ces logoi, les tres "ont un ordre et une
248 PERSONNE ET NA TURE

permanence, et ils ne s'cartent en rien de leur proprit naturelle,


ni ne se changent en autre chose, ni ne se mlangent" (ibid., 15,
1217A). Certains logoi ont ainsi une fonction particularisante, font
en sorte que les tres ne se confondent pas, et donnent chacun
d'tre diffrent, distinct et indpendant de tous les autres ; mais
d'autres logoi ont corrlativement une fonction unitive et font que
toutes les choses ne peuvent connatre de sparation et de disper-
sion en elles ou entre elles, mais sont en relation et se trouvent
unifies de,plus en plus largement selon que l'on s'lve de plus
en plus vers l'universel (ainsi les individus sont unis selon le logos
de l'espce laquelle ils appartiennent, les espces selon le logos
du genre auquel elles se rattachent), jusqu' parvenir une unit
suprme (ibid., 41, 1312B-1313B).
Un deuxime point discutable de l'interprtation de la pense de
saint Maxime par Zizioulas est l'ide que le mode d'existence
('tQ6no imtQ~ew) dsigne la personne au point de s'identifier
ellel78, et ne se rapporte donc qu' elle. Zizioulas note: Ma-
xime tablit clairement et catgoriquement une quivalence entre
les termes "mode d'existence ('tQ6no imtQ~ew)", le "comment"
les tres existent (nW etvaL), et l'hypostase personne 179. Cela
est vrai dans quelques passages et dans un contexte trinitaire o
Maxime suit une dfinition ancienne de l'hypostase comme mode
d'existence 180, mais d'autres contextes rvlent une conception
diffrente. La pense de saint Maxime est beaucoup plus com-
plexe que ne l'imagine Zizioulas en la rduisant la sienne. Et j'ai
longuement montr cette complexit dans une tude antrieurel81.
J'y renvoie le lecteur et j'en rappelle seulement quelques points.
On peut constater que sur soixante-dix occurrences de la dyade
logos-tropos que 1'on trouve dans 1' uvre de saint Maxime, cinq

178. Une telle identification est aussi tablie par ZIZIOULAS sans rfrence
Maxime. Cf. << On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 54 :
mode d'existence (= personnit) . Elle est ,habituelle aussi chez C. YANNA-
RAS (cf. La L,ibert de la morale, p. 14, 16, 18, 20, 26, 99 et passim; Le Foi
vivante de l'Eglise, p. 47, 55, 56, 77, 81, 82, 118 [la Divinit aussi bien que
l'humanit ont un mode d'existence commun : la personne ], et passim}, qui
cependant utilise aussi la notion de mode d'existence dans d'autres contextes.
179. Cf. J. ZIZIOULAS, On Being Other , dans Communion and Otherness,
p. 23, n. 34. Cf. Du personnage la personne, dans L'tre ecclsial, p. 34.
180. Cf. Ambigua Jean, 61, PG 91, 1401A; Ambigua Thomas, 1, PG 91,
1036C.
181. J.-C. LARCHET, La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Confesseur, Paris, 1996, p. 141-151,263-273.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 249
seulement se situent dans un contexte trinitaire 182, o saint Ma-
xime donne ces termes un sens trs proche de celui adopt par
ses prdcesseurs. Une majorit d'occurrences de ces termes cor-
respond une transposition et une adaptation de cette dyade
dans les domaines de la christologie (o elle est d'ailleurs utilise
dans des contextes et des sens diffrents), puis de l'anthropologie
et des rapports de 1'homme Dieu, et cette occasion saint
Maxime fait preuve d'originalit.
L'une des connotations principales que saint Maxime confre
ces termes, c'est que le logos est fixe, invariant, immuable, inalt-
rable183, correspondant en quelque sorte la loi de la nature184,
tandis que le tropos est sujet diversification, variation, modifi-
cation ou innovation185, correspondant la faon dont une essence
existe, dont un principe est appliqu, dont la nature opre ou,
s'agissant de l'homme, dont la personne use de ses puissances
naturelles ou exerce leur nergiei8 6. Ainsi, dans l'Ambiguum 42,
saint Maxime crit : Toute nouveaut, pour parler en gnral,
porte sur le mode ('tQ6rro;) de la chose innove, mais non sur le
logos de sa nature ; un logos innov, en effet, corromprait la
nature, en tant que ne gardant pas inaltr le logos selon lequel
elle est ; alors que le mode ('tQ6rro) innov, le logos de la nature
tant prserv, montre une puissance miraculeuse en tant qu'elle
montre l'vidence la nature oprante et opre au-dessus de sa
propre loi. Le logos de la nature humaine, c'est l'me et le corps et
d'tre la nature [constitue] d'une me raisonnable et d'un corps,
tandis que le mode ('tQ6rro) est l'ordre (1:a~t) dans l'opration et

182. Mystagogie, XXIII, PG 91, 701A, Sotiropoulos, p. 240. Ambigua Jean,


10, PG 91, 1136BC ; 67, PG 91, 1401A. Ambigua Thomas, 1, PG 91, 1036C.
Commentaire du Notre Pre, PG 90, 892D-893A, CCSG 23, p. 54.
183.Cf.AmbiguaJean, 15,PG91, 1217A;42, 1341D, 1345B.
184. Cf. Ambigua Jean, 31, PG 91, 1280A.
185. Ce principe vaut d'une manire gnrale (cf. ibid., 42, PG 91, 1341D),
aussi bien en thologie ou en christologie (cf. ibid., 36, PG 91, 1289BC. Ambigua
Thomas, 5, 1052AB, 1053B, 10530, 1056D) qu'en anthropologie, en
cosmologie (cf. Ambigua Jean, 15, PG 91, 1217AB), en ce qui concerne le
projet divin et la faon dont il s'accomplit (cf. ibid., 7, PG 91, 1097C), ou les
miracles que Dieu accomplit (cf. ibid., 42, PG 91, 1341D-1345A).
186. Dans les Questions Thalassios, la dyade a presque toujours un sens
gnral o le logos dsigne parfois la simple dfmition, le plus souvent la norme,
et le tropos les manifestations diverses de celle-l, la faon dont celle-ci est
applique, ou le comportement du sujet relativement elle ; ou encore les logoi
de la contemplation sont mis en parallle avec les tropoi de la praxis. C'est dans
le cadre de sa critique de l'orignisme d'une part et du monophysisme, du
mononergisme et du monothlisme d'autre part, que Maxime a donn un sens
plus technique ces termes et leur relation, que l'on trouve respectivement dans
les deux sries d'Ambigua et dans les Opu~cules thologiques et polmiques qui
sont dirigs contre ces dernires hrsies.
250 PERSONNE ET NA TURE

l'tre opr naturellement, souvent chang et altr sans cependant


que la nature soit en rien change par lui187.
Dans ce mme domaine de l'anthropologie, saint Maxime garde
par ailleurs du sens trinitaire de la dyade dj acquis par ses pr-
dcesseurs l'ide que le logos se rapporte l'essence ou la na-
ture, tandis que le tropos est relatif l'hypostase ou personne188.
Il faudrait pourtant se garder d'identifier purement et simple-
ment, sur la base de cette relation troite du tropos avec 1'hypos-
tase, le tropos l'hypostatique comme l'ont fait certains commen-
tateurs rcents de saint Maxime, quelques-uns allant jusqu' tra-
duire abusivement 'tQ6no par mode hypostatique et 'tQ6no
miQl;ew ou des expressions quivalentes par mode d'exis-
tence hypostatique.
Il est vrai que c'est l'hypostase qui dfinit le tropos, qui dter-
mine, en vertu de sa disposition de vouloir et de son choix, la
forme en quelque sorte de son mode d'existence. Mais ce mode
d'existence est celui de quelqu'un qui hypostasie une nature, qui a
et mme est189 une nature190. Il n'y a pas, dit saint Maxime, d'hy-
postase sans nature : l'hypostase est dans tous les cas une nature
[...] On ne saurait concevoir une hypostase sans nature191. Le
tropos uparxes ('tQ6no miQl;t:w) est le mode d'existence
d'une nature hypostasie. La notion d'existence ne se rfre pas
seulement l'hypostase : elle dsigne la nature dans la ralit
concrte qu'elle acquiert en tant qu'elle est hypostasie, assume
et particularise par une hypostase 192.
Dans le domaine de la christologie, la notion de tropos ne peut
pas non plus tre rduite une dimension purement hypostatique,
comme le fait Zizioulas en affirmant notamment que l'inno-

187. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1341D.


188. Cf. Opuscules thologiques et polmiques, 10, PG 91, 136D-137B.
189. Ainsi propos du Christ, Maxime affirme maintes reprises qu'Il est Ses
natures, sans que cela signifie une confusion de l'hypostase avec la nature ni une
rduction de celle-l celle-ci.
190. F. BRUNE remarque juste titre : Le "tropos" ne dsigne pas une
attitude personnelle, un "mode hypostatique" qui caractriserait la personne en
elle-mme sans se trouver aussi et en mme temps dans sa nature. [... ] Le
"tropos" dsigne donc autant un mode d'tre qu'un mode d'agir. C'est que saint
Maxime a bien vu qu'il tait impossible de traiter de la personne comme si elle
tait totalement indpendante de sa nature>> (La rdemption chez saint Maxime
le Confesseur, Contacts, 102, 1978, p. 147, 148).
191. Opuscules thologiques et polmiques, 23, PG 91, 264A.
192. Cf. J. MEYENDORFF, Le Christ dans la thologie byzantine, Paris, 1969,
p. 197.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 251

vation des natures dont parle Maxime se rfre au mode d'exis-


tence hypostatiquel93.
J'ai consacr ailleurs un long expos la pense de saint
Maxime ce sujet 194, mais il me parat indispensable d'y revenir
ici, en raison de son importance sur le sujet et pour bien montrer le
dcalage qu'il y a entre la pense de saint Maxime et l'interprta-
tion qu'en donne Zizioulas.
Comme l'indique saint Maxime lui-mme195, il convient de
distinguer, de la notion de rnovation, celle d'innovation au sens
strict196, la premire dsignant le rtablissement de la nature hu-
maine en son tat originel, tandis que l'innovation se rapporte
d'une part la nature divine du Verbe en tant qu'elle est unie,
selon Son hypostase, la nature humaine, et d'autre part la na-
ture humaine du Verbe en tant qu'elle est unie, selon Son hypos-
tase, la nature divine197, mais aussi et surtout en tant qu'elle
connat en Lui un mode nouveau d'engendrement, cette innova-
tion permettant justement la rnovation.
Se proposant de commenter la formule de saint Grgoire de Na-
zianze : Les natures sont innoves (KaLV<>'tof..I.O'taL) et Dieu
devient homme198 , saint Maxime explique trs clairement, dans
la deuxime partie de l'Ambiguum 42 : Les natures sont inno-

193. On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 24, n. 34.


194. J.-C. LARCHET, La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Conjsseur, Paris, 1996, p. 263-273. ZIZIOULAS se rfrant (superficiellement)
cette tude me reproche( On Being Other, dans Communion and Otherness,
p. 24, n. 34) une sorte d'incohrence en refusant un endroit l'association de
l'innovation de la nature selon son tropos avec le mode hypostatique d'existence
et en l'acceptant un autre endroit, mais mon analyse cet gard ne fait que
reflter la pluralit de significations que Maxime reconnat la notion de mode
d'existence.
195. Cf. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1320A, cit supra.
196. Le vocabulaire de Maxime ce sujet n'est pas absolument rigoureux. Il
utilise gnralement vavow, vaKmv;w, vaKatv6w, vaKatVLO}t6, pour
dsigner le renouvellement ou la rnovation de la nature, c'est--dire sa remise
neuf, sa restauration en son tat originel, mais parfois il utilise KaLVOUQYW
dans ce mme sens, comme dans Opuscules thologiques et polmiques, 15,
PG 91, 156CD . .Pour dsigner l'innovation au sens strict (c'est--dire l'intro-
duction de quelque chose de nouveau) il utilise KatVO'tOJ.lW, KaLVO'tOflla, plus
rarement Katviw, mais est tent d'utiliser vaKatviw tout en soulignant
l'improprit de ce dernier terme (cf. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1320A).
197. Ce type d'innovation qui permet la nature divine et la nature humaine
d'tre unies selon le mode ('l:Q6no) de l'union selon l'hypostase sans qu'aucune
d'elles soit altre selon son logos est voqu par Maxime en Opuscules tholo-
giques et polmiques, 3, PG 91, 48CD : L'Incarnation est une dmonstration
clatante de la nature et de l'conomie ; je parle du logos naturel des [ralits]
unies et du mode de l'union selon l'hypostase, celui-l-garantissant, celui-ci
innovant les natures, sans mutation ni confusion.
198. Discours, XXXIX, 13, SC 358, p. 176.8-9.
252 PERSONNE ET NA TURE

ves, la divine acceptant par libre volont un engendrement char-


nel selon nous, d'une manire merveilleuse, par bont et amour
sans mesure pour l'homme ; la ntre produisant d'une manire
extraordinaire, sans semence, pour un Dieu qui incarne, par une
institution trangre contraire la nature, la chair doue d'une
me raisonnable qui est en tout la mme que la ntre et n'en dif-
fre pas sauf le pch ; et le plus extraordinaire, c'est que rien de
la loi de la virginit n'a t retir par l'engendrement celle qui
est devenue mre. Innovation (KaLvmol-l(a) proprement, non seu-
lement le fait que le Dieu Verbe sans commencement, indicible-
ment engendr par Dieu le Pre, soit engendr temporellement
selon la chair, mais aussi le fait que notre nature donne sans se-
mence une chair et qu'une vierge enfante sans corruption. Chacun
de ces faits rendant manifeste l'innovation cache compltement et
montre la fois le logos indicible et inconnaissable selon lequel Il
est venu, cela par le mode ('rQ6no) au-dessus de la nature et de la
connaissance, ceci par le logos de la foi qui il appartient de saisir
tout ce qui est au-del de la nature et de la connaissance199.
On retrouve la mme explication plus brivement dans le
dixime des Quinze chapitres : Les natures sont innoves (KaL-
VO'rO!-lovSaL) et Dieu devient homme. Non seulement la [nature]
divine, constante et immobile, mue vers la [nature] mobile et
inconstante afin que cesse son dportement. Et pas seulement la
[nature] humaine qui, sans semence, au-dessus de la nature,
cultive une chair mene son terme par le Verbe, afin que cesse
son dportement200.
On trouve dans l'uvre de Maxime bien d'autres allusions
cette innovation des natures. Dj dans ce qui est sans doute l'une
de ses toutes premires uvres, la Vie de la Vierge, il note que la
Vierge savait [que le Christ] tait[ ... ] l'innovateur et le commu-
tateur des natures comme Il le voulait, Lui qui avait habit son
sein ~lus haut que les natures et prserv sa virginit incorrom-
pue2 1 . Mais souvent c'est la seule innovation concernant la
nature humaine qu'il voque. Dans la 65e des Questions Thalas-
sios, il crit: C'est Lui qui a t fait-sans semence selon la chair
par Dieu seul, et Il a innov les lois des choses tablies selon la
nature202. Et dans le se des Ambigua ad Thomam : Il a innov

199. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1313CD.


200. Quinze chapitres, 10, PG 90, 1182C.
201. Vie de la Vierge, 68, CSCO 479, p. 58.
202. Questions Thalassios, 65, PG 90, 769A, CCSG 22, p. 299.760-764.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 253
les lois de l'engendrement selon la nature, et sans semence
d'homme Il est devenu vrai homme203.
Comme cela ressort de ces derniers textes, l'innovation concer-
nant la nature humaine se rapporte au mode selon lequel le Christ
est engendr. Cela est explicite dans d'autres passages204.
plusieurs reprises, saint MXime fait intervenir la notion de
logos ct de celle de tropos afin de montrer que le Christ
innove la nature dans son mode ('tQno) de venue l'existence
mais pas dans le logos de son essence, autrement dit que l'inno-
vation de la nature assume ne la dnature pas, ne change pas ce
qui la caractrise essentiellement, et que donc c'est bien notre
nature avec ses composantes et toutes ses caractristiques essen-
tielles que le Verbe assume ds l'origine de Son Incarnation, et
non pas une autre nature, ce qui serait le cas si c'tait le logos
mme qui tait innov. Cela fait l'objet d'une insistance parti-
culire dans l' Ambiguum 42 : Il a accompli le plus rellement
nouveau (KaLV'ta'tov) de tous les mystres, celui de Son Incar-
nation pour nous, en ce qui concerne le mode ('tQno) mais non
le logos, par l'assomption d'une chair au moyen d'une me
intellective, ineffablement conu sans semence, et engendr
vraiment sans corruption homme parfait, /ayant une me intel-
lective avec un corps de cette mme conception indicible205.
Devenant vraiment homme, Il confirme qu'Il en a la nature par-
faitement, en mme temps que l'tre, selon la gense, innovant
(KaLVO'tOf.LTJOaV'ta) la seule innovation (KaLVO'tOf.Lta) de la nature
-j'entends la conception par semence et l'engendrement dans la
corruption que la nature avait contracts aprs la transgression,
chutant de l'accroissement divin et spirituel dans l'accroissement
quantitatif-, mais non le logos de la nature selon lequel elle est et
devient, tant, en mme temps qu'elle a l'tre, ne d'une me
raisonnable et d'un corps206.
On retrouve la mme explication, plus brivement, dans le
4e Opuscule thologique et polmique : En Lui l'lment hu-
main diffre du ntre non par le logos de la nature mais par le
mode ('tQno) nouveau de la gense ; tant le mme, d'une part,
selon l'essence, n'tant pas le mme, d'autre part, selon l'absence
de semence; puisque [cet lment humain] n'tait pas simple mais

203. Ambigua Thomas, 5, PG 91, 1049B.


204. Opuscules thologiques et polmiques, 4, PG 91, 61B; 20, PG 91, 240B.
Ce dernier passage commente le mme passage du Pseudo-Athanase que Dispute
avec Pyrrhus, PG 91, 320BC, d. Doucet, p. 575-576.
205. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1344D-1345A.
206. Ibid., 1341BC. '
254 PERSONNE ET NA TURE

tait celui de Celui qui, en vrit, S'est fait homme pour


nous207. De mme dans la Dispute avec Pyrrhus: Ce n'est pas
le logos de la nature qu'a innov, en devenant homme, le Dieu de
l'univers- puisqu'Il ne serait plus un homme non plus, s'Il n'avait
pas le logos de la nature sous tous les rapports sans lacune et sans
altration -, mais le tropos (-rQ6no), c'est--dire la conception
par semence et l'engendrement par corruption208.
Dans l'Ambiguum 42 Maxime prsente de manire gnrale
(applicable d'autres innovations extraordinaires opres par
Dieu dans le cadre de Son conomie) la signification que revt ici
la distinction du logos et du tropos : Toute innovation, pour
parler en gnral, porte sur le tropos de la chose innove, mais non
sur le logos de sa nature ; un logos innov, en effet, corromprait la
nature, en tant que ne gardant pas inaltr le logos selon lequel
elle est, alors que le tropos innov - le logos de la nature tant
prserv- montre une puissance miraculeuse en tant qu'elle mon-
tre l'vidence la nature oprante et opre au-dessus de sa propre
loi. Le logos de la nature humaine c'est l'me et le corps et le fait
d'tre la nature [venue] d'une me raisonnable et d'un corps, tan-
dis que le tropos est l'ordre dans l'opration et l'tre opr natu-
rellement, souvent chang et altr sans cependant que la nature
soit en rien change par lui209. >>
Il ressort trs clairement de ces textes que l'innovation est bien
innovation des natures, et aucunement d'un quelconque mode
d'existence hypostatique, ou d'un suppos mode d'agir hy-
postatique, ou encore d'une modalit hypostatique de la filia-
lit , notions sur la base desquelles ont t construites quelques

207. Opuscules thologiques et polmiques, 4, PG 91, 60C.


208. Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 320C, d. Doucet, p. 576. Cet extrait fait
partie du commentaire de ce passage du PSEUDO-ATHANASE : Il est n d'une
femme, en assumant en Lui-mme, ds son faonnement, la forme d'un homme,
pour donner une preuve de Sa chair ; sans les volonts chamelles ni les calculs
humains, pour donner une image de la nouveaut. Car la volont tait celle de la
divinit seule (Contr. Apoll., II, 10, PG 26, l148C). Maxime commence par
faire remarquer: Pour qui n'est-il pas clair, si fa vue de son me n'est pas tout
fait obstrue, que ce n'est pas sur le logos essentiel mais sur le mode d'existence
(1:Q61tO umiQE,Ew) du Christ selon la chair qu'Athanase fait porter cet expos?
Il voulait montrer que l'Incarnation est une uvre de la seule volont divine
[...]et non le rsultat d'un mouvement chamel et de calculs humains, c'est--dire
du mariage (Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 320B, d. Doucet, p. 575-576).
M. DOUCET dans sa traduction met mode d'origine plutt que mode
d'existence et justifie ainsi sa traduction : L'expression "tropos uparxes ",
qui peut souvent tre rendue par "mode d'existence" semble garder ici son sens
originel de ''mode d'origine" (La Dispute de Maxime le Confesseur avec
Pyrrhus, Montral, 1972, p. 735, n. 59 de la traduction).
209. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1341D.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 255

interprtations rcentes. Ces interprtations, ne percevant pas bien


les diffrents sens que revt pour Maxime la notion de tropos,
voient systmatiquement dans celle-ci un mode d'existence hy-
postatique (alors que ce dernier qualificatif ne se trouve jamais
dans les textes joint l'expression mode d'existence), un
mode hypostatique (expression qu'on ne trouve pas non plus
dans les uvres de Maxime) ou un mode d'agir hypostatique
(mme remarque). Si dans certains cas le mot tropos a bien une
connotation hypostatique (que ce soit dans son acception trinitaire
originelle ou quand, en anthropologie, comme nous 1~avons vu
prcdemment, et parfois en christologie, comme nous le verrons
par la suite, il dsigne un mode d'existence dfini par la personne
ou un comportement choisi par celle-ci), il n'a pas ce sens dans
tous les cas et dsigne souvent le mode d'existence de la nature
elle-mme, distingu de son logos essentiel (la nature pouvant tre
ainsi change quant son tropos sans tre altre quant son lo-
gos). C'est le cas quand il s'agit de l'innovation des natures, alors
mme que le mot tropos revt plusieurs sens.
Tropos peut dsigner dans un premier sens le mode de l'union
selon l'hypostase, c'est--dire la faon dont les natures se trouvent
unies l'une l'autre selon l'hypostase du Verbe, faon neuve
d'exister pour chacune d'elles dans la mesure o elles ont ainsi
une relation qu'elles n'avaient pas auparavant, ce nouveau mode
de relation ne modifiant cependant pas le logos de chacune d'elles,
la nature divine restant la nature divine sans aucune altration, la
nature humaine restant la nature humaine sans aucune modifica-
tion de ce qu'elle est par essence, ce qui est, au fond, une autre
faon d'exprimer le dogme de Chalcdoine.
L'innovation des natures selon le tropos peut d'autre part signi-
fier, en ce qui concerne la nature divine, qu'elle se trouve unie,
selon l'hypostase du Verbe, la nature humaine.
Zizioulas pour justifier son ide que le mode d'existence dsi-
gne l'hypostase et ne concerne pas la nature avance l'argument
que si l'innovation portait sur les natures (en l'occurrence la
nature divine), cela impliquerait que dans l'Incarnation, la nature
du Pre et de l'Esprit serait galement innove puisqu'ils parta-
gent la mme nature que le Fils21 O. Mais c'est justement par le fait
que le mode d'existence s'applique la nature en tant distingu
du logos de cette nature que la nature divine peut tre innove
dans le Christ selon son mode d'existence (en connaissant un
mode d'existence nouveau o elle est unie la natur~ humaine)

210. On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 24, n. 34.


256 PERSONNE ET NA TURE
sans tre pour autant change en Lui et dans le Pre et 1'Esprit
selon son logos. Ce mode d'existence nouveau de la nature divine
n'est certes pas sans rapport avec l'hypostase du Verbe, puisqu'il
a lieu en elle et du fait que la nature divine se trouve unie selon
1'hypostase (et non selon la nature) la nature humaine ; mais cela
ne signifie nullement que ce mode nouveau (dsign dans ce
contexte comme innovation) soit hypostatique au sens o il s'ap-
plique l'hypostase et non la nature.
Relativement la nature humaine, l'innovation est, selon saint
Maxime, le fait pour la nature humaine de se trouver unie dans
l'hypostase du Verbe la nature divine selon un mode (tropos) tel
(ou d'une faon telle) que ses caractristiques essentielles (logos)
n'en soient pas altres.
Mais c'est aussi et surtout (la plupart des textes portent
l-dessus211) la conception sans semence et 1'engendrement sans
corruption du Christ (autrement dit Sa naissance virginale). Il y a
innovation de la nature quant son mode (ou tropos) de venue
l'existence (ou gense), par rapport au mode (ou tropos) de venue
1'existence conscutif au pch ancestral o la conception se fait
par semence et l'engendrement s'effectue dans la corruption. Ce
mode nouveau, souligne Maxime, ne porte pas atteinte au logos de
la nature dans la mesure o la nature humaine du Christ garde
bien, malgr ce mode nouveau de venue l'existence, tous ses
caractres essentiels et est notamment compose, ds sa venue
l'tre, de ses deux constituants essentiels, l'me et le corps212.
Dans l'Ambiguum 42, Maxime, avant de citer ce dernier mode
d'innovation, prsente d'autres exemples d'innovations ralises
par Dieu avant l'Incarnation du Verbe qui sont en fait tous les
miracles qu'Il a accomplis sous l'Ancienne Alliance, autrement dit
tous les faits qu'Il a produits surnaturellement, c'est--dire au-
dessus des lois naturelles sans pour autant porter atteinte au logos
essentiel des choses sur lesquelles portaient ces miracles, par
exemple en transposant en un autre genre de vie contraire celle
chamelle et soumise la corruption noch et lie ces bienheu-
reux, non par altration de nature, mais par substitution de la di-

211. M. DOUCET le remarque : La nouveaut qui polarise 1'attention de


Maxime,[ ...] c'est le mode nouveau de naissance humaine du Christ, mode sans
semence ni corruption qui restaure l'incorruptibilit (Vues rcentes sur les
"mtamorphoses" de la pense de saint Maxime le Confesseur , Science et
Esprit, 31, 1979, p. 271).
212. L'Ambiguum Jean 42 (PG 91, 1316A-1349B) est pour une part im-
portante (1321D-1341C) consacr la rfutation de la thorie qui affirme que
l'me prexiste au corps et de celle qui afftrme au contraire que le corps prexiste
l'me.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 257

rection et de l'administration de celle-ci ; [... ] en honorant Abra-


ham et Sara[... ] d'un enfant, contrairement l'ge, au terme et au
temps auxquels est habituellement soumise la nature pour l'enfan-
tement; [... ]sans du tout changer en cela le logos selon la nature,
en enflammant le buisson sans qu'il brle; en changeant de l'eau
en sang en gypte, sans que sa natre lui soit aucunement dnie,
l'eau persistant en sa mme nature mme aprs qu'elle fut
devenue rouge213 ,etc.
Le principe gnral que saint Maxime nonce pour distinguer
logos et tropos fait clairement apparatre que le tropos concerne
non pas l'hypostase mais la nature (dans les exemples cits prc-
demment il s'agit dans presque tous les cas de choses naturelles, et
dans les quelques cas o il s'agit de personnes, elles sont consi-
dres non dans leur hypostase mais dans leur nature) : Toute
innovation, pour parler en gnral, porte sur le tropos de la chose
innove [...]; le tropos innov [... ] montre une puissance miracu-
leuse en tant qu'elle montre l'vidence la nature oprante et
opre au-dessus de sa propre loi214. Aussitt aprs, saint
Maxime prcise que le tropos est l'ordre dans l'oprer (tveq-
yeiv) et l'tre opr (veQyeia9aL) naturellement215 , et, la fin
de la mme section, que tout ce qu'Il a fait comme miracles sous
l'Ancienne Alliance, Dieu l'a fait en innovant la nature des
choses innoves quant au mode (tropos) de l'opration (vtQyHa)
et non quant au logos de l'existence216 . Or l'oprer, l'tre opr
et l'opration sont d'ordre naturel et non d'ordre hypostatique217:
cette affirmation sera l'un des leitmotive de saint Maxime dans sa
critique du mononergisme.

213. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1344A-D. ZIZIOULAS commet un contresens


total quand il dduit de ce passage que selon Maxime seul le logos et non le
tropos de la natpre a besoin d'tre transfonn (Du personnage la per-
sonne, dans L 'Etre ecclsial, p. 54, n. 57.
214. Ibid., 1341D.
215. Ibid.
216. Ibid., l344D.
217. Le fait que, s'agissant d'oprations humaines, ce soit l'hypostase qui
donne fonne au mode de l'opration (cf. Opuscules thologiques et polmiques,
10, PG 91, 136D-137A) n'entre pas dans le contexte des cas prcdemment cits
et n~empcherait pas que ce soit le tropos de la nature (ou plus prcisment de
son nergie) qui soit chang. Comme le note M. DOUCET( Vues rcentes sur les
''mtamorphoses" de la pense de saint Maxime le Confesseur , Science et
Esprit, 31, 1979, p. 271), dans ces faits, le mode d'nergie surnaturelle selon
1equelles natures sont rnoves n'est pas celui de l'agir libre de l'homme", de la
"libert" personnelle. ~
258 PERSONNE ET NATURE

Ce n'est pas seulement en se rfrant saint Maxime ou aux


Cappadociens, mais en examinant plus largement et avec attention
les textes patristiques, que l'on peut constater que les conceptions
que Yannaras et Zizioulas ont de 1' essence (ou de la substance), de
la nature, de l'hypostase, de la personne et de l'individu ainsi que
de leurs relations ne suivent pas celles des Pres, mais cor-
respondent plutt, comme nous l'avons dj dit, des construc-
tions philosophiques fortement influences par les courants per-
sonnaliste et existentialiste modemes21 8 (mme s'il est vrai que
certaines donnes empruntes ces courants ont t exploites ou
inflchies dans un contexte ou un sens orthodoxe219).

Tout d'abord, les notions d'essence et de nature prises en elles-


mmes ne comportent pour les Pres aucune connotation ngative.
C'est seulement lorsqu'elles sont spcifies que ces notions
sont ventuellement porteuses d'une telle connotation: par exem-
ple l'essence ou la nature cre est soumise aux limitations inh-
rentes au cr, en particulier spatio-temporelles et matrielles (ce
qui n'implique d'ailleurs pas ncessairement une connotation n-
gative du point de vue spirituel) ; ou bien la nature dchue est
marque par les effets du pch ancestral (notamment du fait
qu'elle est passible, corruptible et mortelle220). Mais par ailleurs
les essences ou les natures cres peuvent tre considres comme
dfinies en leur fondement par les logoi divins (si l'on se rfre
la cosmologie de saint Maxime le Confesseur221 ), et comme

218. C'est l'avis unanime des patrologues et thologiens qui ont jet un regard
critique sur les crits de Y annaras et de Zizioulas.
219. Voir les remarques de J. ZIZIOULAS, To ElvaL 1:o 9eo xai 1:0 dvaL 1:o
v9QWn:ov , p. 15-19; voir aussi A. PAPANIKOLAOU, Is John Zizioulas an
Existentialist Disguise ? Reponse to Lucian Turcescu , Modem Theology, 20,
2004, p. 604-605.
220. V. HARRISON fait remarquer que, par exemple, saint Grgoire de Nysse
ne voit pas la nature humaine en soi comme mortelle ou sujette la ncessit
biologique. Pour lui, notre vraie nature c'est l'image et la ressemblance divine
qui constitue l'intention originale de Dieu lorsqu'il l'a cre, et qui doit trouver
la fin son achvement. La mortalit et la ncessit biologique, avec tout ce
qu'elles comportent, appartiennent aux tuniques de peau, lesquelles ont t
ajoutes lors de la chute ( Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir 's
Theological Quarterly,33, 1989, p. 291).
221. Contrairement ce qu'affirme J. ZIZIOULAS (On Being Other, dans
Communion and Othemess, p. 64-65), les logoi n'ont pas pour saint Maxime un
sens seulement eschatologique. Le logos d'un tre c'est certes sa fin, ce/Celui en
vue de quoi/Qui il est, mais aussi son principe ou sa raison essentiels, ce qui le
dfinit fondamentalement. En ce qui concerne le logos de la nature humaine, sa
ralit originelle et actuelle (et pas seulement eschatologique), son rapport la
nature humaine et le caractre positif que lui reconnat originellement saint
Maxime, nous remarquions dans une autre tude (La Divinisation de l'homme
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 259

porteuses ( des degrs divers) d'nergies divines 222, ce qui leur


donne aussi un caractre minemment positif.
Les puissances et nergies de la nature humaine sont consid-
res par les Pres comme susceptibles de s'exercer contre na-
ture, mais aussi selon la nature, ce qui ne tmoigne pas d'une
conception positive de la natUre dans ce dernier cas seulement
mais en gnral, o la nature (rfre l'orientation et au dyna-
misme fondamental que lui a confrs le Crateur223) est consid-
re comme normative.
L'ide de nos deux auteurs que la nature humaine est en soi
dterminante ou limitative de la libert de l'homme, et que laper-
sonne ne serait pas libre si elle ne possdait pas en tant que telle,
de par son caractre extatique, le moyen de dpasser les limites de
son essence et de sa nature et de les transcender est une ide exis-
tentialiste et non pas une ide patristique. Comme nous le verrons
par la suite plus en dtail, les Pres grecs considrent que la vraie
libert de l'homme appartient non sa personne mais sa nature
et ne voient pas dans la nature en soi une ralit ncessitante d'un
point de vue spirituel. Saint Maxime dit mme trs clairement :
Non seulement la nature divine et incre n'a rien de naturel qui
soit soumis la ncessit, mais la nature spirituelle et cre [c'est-
-dire celle de l'homme] non plus224. Pour affirmer le caractre
ncessitant ou dterminant de la nature humaine, nos deux auteurs
ont tendance se focaliser sur son caractre cr et mortel, et sur
ses limites spatio-temporelles. On peut leur objecter que ces limi-
tations n'empchent pas l'homme d'tre libre spirituellement:
avant mme d'tre libr dfinitivement de la mort elle-mme (ce

selon saint Maxime le Confosseur, Paris, 1996, p. 125) : Le logos de la nature


de l'homme, c'est la dfinition de la nature humaine selon le projet divin, telle
que Dieu l'a conue et voulue avant les sicles en Son Conseil, et telle donc aussi
qu'Il l'a ralise en la crant. C'est donc aussi ce qui dfinit fondamentalement,
caractrise essentiellement l'homme au sortir des "mains de Dieu". C'est encore
la nature humaine en sa qualit de cration "bonne", en sa (relative) perfection
originelle. Ainsi Maxime note qu'il n'y a rien de mauvais, ni "absolument rien de
draisonnable dans le logos de la nature" (Commentaire du Notre Pr~, CCSG
23, p. 66.680-681), que "la nature d'elle-mme est pure et sans tache" (ibid.,
CCSG 23, p. 69.742-743).
222. Voir par exemple CYRILLE D'ALEXANDRIE, Epistulae paschales, X,
4.130, SC 392, p. 230; De sancta trinitate dialogi, V, 570.7-8, SC 237, p. 336;
Commentarii in Joannem, 2.699.14; MAxiME LE CONFESSEUR, Questions
Thalassios, 2, CCSG 7, p. 51 ; 13, CCSG 7, p. 95; Ambigua Jean, 7, PG 91,
l077C ; 42, 1329A.
223. En ce qui concerne la pense de saint Maxime le Confesseur ce sujet,
voir notre tude La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le Confesseur,
Paris, 1996, p. 125-131.
224. Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 293B.
260 PERSONNE ET NATURE

qui s'accomplira au jour de la rsurrection), le chrtien reoit par


la grce du Christ, d'tre ds maintenant libr du pouvoir de la
mort (comme aussi, un autre niveau, du pouvoir du pch et du
pouvoir du diable).
L'ide que l'on rencontre maintes fois chez Yannaras et chez
Zizioulas selon laquelle c'est parce que Dieu, en tant que per-
sonne, transcende Son essence et Sa nature (notamment en en
tant le principe et la cause) et que sinon Il serait dtermin par
elle ou soumis ses limites, est quant elle proprement incom-
prhensible en dehors d'a priori existentialistes, car l'essence ou
la nature divine est illimite et infinie et ce n'est que volontaire-
ment que Dieu peut poser une existence limite (comme lorsqu'Il
cre le monde) ou Se limiter Lui-mme (par exemple dans la
knose du Fils lorsqu'Il Se fait homme). C'est prcisment cette
ide que Dieu doit transcender Son essence pour tre libre qui
comporte une dtermination225 !

En ce qui concerne les notions d'hypostase et de personne (dont


l'usage s'est rpandu successivement dans les domaines de la
triadologie, de l'anthropologie et de la christologie226), les Pres
les ont considres comme quasiment synonymes ds lors que, au
IVe sicle et aprs beaucoup de difficults227, la personne a t
identifie 1'hypostase, et surtout ds le moment o le second
concile cumnique (Constantinople, 381) a pos officiellement
l'quivalence des deux notions, confessant une seule divinit,
puissance et essence du Pre, du Fils et du Saint-Esprit [... ] en
trois hypostases absolument parfaites ou trois personnes parfai-
tes228 . Saint Grgoire de Nazianze par exemple note : Quand je
dis Dieu, soyez frapps par l'clair d'une lumire unique et de
trois lumires : trois en ce qui concerne les particularits (tcr
't iuYrll'ta) ou encore les hypostases- si l'on veut les appeler
ainsi- ou les personnes, car nous n'engagerons aucune lutte entre
nous pour les noms, tant que les syllabes diffrentes nous porte-

225. V. LOSSKY lui-mme notait que ce serait un non-sens d'attribuer Dieu


les concepts de libert et de ncessit (Thologie mystique de l'glise d'Orient,
p. 44).
226. Pour une bonne analyse de l'histoire et du sens des notions de prospon
et d'hypostasis chez les Pres, voir B. MEUNIER (d.), La Personne et le
Christianisme ancien, Paris, 2006.
227. Voir ce sujet l'tude de A. DE HALLEUX, "Hypostase" et "personne"
dans la formation du dogme trinitaire (ca. 375-381), Revue d'histoire
ecclsiastique, 19, 1984, p. 313-369, 625-670, repris dans Patrologie et
cumnisme, Leuven, 1990, p. 113-214.
228. Les Conciles cumniques, 2, Les Dcrets, Paris, 1994, p. 80.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 261
ront vers une mme pense229 . Et Thodoret de Cyr : De
mme que le nom d'homme est le nom commun de toute la nature
humaine, de mme l'essence divine dsigne la sainte Trinit, tan-
dis que l'hypostase manifeste une personne comme le Pre, ou le
Fils, ou le Saint-Esprit. Car nous_ disons, en suivant les dfinitions
des saints Pres, que 1'hypostase, la personne et la particularit
(iuJ-rT]) sont la mme chose230. Saint Maxime s'exprime d'une
manire plus radicale encore : Hypostase et personne : mme
chose ; les deux ont en effet le particulier et le propre en tant que
circonscrits en eux, mais sans possder dans sa pluralit ce qui est
prdiqu naturellement231 De mme saint Jean Damascne:
Les saints Pres ont appel hypostase [et] personne { .. ] la
mme chose 232.

Parce que les Pres considrent comme quivalentes les notions


d'hypostase et de personne et les caractrisent comme une essence
avec des proprits particulires, ou comme un tre distinct en
nombre, par ses proprits particulires, des autres tres de la
mme nature ou essence, l'extension qu'ils donnent ces concepts
est trs vaste. Contrairement ce que l'on pense aujourd'hui sous
l'influence de la pense personnaliste moderne, la notion de
personne, pour eux, d'une part ne s'applique pas exclusivement
aux personnes divines, angliques et humaines, et d'autre part ne
comporte pas les connotations spirituelle et axiologique que le
personnalisme religieux lui attache ; elle ne comporte pas non plus
l'ide, galement lie au personnalisme moderne, que la personne
est un tre dou d'esprit, d'intellect ou de raison, de conscience,
de capacit d'autodtermination ou de libre arbitre et de vo-
lont233. C'est ainsi que pour les Pres, un cheval, un buf, un
chien ou n'importe quel animal peut tre qualifi de personne
aussi bien qu'un tre humain. Ainsi saint Grgoire de Nysse note:
Une chose se distingue d'une autre chose soit par l'essence, soit
par l'hypostase, soit par l'essence et par l'hypostase; ainsi c'est
par l'essence que l'homme se distingue du cheval, c'est par
l'hypostase que Pierre se distingue de Paul, et c'est par l'essence
et par 1'hypostase que telle hypostase de 1'homme se distingue de

229. Discours, XXXIX, 11, SC 358, p. 170-172.


230. Eraniste 1, d. Ettlinger, Oxford, 1975, p. 65.
231. Opuscules thologiques et polmiques, 14, PG 91, 152A.
232. Dialectica, 44, PTS 7, p. 109.
233. Voir ce sujet les remarques ~s justes de M. TORONEN, Union and
Distinction in the Though ofSt Maximus the Confessor, Oxford, 2007, p. 52-59.
262 PERSONNE ET NA TURE
telle hypostase du chevai23 4. Comme le remarque M. Trnen,
non seulement saint Maxime est d'accord avec une telle
position, mais il la dveloppe et la systmatise235 .Les tres qui
sont unis selon une mme essence ou nature- c'est--dire qui sont
d'une seule et mme essence et nature-, crit le Confesseur, se
distinguent les uns des autres par les hypostases ou les personnes,
comme c'est le cas des anges, des hommes et de toutes les
cratures considres dans une espce ou un genre. Car un ange se
distingue d'un ange, un homme d'un homme, un buf d'un buf
et un chien d'un chien selon l'hypostase mais non selon la nature
et l'essence236. On retrouve la mme conception chez saint Jean
Damascne237 qui note: Le nom d'hypostase signifie l'existence
par soi qui a une consistance propre, et, d'aprs cette acception, il
signifie 1'individu distinct par le nombre, par exemple Pierre, Paul,
tel chevat238. Et ailleurs : Les saints Pres ont appel [... ] per-
sonne [... ] ce qui existe par soi en ayant une consistance propre,
est constitu d'essence et d'accidents, est distinct par le nombre et
dsigne quelqu'un de dtermin, par exemple Pierre, Paul, ce
cheval23 9.
La dimension spirituelle et la signification axiologique de la
personne tiennent, aux yeux des Pres, moins la personne elle-
mme qu' la nature, qu'elle fait exister d'une manire particulire
et concrte. Ainsi, si le Pre, le Fils et le Saint-Esprit sont ado-
rables, c'est parce qu'ils sont des personnes de nature divine; si
Pierre ou Paul sont respectables et aimables, c'est parce qu'ils sont
des personnes de nature humaine, laquelle est faite l'image de
Dieu.

En ce qui concerne la notion de personne on ne trouve pas non


plus chez les Pres la connotation relationnelle et communionnelle
que Y annaras et Zizioulas y mettent partir de leurs a priori per-
sonnalistes et existentialistes, au point de dfinir la personne
comme un tre en relation ou en communion240.

234. partir des notions communes, aux Grecs, 16, GNO III-1, p. 29.
235. Op. cit., p. 54.
236. Lettres, PG 91, 549C. Voir aussi Opuscules thologiques et polmiques,
21, PG 91, 248C.
237. Voir A. LOUTH, John Damascene: Tradition and Originality in
Byzantine Theology, Oxford, 2002, p. 50-53, qui souligne le dcalage entre l~
conception de J. Zizioulas et celle de saint Jean Damascne.
238. Dialectica, 43, PTS 7, p. 108.
239. Dialectica, 44, PTS 7, p. 109.
240. Comme le note, entre autres, J. G. F. WILKS, The Trinitarian Ontology
of John Zizioulas ,Vox evangelica, 25, 1995, p. 82. Voir aussi les remarques de
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 263
Les Pres, dans leur dfinition de 1'hypostase, ont plutt ten-
dance insister sur le fait qu'elle est ce qui distingue (et mme
spare) un tre d'un autre tre de mme essence, et donc ce qui
assure chacun des tres appartenant une mme essence une
autonomie par rapport aux autres. Trs tt dans la littrature chr-
tienne (chez Origne notamment), l'hypostasis dsigne une exis-
tence individuelle, concrte et distincte, et va de pair avec la no-
tion de particularit (ibL&rT])241. Thodoret de Cyr par exemple
note que suivant la doctrine des Pres, il y a entre l'essence et
l'hypostase la mme diffrence qu'entre le commun et le particu-
lier242 . Saint Basile crit de mme que le rapport qui existe entre
l'essence et l'hypostase est le mme que celui qui existe entre le
commun et le particulier243. Lonce de Jrusalem, qui est l'un des
auteurs qui ont le plus contribu dfinir la notion d'hypostase
dans le contexte des controverses christologiques, crit que
l'hypostase, outre qu'elle est la composition [de plusieurs pro-
prits particulires] et qu'elle manifeste l'individu-sujet (to upo-
keimenon atomon) comme spar de tous ceux de mme espce et
d'autres espces selon sa marque distinctive particulire, est par
elle-mme un "quelque chose", un loignement (apostasis)2 44 et
une distinction des substances indistinctes pour les nombrer cha-
cune personne par personne; c'est pourquoi les Pres nomment
cette hypostase "personne245" . Saint Maxime le Confesseur note
que selon les Pres, l'hypostase, c'est chaque homme en parti-
culier, personnellement spar des autres hommes 246 ; une
hypostase, crit-il encore, c'est ce qui est en soi d'une manire
distincte et constitue, puisque, dit-on, 1'hypostase est une essence
avec des idiomes, diffrente par le nombre des tres du mme
genre247 ; et ailleurs encore : le propre de l'hypostase c'est le
fait d'tre considre en soi et d'tre.distingue numriquement

M. TRNEN qui constate que les Pres grecs entendent le caractre relationnel
qu'ils attribuent ventuellement la personne dans un sens plus large et diffrent
de celui qu'entendent les personnalistes modernes (Union and Distinction in the
Though ofSt Maximus the Confessor, Oxford, 2007, p. 57-58).
241. Voir B. MEUNIER (d.), La Personne et le Christianisme ancien, p. 172-
173 ; M. TRNEN, Union and Distinction in the Though of St Maximus the
Confossor, Oxford, 2007, p. 53-55.
242. Eraniste 1, d. Ettlinger, p. 64; cf. p. 65.
243. Lettres, 214, 4, d. Courtonne, t. II, p. 205.
244. Contre les Nestoriens, Il, 1, PG 86-1, 1529D. On voit que cette
caractristique n'est pas propre l'individualit comme l'affirme Zizioulas (au
sens o il entend ce dernier terme).
245. Contre les Nestoriens, Il, 1, PG 86-1, 1529D.
246. Opuscules thologiques et polmiques, 26, PG 91, 276B.
247. Lettres, 15, PG 91, 557D. '
264 PERSONNE ET NATURE

des autres du mme genre 24 8 . On retrouve plus tard la mme


conception chez saint Jean Damascne, qui note que le nom
d'hypostase signifie l'existence par soi et autosubsistante et,
selon cette signification, il dsigne l'individu distinct par le nom-
bre249 . Au xe sicle, un dictionnaire byzantin, la Souda, dfinit
ainsi l'hypostase: au sens propre, ce qui subsiste par soi-mme
dans une constitution propre250 .

On trouve donc plutt dans la notion d'hypostase la notion


d'identit et d'altrit qu'y voient aussi, juste titre cette fois, nos
deux auteurs, cette rserve prs que cette identit et cette altrit
ne sont pas, aux yeux des Pres, constitues, comme Yannaras et
Zizioulas l'affirment partir de leurs prsupposs existentialistes,
par la relation de communion et d'amour avec l'autre. Il est vrai
que l'identit et l'altrit impliquent, dans une certaine mesure, la
relation en gnral (un tre a, d'un certain point de vue, son iden-
tit par rapport d'autres, et est autre- ou radicalement diffrent,
ou absolument unique - par rapport tous les autres), mais non
pas forcment des relations d'amour et de communion, lesquelles
permettent une reconnaissance, sous un mode particulier et positif,
de cette identit, de cette altrit et de cette unicit (qui sont in-
connaissables) mais, contrairement ce qu'affirment nos auteurs,
ne les constituent pas. Une personne n'est pas unique et irrempla-
able - ne tient pas son identit ou son altrit - du fait mme
d'tre intgre une relation et d'tre reconnue et aime comme
telle par d'autres. Affirmer le contraire c'est dfendre une vue
subjectiviste analogue la clbre proposition de base de la philo-
sophie de Berkeley : tre, c'est tre peru, et c'est s'accorder
avec diffrents courants de la pense moderne (l'existentialisme,
la psychanalyse et le structuralisme), mais ce n'est certainement
pas s'accorder avec la pense patristique qui considre l'hypostase
de chaque tre comme fonde, sur un logos unique qui a sa source

248. Opuscules thologiques et polmiques, 14, PG 91, 152D. Cf. LONCE DE


BYZANCE : L'hypostase se dfinit ainsi : ceux qui sont les mmes par la
nature et diffrent pas le nombre (Contra N estorianos et Eutychianos 1, PG 86-
1, 1280). On voit que le dnombrement n'est pas propre l'individualit comme
l'affirment Yannaras et Zizioulas la suite de Berdiaev (au sens o ils entendent
la notion d'individualit).
249. Dialectica, 43, PTS 1, p. 108.
250. Cit par B. MEUNIER (d.), La Personne et le Christianisme ancien,
Paris,2006,p. 169.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 265

dans la pense et la volont du Crateur251, et qui lui confre une


identit propre, constitutive de son tre mme252.
Zizioulas insiste fortement sur le fait que pour chaque personne
son tre vient de l' Autre253 , plus prcisment de Son amour, qui
lui donne son identit unique, incomparable toute autre iden-
tit254. Celui qui est aim, crit~il. est unique parce qu'il ou elle
est aim(e) de quelqu'un, qu'il est son aim(e)255. Les tres
n'existent comme tres particuliers que comme dons de l'Autre,
qui leur assure une identit en tablissant une relation avec
eux256. Au-del des rserves que nous avons formules prc-
demment quant l'affirmation que l'autre (en dehors de l'acte
crateur de Dieu) puisse tre constitutif de l'identit et par l de
l'tre (dans le systme de Zizioulas qui rduit l'ontologie laper-
sonne et 1'tre 1' altrit), il reste vrai que le fait, pour une per-
sonne, d'tre aime par une autre (et surtout par cet Autre qui est
Dieu) ou par d'autres, contribue son panouissement, et cela
d'autant plus qu'elle est aime pour elle-mme, dans son identit
propre. Nanmoins cet panouissement ne peut s'accomplir que
dans une vie spirituelle qui suppose de sa part une rciprocit,
laquelle commence par une libre acceptation de l'amour qui lui est
prodigu, une ouverture la personne qui l'aime, et se prolonge
dans un amour donn en retour. On peut mme dire que ce second
aspect est plus important que le premier : on sait que la Tradition
patristique considre les formes gratuites d'amour (dont on trouve
un exemple caractristique dans l'amour des ennemis) comme les
formes d'amour les plus leves; on sait aussi que selon la mme
Tradition patristique, l'homme n'entre et ne progresse dans la vie
spirituelle que dans la mesure o il s'ouvre et rpond l'amour de
Dieu, mme s'il est vrai que Dieu reste toujours Celui qui nous a

251. Voir par exemple MAxiME LE CONFESSEUR, Ambigua Jean, 7, PG 91,


l077C, I081A; 42, PG 91, l328B; Lettres, 12, PG 91, 4850.
252. De ce point de vue, l'affimation de Zizioulas: il n'y a pas d'identit
qui ne soit pas relationnelle ( On Being Other , dans Communion nd Other-
ness, p. 92) parat iJ:recevable dans son caractre abrupt et exclusif. L'identit en
effet n'est pas seulement ce qui constitue la particularit d'un tre par rapport
d'autres, ce qui en fait un tre unique par rapport aux autres et ce qui permet de
1' identifier parmi eux, mais ce qui lui donne sa consistance propre. Les Pres
dans leur dfmition de l'hypostase ou de la personne prennent en compte ces
deux dimensions et pas seulement la premire.
253. Le don par excellence qui vient de l'Autre n'est pas une qualit, un
accident de l'tre, mais l'tre lui-mme( On Being Other ,dans Communion
and Otherness, p. 89).
254. On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 89.
255. Ibid.
256. Ibid.
266 PERSONNE ET NATURE

aim le premier (1 Jo 4, 19) et si l'amour de l'homme pour Dieu


ne peut jamais atteindre la mesure de celui de Dieu pour lui. On
trouvera une belle expression synthtique de cette synergie et de
cette rciprocit dans le chapitre 4 de la premire pitre de saint
Jean (1 Jo 4, 7-21), mais on en trouvera beaucoup d'autres
expressions vangliques (voir par exemple la parabole des
talents, qui nous enseigne que Dieu attend de nous en retour plus
qu'Il ne nous a donn), liturgiques (par exemple cette prire qui
est au centre de la Liturgie : ce qui est Toi, que nous tenons de
Toi, nous Te l'offrons en toutes choses et pour tout) ou patris-
tiques (voir le beau passage des Questions Thalassios o saint
Maxime explique que Dieu, qui a sem les logoi dans la cration,
attend de l'homme qu'il les recueille et les Lui offre comme s'ils
venaient de lui257). Or cette dimension de synergie et de rci-
procit semble sous-value, occulte voire ignore dans la pense
de Zizioulas. Le pre Nikolaos Loudovikos adresse ce sujet une
critique svre Zizioulas, parlant non seulement d'une asy-
mtrie, mais d'une altrit dicte (dictated otherness) ou
impose par Dieu 1'homme, lequel se trouve rduit un rle
passif qui est davantage celui d'un objet que celui d'un sujet libre:
L'altrit peut seulement tre rciproque, c'est--dire dialogale.
Autrement, il ne s'agit plus de communion mais de passivit. Le
Mtropolite change la phrase "j'aime, donc je suis" en "je suis
aim donc je suis25 B". Si nous voulons viter une telle passivit
dicte, nous devons plutt dire, avec Maxime : "je suis aim et
j'aime, donc je suis". Autrement, nous avons aboli la volont per-
sonnelle; Dieu aime toutes Ses cratures, mais seulement certai-
nes d'entre elles participent Son amour, parce que c'est la vo-
lont humaine active qui importe259. >>

Ce qui permet aux diffrentes hypostases de s'unir, de commu-


niquer et de communier ce n'est pas leur caractre hypostatique
propre -ou leur altrit -, par lequel elles diffrent l'une de
l'autre, mais ce qui leur est commun (notion qui est la racine des
verbes communiquer et communier): la-nature, les puissances et
les nergies divines pour ce qui est des relations entre les person-

257. Questions Thalassios, 51, PG 90, 476C-477B, 480AB, 484D, CCSG 7,


p. 395-397, 397, 405 .
258. On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 89.
259. Person lnstead of Grace and Dictated Othemess: John Zizioulas' Final
Theological Position, Heythrop Journal, 48,2009, p. 10.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 267

nes divines26 ; les facults et nergies de la nature humaine, pour


ce qui est des relations entre les personnes humaines ; les facults
humaines et les nergies divines pour ce qui concerne les relations
entre les personnes humaines et les personnes divines261 Sans
cela, les personnes resteraient enfermes dans leur propre identit
qui se transformerait en ipsit, t se trouveraient isoles dans leur
altrit ; ce serait alors la personnit (et non la nature comme le
prtendent nos deux auteurs) qui serait pour l'homme une limita-
tion de sa libert. Sans la nature humaine, les personnes humaines
ne pourraient communiquer entre elles, et sans l'nergie/la grce
divine, elle ne pourraient communiquer avec les Personnes divines
ni communier entre elles au niveau le plus profond : en Christ par
l'Esprit.

Sur le plan anthropologique, contrairement Yannaras et Zi-


zioulas, qui considrent qu'un individu est constitu d'un ensem-
ble de caractres, de capacits ou de qualits d'ordre naturel, bio-
logique, psychologique, moral, social, etc., mais refusent d'attri-
buer de tels caractres la personne, les Pres n'hsitent pas
pratiquer une telle attribution, ces caractres comptant d'ailleurs
parmi les idiomes ou les particularits prcdemment v-
qus. Sans prtendre limiter la dfinition de la personne cela, on
peut remarquer avec L. Turcescu que la comprhension d'une
personne comme une collection, un ensemble ou un complexe de
proprits se rencontre dans les textes des Cappadociens quand les
Pres essaient d'expliquer ce qu'est une personne262 .Un passage
du Contre Eunome de saint Basile263 et un passage de 1' opuscule
de saint Grgoire de Nysse intitul Sur la distinction de 1'essence
et de 1'hypostase264 sont tout fait caractristiques cet gard.

260. Voir par exemple saint MAxiME LE CONFESSEUR, qui afftrme trs
nettement : Par rien de ce qui caractrise Son hypostase Je Fils ne communie
avec le Pre et l'Esprit (Opuscules thologiques et polmiques, 8, PG 91,
108D).
. 261. C'est auSii ce que fait remarquer V. HARRISON dans sa critique de
Zizioulas, Zizioulas on Communion and Othemess , St. Vladimir's
Theological Quarter/y, 42, 1998, p. 287.
262. "Person" versus "lndividual", and other Modem Misreadings of
Gregory ofNyssa ,Modern Theo/ogy, 18, 2002, p. 530-531.
263. Contre Eunome, Il, 4, SC 305, p. 18-20.
264. Lettre 38 attribue auparavant saint Basile, dans SAINT BASILE, Lettres,
d. Courtonne t. 1, p. 83. Grgoire de Nysse prend l'exemple de la faon dont
l'criture parle de Job : elle rappelle d'abord ce qu'il a de commun avec les
autres et dit "homme" ; puis aussitt elle Je distingue par ce qu'il a de particulier
en ajoutant l'expression "un certain"; [... ]Cet ''un certain", elle Je caractrise
l'aide de ses marques particulires en indiquant Je lieu, les traits du caractre et
268 PERSONNEETNATURE
Rappelons aussi cette dfinition, dj cite prcdemment, que
saint Maxime le Confesseur donne de l'hypostase (qu'il ne distin-
gue pas, rappelons-le, de la personne) : l'hypostase est une es-
sence avec des idiomes, diffrente par le nombre des tres du
mme genre265 .

On ne trouve pas non plus chez les Pres l'ide que la personne
serait un idal raliser, que l'homme aurait pour tche de
devenir une personne. Yannaras et Zizioulas confondent ici
une catgorie anthropologique avec des catgories mtaphysiques,
morales ou spirituelles (comme ils le font aussi, nous le verrons,
dans un sens oppos, propos de la notion d'individu). L'homme
est d'emble une personne, et sa tche n'est pas simplement de
devenir une personne (une personne peut tre sainte ou pche-
resse, tre sauve ou tre damne, etc.); elle est de devenir une
personne qui a un mode d'existence conforme Dieu, ce qui
s'accomplit en mettant librement en activit, par son propre effort
asctique en synergie avec la grce, les facults de sa nature dans
un sens conforme l'orientation profonde de celle-ci (en sa ralit
originelle et restaure par le Christ), sens qui est aussi celui de la
volont de Dieu et qui lui est indiqu par les divins commande-
ments, qui sont autant de prceptes pour mener en Christ la vie de
l' homme nouveau. Cela ne s'accomplit pas par un change-
ment d'hypostase- le passage d'une hypostase biologique une
hypostase ecclsiale- ou de statut -le passage de l'individualit
la personnit . .,. mais par un changement de mode d'existence
spirituel de la mme hypostase en sa nature renouvele par le
baptme et dsormais greffe sur la nature humaine du Christ pour
en recevoir la grce qu'il lui a acquise par son conomie salvatrice
et dificatrice.

L'ide que la personne, mme en sa forme la plus accomplie, se


caractriserait par la libert (c'est--dire serait en soi libre) ne se
rencontre pas non plus chez le~ Pres. La personne humaine dis-
pose de la facult d'tre libre, mais cela ne--signifie pas qu'elle soit
libre a priori et en tant que personne. Elle peut mme faire un
usage de cette facult qui la place dans une condition ou un mode
d'existence o elle se trouve enchane et prive effectivement de
libert. Saint Maxime attache ainsi la personne humaine la fa-

tout ce qu'on a pu recueillir du dehors et qui devait le distinguer et l'loigner de


la signification commune.
265. Lettres, 15, PG 91, 557D.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 269

cuit d'tre libre dans sa forme la plus basse, savoir le libre ar-
bitre (orient par la disposition de vouloir personnelle [la gnm]
et s'exprimant dans le choix [proiaresis], et caractris par
1'hsitation et 1' oscillation dans un sens ou dans un autre), tandis
qu'il attache la nature la facult d~'tre libre sous sa forme la plus
haute, notant que ce n'est pas seulement la nature divine incre
qui possde le naturel exempt de contrainte, mais la nature ration-
nelle cre, car l'homme qui a t cr l'image de Dieu libre
par nature est lui aussi libre par nature. Selon lui, la vraie libert
est lie la volont (thlesis), qui appartient non la personne
mais la nature266, et c'est dans la mesure o la personne fait
concider sa disposition de vouloir (gnm) et son choix (proaire-
sis) -qui sont personnels - avec cette volont (qui est naturelle)
qu'elle est authentiquement libre.
Ce rattachement de la libert la nature plutt qu' la personne
n'est pas propre la pense de saint Maxime, mais se retrouve
aussi, mme s'il y est exprim de faon moins rigoureuse, chez
d'autres Pres267.
De ce mme point de vue, la personne s'accomplit en gissant
et en ayant des dispositions stables (exeis) - ce qu'elle fait tou-
jours par les puissances ou facults de sa ~nature - selon la na- -
ture (kata phusin) - c'est alors qu'elle mne une vie ou a un

266. Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 304C, 308A-312A. Zizioulas note dans
l'un de ses derniers essais: Un usage fondamentaliste de textes patristiques
traite l'autexousion [=la capacit d'autodtermination] de l'tre humain comme
part de la nature humaine nous conduirait l'absurdit de chercher la libert dans
les gnes! ( On Being Other ,dans Communion and Othemess, p. 42, n. 83).
La premire partie de cette remarque montre qu'il n'a pas lu les textes de saint
Maxime (ni ceux de saint Jean Damascne qui disent la mme chose); la
dernire partie montre qu'il rduit une fois de plus la nature de l'homme avec sa
nature dchue, considre ici, de surcrot dans sa seule dimension biologique.
267. M. Tornen note juste titre: Un type de comprhension personnaliste
de la personnit voit la libert comme une proprit de la personne en tant
qu'oppose la nature. La nature ou l'essence est lie la ncessit et doit tre
transcende dans l'extase de la personne hors de l'impersonnalit de l'essence.
Dans la thologie byzantine, au contraire, la libert est un lment intrinsque de
certaines natures ouessences, de natures doues d'intellect ou de raison, sans
parler de la nature divine elle-mme. "Ce qui est naturel aux tres dous
d'intellect n'est pas soumis la ncessit", argue saint Maxime contre Pyrrhus
(PY" PG 91, 293C). Dieu, les anges et 1es hommes sont libres par nature et par
essence et non pas parce qu'ils sont des personnes [.. .]. Pour saint Maxime mme
une souris particulire, comme nous l'avons vu, est une personne et une hypos-
tase. Mais une souris n'est pas libre, parce que sa nature ne possde pas la faclt
d'tre libre; elle n'a pas de ''mouvement auto-gouvern" ou d'autodtermination
(autexousios). Dans la comprhension patristique, nous ne sommes pas libres
parce que nous sommes des personnes ; nous sommes libres parce que nous
sommes dous de raison et autexousioi p.IU' nature ou essence (Union and
Distinction in the Though ofSt Maximus the Confessor, Oxford, 2007, p. 112).
270 PERSONNE ET NA TURE

mode d'existence (tropos uparxes) conforme sa nature pro-


fonde et conforme Dieu- et au contraire se dtruit (devient ma-
lade, se corrompt et meurt spirituellement) en agissant et en se
disposant contre nature (para phusin), expressions que l'on
retrouve d'innombrables fois dans les crits des Pres de toutes les
poques.
Nous sommes loin ici de la conception personnaliste de Yanna-
ras et de Zizioulas qui opposent la personne considre comme
libert la nature considre comme ncessit.

De mme l'amour, que nos deux auteurs attribuent la per-


sonne, relve d'une facult de la nature que la personne peut, se-
lon sa disposition de vouloir et son libre arbitre activer ou inacti-
ver, orienter dans un sens ou dans un autre, augmenter ou r-
duire ... Et il en va de mme de toutes les facults de 1'homme. On
peut citer cet gard ce texte clairant de saint Maxime le Confes-
seur, qui pourrait s'adresser directement nos deux auteurs: [on
se trompe] en attribuant la personne en tant que personne
l'opration caractrisant la nature, et non le "comment" et le "quel
mode" de son accomplissement selon lequel est connue la diff-
rence de ceux qui agissent et des choses qui sont agies, pour ou
contre la nature. Car principiellement, c'est en tant qu'il est quel-
que chose, mais non en tant [qu'il est] quelqu'un, que chacun de
nous opre, c'est--dire en tant qu'homme. Ainsi en tant que
quelqu'un, comme Pierre ou Paul, il donne forme au mode de
l'opration; avec intensit ou relchement, comme ceci ou comme
cela, il le dtermine selon sa disposition de vouloir. De l, d'une
part, que dans le mode (tropos) on reconnaisse la diversit des
personnes selon l'action et que, d'autre part, dans le logos [on
reconnaisse] le caractre invariant de l'opration naturelle26B.
En attribuant la libert ou 1' amour la personne elle-mme,
Yannaras et Zizioulas confondent des attributs naturels et des at-
tributs hypostatiques, et reproduisent des confusions du pass que

268. Opuscules thologiques et polmiques, 10, PG 191, 136D-137A. Cf.


Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 292D-293A: Le fait de vouloir et le mode
dtennin de vouloir ne sont pas identiques, tout comme ne le sont pas non plus
le fait de voir et le mode dtennin de voir. Car le fait de vouloir, comme celui
de voir, relve de la nature ; il revient tous ceux qui ont la mme nature et
appartiennent au mme genre. Le mode dtennin de vouloir, quant lui, comme
celui de voir, c'est--dire vouloir se promener et ne pas vouloir se promener, voir
ce qui est droite ou gauche ou en haut ou en bas ou par convoitise ou pour
comprendre les lments essentiels qui sont dans les tres, est un mode de la mise
en acte du vouloir et du voir ; il relve seulement de celui qui met en acte et le
spare des autres selon la diffrence qu'on appelle commune.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 271

les Pres ont dnonces (comme tant souvent sources d'hrsies),


ou mlent de nouveau des lments que les Pres ont patiemment
distingus lors des controverses triadologique et christologique269.

Yannaras et Zizioulas opposen!, comme nous l'avons vu, laper-


sonne l'essence ou la nature et ils tablissent entre elles une
sparation et mme souvent une rivalit ou un conflit (1. Ica jr.
parle ce propos d'une gigantomachie, d'un combat de
gants, entre la personne et la nature270). La personne est pour
eux fondamentalement indpendante de l'essence ou d la nature
(c'est selon eux la condition de sa libert, qui se manifeste dans
capacit et sa tendance extatique sortir de celle-ci).
On ne voit cependant pas ce que peut tre une personne sans
nature sinon, comme le disait le professeur Georges Mantzaridis
critiquant ce sujet nos deux auteurs, une ralit sans contenu,
ce qui signifie que la personne n'est pas alors, comme Yannaras et
Zizioulas le prtendent, la catgorie ontologique par excellence,
mais une existence dpourvue de tout tre. R. Lazu a raison
d'opposer la conception de nos deux auteurs l'affirmtion du
pre Dumitru Staniloae selon laquelle l'essence et la nature sont
la matire, le contenu en lesquels la ralit consiste27I .
Les Pres distin_guent l'hypostase (ou la personne) de l'essence
(ou de la nature) mais ne les opposent ni ne les sparent jamais. Ils
affirment que de mme qu'il ne peut y avoir d'essence qui existe
sans hypostase, il ne peut exister d'hypostase sans essence ou sans
nature (principe que Zizioulas reconnat explicitement dans une
note de 1'un de ses articles, mais dont il ne respecte que la pre-
mire partie, sur laquelle il insiste non seulement fortement mais
exclusivement dans maints passages de son uvre). Saint Maxime
par exemple fait remarquer que est inexistant ce qui ne participe
par nature rien272 , et il note plus prcisment: L'hypostase
est dans tous les cas une nature. Car on ne saurait concevoir une
hypostase sans nature273. Une personne est une personne divine

269. Comme le note juste titre 1. Icii, attribuer la libert ou l'amour


l'hypostase a conduit en christologie au monothlisme et au mononergisme et
en triadologie au trithisme ( Persoan sau/~i ontologie in gndirea ortodox
contemporan, p. 374).
270. Persoan saul~i ontologie in gndirea ortodox contemporan ,p. 375.
271. La Redcouverte de la nature. Essais sur le concept de physis dans la
thologie du Pre Dumitru Stniloae , p. 4. L'auteur renvoie la section
intitule L'union hypostatique ou un sujet en deux natures du livre du
pre D. STNILOAE: lisus Hristos sau retaurarea omului, Craiova, 1993.
272. Lettre d'Anastase le disciple aux TfiiJines de Cagliari, CCSG 39, p. 167.
273. Opuscules thologiques et polmiques, 23, PG 264A.
272 PERSONNE ET NATURE

(c'est--dire de nature divine), ou une personne anglique (c'est--


dire de nature anglique) ou une personne humaine (c'est--dire
de nature humaine), sinon elle existerait comme rien, ce qui est
impossible. Une personne n'existe jamais nue, c'est--dire
sans essence ou sans nature ; elle existe comme une personne qui a
une nature ou mieux, qui est une nature (ou dans le cas exception-
nel du Christ, qui a ou plutt est deux natures274) : Pierre est un
homme; Gabriel est un ange; le Saint-Esprit est Dieu; le Christ
est Dieu et homme. S'il est vrai que sans hypostase la nature
n'existerait pas, et s'il est vrai donc que c'est l'hypostase qui per-
met l'essence ou la nature d'exister rellement et concrte-
ment, l'existence ne se rduit pas seulement l'hypostase mais
elle inclut l'essence ou la nature qu'a ou est l'hypostase. Autre-
ment dit, l'tre d'une personne c'est la fois son hypostase et son
essence ou sa nature telle qu'elle existe dans cette hypostase, et
c'est aux deux, qui constituent un ensemble, que se rapporte
1' ontologie, non la personne seule. Cela contredit manifestement
l'ide de Yannaras et de Zizioulas, constamment affirme -et
place au centre mme de leur philosophie qu'ils qualifient d'
ontologie de la personne - que la personne serait, 1'exclusion
de l'essence ou de la nature, le seul principe ontologique (ou le
principe ontologique ultime) en Dieu et en 1'homme. Il est aussi
aberrant de parler d' ontologie de la personne que de parler
d' ontologie de l'essence en considrant l'un part de l'autre,
car il n'y a d'tre que de l'un et de l'autre ensemble.

En ce qui concerne les notions d'individu et d'individualit, on


ne trouve pas chez les Pres les connotations ngatives que leur
attachent Yannaras et Zizioulas, l encore partir d'a priori lis
la philosophie personnaliste du xxe sicle.
La plupart des Pres ne font pas de distinction entre individu
(li'tOJ.lOV), hypostase (im:6a'taau;) et personne (nQ6awnov), et
considrent mme ces termes comme synonymes et interchan-
geables275. L'quivalence est par exemple clairement affirme par

274. Saint Maxime aime dire que le Christ est de (K) ses natures, dans (v)
ses natures, et [qu'il est] ses natures>> (voir P. PIRET, Le Christ et la Trinit selon
Maxime le Conjsseur, Paris, 1983, p. 203-239; Christologie et thologie
trinitaire chez Maxime le Confesseur, d'aprs sa formule des natures "desquelles,
en lesquelles et lesquelles est le Christ")), dans F. HEINZER et C. SCHONBORN
(d.), Maximus Conjssor. Actes du Symposium sur Maxime le Confesseur,
Fribourg, 2-5 septembre 1980, Fribourg (Suisse), 1982, p. 215-222.
275. Cf. B. MEUNIER (d.), La Personne et le Christianisme ancien, p. 156,
171; L. TuR.CESCU, "Person" versus "Individual", and other Modem Mis-
readings ofGregmy ofNyssa )), Modern Theology, 18,2002, p. 533-534.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 273

saint Grgoire de Nysse 276, Lonce de Byzance277, le Pseudo-Cy-


rille278, ou saint Jean Damascne279 (qui considre que c'est l une
position commune tous les Pres2SO). Nous avons dj not que
le mot hypostase apparaissait trs tt dans la littrature chr-
tienne comme signifiant une exitence individuelle, concrte et
distincte281 , et c'est dans le sens d'individualit qu'il voluera
aussi par la suite, dans les domaines trinitaire, anthropologique et
christologique282. Saint Jean Damascne, dont la pense offre une
synthse des Pres qui l'ont prcd, donne cette dfinition de
l'hypostase: Le nom d'hypostase signifie l'existence par soi qui
a une consistance propre, et, d'aprs cette acception, il signifie
l'individu distinct par le nombre, par exemple Pierre, Paul, tel
chevat283. Et ailleurs : Les saints Pres ont appel hypostase,

276. partir des notions communes, aux Grecs, GNO III-1, p. 23 : Si


quelqu'un disait qu'on dit de Pierre, Paul et Barnab qu'ils sont trois essences
partielles (ocria J.lEQLKa) -il est vident que cela veut dire particulires
(ibtKci) -, qu'il sache que quand nous disons "essence partielle", c'est--dire
particulire, nous ne voulons signifier rien d'autre qu'individu, c'est--dire
personne (a'tOJ.lOV, nEQ D"'ti rtQ6crwnov) ; p. 31 : il est vident que espce et
individu, c'est--dire essence et hypostase ne sont pas la mme chose ; ibid. :
si quelqu'un dit "individu", c'est--dire "hypostase" ; ibid. : si essence et/
individu, c'est--dire hypostase, ne sont pas la mme chose, les caractristiques
de l'une et de l'autre ne sont pas non plus les mmes.
277. Contra Nestorianos et Eutychianos, PG 86a, 1305C : soit personne,
soit hypostase, soit individu, soit sujet....
278. De Trinitate, XIII, PG 77, 1149B: Ainsi donc, nous affirmons au sujet
de la divinit une seule essence, une seule nature, une seule forme ; mais trois
individus, trois hypostases, trois personnes sont connues par leurs caractres
propres, autrement dit leurs idiomes.
279. Dialectica, 5, PTS 7, p. 61; 10, p. 76 (des individus ou des hypo-
stases) ; ibid., p. 78 ( ... en individus ou hypostases) ; ibid., p. 79 ( des indi-
vidus, autrement dit des hypostases ; des individus, c'est--dire des hypo-
stases); 30, p. 93 (l'hypostase signifie l'individu et la personne dter-
mine).
280. Dialectica, 44, PTS 7, p. 109, cit infra. Il est donc faux d'affirmer,
comme le fait Zizioulas qui tente de rpondre au reproche qui a t fait sa
distinction entre personne et individu de n'tre pas patristique, que l'quivalence
entre ces notions serait tablie par le seul Grgoire de Nysse ( Person and
Individual - a "Misreading" of the Cappadocians ? , dans Communion and
Otherness, p. 174).~11 est faux galement de prtendre comme ille fait que cette
quivalence est tablie dans un contexte non trinitaire (ibid., p. 175) : le contexte
de la citation de saint Grgoire de Nysse donne plus haut est trs clairement
trinitaire (voir partir des notions communes, aux Grecs, GNO III-1, p. 22-23),
de mme que celui des citations de Lonce de Byzance et du Pseudo-Cyrille. Et
si le contexte n'tait pas trinitaire mais uniquement anthropologique, cela ne
remettrait pas en cause la pertinence de notre critique, puisque la distinction/op-
position bablie par Y annaras et Zizioulas entre personne et individu se situe
dans un contexte anthropologique.
281. Ibid., p. 172-173.
282.'/bid., p. 174, 175,283,293,321 etpassim.
283. Dialectica, 43, PTS 7, p. 108.
274 PERSONNE ET NA TURE

personne et individu la mme chose, savoir ce qui existe par soi


en ayant une consistance propre, est constitu d'essence et
d'accidents, est distinct par le nombre et dsigne quelqu'un de
dtermin, par exemple Pierre, Paul, ce chevai2B4
Zizioulas avance l'argument que nous ne rencontrons jamais,
dans la tradition thologique tablie, l'expression "Dieu une ousia,
trois atoma" et [que] donc nous ne pouvons pas dire que les per-
sonnes de la Trinit sont trois individus 285 .C'est pourtant ce que
fait saint Jean Damascne, dont l'uvre reprsente une synthse
reprsentative de la Tradition thologique de tous les sicles qui
l'ont prcd: Le Pre, le Fils et le Saint-Esprit sont des hypos-
tases et des individus et des personnes286.
Parfois une distinction entre personne et indvidu est faite par les
Pres dans le cadre de considrations thologiques trs prcises2 87,
mais elle n'implique pas non plus dans ces cas de dvalorisation
de l'individu par rapport la personne ou l'hypostase.
Saint Jean Damascne recense quatre sens du mot individu,
dans lesquels on ne trouvera aucune des connotations que nos
deux auteurs mettent dans cette notion: L'individu (cho!lov) se
dit de quatre faons. Individu est ce que l'on ne peut diviser ni
partager, comme le point, l'instant prsent, et l'unit, qui sont dits
sans quantit. On appelle aussi individu ce qui est difficile cou-
per, c'est--dire se qui se sectionne difficilement, comme la pierre
de diamant, et d'autres choses du mme genre. On appelle gale-
ment individu l'espce, celle qui ne se divise pas en d'autres esp-

284. Dialectica, 44, PTS 7, p. 109.


285. Communion and Othemess, p. 175-176.
286. Institutio elementaris, 1, PTS 7, p.24.45-46.
287. Par exemple saint MAxiME LE CONFESSEUR prcise que l'hypostase
compose du Christ n'est pas un individu (Opuscules thologiques et polmiques,
16, PG 91, 201D-204A). Il envisage ici la notion d'individu dans son rapport aux
notions de genre et d'espce (qui comportent une pluralit d'individus), et veut
montrer par l que l'hypostase compose du Christ .n'est pas un individu
appartenant un genre (ou une espce): La personne compose du Christ
n'est pas dite proprement un individu, car elle n'a pas de rapport avec la division
qui descend du genre le plus gnral par les gerires subalternes, vers la forme la
plus spcifie et qui circonscrit en cette dernire sa propre procession (ibid.).
C'est pour cette raison que saint Maxime, tout en tablissant un parallle troit
entre les notions d'hypostase et d'individu qui laisse apparaitre leur proximit
(cf. Lettres, 12, PG 91, 484B: il ne peut se faire que deux hypostases parti-
culires, spares par leur logos propre en individus spcifiques, deviennent une
mme hypostase; Opuscules thologiques et polmiques, 14, PG 91, 149B;
152D-153A; 16, PG 91, 197CD; 21, PG 91, 248B-249A; 23, PG 91, 264C; 26,
PG 91, 276AB), n'affirme cependant pas une stricte quivalence entre elles. En
tout tat de cause, les connotations qu'il donne ces deux notions dans la dis-
tinction qu'il tablit entre elles sont sans rapport avec celles que leur attribuent
Y annaras et Zizioulas.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 275

ces, c'est--dire l'espce la plus spcifie, comme l'homme, le


cheval, et d'autres choses de ce genre. On appelle proprement
individu ce qui se divise sans conserver, aprs la division, l'espce
premire: ainsi Pierre se divise en me et en corps, mais ni l'me
n'est par soi un homme parfait ou Pierre dans sa perfection, ni le
corps. C'est au sujet de cet individu que raisonnent les philoso-
phes, car relativement l'essence, il dsigne l'hypostase2 88 .
En attribuant l'individualit comme telle le repli sur soi,
l'gosme ou l'gocentrisme, Yannaras et Zizioulas (ainsi que les
personnalistes dont ils s'inspirent) confondent des catgories spi-
rituelles ou morales- d'ailleurs assez indfinies si on les compare
aux catgories spirituelles utilises par les Pres - avec des cat-
gories anthropologiques (ou naturelles en ce qui concerne la no-
tion d' hypostase biologique>> que Zizioulas prfre celle
d'individu tout en lui attribuant les mmes connotations ngati-
ves). Ils comprennent la notion d'individualit partir de celle
d'individualisme, et projettent sur les textes des Pres une probl-
matique moderne qui n'tait pas la leur.

2. Consquences errones pour la triadologie.

a. L'extrapolation des thories personnalistes et existentialistes


la triadologie.

a.. Une opposition artificielle de la thologie des Pres la


philosophie antique.

Yannaras et Zizioulas prsentent la conception des Pres cap-


padociens comme constituant une rvolution par rapport la
conception de la philosophie grecque antique (celle de Platon,
d'Aristote, des stociens, du no-platonisme). C'est en grande
partie leur volont de marquer une opposition entre ces deux
conceptions qui amne nos deux auteurs opposer la personne
l'essence ou_ la nature. Cette volont est elle-mme lie une
rflexion dont le point de dpart est, comme nous 1' avons vu, plus
philosophique que thologique.
La conception des Pres est certes bien diffrente de celle des
philosophes de 1' Antiquit. Cependant il est artificiel et forc
d'opposer, d'une manire binaire celle-l celle-ci, comme si
d'une part la dmarche des Pres avait la mme forme (philoso-

288. Dialectica, 11, PTS 7, p. 81. '


276 PERSONNE ET NA TURE

phique) qu'elle, et d'autre part et surtout s'tait dfinie par rapport


elle. La conception thologique des Pres cappadociens concer-
nant les rapports des hypostases ou des personnes et de l'essence
ou de la nature divines s'est en ralit prcise par rapport des
positions thologiques antrieures ou contemporaines (en particu-
lier celle d'Eunome dont la pense tmoignait certes d'une cer-
taine influence no-platonicienne, mais tait avant tout un sous-
produit de l'arianisme).

~- Une critique parfois force de la thologie occidentale.

Les thories personnalistes de Yannaras et de Zizioulas se sont


constitues non seulement en opposition la mtaphysique de la
philosophie grecque antique, mais galement l'encontre de
1'essentialisme (ou du substantialisme) attribu la thologie la-
tine, en particulier la thologie d'Augustin d'Hippone et de
Thomas d'Aquin et leurs drivs. Une telle critique avait dj t
adresse la triadologie catholique romaine -quoique de faon
plus modre -par Vladimir Lossky qui se rfrait l'historien
catholique du dogme Thodore de Rgnon289. Comme l'a montr
ce dernier, il y a une tendance de la thologie latine, en ce qui
concerne la Trinit, considrer d'abord l'essence (ou la subs-
tance, ou la nature) divine comme si elle tait premire, et ensuite
seulement les hypostases (ou les personnes). Parfois mme
l'essence divine (ou la Divinit) est place au-dessus des hyposta-
ses, a par rapport elles une priorit ontologique, et est mme
dans certains cas considre comme transcendante elles et
comme tant leur cause (c'est le cas de la Gottheit- Divinit- de
Matre Eckhart290 qui est selon lui l'origne de Dieu [Gott], c'est

289. tuqes de thologie positive sur la Sainte Trinit : t. 1, Expos du dogme


(Ire srie. Etudes J-Vll) et t. Il. Thories latines scolastiques des processions
divines (If srie. Etudes Vlll-XII) faris, 1892; t.JII et IV, Thories grecques des
processions divines (Ill srie. Etudes Xlii-XVII), Paris, 1898. Sur le point
considr, voir surtout t. l, p. 351 s., 335-407; t. IV, p. 112-116.
290. Cette conception est l'oppos de celle de V. Lossky. Certaines person-
nalits orthodoxes, dont les intentions cumniques s'accommodent de toutes les
approximations, cherchent faire croire que V. LOSSKY, dans sa thse sur Mai"'tre
Eckhart (Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart, Paris,
2" d., 2002), cherchait et avait trouv un terrain d'entente entre la thologie
latine et la thologie orthodoxe. Mais il suffit de lire cette thse pour constater
que cette prsentation des choses n'est pas conforme la ralit, aussi bien en ce
qui concerne la thologie trinitaire que la question de la connaissance de Dieu
(~ la conception de Matre Eckhart est parfois proche de conceptions gnos-
tiques).
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 277

dire de la Trinit). Cette conception, dont on rencontre l'un des


premiers fondements dans la triadologie de saint Augustin, trouve
une expression dans la thologie latine du Filioque, o le Pre et
le Fils ensemble (et donc par ce qu'ils ont en commun, savoir
l'essence divine) font procder le Saint-Esprit. Elle trouve aussi
une expression dans la conception thomiste des relations sub-
sistantes29I . Le Saint-Esprit apparat moins comme une Per-
sonne que comme le lien d'amour (nexus amoris) entre le Pre
et le Fils (raison pour laquelle il tient dans la thologie, l'ecclsio-
logie et la spiritualit des confessions chrtiennes occidentales une
place secondaire par rapport au Pre et au Fils). Cette conception
s'est traduite aussi, par une pense thologique plus abstraite, plus
conceptuelle, comme on peut l'observer dans le courant scolasti-
que et jusque dans la thologie catholique et protestante moderne.
Yannaras a associ cette critique la critique heideggrienne de
l'onto-thologie occidentale, tenue pour responsable, en dernire
analyse, du dveloppement de l'humanisme, puis de l'athisme et
enfin de la dchristianisation de l'Occident.
Ces critiques sont sans aucun doute pour une part justifies,
mais sont pour une autre part excessives. Si l'on veut rester juste
et objectif, on ne peut pas considrer comme essentialiste l'en-
semble de la thologie latine2 92 . Concrtement, il serait difficile de
trouver un fidle catholique ou protestant qui adorerait Dieu
comme une essence ou une substance abstraite, ou comme une
Divinit impersonnelle. Il serait facile en revanche de montrer que
la thologie latine -et en premier lieu la thologie augustinienne-
a souvent une approche de Dieu fonde sur une analogie

291. Cf. THOMAS D'AQUIN, Summa theologica, la Pars, Qu. 40; Les
personnes sont les relations subsistantes mmes.
292. La thologie latine ne peut tre considre comme un bloc monolithique,
mme si l'augustinisme (progressivement) et le thomisme (d'emble) se sont
imposs comme ~es courants dominants. A. MALET note que, en Occident, il y
eut au Moyen Age deux thologies trinitaires, l'une qui prolongea souvent
consciemment la patristique grecque en mettant l'accent sur la personne au point
de frler parfois ie trithisme, voire d'y succomber; l'autre qui prolongea
l'augustinisme en mettant l'accent sur l'essence au point de frler parfois le
sabellianisme, voire galement d'y succomber (Personne et amour dans la
thologie trinitaire de saint Thomas d'Aquin, p. 31 ). Th. DE RGNON quant lui
opposait surtout la thologie augustinienne et thomiste celle des Cappadociens
et de saint Jean Damascne, mais considrait que le point de vue grec
considrant les hypostases avant la nature restait celui de la majorit des Pres
latins et tait aussi celui de thologiens mdivaux comme Richard de Saint-
Victor et Bonaventure, tandis que les Grecs de l'cole d'Alexandrie ou un
piphane de S~amine se montraient proches du p9int de vue latin par leur
tendance considrer la nature avant les hypostases (Etudes de thologie positive
sur la Sainte Trinit, t. I, p. 263 ; t. II, p. 128 s. ; t. III, p. 145; t. IV, p. 60s.).
278 PERSONNE ET NA TURE

psychologique, et que partir de l ce sont les personnes divines


qui sont privilgies plutt que l'essence2 93 (bien qu'une reprsen-
tation des personnes divines ainsi fonde soit discutable quant la
faon mme de concevoir la personne294 - et renvoie deux points
problmatiques sur lesquels les thologiens orthodoxes et les tho-
logiens catholiques s'opposent: celui de l'analogia entis et celui
des rapports entre l' conomie et la thologie - et bien
qu'une telle reprsentation ait galement le dfaut d'tre fortement
teinte d'anthropomorphisme). Plusieurs thologiens catholiques
romains, au cours des dernire dcennies, ont soulign cette di-
mension personnaliste de la thologie latine et, en opposition avec
le schma de Th. de Rgnon (aujourd'hui discut 295), ont soutenu
au contraire que c'est la thologie des Cappadociens qui peut
plutt tre considre comme essentialiste, tandis que les tho-
logies augustinienne et thomiste seraient plus personnalistes
qu'elle296. Cette dernire affirmation est certes aussi discutable
que la prcdente297, mais cela nous montre que le personnalisme

293. Voir ce sujet l'tude du patrologue orthodoxe D. B. HART, The


Mirror of the lnfmite: Gregory of Nyssa on the Vestigia Trinitatis , Modem
Theo/ogy, 18, 2002, p. 541-561, repris dans S. COAKLEY (d.), Re-thinking
Gregory ofNyssa, Oxford, 2003, p. 111-132, qui, dans une perspective critique
l'encontre de l'interprtation de J. Zizioulas, rvalue la place des hypostases
dans les triadologies de saint Grgoire de Nysse et saint Augustin.
294. De ce point de vue, on peut videmment considrer comme pertinent Je
reproche que Zizioulas fait, plusieurs reprises, au personnalisme augustinien
d'tre psychologisant.
295. Voir M. R. BARNES, De Rgnon Reconsidered , Augustinian Studies,
26, 1995, p. 51-79; K. HENNESSY, An Answer to de Rgnon's Accusers: Why
We Should Not Speak of "His" Paradigm ,Harvard Theological Review, 100,
2007, p. 179-197.
296. Cf. H. PAISSAC, Thologie du Verbe: saint Augustin et saint Thomas,
Paris, 1951 ; A. MALET, Personne et amour dans la thologie trinitaire de saint
Thomas d'Aquin, Paris, 1956; G. LAFONT, Peut-on connatre Dieu en Jsus-
Christ?, Paris, 1969; M. J. LE GUILLOU, Rflexions sur la thologie trinitaire
propos de quelques livres anciens et rcents, /stina, 17, 1972, p. 457-464; Le
Mystre du Pre, Paris, 1973; B. DE MARGERIE, La Trinit chrtienne dans
l'Histoire, Paris, 1975 ; M. R. BARNES, Augustin in Contemporacy Trinitarian
Theology , Theological Studies, 56, 1995, p. 237-250. M. R. BARNES note:
Selon ces savants, la thologie trinitaire latitie, par laquelle ils entendent la
thologie trinitaire d'Augustin, est oriente vers la personne et non oriente vers
la nature comme le voudrait De Rgnon, parce que la thologie d'Augustin est
base sur la psychologie et non sur la nature (De Rgnon Reconsidered ,
p. 55). Certains d'entre eux voient dans la thologie d'Augustin un dpassement
de cet essentialisme et considrent que Je personnalisme atteint son sommet chez
Thomas d'Aquin (cf. A. MALET, Personne et amour dans la thologie trinitaire
de saint Thomas d'Aquin, p. 104 ; M. J. LE GUILLOU, Rflexions sur la tho-
logie trinitaire propos de quelques livres anciens et rcents, p. 463).
297. On trouvera une svre critique de cette interprtation catholique dans
l'tude de A. DE HALLEUX, Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les
Cappadociens? Une mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17,
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 279

et l'essentialisme ne constituent peut-tre pas le terrain sur lequel


la thologie latine et la thologie orthodoxe se distinguent et
s'opposent le plus (mme si la distinction entre les diffrentes
formes de personnalisme est importante et significative), d'autant
plus que de nos jours se sont dv}opps dans le catholicisme et le
protestantisme des courants tout aussi radicalement personnalistes
que ceux reprsents dans l'Orthodoxie par Yannaras et Zizioulas,
certains thologiens en venant mme dfinir la nature de Dieu
par ses relations personnelles en tant que telles298. D'un autre
point de vue, on peut trouver chez divers Pres grecs -dont les
Cappadociens - des textes qui semblent accorder la priorit
l'essence299 et qui s'adressent Dieu en tant qu'essence 300 ; ces
textes doivent cependant tre saisis dans leur contexte et compris
la lumire de plusieurs considrations : a) il s'agit dans la plupart
des cas de mettre en vidence l'unit divine30I; b) ces textes sont
compenss et quilibrs par d'autres qui donnent la primaut aux
personnes302 dans d'autres cas o il est opportun d'insister sur les
trois Hypostases; c) ne considrant jamais l'essence divine part
des Hypostases, celle-ci ne revt jamais pour les Pres grecs la
forme d'un concept abstrait.
Le dbat entre ceux qui affirment que les Cappadociens sont
personnalistes et ceux qui affirment qu'ils sont essentialistes

1986, p. 265-292, repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 241-


268.
298. Cf. J. A. BRACKEN, What are they saying about the Trinity ?, New York,
1979, p. 50-52, 66-69, 79; G. HASENHTTL, Einjhrung in die Gottes/ehre,
Dannstadt, 1980, p. 87-89. .
299. Voir par exemple GRGOIRE DE NYSSE, A partir des notions communes,
aux Grecs, 5, GNO lil-l, p. 22 : Le nom de Dieu, employ dans son sens
propre, signifie cette essence qui est vritablement maitre de tous les tres, en
tant qu'artisan de toutes choses. Par consquent, unique tant l'essence dont
dpendent le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, et unique le nom qui la donne
entendre -je veux dire Dieu -, il y aura un seul Dieu proprement parler et en
continuit avec le concept de l'essence.
300. On en trouvera un exemple frappant dans ce tropaire du clbre Grand
Canon pnitentiel de saint ANDR DE CRTE (vu s.) : Je Te confesse et je
T'adore, indivisible Essence en trois Personnes distinctes, Divinit dont le Rgne
et le Trne sont Un.
301. Nous montrerons par la suite que, contrairement ce qu'affirment
Yannaras et Zizioulas, les Pres citent l'essence divine et pas seulement la
Personne du Pre comme principe d'unit de la Trinit.
302. Pour en rester au cas du Grand Canon de saint Andr de Crte prcdem-
ment voqu, on peut, face au tropaire prcdemment cit, remarquer celui-ci :
Pre ternel, Fils cotemel, Esprit de Bont, Esprit de Droiture, Pre du Verbe-
Dieu, Verbe du Pre teme~ Esprit de Vie-et Crateur, Trinit et Unit, aie piti
de nous!
280 PERSONNE ET NA TURE

constitue sans aucun doute ce que l'minent patrologue Andr de


Halleux a appel une mauvaise controverse33 .
Yannaras et Zizioulas, en soulignant de manire univoque le
personnalisme des Pres cappadociens, tombent dans 1' excs
inverse de l'essentialisme qu'ils dnoncent. Les Pres cappado-
ciens ne sont ni personnalistes ni essentialistes. Ils mettent en
avant, selon la nature des hrsies auxquelle s'ils s'opposent- il y
a, pour cette raison, des variations d'accents selon leurs uvres-
tantt l'essence, tantt les personnes divines, mais gardent dans
leur conception de la Trinit, un quilibre entre les deux. A. de
Halleux note ce sujet : Loin de signifier un mauvais com-
promis, l'quilibre entre les principes ontologiques de l'essence et
de l'hypostase, auquel s'attachrent les Pres cappadociens,
consistait tenir avec une mme fermet les deux termes du
paradoxe rationnellement insurmontable dans lequel s'exprimait
leur foi dans l'unitrinit divine34 . Un tel quilibre, qui est
prcisment 1'une des caractristiques essentielles de la thologie
authentiquement orthodoxe, est sans aucun doute difficile garder
-de mme qu'il est difficile garder entre l'unique hypostase et
les deux natures du Christ - car la raison humaine ne parvient pas
s'accommoder de telles antinomies. Sa confession a pour cela
t qualifie de voie royale de l'glise orthodoxe305 , et en le
prservant on s'avance sur un chemin de crte trs troit; toutes
les hrsies en revanche, tant dans le domaine de la triadologie
que dans celui de la christologie, sont tombes dans l'un des
prcipices situs de part et d'autre de ce chemin de crte; toutes
en effet tmoignent d'une perte de cet quilibre et d'un privilge
indment accord l'un de ses deux constituants.

303. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une


mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 129-155,
265-292, repris dans Patrologie et cumenisme, Leuven, 1990, p. 215-268.
304. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 292, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 26,8.
305. Voir MOINE HlLAR:ION, Voie royale de l'Eglise orthodoxe: la confes-
sion de la Sainte Trinit, Messager de l'Exarchat du patriarche russe en
Europe occidentale, 109-112, 1982, p. 73-107. Le titre fait allusion au passage
d'un discours de saint GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XLII, 16, SC 384
p. 82-83.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 281

y. Une interprtation anachronique des Pres cappadociens.

La rfrence de Yannaras et de Zizioulas aux Cappadociens


pour y trouver un appui leurs propres thories implique un cer-
tain anachronisme.
Lorsque nos deux auteurs veulent montrer que les Cappado-
ciens taient personnalistes plutt qu'essentialistes, on peut, se
demander si les connotations qu'impliquent ces deux adjectifs
dans leur acception actuelle taient bien perues des anciens.
A. de Halleux, qui fait cette dernire remarque, note qu'il y a par
exemple un grand risque d'anachronisme reporter dans la
conceptualit patristique l'expression formelle des valeurs exis-
tentielles de libert et d'amour. Il donne aussi comme autre
exemple que les hypostases [divines] elles-mmes taient com-
prises [par les Pres] comme trois modes d'tre objectifs plutt
que trois modes d'existence en communion36 et rappelle aussi
que ce que les Pres cappadociens dsignaient par le terme
koinnia [communion] intradivine tait la nature commune et non
des relations "dialogales" interpersonnelles37 . Et il conclut:
La "rvolution de l'ontologie" trop gnreusement attribue aux
Pres cappadociens n'inaugure donc pas le personnalisme au sens
actuel du terme308.
L'ide mme que les Pres cappadociens auraient ralis une
rvolution sur le plan de l'ontologie est d'ailleurs elle-mme
contestable. Comme le fait remarquer l. Panagopoulos, rsoudre le
problme de la personne en termes ontologiques (ce qui dtermine
toute la perspective tant de Zizioulas que de Yannaras dans leur
volont de fonder une ontologie de la personne) est dj un point
qui fausse ds le dpart les intentions authentiques de la thologie
trinitaire patristique, et conduit immdiatement la question de
savoir qui de la personne ou de l'essence constitue le principe
ontologique par excellence - on peut constater en effet que telle
est bien la problmatique de base de Yannaras et de Zizioulas - et
qui de l'une ou de l'autre est l'lment causal. Les deux termes de

306. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une


mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 290, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 266.
307. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 289, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 265. Voir aussi B. MEUNIER
(d.), La Personne et le Christianisme ancien, Paris, 2006, p. 187.
308. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une
mauvaise controverse, Revue thologiq'Uf! de Louvain, 17, 1986, p. 290, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 266.
282 PERSONNE ET NATURE

cette alternative, constate-t-il, ont t suivis successivement par la


thologie et la philosophie occidentales, ce qui s'est traduit par
une oscill~tion sur un plan horizontal entre les extrmes sym-
triques galement errons de 1'essentialisme (1' essence prcde et
prdtermine 1' existence ou la personne) et de 1'existentialisme et
du personnalisme (l'existence ou la personne prcde et dtermine
l'essence). Les Pres, explique le mme auteur, n'ont pas cherch
rvolutionner l'ontologie afin d'tablir un principe unique pour
la Trinit, mais affirmer simultanment en Dieu l'unit et la
trinit, contrant ainsi respectivement la renaissance du poly-
thisme hellnique reprsent par 1' arianisme, et le monothisme
judaque limit reprsent par le sabellianisme. La rvolution op-
re par les Pres grecs drive surtout du fait que, par l'acceptation
de la distinction apophatique entre l'essence divine et les person-
nes de la Trinit et l'accent mis sur les nergies communes, ils ont
dpossd la notion d'essence du sens de ncessit ontologique,
mais aussi la notion de personne du sens d'altrit absolue, ce qui
va dans le sens oppos des conclusions de Yannaras et de Ziziou-
las309.

b. Un dsquilibre hypostases-essence au profit des hypostases


et au dtriment de l'essence qui constitue un abus inverse de celui
de l'essentialisme.

Il y a dans la triadologie de Yannaras et de Zizioulas un ds-


quilibre important entre 1'essence (ou la nature) et les hypostases
(ou les personnes), au profit de celles-ci, et au dtriment de celle-
l dont ils cherchent par tous les moyens minimiser la place et le
rle3 10.
On retrouve dans la triadologie de Yannaras et de Zizioulas
l'ide gnrale que l'hypostase (ou la personne) prcde l'essence
(ou la nature), et que cela est une condition et une manifestation
de la libert de la personne, car autrement cela signifierait que
l'essence la dtermine et la limite.

309. Ov'toAoyia ij 9EoAoy(a 'tO nqoawnov. H ovt-t~oAt1 tij na'tEQtKfj


TqtaoAoyia mt1v Ktuav6TJUTJ m v9qwn(vou nqouwnou , Synax, 13, 1985,
p. 70-76.
310. J. G. F.WILKS va jusqu' noter: Zizioulas a une attitude hautement
ngative quant la possibilit pour l'essence de jouer un rle quelconque dans la
Trinit (The Trinitarian Ontology of John Zizioulas , Vox evange/ica, 25,
1995, p. 79).
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 283

On y retrouve aussi toutes les connotations ngatives attaches


par le personnalisme et l'existentialisme aux notions d'essence ou
de nature. On retrouve notamment, extrapol au domaine de la
thologie, le principe personnaliste gnral que nous avons prc-
demment prsent et qui est aussi 1'un des principes existentialis-
tes de base que Sartre a ainsi formul dans le domaine de l'anthro-
pologie: l'existence prcde l'essence, en montrant que c'est
le fondement de la libert absolue de l'homme et que, si c'tait
l'inverse, cette libert serait inexistante3 ll, car l'essence est fonda-
mentalement dterminante, ncessitante et limitative.
Le hiromoine Hilarion dnonce juste titre, en ce qui concerne
la thologie trinitaire, les risques d'une telle interprtation qui fait
de l'hypostase le fondement premier et absolu de l'existence et le
principe ontologique suprme : La profondeur fascinante de
l'ide de "l'hypostase divine, fondement irrductible d'existence
personnelle" peut sduire 1' esprit humain accorder 1'hypostase
non une place primordiale dans la connaturalit infinie des trois
Infinis, mais une autonomie absolue, ce qui mne la soumission
complte de la nattlre l'hypostase et finalement l'identification
du mot hypostase divine au Nom "Dieu". Avec cette dtrioration
de l'quilibre orthodoxe entre hypostases et nature divines, on se
trouve aux antipodes.de l'essentialisme, selon lequel Dieu s'iden-
tifie son essence. C'est parce qu'ils connaissaient les dangers de
ces deux dviations opposes que les Pres n'ont pas seulement
affirm qu'il n'existe pas de nature sans hypostase, mais gale-
ment qu'il est "impossible de concevoir une hypostase sans na-
ture". Dans les temps actuels, on veut parfois voir une corres-
pondance entre la tendance vers une autonomie absolue de 1'hy-
postase au sein de la Sainte Trinit et l'adage de l'existentialisme :
"l'existence prcde l'essence". Or, cette correspondance- s'il y
en a une- montre combien la pense d'une autonomie absolue de
l'hypostase est loin du dogme trinitaire : une thorie qui se rfre
au principe existentialiste de l'antriorit de l'existence par rap-
port l'essence n'est compatible ni avec le Dieu vivant ni avec la
Sainte Trinit dans laquelle il n'y a ni antriorit ni postrio-
rit312. ))

311. SARTRE recourt pour dmontrer cela l'exemple clbre du coupe-papier


(Vexistentialisme est un humanisme, p. 17-22) que Y ANNARAS reprend explici-
tement dans son livre La Foj vivante de l'glise (p. 54).
312. Voie royale de l'Eglise orthodoxe: la confession de la Sainte Trinit,
Messager de l'Exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, 109-112,
1982, p. 88-89. J
284 PERSONNE ET NATURE

Yannaras et Zizioulas pensent trouver dans la thologie trini-


taire des Pres cappadociens une justification de leur survalorisa-
tion des hypostases et de leur dvalorisation de 1' essence. Or on
peut constater que les textes de ceux-ci dmentent une telle inter-
prtation. Critiquant avec soin 1'argumentation de Zizioulas, A. de
Halleux dmontre que saint Basile ne manifeste aucune dpr-
ciation pour le langage de l'essence 313 . La lecture des uvres
triadologiques de saint Grgoire de Nazianze et saint Grgoire de
Nysse donne la mme impression. Comme le note V. Harrison
dans sa critique de Zizioulas, dans la thologie patristique, hy-
postasis et ousia vont ensemble, et l'une ne peut exister sans
1'autre. En consquence, on doit affirmer le statut ontologique des
deux d'une manire quilibre314 .
Dans la mme perspective, A. de Halleux conclut ainsi son
tude dj cite o il confronte 1'interprtation de Zizioulas aux
textes de saint Basile de Csare, saint Grgoire de Nazianze et
saint Grgoire de Nysse : Au terme des constatations qui prc-
dent, nous croyons pouvoir conclure que le personnalisme des
Pres cappadociens ne saurait tre o'pppos. au langage de
l'essence. Si la "rvolution de l'ontologie" qu'on leur attribue
consista distinguer l'hypostase vis--vis de l'essence, ce ne fut
pas au dtriment de celle-ci. [... ] ceux qui interprtent la tholo-
gie cappadocienne comme une ontologie existentielle et commu-
nionnelle, allergique au langage de 1' essence, il faut rappeler que
Basile et les deux Grgoire parlaient de 1' essence et du consubs-
tantiel aussi volontiers que des hypostases et de la monarchie du
Pre. [ ... ]Loin d'avoir voulu privilgier aucun des deux principes,
les Pres cappadociens paraissent plutt leur avoir accord une
gale importance. Dans ce sens, ils sont, la fois et tout aussi
totalement, personnalistes et essentialistes3 15 . En tout cas, note
l'auteur, ils auraient certainement rpudi avec la plus grande

313. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une


mauvaise controverse , Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 144-148,
repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 230-234. Dans ces
mmes pages, A. DE HALLEUX montre que saint Basile ne comprenait pas le
consubstantiel nicen comme un synonyme d'incr, comme le prtend
Zizioulas, mais bien dans le sens positif d'une identit d'essence.
314. Zizioulas on Communion and Othemess , St. Vladimir's Theological
Quarter/y, 42, 1998, p. 280.
315. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse , Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 265 et 289-
290, repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 241 et 265-266.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 285

nergie[ ... ] l'anti-essentialisme qui accompagne l'interprtation


personnaliste de leur pense par Yannaras et Zizioulas316.

c. Le rejet de l'essence comme pr.incipe del 'unit divine.

Dans leur perspective de la dvalorisation de l'essence ou de la


nature divine, Yannaras et Zizioulas affirment que les personnes
divines sont unies entre elles seulement en tant que personnes, et
non en tant qu'elles ont la mme essence ou nature et sont entre
elles en prichorse. Parfois l'unit divine est attribue la
communion des Personnes entre elles ( laquelle la nature o
l'essence divine est assimile ou rduite3 17). Mais gnralement
nos deux auteurs affirment que le principe de 1'unit de la Trinit
(des trois Personnes divines), ce n'est pas l'essence ou la nature
divine mais la personne du Pre318 , Zizioulas attribuant cette posi-
tion aux Pres grecs, spcialement aux Cappadociens.
La vrit est que les Pres - y compris les Cappadociens -
admettent les deux principes : ils considrent que la personne du
Pre, en tant que cause des deux autres Personnes divines et en
tant que principe ou source de la divinit est le principe
d'unit dans la Trinit; mais ils n'excluent pas pour autant que
l'essence le soit aussi, au contraire, ils l'affirment trs nette-
ment319. Car si le Fils et le Saint-Esprit sont un ensemble et sont
un avec le Pre, ce n'est pas seulement parce qu'ils ont reu
l'essence divine de lui, mais aussi parce qu'ils ont la mme es-
sence que lui. Par exemple, saint Athanase d'Alexandrie dit : il y

316. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une


mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 292, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 268.
317. Cf. J. ZIZIOULAS, Christologie, pneuqtatologie et institutions eccl-
siales. un point de vue orthodoxe, dans Les Eglises aprs Vatican Il, Paris,
1981, repris dans L'glise et ses institutions, p. 20: La nature de Dieu est
communion. Cela [signifie que] la substance une de Dieu concide avec la com-
munion des trois Per-iOnnes .
)18. Cf. C. Y ANNARAS, La Libert de la morale, p. 15 ; La Foi vivante de
l'Eglise, p. 52; J. ZlZIOULAS, Du personnage la personne, dans L'tre
ecclsial, p. 33-34; On a Being a Person. Towards an Ontology of Person-
hood , p. 40; Communion et altrit, p. 113, repris ~dans L'Eglise et ses
institutions, p. 126; On Being Other ,dans Communion and Othemess, p. 35;
The Father as Cause : Personhood Generating Othemess , dans Communion
and Otherness, p. 113-1?4, passim; L'Eglise comme communion, S.O.P.,
181, 1993, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 97.
319. Le pre G. FLOROVSKY constate que pour saint Grgoire de Nazianze
comme pour saint Basile l'unit de la Divinit signifie simultanment monarchie
et identit d'essence (Les Pres du u!' sicle; d. russe p. 111).
286 PERSONNE ET NA TURE

a un seul principe de la divinit et par consquent il y a monarchie


de la manire la plus absolue ; mais il dit aussi : si le Fils est
autre (que le Pre) en tant qu'engendr, il est la mme chose en
tant que Dieu ; et ils sont un, lui et le Pre, par la commune ap-
partenance de la nature et par l'identit de l'unique divinitf9 20.
Autre exemple : saint Grgoire de Nazianze, qui considre de
manire claire la monarchie du Pre comme principe d'unit32l,
s'exprime aussi en termes essentialistes lorsqu'il crit: Lorsque
je parle de Dieu, vous devez vous sentir baigns dans une seule
lumire et dans trois lumires. Je dis "trois" comme caractres
propres ou comme hypostases, ou comme personnes (ne disputons
pas sur les mots, pourvu que les syllabes offrent le mme sens). Je
dis "une" sous le rapport de l'essence (ocr(a), c'est--dire de la
divinit3 22 . Ou encore : Les Trois sont Un par la divinit, et le
Un est Trois par les proprits [hypostatiques]3 23. Il est noter
aussi que le Thologien comprend souvent le mot monarchie
dans le sens de l'unique divinit que sont les trois Personnes,
s'opposant la polyarchie du polythisme et l'<< anarchie,
c'est--dire l'athisme324. Une telle comprhension est partage
par saint Grgoire de Nysse lorsqu'il attribue la monarchie la
nature commune3 25 . On trouve la mme comprhension chez saint

320. Contre les Ariens, Ill, 4.


321. Voir Discours, XLII, 15, SC 384, p. 82: Les Trois ont une seule
nature: Dieu. L'union est faite par le Pre, de qui vient et vers qui remonte le
reste, de sorte qu'il n'y ait pas non plus fusion, mais jonction, sans sparation
introduite par le temps>>. Voir aussi ibid., XX, 7, SC 170, p. 70.
322. Discours, XXXIX, 11, SC 358, p. 170-172.
323. Voir par exemple GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XXXI, 9, SC 250,
p.292. .
324. Voir GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XL, 41, SC 358, p. 295 et note 4
de C. Moreschini; XXIX, 2, SC 250, p. 178. Voir aussi le Discours XXIX, 2
(SC 250, p. 178) o, s'opposant galement la polyarchie, synonyme de discorde
et l'anarchie, synonyme de dsordre, il dfend la monarchie en excluant
toutefois qu'on la rapporte une seule personne- Nous, c'est la monarchie
que nous honorons, mais, non pas une monarchie dlimite une seule
personne>>- et en lui raportant des qualits qui s'attachent la nature commune:
l'gale dignit de nature, l'accord des volonts, l'identit de mouvement et
non comme le prtend ZIZIOULAS (Communion and Otherness, p. 132-133) au
sens moral du terme >> dont on ne voit pas bien comment il pourrait tre pertinent
en ce qui concerne la Trinit qui transcende radicalement la sphre de la morale...
L'gale dignit de nature, l'accord des volonts, l'identit de mouvement sont
trs clairement, dans la thologie patristique des attributs qui se rapportent
l'essence ou la nature, mais le problme est que Zizioulas tente ici, une fois de
plus, d'exlure la nature du domaine de l'ontologie pour y rapporter seulement la
personne.
325. Discours catchtique, Ill, SC 453, p. 156: <<on constate que l'unit de
nature n'admet aucun partage, si bien que le pouvoir de la monarchie ne se divise
pas par partage entre des divinits diffrentes >>.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 287

Basile. Dans l'une de ses homlies, il crit: Il y a un Dieu qui


est le Pre, et il y a aussi un Dieu qui est le Fils, mais il n'y a pas
deux Dieux parce qu'il y a une identit entre le Pre et le Fils.
Parce qu'il n'y a pas une dit dans le Pre et une autre dans le
Fils ni une nature en chacun d'eux 326. Dans un passage de son
trait Sur le Saint-Esprit, il rfre l monarchie 1'unicit de Dieu
constitue par l'unique dit commune aux trois Personnes327.
Dans la suite de ce mme passage, saint Basile fait aussi claire-
ment reposer l'unit des trois Personnes divines dans l'essence
commune328 , tout en reconnaissant par ailleurs que le Fils et
l'Esprit ont reu cette essence du Pre329; autrement dit le Pre est
plutt le principe originel ou la source premire de ce qui assure
l'unit -l'essence commune- que le principe mme et immdiat
de cette unit. Saint Maxime quant lui a une conception quili-
bre o la monarchie du Pre et 1'essence divine apparaissent
l'une et l'autre principe d'unit sans aucunement s'opposer,
comme le souligne le pre M. Toronen critiquant implicitement
Zizioulas : Maxime professe la monarchie du Pre sans tre
allergique au langage de 1'essence. La doctrine de la monarchie du
Pre n'est d'aucune faon oppose celle, de l'unique essence et
vice versa. En Dieu, il y a unit "parce qu'il y a une seule
divinit", dont la seule source- c'est--dire le seul principe (flVl'l
QXtl) - est le Pre. L'essence du Pre est le principe (QXtl) du
Fils et de l'Esprit. Essence et personne sont distingues l'une de
l'autre mais pas opposes l'une l'autre 33. Autre exemple
encore: saint Jean Damascne note que lorsque nous regardons
la cause premire, la monarchie, c'est l'unit qui nous
apparat33l ,mais dans le mme temps il attribue cette unit non
la Personne du Pre mais 1' identicit d'essence, de puissance et
d'nergie33 2 des trois Personnes. Il y a un seul Dieu, affirme-t-
il, parce qu'il y a une seule essence, une seule volont, une seule
nergie333. Il remarque encore que nous reconnaissons que

326. Homlies, :?OCIV, 3, PG 31, 605A.


327. Sur le Saint-Esprit, XVIII, 45, SC 17 bis, p. 404-406.
328. Sur le Saint-Esprit, XVIII, 45, SC 17 bis, p. 406.12-14. "
329:Voir R. P.C. HANSON, The Searchfor the Christian Doctrine ofGod:
The Arian Controversy, 318-391, Edinburgh, 1988, p. 699.
330. Union and Distinction in the Thought of St Maximus the Confessor,
Oxford, 2007, p. 67. Voir aussi P. WIDDICOMBE, The Fatherhood ofGodfrom
. Origen toAthanasius, Oxford, 2000, p. 174.
. 331. JEAN DAMASCNE, Expos prcis de la foi orthodoxe, J, 8, PTS 12, p. 29-
30.
332. Ibid.
333. Homlie sur le saint Sabbat, PG 9{1, 605.27. c
288 PERSONNE ET NA TURE
Dieu est un par la consubstantialit3 34 , ce qu'il dit galement
ailleurs: Nous savons et nous confessons que Dieu [... ]est un,
c'est--dire une seule essence335.
De nombreux textes liturgiques confirment que la tradition de
l'glise orthodoxe non seulement n'exclut pas l'essence ou la na-
ture divine (encore appele Divinit) comme principe d'unit
de la Trinit, mais encore la valorise au point de la placer au
premier plan 336.
Comme le note la patrologue orthodoxe V. Harrison, l'unit de
la Trinit n'est pas seulement une interrelation de personnes, c'est
aussi une unit d'essence et d'nergie3 37 . Le mme auteur expli-
que que les Trois sont en relation l'un avec l'autre travers
l'essence divine, car l'essence divine sert de milieu dans lequel
[les personnes] sont en relation l'une avec l'autre ou de me-
dium, pour ainsi dire, travers lequel [elles] actualisent leur rela-
tion et se donnent librement l'une l'autre 338 . Les notions de

334. Expos prcis de la foi orthodoxe, 1, 8, PTS 12, p. 27.


335. Ibid., 1, 2, PTS 12, p. 9. .
336. Cf. Deuxime ton, dimanche, Matines, triadique de la 9" ode: Fidles,
chantons et glorifions, selon la vraie foi, l'Unit en trois Personnes, Trinit
consubstantielle, Nature toute divine, indivisible, clart sans dclin, au triple
clat ; Troisime ton, dimanche, Matines, triadique de la 7e ode : Fidles,
nous rendons gloire un seul Principe, une seule Divinit en trois Personnes )) ;
Quatrime ton, dimanche, Matines, triadique de la 9e ode : Fidles, tous nous
adorons l'Unit de l'essence divine et la Trinit des Personnes)) ; Quatrime ton,
dimanche, Matines, triadique de la liturgie : Prions afin de glorifier, comme il
convient, le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, l'Unit de la Divinit en trois Per-
sonnes)) ; Septime ton, dimanche, Matines, triadique de la 9" ode: Ce n'est
pas une Trinit de divinits que nous vnrons, mais d'Hypostases ; non pas une
seule Personne, mais une seule Divinit )) ; Huitime ton, dimanche, Matines,
triadique de la ge ode : Chantons la Divinit la triple lumire, unique clat
rayonnant d'une seule nature en trois Personnes : le Pre sans commencement, le
Verbe de mme nature que le Pre, l'Esprit de mme essence qui rgne avec
lui)). Cf. aussi les hymnes triadiques des Matines chants en Carme et les jours
de jene : ayant reu la lumire rvlatrice d'une Divinit en trois Hypostases,
nous nous crions avec les Chrubins: "Saint, Saint, Saint es-Tu Dieu!")) ;
Nature incre, artisan de toutes choses, ouvre nos lvres pour que nous procla-
mions ta louange en nous criant: "Saint, Saint, Saint es-tu Dieu!")) ; Trinit
consubstantielle et indivisible, Unit en tris hypostases galement ternelles,
c'est Toi comme notre Dieu que nous chantons l'hymne des anges: "Saint,
Saint, Saint es-Tu Dieu!")) ; Glorifions la Divinit de la Trine Unit dans
une union sans confusion ... )) ; Office de minuit du dimanche, Premier ton, canon
triadique, ode 5 :Glorifions avec foi le Pre, le Fils et l'Esprit Saint, une seule
nature et divinit)) ; ibid., Troisime ton, canon triadique, ode 7 : En trois Per-
sonnes nous annonons l'unique nature de Dieu, tout en distinguant les proprits
du Pre, du Fils et du Saint-Esprit)).
337. Yannaras on Person and Nature)), St. Vladimir's Theological Quar-
ter/y, 33, 1989, p. 288.
338. Zizioulas on Communion and Otherness )), St. Vladimir 's Theological
Quarter/y, 42, 1998, p. 280 et 279. Ces notions doivent cependant tre utilises
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 289

milieu ou de medium ne sont pas pleinement adquates


pour exprimer ce qu'est l'essence pour les Personnes (car elles
pourraient tre comprises comme un contenant par rapport un
contenu, et une certaine extriorit de l'essence par rapport aux
personnes), mais elles permettent .en revanche de mieux compren-
dre la prichorse en laquelle fes Pres ont vu galement une
source de l'unit des Personnes divines, lesquelles s'interpntrent
au sein de leur essence commune tout en gardant leur identit
hypostatique.

d. L'affirmation que l'hypostase du Pre est cause de l'essence


divine.

Le principe personnaliste (d'origine existentialiste3 39) selon le-


quel la personne prcde l'essence et cause son tre340 est
extrapol la Sainte Trinit. Nos deux auteurs considrent que la
personne du Pre est la cause de l'essence divine, ce qui signifie
qu'il la prcde,' non certes chronologiquement, mais ontologi-
quement341; ce principe ne s'applique pas seulement au fait que le
Pre hypostasie son essence en engendrant le Fils et en faisant
procder l'Esprit Saint3 42 , mais aussi au fait que, indpendam-
ment de cela, la personne de Dieu le Pre prcde et dtermine
son essence 343 >>.
Il est habituel aux thologiens d'affirmer que Dieu est causa sui
(cause de lui-mme), mais c'est pour affirmer que, la diffrence
des autres tres, il n'est pas caus par quelqu'un ou quelque chose
d'autre; cela ne signifie pas qu'il y ait dans le Pre et pour ce qui
le concerne une distinction entre ce qui cause (sa personne) et ce
qui est caus (son essence ou sa nature). Le Pre est incaus en
tout son tre (sa personne et sa nature) et aucune de celk-ci ne
prcde l'autre ni n'est la cause de l'autre, ni chronologiquement,

avec prudence : iJ.. faut se garder de comprendre l'essence comme milieu extrieur
aux personnes ou comme un instrument dont elles se serviraient
339. Cf. la formule bien connue de Sartre: L'existence prcde l'essence..
340. J. ZIZIOULAS, The Teaching of the Second Ecumenical Council on the
Roly Spirit in Historical and Ecumenical Perspective, p. 42.
341. Cf. J. ZIZIOULAS,_L 'tre ecclsial, Introduction, p. 13; Du personnage
la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 34-35; On Being a Person. Towards
an Ontology of Personhood , p. 40, 42 (= Communion and Othemess, p. 106,
108); C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-15; La Foi vivante de
l'glise, p. 55.
342. Cf. C. YANNARAS, La L(bert de la morale, p. 15.
p:
343. Cf. La Foi vivante del 'Eglise, 55.
290 PERSONNE ET NA TURE

ni logiquement, ni ontologiquement. supposer mme que le Pre


cause son essence, il ne pourrait le faire que parce qu'il est Dieu,
autrement dit parce qu'il possde l'essence ou la nature divine, ce
qui signifie qu'il devrait dj possder l'essence qu'il cause!
Yannaras et Zizioulas se rfrent 1'un et 1' autre un passage
relativement connu de saint Grgoire Palamas -car il a t mis en
valeur par le pre Jean Meyendorff dans une perspective ga-
lement personnaliste et existentialiste - o celui-ci affirme que :
Rpondant Morse, Dieu ne lui dit pas : "Je suis l'essence",
mais : "Je suis Celui qui est." Car Celui qui est ne vient pas de
l'essence, mais l'essence vient de Celui qui est. C'est Lui, Celui
qui est, qui a conu en lui-mme l'tre tout entier344. Cependant
Yannaras, Zizioulas et Meyendorff lui-mme (qui y voit le princi-
pal argument en faveur du personnalisme et de 1'existentialisme
qu'il attribue Palamas345) commettent sun contresens dans
l'interprtation de ce passage346. Dans le oontexte de celui-ci347 en
effet, l'essence ne dsigne pas l'essence suressentielle de Dieu (t']
mQOUaLo oa(a) mais la puissance qui donne l'essence et
l'existence aux tres crs (oaLonou) MvaflL), autrement dit
une nergie divine348.

e. La survalorisation de la notion de cause au sein de la Trinit.

En rapport avec la notion de causalit, on peut constater que Zi-


zioulas tourne au profit de sa thorie personnaliste certains l-
ments qui ne vont pas prcisment dans ce sens. Selon lui, les
Pres cappadociens auraient corrig les vieilles images mana-
tionnistes de la thologie trinitaire en introduisant la catgorie
personnaliste de l'aitia, c'est--dire de la cause efficiente (dont
saint Athanase, par exemple, ne faisait aucun usage)349.

344. Triades pour la dfense des saints hsychastes, 3, 2, 11-12, d. Meyen-


dorff, p. 663-665.
345. Introduction l'tude de Grgoire Palamas, Paris, 1958, p. 291-292.
346. Cf. C. Y ANNARAS, La Libert de la morale, p. 14-15; J. ZIZIOULAS, To
Elvm 'to 9EO !CaL 't dvaL 'tO v9Q6Jm:iu ,p. 24.
347. Triades pour la dfense des saints hsychastes, 3, 2, 12, d. Meyendorff,
p. 665.
348. Voir l'intgralit du passage aux 11-12. Le contresens et l'interpr-
tation correcte font l'objet d'une dmonstration dtaille par V. PERISi, Person
and Essence in the Theology of Gregory Palamas, Philotheos, 1, 2001, p. 131-
134.
349. The Teaching of the Second Ecumenical Council on the Holy Spirit in
Historical and Ecumenical Perspective, p. 37.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 291
Outre que l'on peut constater que Zizioulas survalue cette no-
tion de cause chez les Cappadociens350, on peut noter que, comme
le fait remarquer juste titre A. de Halleux, cette notion n'im-
plique par elle-mme aucune connotation personnaliste, puis-
qu'elle s'appliqueevanttout au domaine du monde matrieP5 1 En
outre, l'minent patrologue dmontre, textes l'appui, que
pareille connotation ne se vrifie pas chez les Pres cappa-
dociens , qu'il s'agisse de Basile de Csare, Grgoire de Na-
zianze ou Grgoire de NysseJ52, concluant que l'adoption de la
catgorie de l'aitia n'est pas par elle-mme l'indice d'une person-
nalisation de la conception des relations intradivines .
. Cela est d'autar:rt plus vrai que cette notion n'exclut pas, chez
les 'Cappadociens qui en font usage, l'usage corrlatif de diverses
notions et comparaisons qui pourraient tre interprtes dans un
sens manationniste (sens qu'elles n'ont cependant pas chez eux)
et qui ne perdent pas de vue le rapport l'essence. Par exemple,
saint Grgoire de Nazianze lorsqu'il exhorte garder un seul
Dieu en rapportag.t une seule cause tant le Fils que 1'Esprit
prcise que ce rapport est conforme t'identit d'essence et
ajoute peu aprs que le Pre est QXtl (ptincipe) comme cause et
source et comme lumire ternelle353 .
On doit noter en outre que la notion de cause a inspir de la m-
fiance beaucoup de Pres du fait qu'elle pouvait suggrer l'ide
contestable d'une production intra-divine. Cela explique que saint
piphane ou saint Maxime le Confesseur lui aient prfr la no-
tion de principe (QXtl) et que les Pres grecs en gnral aient
rserv son application l'activit cratrice et providentielle de
Dieu 354.

350. Cf. J. G. F. WILKS, The Trinitarian Ontology of John Zizioulas , Vox


evangelica, 25, 1995, p. 77.
351. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens ? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 149, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 235.
352. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 149-152,
repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 235-238.
353. Discours, XX, 7, 1-5 et 9-10, SC 270, p. 70 et 72.
354. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 11, 1986, p. 148-149,
repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 234-235. On ne peut
purement et simplement identifier la notion de principe celle de cause comme
le fait Zizioulas lorsqu'il crit: Si le Pre est l'unique arch en Dieu, ses
relations aux deux autres personnes ne., peuvent tre dcrites qu'en termes
causatifs( The Father as Cause, dans Communion and Othemess, p. 119).
292 PERSONNE ET NA TURE

f Survalorisation de la personne du Pre au sein de la Trinit.


Dans le but de dvaloriser l'essence ou la nature divine et de
promouvoir leur ontologie personnaliste, Yannaras et Ziziou-
las sont amens survaloriser la personne du Pre au sein de la
Trinit, d'une manire qui porte atteinte l'quilibre et l'galit
des Personnes divines et risque d'tablir une certaine forme de
subordinationisme ontologique au sein de la Trinit 355. Zizioulas a
rcemment tent de rpondre certaines critiques qui lui avaient
t faites mais ne fait, cette occasion, que renforcer cette ten-
dance356.
Il est vrai que certains Pres comme saint Basile ou saint Gr-
goire de Nazianze ont soulign la monarchie du Pre et son rle
causal, mais sans pour autant aboutir de tels effets pervers. Saint
Grgoire de Nazianze prend mme bien soin de mettre en garde
ses lecteurs contre une telle tentation357,_"Comme le note Vladi-
mir Lossky lui-mme, la monarchie et la causalit du Pre ne lui
confrent aucune primaut hypostatique sur les deux autres per-
sonnes358 ,et les Pres avaient conscience de cela35 9.
Parmi les critiques adresses Zizioulas, on peut noter celle de
Tom McCall qui considre que l'insistance de Zizioulas sur la
radicale libert du Pre- qui se caractrise notamment par le fait
que non seulement Celui-ci choisit d'engendrer le Fils et de faire
procder l'Esprit mais encore veut sa propre essence (qu'il pr-
cde en tant qu'hypostase et dont il est la cause)- a pour cons-
quence que l'existence du Dieu trine est contingente et aussi
que l'essence de Dieu est contingente. La consquence en est
galement que la communion d'amour des trois Personnes divines
est contingente (puisque subordonne la volont du Pre), ce qui
parat tre en contradiction avec le fait que Zizioulas considre par
ailleurs l'tre en relation et la communion d'amour comme le
suprme prdicat ontologique de l'existence personnelle36o.

..
355. Voir la critique de J. G. F. WILKS, The Trinitarian Ontology of John
Zizioulas , Vox evangelica, 25, 1995, p. 79; A.-J. TORRANCE, Persons in
Communion: Trinitarian Description. and Human Participation, Edinburgh,
1996, p. 293; T. McCALL, Holy Love and Divine Aseity in the Theology of
John Zizioulas , ScottishJoumal ofTheology, 61,2008, p. 199-200.
356. The Father as Cause, dans Communion and Othemess, p. 113-154.
357. Voir par exemple Discours, XXIX, 15, SC 250, p. 208 s.
358. A l'image et la ressemblance de Dieu, p. 20.
359. Voir par exemple GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, XL, 41, SC 358,
p. 292 ; 43, p. 298.
360. Holy Love and Divine Aseity in the Theology of John Zizioulas ,
Scottish Journal ofTheology, 61,2008, p. 198-199.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 293

g. L'ide que le Pre cause les deux autres Personnes divines


indpendamment de 1'essence divine.

S'opposant lgitimement l'ide, attribue, tort ou raison


la thologie occidentale depuis s_aint Augustin, qui considre que
l'essence divine prcde les Personnes divines et les cause, Zi-
zioulas tombe malheureusement dans l'excs inverse de l'hyper-
personnalisme en considrant que 1' engendrement du Fils par le
Pre, et la procession du Saint-Esprit du Pre sont des processus
purement hypostatiques o l'essence divine n'intervient d'aucune
manire.
S'il convient effectivement d'exclure que non seulement
l'essence divine soit cause des Personnes divines parce qu'elle les
prcderait (logiquement ou ontologiquement), mais encore que
l'essence du Pre, considre indpendamment de sa personne soit
cause des deux autres Personnes, on doit en revanche admettre que
ce n'est pas sans son essence que le Pre engendre le Fils et fait
procder l'Esprit, mais avec elle, c'est--dire en tant que premire
Personne divine ...
S'il est vrai que l'essence divine n'intervient pas d'une manire
indpendante dans la gnration du Fils et dans la procession du
Saint-Esprit et qu'elle n'est par elle-mme ni la cause du Fils ni
celle de l'Esprit (car engendrer le Fils et faire procder l'Esprit
sont, les Pres l'affirment unanimement, une proprit hyposta-
tique du Pre seul), elle intervient d'une certaine faon car le Pre
ne pourrait pas engendrer un Fils qui est Dieu ni un Esprit qui est
Dieu (c'est -dire qui sont d'essence divine) s'il n'tait lui-mme
d'essence divine. Ce fait trouve son expression dans certaines
formules liturgiques36l. C'est cette vrit aussi qu'exprime la for-
mule du symbole de Nice qui parle de la gnration du Fils de
l'essence du Pre, reprise maintes fois par saint Athanase
d'Alexandrie, et dont le but premier est d'affirmer la divinit du
Fils, Dieu de Dieu comme dit encore le Symbole de Nice.
Dire, comme le fait Zizioulas3 62, que la formule utilise Nice
est absente du Symbole de Constantinople de 381 en vertu d'une
correction qu'aurait impose la thologie des Cappadociens n'est
pas xact. On peut voir que saint Basile approuve cette form.:ule de
Nice tout en rejetant ses interprtations fausses, relles ou possi-

361. Voir par exemple Office de minuit du dimanche, Premier ton, canon
triadique, ode 3 : Celui que dans ta divinit, sans semence, Pre, tu as
engendr ... '
362. Cf. The Father as Cause, dans Communion and Othemess, p. 120.
294 PERSONNE ET NATURE

bles3 63 . Dans le cadre des controverses qui ont suivi Nice, elle est
apparue comme ambigu, et c'est la raison pour laquelle elle n'a
pas t retenue dans une brve dfinition de foi o il n'tait pas
possible d'en faire l'exgse. Mais plusieurs sicles plus tard,
saint.Jean Damascne n'hsitera pas la faire sienne, en l'appli-
quant non seulement au Fils mais au Saint-Esprit : Seul le Pre
est inengendr, car il ne tient pas l'tre d'une autre hypostase. Et
seul le Fils est engendr ; il est engendr de 1'essence du Pre,
sans commencement et intemporellement. Et seul 1'Esprit Saint,
procdant de l'essence du Pre, n'est pas engendr mais pro-
cde364. On la retrouve aussi dans certaines prires liturgiques
comme celle-ci: Le Pre que nul n'a engendr, de sa propre
essence engendre le reflet, lumire de lumire, le Fils, ineffable-
ment, et produit la procession de 1'Esprit, clart consubstantielle et
divin crateur365.
Ces formules veulent indiquer le fait que.le Fils et le Saint-
Esprit sont de la mme essence que le Pre, mais elles indiquent
aussi que cette essence, ils l'ont reue de lui, autrement dit que le
Pre leur a transmise en mme temps qu'il leur a donn l'exis-
tence comme hypostases, puisqu'il leur a donn l'existence
comme hypostases divines (c'est--dire d'essence ou de nature
divine366 ).
On ne peut donc tre pleinement d'accord avec l'affirmation
suivante de Zizioulas : donner l'existence ou l'tre au Fils par le
Pre est une question non de nature, de ce que Dieu est, mais de
comment il est ; ceci implique que 1'ide de causation est utilise
pour dcrire le comment de l'tre divin et pour viter de faire de
l'mergence de la Trinit une question de transmission d'essence
(oaia)3 67 . On peut en effet faire valoir contre cette remarque

363. Cf. Lettres, LII, 2, d. Courtonne, t. 1, p. 135-136; CXXV, 1, d.


Courtonne, t. Il, p. 32; CXL, 2, d. Courtonne, t. II, p. 61-62.
364. Expos prcis de la foi orthodoxe, 1, 8, PTS 12; p. 24. Pour le Fils, la
formule est rpte ibid., IV, 8, PTS 12, p. 180.
365. Office de minuit du dimanche, Huitime ton, canon triadique, ode 3.
366. Zizioulas rejette une telle conception pour la raison qu'elle semble
prsupposer l'antriorit de l'existence de l'essence divine (possde par le Pre)
par rapport l'existence des hypostases du Fils et du Saint-Esprit (que le Pre,
respectivement engendre et fait procder tout en leur impartissant l'essence
divine), une antriorit que Zizioulas exclut non seulement d'un point de vue
chronologique mais d'un point de vue logique comme contrevenant au principe
existentialiste de base de son systme de pense: l'existence prcde l'essence et
non l'inverse. En ralit elle n'y contrevient pas en l'occurrence puisque pour le
Fils et pour l'Esprit une telle antriorit n'existent pas tant donn qu'ils reoi-
vent leur existence hypostatique en mme temps que leur essence (qui est la
mme que celle du Pre.
367. Cf. The Father as Cause, dans Communion and Othemess, p. 129.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 295

que: 1) le Fils n'existe pas comme hypostase sans nature, que son
tre inclut la fois son hypostase et sa nature, et que c'est aussi en
tant que Dieu et pas seulement en tant que Pre que le Pre divin
lui a donn l'existence comme Fils divin; 2) il faut bien que la
nature divine qu'il a lui ait t transmise par le Pre, sinon de qui
la tiendrait-il '1 Lorsque les PreS qualifient le Pre de divinit
source ('1tl'}ya1a Sr6TTJ), ils l'envisagent prcisment comme
source de divinit (de l'unique divinit, c'est--dire de l'unique
essence divine) pour le Fils et pour l'Esprit dont il est corrla-
tivement la cause de l'existence comme hypostases.
Le rejet par Zizioulas (curieusement attribu au silence sur ce
point du second Concile cumnique) du fait que le Pre donne
son essence (ooot) au Fils et PEsprit comme s'il en tait lui-
mme le possesseur originel, ou comme si l'essence existait d'une
certaine faon antrieurement aux Personnes [du Fils et de
l'Esprit] et leur tait impartie par le Pre, le possesseur originel,
au motif que l'essence dnote toujours quelque chose de com-
mun aux trois personnes et n'est jamais anhypostatique , que
son hypostasiaton est simultane avec la diffrenciation person-
nelle, c'est--dire la sortie du Fils et du Saint-Esprit du Pre368 ,
ou encore que la comergence de la nature divine avec l'exis-
tence trinitaire initie par le Pre implique que le Pre aussi
"acquiert", pour ainsi dire, la divinit "lorsque" le Fils et l'Esprit
sont dans l'existence, c'est--dire "quand" la nature divine est
"possde" par les trois369 , est discutable plusieurs titres :
1) Dire que le Pre aussi "acquiert", pour ainsi dire, la divinit
"lorsque" le Fils et l'Esprit sont dans l'existence suggre une
prxistence du Pre en tant qu'hypostase sans nature, ce qui est
conforme au prsuppos existentialiste et personnaliste selon
lequel l'hypostase est ontologiquement ultime et logiquement
antrieure l'essence ou la nature, mais est une impossibilit;
en effet, le principe ici raffirm selon lequel une nature ne peut
pas tre anhypostatique est convertible: il n'y a pas d'hypostase
sans essence ou sans nature.
2) Il y a uqe incohrence reconnatre le Pre comme source,
principe et cause au sein de la Trinit sans qu'il le soit en tant
qu'ayant l'essence divine ou en tant qu'tant Dieu par nature;

368. Cf. ibid., n. 52; cf. p. 140: la nature divine'existe seulement quand la
Trinit merge, et c'est pour cette raison qu'elle n'est possde par avance par
aucune personne .
369. Cf. The Father as Cause, dans Communion and Otherness, p. 140.
296 PERSONNE ET NA TURE

3) Comment le Pre pourrait-il engendrer le Fils et faire proc-


der l'Esprit comme Personnes divines sans leur confrer l'essence
divine en mme temps que l'existence hypostatique?
4) Le fait que le Pre (avec l'essence divine qui est la sienne en
tant que Personne divine) prcde (ce qui est entendre logique-
ment et non chronologiquement) en tant qu'il est leur cause, le Fils
et le Saint-Esprit, ne signifie pas que l'essence divine en soi
(considre en dehors de l'hypostase du Pre) les prcderait.
5) Certes, l'essence est toujours commune aux trois Person-
nes, mais condition de la considrer du point de vue selon le-
quel elles ont dj (terme entendre logiquement et non chro-
nologiquement) reu l'existence du Pre; si l'on considre le pro-
cessus mme de la gnration et de la procession (ici encore d'un
point de vue logique et non chronologique), on doit considrer que
l'essence existe en premier lieu hypostasie par le Pre, en second
lieu hypostasie par le Fils et le Saint-Esprit; ni dans le premier
stade ni dans le second l'essence ou la nature n'existe anhyposta-
tiquement.
6) Les considrations prcdentes impliquent un certain ordre
('ral;.L) trinitaire: le Pre prcde (logiquement) les deux autres
Personnes qui viennent l'existence (l'une en tant engendre,
l'autre en procdant) partir de lui.
Zizioulas affirme son dsaccord avec Lossky en lui repro-
chant370 de considrer que le Pre - 7t11yaia 9E&rTJ, source de
toute divinit dans la Trinit, produit le Pre et le Saint-Esprit en
leur confrant sa nature qui reste une et indivise, identique elle-
mme dans le Trois 371 . Zizioulas reproche Lossky d'avoir mal
compris le passage o saint Jean Damascne affirme que le Fils
est engendr de 1' essence du Pre en donnant cet argument :
c'est une chose de dire que le Fils vient de l'essence du Pre et
une autre chose de dire que, en tant cause, le Pre impartit son
essence. La faon correcte d'tablir \es choses serait de dire que
quoi(\ue \e "Fi\s soit consubstantiel au "Pre - \)uisqu'i\ vient de \a
mme essence, commune au "Pte et \ui-mme -, \e "Pte cause,
en \'engendrant non une transmission de \'essence (ousia) mais
l'mergence d'une personne, a\)\)e\e \e Fils. Ce qui signif1e que la
personne du "Pre ne cause pas l'identit (l'ousia connote quelque ,,
chose de commun, c'est--dire l'identit, au sein de la Trinit)
mais l'altrit, c'est--dire la personnit372 . Nous rpondons

370. The Father as Cause)), dans Communion and Othemess, p. 129, n ...
371. Thologie mystique de l'glise d'Orient, Paris, 1944, p. 58.
372. The Father as Cause)), dans Communion and Othemess, p. 130,,
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 297

cela que le Pre en engendrant le Fils (et le mme raisonnement


vaut pour la procession du Saint-Esprit) n'engendre pas une per-
sonne sans essence ou sans nature, mais une Personne divine, un
Fils divin. Cette personne est autre en tant que personne, mais la
mme par sa nature. C'est parce que le Pre en causant le Fils ne
lui donne pas une nature propre,~ autre que la sienne, mais la
mme, qu'il est adquat de dire qu'il communique sa nature ou
confre sa nature au Fils (plutt que de dire qu'il cause la nature
du Fils, ce qui serait inexact car cette nature existe dj en tant
qu'elle est la sienne).
Zizioulas, en vertu de sa conception relationnelle, considre que
l'essence divine a une connotation de communaut et est d'emble
celle des trois Personnes divines, raison pour laquelle le Pre
n'aurait pas l'impartir au Fils et l'Esprit (voir le passage cit
supra). Cela est vrai dans la mesure o l'essence divine reue par
le Fils et par l'Esprit n'est pas une essence divine autre que celle
du Pre (sinon ils seraient d'autres Dieux), mais la mme. Mais si
l'on considre le processus de la gnration du Fils et de la
procession de l'Esprit, et non la Trinit dj constitue, on ne peut
considrer que pour les deux Personnes leur propre essence existe
antrieurement leur existence. Il est paradoxal que Zizioulas
admette une antriorit de l'essence par rapport aux hypostases du
Fils et de l'Esprit alors qu'ilia rejette ( bon droit) partout ailleurs.
cet gard, la monarchie du Pre, sur laquelle ont insist les
Cappadociens, signifie non seulement qu'il est, pour le Fils et
l'Esprit, la cause de leur hypostase, mais aussi qu'il est la source
de leur divinit (n1waia ee&rT)), et l'unit des trois Personnes
tient non seulement au fait que le Pre est la cause laquelle se
rapporte le Fils et l'Esprit dans leur existence hypostatique, mais
la source de la divinit commune aux Trois.
Pour en revenir au reproche fait par Zizioulas Lossky, remar-
quons que celui-ci ne fait pas allusion, dans ce qu'il dit, au pas-
sage de saint Jean Damascne auquel Zizioulas se rfre, mais
, .iCet ~utre passage du mme Pr qu'il cite un peu plus loin, et qui
, nme !es choses de manire claire et quilibre, si bien qu'il
_ ervtr de conclusion nos rflexions sur ce point : Le Pre
. de_lui-mme et il ne tient d'un autre rien de ce qu'il a. Au
re, tl est pour tous le principe et la cause de leur tre et de
. L . ent tre naturellement [... ]. Donc tout ce qu'ont le Fils
. t et leur tre mme, ils le tiennent du Pre. Si le Pre
.'. , ni le _Fils n~ serait, ni l'Esprit. Si le Pre n'avait pas
:bose, m le Ftls ne J'aurait, ni J'Esprit. C'est grce au
';~tre au fait qu'il est Je Pre, que Je Fils et l'Esprit
298 PERSONNE ET NATURE
sont [ce qu'Ils sont]. Et c'est grce au Pre, c'est--dire parce que
le Pre a tout cela, que le Fils et l'Esprit ont tout ce qu'ils ont373.
Dsignant par leur tre ou par ce qu'ils sont leur hypostase
et par ce qu'ils ont l'essence divine, saint Jean Damascne
indique de faon quilibre comment le Pre est la fois la cause
des hypostases du Fils et de l'Esprit, et la source de leur divinit,
et comment le Fils et l'Esprit reoivent du Pre (de manire
conjointe) ce qu'ils sont en tant qu'hypostases diffrentes et ce
qu'ils ont en commun (entre eux et avec lui), savoir l'essence
divine.

h. L 'affirmation que Dieu est la personne du Pre.

La survalorisation de la personne du Pre - en opposition une


conception de Dieu qui le verrait comme une essence abstraite,
indpendante des hypostases (ou qui l'assimilerait purement et
simplement la nature divine), et en accord avec leur propre
conception selon laquelle le Pre en tant qu'hypostase est cause de
l'essence divine- amne Yannaras et Zizioulas assimiler Dieu
la personne du Pre374.
Jointe l'insistance trop grande de nos deux auteurs sur la mo-
narchie du Pre, une telle formulation se rapproche dangereuse-
ment de 1'hrsie monarchianiste qui confondait les trois person-
nes en une seule, celle du Pre. C'est d'ailleurs ce que semble
suggrer l'affirmation de Zizioulas que le Pre est Trinit3 75 .
On notera en tout cas que la conception de nos deux auteurs est
en opposition avec celle des Pres quand ceux-ci entendent par
Dieu l'essence divine ou la nature commune, ce que l'un des
Cappadociens, saint Grgoire de Nysse justifie ainsi: Le nom
"Dieu", employ dans son sens propre, signifie cette essence qui
est vritablement matre de touts les tres, en tant qu'artisan de
toute chose. Par consquent, unique tant 1'essence dont dpen-
dent le Pre, le Fils et le Saint-Esprit et unique le nom qui la
donne entendre -je veux dire celui de "Dieu", il y aura un seul
Dieu proprement parler et en conformit avec le concept de
l'essence3 76.

373. Expos prcis de la foi orthodoxe, 1, 8, PTS 12, p. 26-27.


374. Cf. J. ZIZIOULAS, The Father as Cause, dans Communion and
Otherness, p. 134, 152, 154; L'glise comme communion, S.O.P., 181,
1993, repris dans L'glise et ses institutions, p. 97~
375. Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 37.
376. partir des notions communes, aux Grecs, 5, GNO III, p. 22.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 299
On ne peut justifier l'assimilation de Dieu au Pre pour la rai-
son que dans la Bible, Dieu est le Pre377 . Premirement,
certes, dans l'Ancien Testament Dieu dsigne le Pre, mais parce
que le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas encore rvls ; deuxi-
mement, dans le Nouveau Testament l'accent est souvent mis sur
la relation du Christ en tant qu'nomme avec Son Pre en tant que
Dieu; troisimement, s'il est vrai que le Pre est souvent appel
Dieu tandis que le Fils est souvent appel Seigneur (les
adresses de la plupart des pitres de saint Paul sont ainsi rdiges :
Que la grce et la paix vous soient accordes de la part de Dieu
notre Pre et du Seigneur Jsus-Christ ; voir aussi : Rm 1, 8 ; 1
Co 1, 4.9; 2 Co, 1, 3 ; 1 Th 3, 11 ; 2 Th 1, 12), il ne s'agit pas
d'un principe absolu puisque dans certains passages du Nouveau
Testament le Christ est aussi dsign comme Dieu (cf. Jn 20, 28;
Rm 9, 4 s. ; Tt 2, 13 ; 1 Jn 5, 20), tandis que le Pre est trs
souvent dsign comme Seigneur.
Pour justifier sa position, Zizioulas avance la raison suivante :
Si le Dieu un n'est pas une hypostase particulire, notre prire
ne peut tre adresse au Dieu un mais seulement la Trinit ou
la "Triunit". Mais le monothisme appartient la lex orandi. En
priant la Trinit, nous devons prier en mme temps le Dieu un. Si
le Dieu un n'est pas une hypostase particlire, le Dieu un est
laiss de ct par notre prire puisque nous pouvons seulement
adresser notre prire une hypostase particulire et non une
"Triunit" d'une quelconque sorte378. Zizioulas ajoute que ce
n'est pas un hasard si toutes les premires prires eucharistiques
taient adresses au Pre et affirme que c'est une poque tardive,
sous l'influence de la liturgie gallico-franque, que furent emplo-
yes des prires adresses directement au Christ379.
Cette argumentation de Zizioulas est en dcalage avec la tradi-
tion liturgique orthodoxe38. Il suffit de consulter les diffrents
livres liturgiques en usage dans 1'glise orthodoxe pour constater
les faits suivants :
1) Il est vrai que les prires adresses Dieu au centre de la Di-
vine Liturgi~ (celle de saint Jean Chrysostome et de manire plus
caractristique encore celle de saint Basile) sont adresses au

377. Ibid.
378. The Father as Cause, dans Communion and Othemess, p. 136.
379. Ibid. etn. 71, p. 136-137.
380. Zizioulas se rfre, dans l'assertion prcdente, des auteurs non ortho-
doxes. Dans l'ensemble de son uvre, il semble peu familier avec les textes des
services liturgiques orthodoxes autreS'que celui la Divine Liturgie.
300 PERSONNEETNATURE
Pre ; mais c'est un cas particulier, qui tient au fait que le Sacrifice
du Christ est offert au Pre.
2) Il reste vrai que dans l'ensemble des services liturgiques,
beaucoup de prires, notamment celles qui sont dites par le prtre,
ont en vue le Pre lorsque Dieu est invoqu. Cependant, que ce
soit dans la structure de base des diffrents services figurant dans
l'Euchologe que dans les textes qui viennent s'y insrer selon le
calendrier, notamment ceux de l'Octoque (ou Huit tons hebdo-
madaires), les plus courants, on peut remarquer que, parmi les
prires adresses Dieu, il y en a beaucoup aussi qui se rapportent
au Christ38 1.
3) On peut constater galement que beaucoup des prires adres-
ses Dieu ont en vue la Trinit, le Pre, le Fils et le Saint-Es-
prit382.
4) Parfois les prires s'adressent directement la Trinit, les
noms des trois Personnes divines tant parfois cits avant ou
aprs383.

381. Cf. la prire d'introduction la lecture des psaumes: Venez, adorons et


prosternons-nous devant notre Roi, Dieu! Venez, adorons et prosternons-nous
devant le Christ notre Roi, Dieu! Venez, adorons et prosternons-nous devant le
Christ notre Roi et notre Dieu ; hymne triadique des Matines chant en Carme
et les jours de jene (4 ton): C'est ton Pre ternel et toi, Christ Dieu, et ton
trs saint Esprit que, comme les chrubins nous osons glorifier ; dans la
Doxologie des Matines, l'appellation Seigneur Dieu est adresse sucessi-
vement au Pre et au Fils : Seigneur Dieu, Roi cleste, Pre tout-puissant. .. ;
Seigneur Dieu, Agneau de Dieu, Fils du Pre... ; Heure intermdiaire de Tierce,
prire de saint Basile : Seigneur notre Dieu, qui as donn la paix aux hommes,
qui as envoy le don de ton trs saint Esprit Tes disciples et Tes aptres... ;
Office de minuit du dimanche, Premier ton, canon triadique, ode 6 : Dieu
suprme et seul Seigneur, Christ...
382. Cf. les ecphonses dites plusieurs fois par le diacre ou le prtre au cours
des divers services liturgiques : Parce que Tu es un Dieu bon et ami des
hommes et que nous Te rendons gloire, Pre, Fils et Saint-Esprit. .. ; Parce que
Tu es saint, notre Dieu[... ) et qu' Toi nous rendons gloire, Pre, Fils et Saint-
Esprit ; Parce que tu es notre Dieu et que c'est Toi que nous rendons grce,
Pre, Fils et Saint-Esprit... ; Office de minuit du dimanche, Troisime ton,
canon triadique, ode 9 : Nous te chantons, Dieu et Matre de l'univers, triple en
tes Personnes mais unique Divinit: prends-piti de nous en Ton immense
bont ; ibid., Quatrime ton, canon triadique, ode 3 : Dieu unique aux trois
aspects, [... )sauve nos mes de toute affliction ; ibid., Neuvime ton, ode 4:
Dieu de tendresse, d'amour et de piti, vnrable et divine Trinit ... ; ibid.,
ode 6 : Dieu en trois Personnes qui faonnas Ton image et Ta ressemblance
le genre humain[...) je me prosterne devant toi....
383. Cf. la prire initiale: Trinit toute sainte, aie piti de nous... ; Cin-
quime ton, dimanche, Liturgie, triadique : Trinit, une et indivisible, cratrice
et toute-puissante, Pre Fils et Saint-Esprit, nous Te chantons, Dieu vritable et
notre Sauveur ; hymne triadique des Matines chant en Carme et les jours de
jene : Trinit consubstantielle et indivisible, Unit en trois hypostases ga-
lement ternelles, c'est Toi comme notre Dieu que nous chantons l'hymne des
anges: "Saint, Saint, Saint es-Tu Dieu!" ; Sixime ton, dimanche, Matines,
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 301

5) Enfin, c'est trs souvent que des prires liturgiques s'adres-


sent Dieu ou clbrent Dieu en mettant en avant son unit et en
rfrant celle-ci 1' essence ou la nature commune, tel point
que certaines prires commencent par invoquer (ou par voquer)
Dieu comme essence ou comme nature ou comme divinit384 .

triadique de la 9" ode : Nous glorifions Dieu le Pre et le Fils cotemel, et nous
vnrons la puissance ineffable et glorieuse du Saint-Esprit, car seule Tu de-
meures toute-puissante, Trinit indivisible ! ; Office de minuit du dimanche,
tropaire triadique : Il est vraiment digne de chanter la Trinit, suprme divinit,
le Pre ternel qui a tout cr, le Verbe cotemel qui est engendr du Pre avant
les sicles et sans en tre spar, et le Saint-Esprit qui procde du Pre en dehors
du temps ; Office de minuit du dimanche, Premier ton, canon triadique, ode 6 :
pouvoir gal, Trinit, Tu possdes une gale volont ; ibid., Deuxime
ton, canon triadique, ode 3 : Unique et ternelle Trinit, les anges incorporels
eux-mmes ne peuvent te saisir... ; ibid., ode 5 : Trinit sainte, unique Ma-
jest d'o rayonne sans fin la commune gloire partage ... ; ibid., Troisime ton,
canon triadique, ode 7 : Dieu en trois Personnes jadis visita Abraham sous le
chne de Mambr ... ; ibid., Quatrime ton, canon tiradique, ode 8 :"'<< Indivisible
Trinit, Unit sans confusion, dlivre-moi de mes passions ... ; ibid., Cinquime
ton, canon triadique, 'ode 3 : Dieu d'amour, indivisible Trinit [... ]nous nous
rfugions auprs de Toi en Te criant: Seigneur, fais grce Tes indignes
serviteurs... ; ibid., ode 7 : Nous Te chantons comme Seigneur et notre Dieu,
seul et triple clat inaccessible notre esprit ; ibid., Septime ton, canon
triadique, ode 1 : Pour manifester le trsor surabondant de Ta bont, Trinit
dont la puissance est infinie, de terre Tu formas l'humanit ... ; ibid., ode 3 :
Nous Te glorifions, nous tous les fidles, Trinit, nature unique aux trois
Personnes, partageant mme gloire et mme essence, sans division ... ; ibid.,
Septime ton, canon triadique, ode 6 : Trinit consubstantielle, tripersonnelle
Unit, prends piti de l'ouvrage de Tes mains... .
384. Cf. Premier ton, dimanche, Matines, triadique de la 9" ode: La Nature
sans origine et sans limite s'est fait connatre en trois Personnes uniques et
divines : le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, une seule Divinit ; Troisime ton,
dimanche, Matines, triadique de la 8" ode: Avec pit nous adorons la Divinit
toujours une, en trois Personnes ; Quatrime ton, dimanche, Matines, 1er
triadique de la 7 ode : Selon les paroles divines, nous glorifions l'unique
Divinit en trois Lumires sans confusion ni division. Clart sans dclin, elle
claire toute la cration qui chante : "Tu e~ bni notre Dieu !" ; ibid., 2
triadique : Unique Seigneurie, trois fois sainte, indivisible, une seule Nature en
trois Personnes, je T'honore et Te chante ; Office de minuit du dimanche,
Deuxime ton, canon triadique, ode 1 : L'unique et triple Majest, la nature
suprme de la Divinit, par des hymnes chantons-la... ; ibid. : Unique Dieu
suprme au triple~ clat..; ibid., ode 4: De l'unique et suprme Dieu chan-
tons les trois Visages sans confusion comme Personnes possdant sparment
leurs particularits ; ibid., Troisime ton, ode 4 : Monade aux trois soleils qui
jadis a tir du nant l'univers ... . Citons aussi ce tropaire du Grand Canon de
saint Andr de Crte: Je Te confesse et je T'adore, indivisible Essence en trois
Personnes distinctes, Divinit dont le Rgne et le Trne sont Un ; ibid.,
Cinquime ton, canon triadique, ode 5 :Unit au triple feu, conduis mes pas sur
les chemins de Ton salut divin; ibid., Sixime ton, canon triadique, ode 7 :
Unique Dieu dont nous chantons l'identique nature ineffablement, bien que
portant le chiffre trois en la personnelle trinit ... ; ibid., Septime ton, canon
triadique, ode 4: Unit au triple clat, principe divin qui sauve l'univers, garde
sous Ta protection ceux qui Te chantent....
302 PERSONNE ET NA TURE

6) Rappelons que dans ces prires ce n'est pas le Pre qui est
prsent comme principe d'unit, mais bien l'essence ou la nature
divine385 .
Ces diffrents textes, replacs dans l'ensemble des services
auxquels ils appartiennent, s'quilibrent mutuellement.
On peut, en conclusion, dire que la confession correcte de la foi
exige que l'on ne parle de Dieu ni comme tant l'essence divine ni
comme tant le Pre seul, mais comme tant les trois Personnes
divines, le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, lesquelles sont, de par
leur essence ou leur nature divine une et identique, galement Je
Dieu un. C'est la raison pour laquelle aussi, selon les contextes,
les textes liturgiques et patrisqtiques peuvent appeler ~< Dieu soit
le Pre, soitle Fils, soit le Saint-Esprit.

i. La dfinition des Personnes divines par leurs relations.

Yannaras et Zizioulas, nous l'avons vu, considrent la personne


comme tant avant tout un tre en relation, cette relation se rali-
sant dans un libre mouvement extatique d'amour par lequel la
personne entre et existe en communion avec les autres.
Nous avons dj montr que la notion de personne chez les
Pres ne comporte en soi aucune connotation relationnelle.
On peut cependant, en ce qui concerne les Personnes de la Tri-
nit, considrer que chacune d'elles existe dans et par une rela-
tion386. Cela est indiqu de la manire la plus significative par les
noms de Pre et de Fils : le Pre est Pre du Fils, le Fils est
Fils monogne du Pre ; le Saint-Esprit quant lui existe comme
procdant du Pre. Les Pres considrent que la proprit hypos-
tatique de chaque personne divine (ce qui constitue son identit,
son unicit et son caractre propre incommunicable), c'est pour le
Pre d'tre inengendr, pour le Fils d'tre engendr et pour
l'Esprit Saint de procder387. li convient cependant de noter qu'il
y a une grande diffrence entre la conception des Pres grecs et la
conception thomiste : selon cette dernire, ce sont les << relations
subsistantes )) qui dfmissent les personnes, tandis que selon la
premire \es relations sont seulement \es relations d'origine.

3\\5. Voir supra. t',


3\\6. Voir BASILE DE CSARE, Contre Eunome, l, 5, SC .199, p. \16; ll, .
SC 305, p. 92; GRGOIRE. DE NAZiANZE, Discours, XXIX, 16, SC 250, p. 211(}; ..
387. Voir par exemple GRGOIRE. DE NAZIANZE, Discours, XX:Xl, 9, sc;~
~ ~92 ; JEAN DAMASCNE, Expos prcis de la foi orthodoxe, I, 8, PTS 12, . ' \
7
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 303

Mme les tropoi uparxes des Cappadociens ne sont pas autre


chose que des relations d'origine. C'est donc dans un sens res-
treint que, pour les Pres, les Personnes ,divines sont considres
comme des tres en relation .
On notera en outre que le Pre ne saurait tre dfini par sa seule
relation au Fils, en tant que Pre du Fils: en tant qu'il fait proc-
der le Saint-Esprit, il est plus que la relation paternelle au Fils qui
lui vaut le nom de Pre388.
Il faut ajouter cela que les proprits hypostatiques respectives
des personnes dfinies par les Pres selon leurs relations sont sou-
vent formules par eux d'une manire ngative, apophatique389.
Par exemple saint Grgoire de Nazianze s'exprime ainsi: Le
Fils n'est pas le Pre, puisqu'il n'y a qu'un seul Pre, mais Il est
ce qu'est le Pre [c'est--dire Dieu]; l'Esprit n'est pas le Fils par
le fait qu'Il vient de Dieu, puisqu'il n'y a qu'un Fils unique, mais
Il est ce qu'est le Fils [c'est--dire Dieu]39. cela s'ajoute le
fait que les Pres se refusent dfinir les relations d'origine elles-
mmes, car l'engendrement ou la procession ont un sens transcen-
dant par rapport au sens ordinaire (voircinfra).
Or aucune de ces rserves ne semble tre prise en compte par
Yannaras et Zizioulas qui considrent que la relation est constitu-
tive de la personne et la dfinit (se rapprochant ainsi d'une cer-
taine faon de la thorie thomiste), si bien qu'il dcoule logique-
ment de leur conception que la relation doit prcder la personne,
un principe dont plusieurs thologiens ont relev juste titre,
propos de la thologie de Zizioulas, le caractre incohrent.
Zizioulas avance cependant un autre argument en faveur de la
connotation relationnelle attache, selon lui, la notion de per-
sonne sur le plan thologique : les Pres cappadociens auraient
rpudi le langage de l'essence pour adopter un vocabulaire com-
munionnel. Il se rfre pour cela au trait Du Saint-Esprit de saint
Basile, qui utilise souvent le mot koinnia pour exprimer 1'unit
de 1'tre divin. Il cite en particulier cette affirmation de saint Ba-
sile: C'est dans la koinnia de la divinit qu'est l'unit (en-
sisj391. A. de Halleux montre cependant de manire convain-

' 388. Voir les remarques critiques que D. FARROW adresse Zizioulas ce
t, Persan and Nature : The Necessity-Freedom Dialectic in John Ziziou-
_ans D. H. KNIGHT (d.), The Theo/ogy ofJohnZiziou/as. Personhood and
: r:h, Aldershot, 2007, p. 115.
. f.V. LOSSKY,Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. 53-54.
isr:ours, XXXI, 9, SC 250, p. 292.
l'he Teaching of the Second Ecumenical Council on the Holy Spirit in
and Ecumenical Perspective, p. 34.
304 PERSONNE ET NA TURE

cante que saint Basile, dans tous les textes o il utilise le mot koi-
nnia, dsigne par lui, plutt qu'une communion de personnes une
communaut de nature. Et il conclut de son analyse des textes :
Remise dans son contexte, la pense de t'vque de Csare ne
fait aucun doute : le Dieu Pre et le Dieu Monogne sont un kata
to koinon ts phuses. Autrement dit, la koinnia s'identifie ici
la communaut de nature oppose la proprit des personnes.
L' nsis de la nature divine rside dans la koinnia de la divinit,
c'est--dire dans la nature divine commune. Loin d'exprimer la
communion "dialogale", au sens notestamentaire et ecclsial, la
koinnia trinitaire appartient, au contraire, au "langage de
l' essence392". Il est noter que plusieurs sicles aprs les Cappa-
dociens, saint Jean Damascne comprendra cette notion d'une
manire semblable, crivant: les Trois hypostases supra-divines
de la Divinit sont en communion puisqu'elles sont consubstan-
tielles393 .
Mais d'autres arguments encore peuvent tre opposs l'ide
de Yannaras et de Zizioulas selon laquelle la personnit - et en
premier lieu la personnit divine - aurait un' caractre fonda-
mentalement relationnel.
Comme le remarque I. Panagopoulos, la personne en elle-mme
ne peut crer la relation parce que la proprit spcifique (autre-
ment dit son caractre hypostatique propre) n'est pas communi-
cable394.
Comme nous l'avons not prcdemment, les trois Personnes
divines sont en relation l'une avec l'autre travers l'essence di-
vine, laquelle sert- si l'on peut dire, car cette expression n'est pas
pleinement satisfaisante- de milieu395 . Ce milieu n'est pas un
milieu extrieur ni un contenant : 1' essence ou la nature divine
appartient intimement aux Trois, elle est leur essence ou leur na-
ture commune ; les trois Personnes sont cette essence ou cette
nature (les Trois sont un Dieu), et cette essence ou cette nature est
les trois Personnes (Dieu est Pre, Fils et Saint-Esprit), sans pour-
tant que personne et essence ou nature se confondent ou se mlan-

392. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une


mauvaise controverse, Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 142-144,
repris dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 228-230.
393. Expos prcis de la foi orthodoxe, 1, 8, PTS 12, p. 24.
394. (( 'Ov'tocryla 1'\ ewcrytOl 'tO TlQOOWTlO\J. 'H U\l\-l~O1') 'tf) TlOl'tEQlJci\
lQlOlbocryla 0'0\v l<Ol'tOlVOl)OT\ 'tO AveQWnlvou TlQOOWnou )), Synax, 13, 1985,
p. 15.lndpendamment du cas, dj voq_u, des relations d'origine, q_ui se fonde
sur \e caractre propre de chaq_ue hypostase.
395. V. HARRisoN, (( Ziziou\as on Communion and Othemess )), St. Vladi-
mir's Theological Quarterly, 42,\998, p. 280 et219.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 305

gent. La relation des trois Personnes s'accomplit non seulement


dans le sens des relations d'origine (selon lesquelles le Pre donne
la nature divine qui est la sienne au Fils en l'engendant, et donne
la mme nature au Saint-Esprit en le faisant procder), mais aussi
sous la forme de ce que les Pres appellent une prichorse , ce
qui signifie une compntration(autrement dit une pntration
mutuelle), dans cette nature et au moyen de cette nature, mais
aussi au moyen des nergies de celles-ci, sous la forme d'une
circumincession (autre sens du mot prichorse ), selon la-
quelle les nergies incres de la nature divine vont du Pre par le
Fils au Saint-Esprit396 et retournent au Pre comme leur source
dans un mouvement incessant d'amour.

j. La confusion des proprits naturelles et des proprits hy-


postatiques.

On trouve plusieurs niveaux chez nos deux auteurs une confu-


sion entre les proprits naturelles de Dieu (celles qui se rattachent
l'essence ou la nature divine) et ses proprits hypostatiques
(celles qui sont propres chaque hypostase).
Cette confusion se rencontre chez Yannaras quant il rattache les
nergies la personne au lieu de les rattacher, comme le fait la
tradition patristique, l'essence ou la nature (voir infra).
Elle se rencontre aussi chez Zizioulas lorsque celui-ci rattache
trangement l'amour non la nature divine (comme une nergie
commune aux trois Personnes) mais la personne du Pre, affir-
mant: L'amour qui hypostasie Dieu n'est pas quelque chose de
"commun" aux trois Personnes" comme la nature divine, mais il
s'identifie au Pre, c'est--dire cette personne qui hypostasie
Dieu, qui lui permet d'tre trois personnes. Une tude attentive de
la 1re ptre de Jean prouve que l galement la phrase "Dieu est
amour" se rapporte au Pre3 97 . On retrouve la mme confusion
chez Yannaras39S.
On peut trouver encore d'autres exemples d'une telle confusion
chez Zizioula.S, comme par exemple lorsqu'il affirme que Dieu
est Pre premirement parce qu'il a un Fils, mais aussi parce qu'il

' 396. Voir entre autres: BASILE DE CSARE, Contre Eunome, II, 21, SC 305,
p. 86.
397. Du per.sonn~e la personne, dans L'tre ecclsial, p. 39, n. 31.
398. Cf. La Lzberte de la morale, p. 15.
,
306 PERSONNE ET NA TURE

est crateur et pantokrator, puisqu'il tient toutes choses dans son


Fils399 .
Nos deux auteurs,font aussi le mme type de confusion propos
de la libert, en laquelle ils voient, avec l'amour, un attribut mi-
nemment personnel, une caractristique de la personne en tant que
telle. Rappelons que les Pres rattachent l'amour et la libert (de
mme que la volont) non pas aux Personnes divines en tant que
telles (dont les proprits personnelles respectives sont singulires
et incommunicables) mais l'essence ou la nature divine que
celles-ci possdent en commun. Le rattachement de la libert
(comme aussi de la volont) la nature est d'ailleurs une indica-
tion supplmentaire dli fait que les Pres n'attribuent pas aux no-
tions d'essence et de nature la connotation de ncessit comme le
font nos deux auteurs. Quant au rattachement de l'amour la na-
ture, il signifie non pas un amour impersonnel (ni, dans la logique
de nos deux auteurs, un amour obligatoire), mais le fait que cha-
cune des personnes aime du mme amour que les deux autres et
aime toujours en union avec elles.

On rencontre aussi chez Zizioulas l'affirmation trange que la


vie de Dieu est ternelle parce qu'elle est personnelle ou que la
survie de 1'identit personnelle de Dieu est possible non cause de
son essence mais cause de son existence trinitaire400 . On no-
tera tout d'abord le caractre la fois bizarre et confus de cette
seconde formulation: d'une part il est peu appropri de parler de
survie propos de Dieu; d'autre part parler de l'identit per-
sonnelle de Dieu n'est pas clair, sauf si par Dieu on entend le Pre,
ce qu'exclut cependant la rfrence qui suit son existence trini-
taire ( moins d'identifier, comme le fait parfois Zizioulas, la Tri-
nit avec le Pre).
L'argumentation qui suit n'est pas moins problmatique. Si
Dieu le Pre est immortel, crit Zizioulas, c'est parce que son
identit paternelle, unique et irrptable, est constamment affirme
par le Fils et l'Esprit qui l'appellent "Pre". Si le Fils est immortel,
cela est d en principe non son essence mais au fait qu'il est le
"monogne" (notons ici le concept d'unicit). Semblablement,
l'Esprit est vivifiant parce qu'il est "communion"40l.
On trouve ici une confusion, analogue celle qui a t voque
prcdemment, entre ce qui relve des attributs de 1' essence divine

399. The rather as Cause)), dans Communion and Othemess, p. 116.


400. Du personnage la personne)), dansL 'tre ecclsial, p. 41.
401. Ibid., p. 41-42.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 307

et ce qui relve des personnes et de leur identit hypostatique


respective dfinie par les relations d'origine40 2 Il faut rappeler
que, selon la tradition patristique, la vie et l'ternit de Dieu sont
des attributs de son essence ; s attributs sont communs aux trois
Personnes divines et ne sont nulJement tributaires des proprits
hypostatiques de chacune d'elles ni dus leurs relations.

k Le statut des nergies divines.

Yannaras accorde une certaine importance la distinction de


l'essence et des nergies divines. Mais il dploie d'importants
efforts pour rattacher les nergies la personne (expliquant
d'ailleurs improprement la thologie partir de l'anthropologie) et
aboutit ainsi de_ graves et dangereuses confusions403.
Rappelons que l'un des acquis de la thologie patristique a t
de rattacher clairement les nergies la nature, et cela tant dans le
domaine de la thologie trinitaire que dans celui de la christologie
et de l'anthropologie, alors que plusieurs hrsies les rattachaient
la personne. Les Pres, rappelle saint Maxime, professent que
toute nergie est naturelle et non hypostatique404 .C'est dans le
rattachement de l'nergie la nature que les Pres cappadociens
ont puis, contre Eunome45 et ses disciples, des arguments essen-
tiels pour affirmer la divinit du Fils et du Saint-Esprit (le Fils a la
mme essence que le Pre, parce qu'il a la mme nergie ; le
Saint-Esprit a la mme essence que le Pre et le Fils, parce qu'il a
la mme nergie406). C'est galement dans le rattachement de
l'nergie la nature que saint Maxime le Confesseur a puis son

402. On notera cependant que, dans le passage prcdemment cit, l'identit


hypostatique du Saint-Esprit n'est pas dfinie par le fait de procder, mais
comme communion (ce qui fait penser la dfmition catholique romaine du
Saint-Esprit comme lien d' amol!r entre le Pre et le Fils ).
403. Voir La Foi vivante de l'Eglise, p. 65-68.
404. Dispute entre Maxime et Thodose de Csare en Bithynie, XIV, CCSG
39, p. 107.356-3~7.
405. EUNOME rattachait les nergies aux hypostases, et considrait qu'en
aucun cas elles ne pouvaient se ramener l'unit d'essence; il considrait que les
nergies du Pre, du Fils et du Saint-Esprit n'taient ni communes ni gales (voir
Apologie, 19-25, SC 305, p. 270-286).
406. Voir BASILE DE CSARE, Contre Eunome, 1, 8, SC 299, p. 196; 23, SC
299, p. 254; 25, p. 260-262; 32, SC 305, p. 134; Il, 34, SC 305, p. 140; Sur le
. Saint-Esprit, VIII, 19, SC 17bis, p. 316; 21, SC 17bis, p. 319; Lettres, 189, 6,
d. Courtonne, t. II, p. 139; 8, d. Courtonne, t. II, p. 141. GRGOIRE DE NYSSE
ur la prire du Seigneur, III, d. Oehler, 260;- 264 ; Rfotation de la confessio~
1
Pur}ome, GNO II, 212-214; A Eustathe,sur la Sainte Trinit, GNO III-1, p. 10-
1 ; A Ablabios, qu'il n y a pas trois dieux, GNO III-1, 55 ..
308 PERSONNE ETNA TURE
principal argument (le Christ a deux nergies parce qu'il a deux
natures407) contre les mononergistes, lesquels, dans une phase de
la controverse, rattachaient 1' nergie 1'hypostase. Contre le ratta-
chement de l'nergie l'hypostase, saint Maxime a dvelopp une
argumentation trs vigoureuse. Il montre que sur le plan trinitaire,
ce principe aboutit d'abord rendre les trois Personnes divines
trangres l'une l'autre en empchant leur communion: Si
[l'nergie] est hypostatique, nous alinons [le Verbe incarn] au
Pre et l'Esprit par l'nergie. Car par rien de ce qui caractrise
Son hypostase le Fils ne communie avec le Pre et l'Esprit408 .
Ce principe, montre-t-il encore, dbouche logiquement sur une
forme de polythisme : Examinons le mal que cela engendre et
fuyons cette opinion trangre : elle appartient seulement aux h-
rtiques polythistes. En effet, si nous parlons d'une seule nergie
hypostatique du Christ, le Fils ne s'accorde pas selon l'hypostase
avec le Pre et l'Esprit. Il est donc clair qu'il n'y a pas d'nergie
selon l'hypostase4 9 Nous serons contraints d'attribuer des ner-
gies hypostatiques au Pre et l'Esprit de la mme faon qu'au
Fils. Et [alors] la bienheureuse divinit aura quatre nergies : troi~
distinctes, celles des Personnes qui la composenf'lO, et une com-
mune aux trois, signifiant la communaut naturelle des trois
Hypostases4 11 Et selon les Pres, si nous admettons la doctrine
[des hrtiques], nous nous rendons malades en professant une
divinit quadruple. En effet, [les PresJ professent que toute ner-
gie est naturelle et non hypostatique412 Et si cela est vrai, et ce
l'est, il nous sera permis de parler de quatre natures, de quatre
dieux diffrents les uns des autres par l'hypostase et la na-
ture413.

407. Voir Opuscules thologiques et polmiques, 7, PG 91, 73D-76B, 84D-


85B; 8, PG 91, 97C-100B, 105BC; 9, PG 21, 117CD et passim; 15, PG 91,
157C-180B; 16, PG 91, 197C-208C; Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 333B-352B.
408. Opuscules thologiques et polmiques, 8, PG 91, 108D. Cf. Dispute
entre Maxime et Thodose de Csare n Bithynie, XlV, CCSG 39, p. 117.480-
481 : Si je dis que l'nergie est hypostatique, je divise le Fils du Pre et de
l'Esprit.
409. Soulign par nous.
41 O. Les nergies hypostatiques que confessent les mononergistes-mono-
thlites.
411. L'nergie unique de l'unique nature divine que confesse la foi orthodoxe.
412. Soulign par nous.
413. Dispute entre Maxime et Thodose de Csare en Bithynie, XIV,
CCSG 39, p. 105-107.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 309

Zizioulas quant lui ignore pratiquement, dans ses premiers es-


sais, les nergies divines4 14, qu'il s'agisse de leur place dans la
nature cre ou de leur rle dans la vie spirituelle, le salut et la
dification de l'homme. Dans l'un de ses derniers essais, il s'op-
pose frontalement au concept d'nergie divine et met de
fortes rserves sur la thologie de saint Grgoire Palamas 415 en
leur reprochant de ne pas tre personnalistes (autrement dit ne de
pas aller dans le sens de sa propre thorie). Nous devons tre
rticents, dit-il approcher l'tre, la fois cr et incr, sous
l'angle de l'nergie416.
Cette ignorance volontaire et ce rejet des nergies divines ne
sont pas tonnants de la part de Zizioulas : ils dcoulent logique-
ment de sa marginalisation de 1'essence divine, qui est la source
des nergies 417 . La mauvaise comprhension qu'a Zizioulas de
la conception patristique des nergies divines et le fait qu'il soit
sur ce point en dsaccord avec les Pres - en particulier avec saint
Basile, saint Grgoire de Nazianze et saint Grgoire Palamas -,
ont t souligns surtout par V. Harrison (pour ce qui est des Cap-
padociens)418 et C. Stamoulis (pour ce qui est de Palamas)41 9.
Nous soulignerons quant nous que la conception de Zizioulas est
galement en dsaccord avec celle de saint Maxime le Confesseur,
dans la doctrine spirituelle duquel la notion d'nergie(s) divine(s)
occupe une place essentielle420.
Les griefs de Zizioulas l'encontre des nergies divines sont
ainsi formuls: Le concept d'nergie, n'tant pas lui-mme
ontologiquement un concept personnaliste, puisqu'il est claire-
ment distinct de 1'hypostase et commun toute la Trinit, se pr-
sente pour surmonter 1' abme entre la nature incre et la nature
cre principalement par une communion de proprits naturelles,
et seulement indirectement hypostatiquement. [... ] [Or] Dieu et le
monde sont unis sans perdre leur altrit, seulement dans la per-

414. Voir la critique de V. HARRISON, Zizioulas on Communion and


Othemess , St. Vladimir 's Theological Quarter/y, 42, 1998, p. 278.
415. On Beiag Other ,dans Communion and Otherness, p. 27-30.
416. On Being Other, dans Communion and Othemess, p. 94. Le mot
anglais utilis par Zizioulas, re luc tant exprime plus que de la rticence :de la
rpugnance.
417. V. HARRISON, loc. cit.
418. Zizioulas on Communion and Othemess , St. Vladimir's Theological
Quarter/y, 42, 1998, p. 280-281.
419. IlEQi <>un:. Ilqwcrwnud: fj <j>ucrud: VQYELE EutJ.~oA~ m~ mJYXQOVT]
mqi Aya Tquibo nqo~AT)f..llX't:LK~ cr-rv xwqo, Thessalonique, 1999.
420. Voir nos deux tudes : La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Confesseur, Paris, 1996, p. 503-512, 527-640; La Thologie des nergies
divines. Des origines saint Jean Damascne, Paris, 2008, p. 335-432.
310 PERSONNE ET NA TURE
sonne du divin Logos, c'est--dire seulement en Christ. C'est une
personne qui rend cela possible, parce que c'est seulement une
personne qui peut exprimer simultanment la communion et
l'altrit grce au fait qu'elle est un mode d'existence, c'est--dire
une identit qui, la diffrence de l'essence et de l'nergie, est
capable de modifier son tre sans perdre son unicit et son altrit
ontologiques. Toutes les faons autres -c'est--dire non person-
nalistes [sic}- d'unir Dieu et le monde, mme si elles prservent
l'altrit, soit impliquent une relation non ontologique entre Dieu
et le monde [... ] soit portent atteinte l'Incarnation, c'est--dire
l'union hypostatique entre l'tre cr et l'tre incr. C'est prci-
sment le danger de maximiser les nergies dans la relation Dieu-
monde. [... ]Les divines nergies en tant qu'nergies n'expriment
jamais la prsence personnelle de Dieu puisqu'elles appartiennent
au niveau de la nature et toutes les trois personnes de la Trinit.
Si le monde et Dieu devaient tre unis par les divines nergies en
tant qu'nergies, l'unit serait une avec les trois Personnes simul-
tanment et non via le Fils -ce ne serait pas une union hypostati-
que42I.
Nous retrouvons la base de cette argumentation l'une des p~
titions de principe de la philosophie personnaliste de Zizioulas,
savoir la rduction arbitraire de l'ontologique au personnel, et
l'exclusion du domaine de l'tre de l'essence ou de la nature et des
nergies qui en dpendent. Cette exclusion pourrait avoir un sens
dans le cas o l'essence et les nergies seraient considres en soi,
indpendamment des hypostases, comme des abstractions sans
existence relle. Mais ce n'est nullement le cas dans la thologie
traditionnelle orthodoxe, selon laquelle l'essence et ses nergies
sont considres comme enhypostasies par les trois Personnes
divines et comme ayant de ce fait non seulement une existence
relle, mais le mme degr ontologique que les Personnes elles-
mmes (on rptera une fois de plus que l'tre de Dieu ce n'est ni
l'essence seule ni les hypostases seules, mais les deux ensemble).
Contrairement ce que suggre Zizioulas, le fait que les ner-
gies relvent de l'essence ou de la nature commune et unique des
trois Personnes divines, qu'elles appartiennent aux Trois ensem-
ble, ne les empchent pas d'appartenir aussi chacune. Sans tre
hypostatiques au sens o elles appartiendraient en propre et de
faon incommunicable chacune des Personnes au mme titre que
Sa particularit hypostatique, les nergies ne sont pas pour autant

42\. <<On Being Other }}, dans Communion and Otherness, p. 28-29.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 311
impersonnelles, car bien que relevant de l'essence, elles appar-
tiennent aux PersolHles et sont manifestes par elles.
Le reproche d'manatisme qui est souvent fait la thologie
orthodoxe des nergies et auquel Zizioulas semble souscrire par-
tiellement422 ne parait nullement fond, mme si l'on rapporte les
nergies l'essence, et cela pa~"C que l'essence divine est libre
selon les Pres(unfait que Zizioulas a du mal comprendre, car il
se situe dans une .perspective existentialiste qui considre que la
libert se rattache . l'hypostase et que l'essence, au contraire, en
tant que prdfinition ,est ncessitante et s'oppose la libert).
L'ide que les di~ines nergies en tant qu'nergies n'expri-
ment jamais la prsence personnelle de Dieu puisqu'elles appar-
tiennent au niveau de la nature et toutes les trois personnes de la
Trinit>>, allant de .pair avec l'ide nonce auparavant et par la
suite selon laquelle il n'y a d'union personnelle ou hypostatique
pour l'homme que dans le Christ ou via le Christ est plutt trange
par le fait qu'elle semble exclure toute possibilit d'union person-
nelle avec le Pre et l'Esprit et opre une sparation, en ce qui
concerne l'union de Dieu aux hommes ou des hommes Dieu,
entre le Fils d'une part et le Pre et l'Esprit d'autre part. S'il est
vrai que l'union de l'homme Dieu s'accomplit dans le Christ en
tant qu'il est, comme Dieu-homme, mdiateur, toute union qui
s'accomplit avec le Christ s'accomplit en mme temps avec
l'Esprit et avec le Pre.
On peut constater chez Zizioulas (comme chez Yannaras, nous
le remarquerons plus prcisment par la suite) une minimisation
dans la vie spirituelle du rle de la grce, un mot qui n'apparat
pratiquement jamais dans ses crits. L'exclusion des nergies di-
vines comme mode d'union Dieu confirme cette minimisation de
la grce puisque la grce n'est autre chose que les nergies divines
en tant qu'elles sont communiques, donnes aux hommes. Or la
doctrine orthodoxe sur ce point comme sur celui, connexe, des
nergies divines est bien tablie : la grce donne par une Per-
sonne divine est la grce commune aux trois Personnes. L'nergie
divine, en son sens premier, est une activit ou une opration
divine ; or dans aucune activit ou opration divine le Pre, le Fils
et le Saint-Esprit n'agissent ou n'oprent part l'un de l'autre,
mais toujours ensemble, et cela non seulement en vertu d'une
convergence qui se situerait un plan purement hypostatique,

l. 422. Cf. On Being Other ,dans Communion and Othemess, p. 29, n. 48.
312 PERSONNE ET NA TURE

mais selon le caractre unitaire de leur nergie et de leur essence


dont cette nergie procde423.
On doit ajouter ces remarques que les Personnes divines ne se
communiquent pas nous comme telles, pas plus que l'essence
divine, mais par le biais de la grce, autrement dit des nergies
divines. Les Pres -non seulement saint Grgoire Palamas, mais
dj saint Athanase d' Alxandrie, saint Grgoire de Nazianze et
saint Jean Chrysostome- ont distingu non seulement l'essence et
les nergies divines, mais les Personnes et les nergies divines,
faisant remarquer par exemple que lorsqu'il est dit que l'Esprit est
donn aux hommes cela signifie son nergie (ou sa grce) et non
son hypostase elle-mme. Au regard de ces principes thologiques
bien tablis par la Tradition orthodoxe, on est surpris par le carac-
tre confus de cette remarque de Zizioulas formule dans le cadre
de sa critique des nergies divines : Dans l'conomie, Dieu ne
nous donne pas simplement ses nergies, mais principalement son
Fils et Son Esprit424.
L'ide de Zizioulas selon laquelle le cr peut tre en contact
avec l'Incr non par le biais des nergies divineS mais seulement
sous la forme d'une communion personnelle, ide exprime df
ses premiers essais 425, pose de graves problmes que nous avons
dj voqus et que nous retrouverons dans la suite de cet expos,
qui tiennent ce que les Personnes en tant que telles se caractri-
sent par des proprits hypostatiques incommunicables et donc par
une altrit radicale-qui non seulement ne permet pas la communi-
cation et la communion (contrairement ce que pense Zizioulas),
mais constitue mme a priori un obstacle celle-ci si par commu-
nion on n'entend pas simplement (comme semble souvent le faire
Zizioulas) une simple reconnaissance de l'altrit (ft-ce dans un
acte d'amour).

423. Voir notre tude: La Thologie des nergies divines. Des origines
saint Jean Damascne, Paris, 2008, passim.
424. The Father as Cause}), dans Communion and Otherness, p. 139, n. 80.
425. Affirmation ritre dans To Elvat 'to E>w Kc 'tO Elvat 'to
av6QWTlOU }), p. 27. l ,
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 313

l. Le manque d'une approche apophatique des Personnes divi-


nes dans la pense de Zizioulas.

L'apophatisme tient peu de place dans la pense de Zizioulas, et


il y a sur ce point une grande diffrence entre 1' approche de ce
dernier et l'approche de V. Lossky426.
la diffrence de Zizioulas, Lossky et sa suite Panagopoulos
(qui vise Zizioulas) affirment le caractre mta-ontologique et
apophatique de la personne, ce qui vaut pour les personnes divi-
nes, mais aussi pour les personnes humaines 427.
Ce caractre mta-ontologique et apophatique de la personne
rend incertaines les spculations de nos auteurs sur l'ontologie de
la personne, leur dveloppement d'une thologie de la relation
concernant les Personnes divines, les aspects de leur anthropologie
et leur ecclsiologie qui prennent pour modle les relations des
Personnes divines, et leur conception du salut et de la vie spiri-
tuelle fonde sur une reproduction par la personne humaine de la
relation personnelle du Fils au Pre (nous avons soulign prc-
demment et soulignerons par la suite de manire plus prcise les
difficults inhrentes ces diffrents aspects).
S'opposant Lossky et rpondant aux critiques de Panagopou-
los, Zizioulas considre que l'apophatisme s'applique seulement
1' essence et aux nergies divines, mais pas aux personnes et af-
firme que tout apophatisme qui s'efforce de parvenir au-del des
personnes est tranger la vie orthodoxe et que jamais, au
grand jamais on ne peut passer au-del des personnes de la Sainte
Trinit pour parler d'un "sur-Pre" ou d'un "sur-Fils" ou d'une
Trinit en tant que telle428 .
Cependant, s'il est vrai que l'apophatisme s'applique premi-
rement l'essence divine, il s'applique pour une part aussi aux
hypostases divines. De l'affirmation de saint Jean Damascne:
1'innascibilit, la filiation et la procession sont les seules pro-
prits hypostatiques par lesquelles diffrent les trois saintes hy-
postases, Lossky conclut avec raison : La seule caractristique

426. Comme l'a montr A. PAPANIKOLAOU, Divine Energies or Divine


Personhood : Vladimir Lossky and John Zizioulas on Conceiving the Transcen-
dant and Immanent God ,Modern Theo/ogy, 19, 2003, p. 357-385; Being with
Gad Trinity, Apophaticism, and Divine-Human Communion, Notre Dame, 2006.
_ 427. I. PA!'fAGOPOULOS, OV'roAoyla Tj BwAoyla 't'OV 'TCQOawrcov. H avJlflO!J
rct;tTEQUClJ TQ!aOoyla a't'~V Ka'JiaVOlJUYJ wvve(lwrcivov 'TCQOUW'/'COV ,
naxe, 13, 1985, p. 75; V. LOSSKY, A l'image et la ressemblance de Dieu
.'s, 1967, p. 121. '
'; 8. T Elvat Toii E>eoii Kai 't' elvat Toii vBQwrcov , Synax, 27, 1991,
314 PERSONNE ET NA TIJRE

des hypostases que nous puissons formuler comme exclusivement


propre chacune et qui ne se retrouverait pas dans les autres [car
alors cela appartiendrait leur essence commune] est donc la rela-
tion d'origine429. Toutefois, poursuit Lossky, cette relation
doit tre entendue dans un sens apophatique : elle est surtout une
ngation nous montrant que le Pre n'est pas le Fils, que le Fils
n'est pas le Pre ni l'Esprit, que le Saint-Esprit n'est ni le Pre ni
le Fils. Entendue apophatiquement, la relation d'origine signale la
diffrence, mais elle n'indique cependant pas le "comment" des
processions divines 430. Cela est confirm par les textes des Pres
en ce qui concerne notamment le sens qu'il convient d'accorder
la paternit et la filiation du Pre et du Fils ou la procession du
Saint-Esprit. Saint Grgoire de Nazianze note par exemple que
le Fils est fils selon une relation d'un ordre plus lev, puisque
nous ne pouvons pas exprimer autrement qu'il vient de Dieu et
qu'il est consubstantiel; ds lors nous devons regarder comme
indispensable d'appliquer la divinit dans un sens mtaphorique
les mots d'ici-bas~: en particulier ceux qui dsignent chez nous la
parent431 . Denys l' Aropagite affirme quant lui que le Pre
et le Fils restent spars par leur transcendance de toute paternff
et de toute filiation divines43 2 . Saint Grgoire de Nazianze invite
ne pas chercher de dfinition de la gnration du Fils ou de la
procession du Saint-Esprit: Tu entends parler de naissance? Ne
te mle pas inconsidrment de savoir de quelle manire cela se
passe. Tu entends dire que l'tre qui procde du Pre est 1'Esprit ?
N'attache pas d'importance la manire dont cela se passe433.
Les Pres vont mme jusqu' appliquer l'approche apophatique
la monade et la triade divines. Denys 1'Aropagite af-
firme ainsi que Dieu, trois selon les personnes et un selon
l'essence, est au-del du trois et au-del du un, parce qu'au-del
de tout nombre434 . Cette dernire ide se retrouve chez saint
Maxime435, qui note que la bienheureuse et sainte Divinit
[... ]n'a permis aucun des tres de comprendre comment et de

429. Thologie mystique de l'glise d'Orient, Paris, 1944, p. 53.


430. Ibid., p. 54.
431. Discours, XXXI, 7, SC 250, p. 288. Voir aussi JEAN DAMASCNE,
Expos prcis de la foi orthodoxe, l, 8, PTS 12, p. 24, 26.
432. Sur les Noms divins, ll, 8, PG 3, 645C; La Thologie mystique, V, PG 3,
\048A:
433. Discours, XX,\\, '21C 110, \).1\V60.
431\. La Thologie mystique, 'J, \'G 3, \~451).
43':1. Ambigua Jean,\~, \'G ~~. \ \?.':IC-\ \?.'i.A.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 315

quelle manire elle est la fois monade et triade, parce que par
nature l'Incr ne peut tre embrass par le cr436 .
Pour rcapituler les considrations prcdentes, on peut citer
cette remarque de saint Maxime : Saint Paul dit qu'il n'a jamais
connu le Verbe de Dieu qu'en partie (cf. 1 Co 13, 9). Car Il est
connu dans une certaine mesure seulement, partir des nergies.
Car la connaissance du Verbe selon l'essence et l'hypostase est
inaccessible tous les anges comme tous les hommes, et n'est
connue de personne437 ,cette dernire remarque pouvant s'appli-
quer videmment aussi au Pre et au Saint-Esprit.
Le caractre inconnaissable en leur fond des modalits des rela-
tions des trois Personnes de la Trinit a lgitimement conduit un
certain nombre de thologiens se montrer critiques envers les
spculations de Yannaras sur l'homme l'image de la Trinit
et sur le mode d'existence personnel et ecclsial qu'ils dfinissent
en prenant pour modle les relations trinitaires. Ils appellent cet
gard la diffrence qui existe entre la personnit humaine et la
pesonnit divine, mais aussi le caractre asymtrique qui existe
entre relations interprsonnelles humaines'et relations interperson-
nelles trinitaires. Un certain nombre de commentateurs rattachent
les thories de nos deux auteurs (en particulier Zizioulas qui a le
plus dvelopp cet aspect) certaines spculations de la philoso-
phie religieuse russe du XIXe sicle (Florensky, Berdiaev, Fedorov,
dont la formule : La Trinit est notre programme social est
devenue emblmatique) qui ont connu d'importants prolonge-
ments dans la thologie catholique au xxe sicle (en particulier
chez L. Boff). Dans ces conditions, on n'est pas tonn que chez
un certain nombre de thologiens la pense de Zizioulas sur ce
point ait t critique en tant que forme de trinitarisme social
ou communautaire438. Mais il n'est pas non plus tonnant que, en
amont, on ait reproch Zizioulas d'avoir (en raison du caractre
apophatique des relations trinitaires) effectu une projection des
relations interpersonnelles humaines sur les relations interperson-
nelles divines, interprtant celles-ci partir de celles-l, et appli-
quant sur le pl~n social le principe de l'analogia entis qu'il
reproche lgitimement saint Augustin d'appliquer sur le plan
psychologique.

436. Ambigua Jean, 10, PG 90, ll68AB.


437. Chapitres thologiques et conomiques, II, 76, PG 90, ll60C.
' 438. Voir J. BEHR, The Nicene Faith, Crestwood, 2004, p. 425, n. 39. Panni
riti.ques des thories _sociale~ de la Tr~it, voir.~- KILBY, Perichoresis and
ectwn: Problems w1th Socml Doctnn"e of Tnmty , New B/ackfriars, 81,
, p. 432-444.
316 PERSONNE ET NA TURE
3. Consquences errones pour la christologie.

a. Minimisation et dvalorisation des natures du Christ et de


leur rle dans l'conomie salvatrice.

La christologie de Yannaras et de Zizioulas, dans leur perspec-


tive gnrale de dvalorisation de l'essence ou de la nature, ac-
corde une place minime aux natures du Christ439 et situe 1'co-
nomie salvatrice du Verbe incarn un plan purement hypostati-
que.
La dissociation que nos deux auteurs oprent entre 1'hypostase
et les natures du Christ et l'exclusion de celles-ci sous le prtexte
de valoriser 1'ontologie de la personne sont bien loin de la concep-
tion d'un saint Maxime le Confesseur, par exemple, qui dit
maintes fois que le Christ est de (K) ses natures, en (v) ses
natures et ses natures 440 , affirmant une parfaite intgration mu-
tuelle de 1'hypostase et des natures, excluant toute confusion aussi
bien que toute sparation.
D'une part, il n'est fait par nos auteurs nulle mention de la na-.
ture divine et de ses nergies, de ses relations avec la nature hu-
maine dans l'hypostase du Christ et du rle qu'elle joue dans le
processus du salut et de la divinisation de l'homme en Christ.
Zizioulas par exemple vacue en deux mots la communication des
idiomes 441 , si importante pourtant, avec la notion voisine de
prichorse, dans la christologie des Pres 442. Dans le moment de
l'conomie salvatrice o le Christ souffrant, crucifi et mort libre
1'humanit de la passibilit, de la souffrance et de la mort, ainsi
que de la tyrannie du diable, la nature divine, selon Zizioulas, ne
joue aucun rle par rapport la nature humaine qui lui est unie
dans l'hypostase du Verbe incarn, et le salut qui s'accomplit- au
moment surtout, selon Zizioulas, de la Rsurrection443 - relve
d'une attitude purement personnelle du Christ: l'amour et la li-
bert444.

439. Gela est plus sensible chez Zizioulas que chez Y annaras.
440. A ce sujet, voir par exemple P. PIRET, Le Christ et la Trinit selon
Maxime le Confesseur, Paris, 1983, p. 203-239.
441. <<On Being a Person. Towards an Onto1ogy of Personhood )), p. 43
(=Communion and Otherness, p. 109).
442. Pour saint Maxime le Confesseur, voir J.-C. LARCHET, La Divinisation
de l'homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris, \997, p. 333-346.
443. Sur ce point, voir la criti(\ue (\Ue nous dveloppons infra.
444. <<Christologie et existence)), p. \6\1.-\69, repris dans L'glise et ses
institutions, p. 64-65.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 317

D'autre part, la nature humaine du Christ, tant dans son exis-


tence concrte que dans son rapport avec la nature de tous les
hommes, se trouve non seulement rlgue au second plan, mais
parat ne jouer aucun rle dans Son conomie salvatrice.
Dans la conception de Yannaras, le Christ est considr plutt
comme assumant l'individualit avec ses limites, sans d'ailleurs
que soient distingues celles qui appartiennent la nature dchue
comme consquences du pch ancestral (passibilit, corruptibi-
lit, mortalit) et celles qui relvent du pch personnel et des
passions coupables (dont le Christ tait exempt). Car si }'.indivi-
dualit, pour nos auteurs, signifie un repli goste sur soi, se trouve
li la philautie, et se caractrise par une tendance l'autonomie
divisive et sparatrice, dire que le Verbe a assum notre indivi-
dualit signifie qu'il a assum, les passions coupables et l'tat de
pch qui sont inhrents celle-ci. L'affirmation de Yannaras
selon laquelle le Christ nous assume avec nos limitations, la per-
sonne historique de Jsus-Christ [tant] une individualit humaine
semblable aux autres daJ1s leur tat aprs la chute44 5 est porteuse
de multiples confusions qui la rendent inacceptable du point de
vue de la foi orthodoxe, la premire tant l'assimilation de la
personne divine du Christ une individualit humaine dchue et
pcheresse.
Un autre exemple du langage thologique confus et incohrent
de Yannaras se rencontre dans 1'affirmation que dans la per-
sonne du Christ, la nature humaine existe comme hypostase per-
sonnelle de communion avec la Divinit446 . Une telle formula-
tion implique en effet que la nature humaine du Christ constitue
une hypostase qui double son hypostase divine, ce qui est une ide
nestorienne. Elle amne se demander comment, si la nature hu-
maine existe comme une hypostase et non plus comme une nature
humaine universelle (selon ce que pensent les Pres), tous les
hommes peuvent tre sauvs.
Cette question se pose aussi propos de la christologie et de la
sotriologie de Zizioulas. Ce dernier, considrant qu'il convient de
comprendre le mystre de la christologie en termes de person-
nit plutt que de nature 447 , dploie d'importants efforts pour
rsorber les natures du Christ dans Son hypostase. Il veut montrer
en particulier que 1'humanit qui est rvle dans et par le Christ

. 445. La Foi vivante de l'glise, p. 119.


446. La Libert de la morale, p. 46.
447. Human Capacity and Human Incapacity , p. 435 (= Communion and
lJtherness, p. 238-239).
.
318 PERSONNEETNATURE
n'est pas une humanit qui est ultimement dfinie en termes de sa
nature en tant que telle, mais est une humanit vraie et relle seu-
lement parce qu'elle est constitue dans et par la personnit, et
qui est hypostatique en tant extatique, c'est--dire libre de ses
limites naturelles et en communion avec Dieu448 . Zizioulas se
livre cet gard une interprtation du dogme de Chalcdoine qui
vise vacuer les natures du Christ - ce qui est plutt trange eu
gard 1' esprit et la finalit du concile449 - au profit de Son
hypostase. Selon lui, l'anthropologie de Chalcdoine dpend
entirement de la notion de personnit ; pour Chalcdoine,
l'quation: l'homme= l'homme est inacceptable; ce qui merge
de sa christologie, c'est l'quation: l'homme= l'homme en com-
munion avec Dieu450 . L'homme est sauv en devenant une per-
sonne, en parvenant une identit personnelle en termes onto-
logiques, or cela n'est possible que si en Chris.t les natures sont
particularises en une personne. En lui, les deux. natures donnent
leurs qualits l'identit45l. Selon Zizioulas, l'homme en Christ
est un homme parfait seulement en tant que personne, en tant
qu'tre en relation et en communion dans l'amour et la libert, ce
qui en Christ se fonde f!Ur le mode particulier de son tre, celui~e
sa relation de Fils au ;Pre. Grce au Christ, chaque homme peut
ds lors affirmer son existence en tant que personne en se fondant
sur une relation avec Dieu identique avec celle que le Christ
comme Fils entretient avec le Pre librement et par amour4 52 .
Zizioulas fait totalement l'impasse sur le fait que le Verbe, en
S'incarnant a assum notre nature humaine en son tat dchu (sauf
le pch), et progressivement, par Son conomie salvatrice qui
s'est dploye tout au long de Sa vie terrestre, l'a sauve (autre-
ment dit gurie, redresse, restaure ... ) avant de la difier.
Dans l'trange conception de Zizioulas, le Christ, au lieu de
gurir, assainir, corriger, rectifier, redresser, sauver (toutes ex-
pressions utilises par les Pres) la nature humaine qu'Il a assu-
me et de la librer des dfauts et des limites (en particulier la
passibilit, la corruption et la mort) et de l'emprise du pch et du

448. Ibid., p. 445-446.


449. Le but du concile de Chalcdoine est en effet de confesser, face aux
monophysites, un seul et mme Christ, Fils, Seigneur, l'unique engendr,
reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, et sans
sparation, la diffrence des natures n'est nullement supprime cause de
l'union, la proprit de l'une et de l'autre nature tant bien plutt sauvegarde, et
concourant une seule personne et une seule hypostase.
450. Ibid., p. 446.
451. Ibid., p. 438.
452. Ibid.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 319

diable qui lui ont t imposs comme des consquences du pch


du premier homme, libre et sauve 1'homme en chappant la
nature par Son hypostase - laquelle, en tant que divine et incre,
n'est pas dpendante des qualits naturelles453 -et en permettant
aux personnes humaines de faire de mme en s'unissant Sa Per-
sonne par une imitation de Son attitude filiale. Si bien que ni la
nature divine ni la nature humaine ne prennent proprement part au
salut de 1'homme ! Le pre Nikolaos Loudovikos critique svre-
ment une telle conception en la qualifiant de christologie de la
fuite (Christology of Escape), en notant qu'il s'agit d'une posi-
tion proche du doctisme pour ce qui concerne la ngation de fait
du rle de la nature humaine du Christ, et en rapprochant la
conception de Zizioulas de celle de la fuite extatique que l'on
trouve dans le noplatonisme. Notant que, contrairement ce que
pense Zizioulas - qui, quand il ne nie pas la place de la nature
humaine, la rduit jouer un rle purement passif-, le salut est
opr par le Christ travers une communion dialogale de Ses deux
natures par leurs volonts et oprations respectives, il constate que
dans la thologie du mtropolite de Pergame le danger du mo-
nothlisme et du mononergisme n'est pas loin454 .
Par ailleurs la christologie de Zizioulas en considrant que la
natur~ humaine du Christ est particularise par Son hypostase45 5
ne permet pas de comprendre comment le Christ peut sauver tous
les hommes. La conception la plus rpandue parmi les Pres -
notamment saint Athanase d'Alexandrie, saint Grgoire de Nysse,
saint Cyrille d'Alexandrie et saint Maxime le Confesseur- est que
le Christ a assum la nature humaine dans son universalit
concrte (ce qu'il pouvait faire parce que Son hypostase n'tait
pas humaine, mais divine, et parce que, comme le souligne saint
Maxime, en tant qu'homme Il n'tait pas un individu [au sens
courant du terme]), englobant ainsi en Lui toute l'humanit456.

453. Cf. On B.eing Other ,dans Communion and Othemess, p. 109.


454. Person lnstead of Grace and Dictated Othemess: John Zizioulas' Final
Theological Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 13-14. ~
455. Voir entre autre On Being Other , dans Communion and Othemess,
p. 109. Cette conception est reprise par son disciple D. BATHRELLOS qui l'attribue
faussement saint Maxime Je Confesseur (The Byzantine Christ, Oxford, 2004,
p. H>2-107). C'est de faon tout aussi errone-que Bathrellos, sous l'influence de
Zizioulas (cf. ibid., p. VIII), cherche faire endosser Maxime la fausse
conception zizioulassienne de la priorit de l'hypostase sur la nature (ibid., p.
110-111).
456. Voir J.-C. LARCHET, La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le
Confesseur, Paris, 1997, p. 365-374.
320 PERSONNE ET NA TURE

Selon Zizioulas, 1'union des hommes au Christ qui permet leur


salut n'est plus une union intrinsque (par le fait que toute l'huma-
nit, tous les hommes en leur nature sont inclus dans la nature
humaine assume par le Christ) mais une union extrinsque, o
1'union est assure par une identification, au plan purement
hypostatique, du mode d'existence des personnes humaines au
mode d'existence filial du Fils dans Son rapport au Pre.
Cette conception pose plusieurs problmes.
Le premier rside dans la confusion de trois phases du salut :
1) celle o le Christ S'unit la nature humaine, celle de tous les
hommes de tous les temps, pour la sauver et la difier en lui ;
2) celle o les baptiss, sont incorpors au Christ et reoivent en
plnitude cette grce du salut et de la dification ; 3) celle o le
baptis s'assimile personnellement cette grce par la vie asctique.
Le deuxime problme, qui a dj t abord et sur lequel nous
reviendrons, est de savoir dans quelle mesure il est possible pour
les personnes humaines de reproduire la relation du Pre et du Fils
- laquelle est lie aux particularits hypostatiques du Pre et du
Fils, et par l unique et incommunicable - autrement qu' travers
des attitudes, des dispositions ou des tats qui relvent alors de Il
nature et non pas seuletm(nt du plan hypostatique.
Mais en amont de ce problme, il y a celui pos par l'ide plus
gnrale que la personne humaine se ralise et devient parfaite par
l'adoption du mode d'existence personnel de Dieu. Zizioulas ex-
prime cette ide dans le cadre de la christologie avant de 1'appli-
quer, comme consquence, dans le cadre de l'ecclsiologie et de la
spiritualit. Il crit notamment par rapport au Christ Dieu et
homme : Ce que Dieu est dans sa nature, un "Dieu parfait", il
l'est seulement en tant que personne; l'homme en Christ est un
"homme parfait" seulement en tant que personne, c'est--dire en
tant qu'amour et libert. Par consquent, l'homme parfait est seu-
lement celui qui est vraiment une personne, donc celui qui existe,
qui possde un mode d'existence, qui est constitu en tant qu'tre,
suivant exactement le mme mode selon lequel Dieu existe en tant
qu'tre - voil ce que signifie union hypostatique dans le langage
de l'existence humaine457.
On remarquera tout d'abord la confusion dogmatique que
contiennent ces propos : le Christ Dieu et homme est parfait
comme Dieu en tant que personne divine et parfait comme homme
en tant que personne humaine, ce qui signifie qu'il est (o qu'il y a

1\51. <<Du personnage \a personne)), dans L'tre ecclsial, p. 41.


LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 321

en lui) deux personnes ; autrement dit nous sommes ici en plein


nestorianisme.
Mais considrer l'application purement anthropologique de ce
principe, elle prsente elle aussi une difficult : celle pour 1Jne
personne humaine d'adopter un mode d'existence divin, c'est--
dire, selon la pense de l'auteur celui d'une personne divine. Cette
difficult se dcompose en plusieurs autres.
La premire est celle de la diffrence qui existe entre la person-
nit humaine et la personnit divine. Comme le fait remarquer
D. Farrow Zizioulas, la personne humaine n'est pas une per-
sonne dans le mme sens et de la mme faon qu'une personne
divine est une personne; et le mme auteur ajoute: Nous ne
devons pas autoriser (comme Zizioulas le fait) une utilisation uni-
voque du mot "personne" en rfrence la fois Dieu et
l'homme, que ce soit en christologie ou en ecclsiologie458.
La deuxime difficult est que le mode d'existence personnel
est li la personne et est par consquent unique. L'assimilation
par une personne humaine du mode d'existence selon lequel
Dieu existe doit ncessairement tre celui d'une personne divine.
On doit ds lors demander : laquelle ? On peut logiquement penser
qu'il s'agit de cell du Christ, mdiateur entre les hommes et
Dieu. Mais nous sommes renvoys d'autres difficults, qui se-
ront pr-sentes dans la partie suivante459.

b. Minimisation du rle des souffrances et de la mort du Christ


dans Son conomie salvatrice.

Dans la logique des prsupposs prcdents, les diffrents pi-


sodes de l'conomie salvatrice du Christ lors desquels Il prouve
ce que les hommes prouvent en leur tat dchu (sauf le pch)
pour les en gurir et les en librer, sont ignors par nos deux au-
teurs. C'est le cas par exemple de la lutte du Christ contre les ten-
tations (au dsert et lors de sa Passion), o Il acquiert pour nous la
victoire sur les tentations lies au plaisir et la souffrance et sur le
pouvoir que le-diable et les dmons possdent par leur interm-
diaire.

458. Person and Nature : The Necessity-Freedom Dialectic in John Ziziou-


las ,dans D. H. KNIGHT {d.), The Theo/ogy ofJohn Zizioulas. Personhood and
the Church, Aldershot, 2007, p. 118.
459. Intitule : La personne humaine peut-elle reproduire le rapport du Fils
au Pre?
322 PERSONNE ET NA TURE

Les souffrances du Christ sont quasiment passes sous silence


par nos deux auteurs, comme si elles ne jouaient aucun rle dans
Son conomie salvatrice.
La crucifixion du Christ signifie d'une manire rductrice pour
Yannaras le renoncement une vie autonome (autrement dit
l'individualit), et la mort du Christ est interprte, d'une manire
tout aussi rductrice, comme la mort de 1'individualit afin de
permettre l'mergence d'une hypostase personnelle de commu-
nion avec Dieu460.
Cette minimisation des souffrances et de la mort du Christ et
aussi de tout ce qui en lui relve de ce que le Christ a subi pour
nous en assumant notre nature humaine conduit plusieurs auteurs
constater, non sans raison, une tendance doctiste dans la tho-
logie de Zizioulas461 , remarque que l'on peut galement appli-
quer la conception de Yannaras.
Il faut ajouter cela que la Passion et la mort du Christ ne sont
jamais mises en rapport par nos deux auteurs avec le pouvoir du
diable ni avec le pch et n'apparaissent jamais comme des
moyens par lesquels le Christ a, pour les hommes, vaincu l'un et
l'autre, ce qui est pourtant une vrit de base de la foi chrtienn-.
L'essentiel de l'conomie salvatrice du Christ est report sur la
Rsurrection (le Christ, dit Zizioulas, est le Sauveur du monde
non parce qu'il s'est sacrifi sur la Croix, effaant ainsi les pchs
du monde, mais parce qu'il est ressuscit des morts462 ).
Nos deux auteurs rejettent vigoureusement (avec raison) l'inter-
prtation morale, que l'on trouve dans le catholicisme et le protes-
tantisme, du sacrifice du Christ463 et en particulier la thorie ansel-
mienne de la satisfaction qui s'est longtemps impose dans le
cadre de la thologie occidentale du deuxime millnaire, mais ils
n'envisagent jamais d'autres conceptions thologiques comme des
alternatives leur propre conception, notamment celles que l'on
rencontre chez les Pres grecs.

..

460. Cf. C. YANNARAS, La Foi vivante de l'glise, p. 141, 143, 145.


461. La citation est de E. RUSSELL, Reconsidering relational Anthropology :
A Critical Assessment of John Zizioulas's Theological Anthropology >>, Inter-
national Journal of Systematic Theology, V, 2, 2003, p. 178-179 ; le reproche se
trouve galement chez A. LEWIS, The Burial of God : Rupture and Resumption
as the Story of Salvation >>, Scottish Journal ofTheology, 40, 1987, p. 350-351 ;
A.-J. TORRANCE, Persons in Communion : Trinitarian Description and Huma~
Participation, Edinburgh, 1996, p. 304. ,
462. Christologie et existence, p. 168, repris dans L'Eglise et ses institu
tions, p. 64.
463. Ibid.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 323

S'il est vrai que la thologie et la spiritualit latines, au cours du


deuxime millnaire, ont fortement valoris la Passion et la mort
du Christ, tandis que la thologie et la spiritualit orthodoxes ont
valoris fortement Sa rsurrection, ces dernires ne minimisent
pas pour autant la place des souffrances, de la crucifixion et de la
mort du Christ dans l'conomie du salut. Celles-ci sont intime-
ment lies au processus par lequel le Christ S'est rendu pour nous
victorieux de la puissance de la souffrance et de la mort par
l'intermdiaire desquelles le diable et le pch rgnaient sur la na-
ture depuis le pch ancestral. Si la rsurrection du Christ permet
1'humanit d'accder une vie nouvelle, ternelle, la victoire sur
la passibilit, la corruption et la mort - que les Pres considrent
comme les principaux effets du pch ancestral- sont dj assurs
par la Passion du Christ, pour ce qui concerne la passibilit, et par
la crucifixion et la mort du Christ pour ce qui concerne la corrup-
tion et la mort464 . Cela est attest de multiples faons dans la
Tradition orthodoxe.
Citons ces passages caractristiques le saint Paul : En Lui,
par Son sang, nous sommes dlivrs, en Lui nos fautes sont par-
donnes, selon la richesse de Sa grce (Ep 1, 7-8); c'est main-
tenant, une fois pour toutes, la fin des temps, qu'Il S'est mani-
fe~t pour abolir le pch par Son sacrifice (He 9, 27). Citons ce
passage, galement caractristique, de la Liturgie de saint Jean
Chrysostome : Tu nous as rachets de la maldiction de la loi
par Ton sang prcieux. Clou sur la Croix et perc de la lance, Tu
as fait jaillir pour les hommes 1'immortalit. On peut aussi trou-
ver de nombreuses indications de mme sens dans 1'hymnologie
liturgique. Le tropaire de Pques, maintes fois rpt, affirme :
Par la mort Il a vaincu la mort. On peut citer aussi ces passages
de l'Octoque: Le Christ notre Sauveur ayant effac la cdule
crite contre nous, l'a cloue sur la Croix et a bris l'empire de la
mort465 ; Ta Croix, Christ notre Dieu, pour tre du bois par
nature, est cependant revtue de puissance divine ; lorsqu'au
monde elle apparat visiblement, elle opre spirituellement notre
salut466 ; peine fut plant le bois de la Croix, Christ, que
l'erreur s'esfenfuie et la grce a pu fleurir de nouveau; elle n'est

464. Sur ces points, voir l'argumentation dveloppe dans mes tudes: Dieu
ne veut pas la souffrance des hommes, 2 d., Paris, 2008, chapitre 5 ; Une fin de
vie paisible, sans douleur, sans honte ... Un clairage orthodoxe sur les questions
thiques lies la fin de la vie, Paris, 2010, chapitre 8.
465. Octoque, Deuxime ton, Grandes vpres du dimanche, stichre du
Lucernaire.
466. Octoque, Cinquime ton, Grandes vpres du mardi, apostiche.
324 PERSONNE ET NA TURE

plus un supplice de condamn, mais nous apparat comme trophe


de salut467 ; Toi, l'unique rdempteur, Tu versas le prix de Ton
sang pour nous sauver, et nous rachetas de la captivit, Seigneur,
en Ton immense bont, puis nous menas vers Ton Pre, Christ,
aprs avoir tu le tyran par Ta Croix468 ; Seigneur, Tu nous as
donn pour triompher du diable l'arme de Ta sainte Croix: devant
elle en effet il tremble et frmit, ne pouvant supporter de voir sa
puissance, puisqu'elle ressuscite les morts et triomphe de la
mort469. Les deux principales ftes consacres, dans l'glise
orthodoxe, la Croix - le dimanche de la Vnration de la Croix,
troisime dimanche du Grand Carme, et l'Exaltation de la Croix
-sont des clbrations permanentes de la victoire du Christ et
portent l'indication constante de la part du salut que le Christ a
accompli par elle : quand Tu tais lev en croix, Matre, Tu as
relev avec Adam toute la nature dchue4 70 ; Trs-Haut, qui
as sanctifi tous les hommes par Ta divine Croix, fais-les
participer Ton ineffable misricorde et Ta grce471 ; tro-
phe invincible, dfense inexpugnable, sceptre divin, nous ado-
rons, Christ, Ta tr~ sainte Croix par laquelle le monde est sauv
et Adam tressaille de joie472 ; c'est sur [la Croix] que [le 1
Christ] mit mort notre meurtrier, qu'Il ressuscita les morts, les
purifia et, dans Sa misricorde et Sa trs grande bont, les jugea
dignes de vivre dans les Cieux473 ; Croix trs vnrable, tu
relves par une disposition divine tous ceux qui taient tombs
dans la mort47 4 ; l'arbre de vie plant au Calvaire, l'arbre sur
lequel le Roi des sicles a opr notre salut et qui est exalt en ce
jour, sanctifie les confins de l'univers47 5 ; salut, Croix vivi-
fiante, trophe invincible de la pit, porte du paradis, rconfort
des croyants ; c'est par toi qu'a t anantie la corruption, englou-
tie et abolie la puissance de la mort, et que nous sommes levs de
terre jusqu'aux Cieux476 ; salut, Croix prcieuse, [... ], rsur-
rection de tous les morts , qui nous a tous relevs lorsque nous
tions tombs dans la pourriture; c'est par toi qu'il a t mis fin

-
467. Octoque, Cinquime ton, Grandes vpres du mardi, apostiche.
468. Octoque, Septime ton, Matines du mercredi, canon, 6 ode.
469. Octoque, Huitime ton, Matines du dimanche, stichre des Laudes.
470. Fte de l'Exaltation de la Croix, Petites vpres, Lucernaire.
471. Ibid.
472. Ibid.
473. Fte de l'Exaltation de la Croix, Grandes vpres, Lucernaire.
474. Ibid.
475. Fte de l'Exaltation de la Croix, Grandes vpres, idiomle de la Litie.
476. Fte de l'Exaltation de la Croix, Grandes vpres, apostiche; Dimanche
de la Croix, Grandes vpres, stichre du Lucernaire.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 325

la corruption et qu'a fleuri l'immortalit; par toi que, mortels,


nous avons t diviniss, et le diable compltement terrass 4 77 ;
peuples, voyons expos le bois par lequel le Christ nous procure
le salut4 78 ; Toi qui d'un instrument de mort fis pour le monde
une cl de vie, sanctifie ceux qui vnrent Ta vnrable
Croix479 ; la Croix du Christ nous a tirs du gouffre de la
mort48 0 ; devant la Croix sur laquelle ton Fils tendit Ses
mains immacules pour notre salut, Vierge, nous nous proster-
nons en ce jour: accorde-nous la paix, afin que nous puissions
contempler les saintes souffrances qui nous ont sauvs 481 ; en
ce jour l'inaccessible Seigneur me fait accder auprs de Lui, Il
souffre Sa Passion pour m'affranchir de mes passions4 82 ;
voici que nous nous prosternons, Seigneur, devant le lieu o se
posrent Tes pieds ; ayant got l'arbre du salut, nous avons t
librs de nos passions et du pch48 3 . Les pisodes bibliques,
dont l 'hymnographie des deux ftes de la Croix fait un usage
abondant- celui o Mose jette un bois dans l'eau amre de Mara
et la rend propre tre consomme (Ex 15, 22-16, 1), celui o
Mose tend son bton sur la mer Rouge et met en droute 1' arme
de Pharaon (Ex 14, 26-28), et celui o il met les bras en croix et
fait fuir Amalek et son arme (Ex 16, 5-13)- sont des prfigura-
tions" le premier du pouvoir salvateur, assainissant et vivifiant, de
la Croix, et les deux autres de la victoire obtenue, par le Christ
crucifi, sur l'arme des dmons 4 84 . C'est aussi la victoire qui est
associe clairement la Croix dans son apparition, l'empereur
Constantin, accompagne du mot nika, sois victorieux!. No-
tons aussi le fait caractristique que les prosphores destines
l'accomplissement du sacrifice liturgique portent, de chaque ct
du signe de la Croix qui y est imprim, troitement associes lui,
les initiales du Christ (IC XC) et l'indication de Sa victoire (NI
KA). On pourrait citer bien d'autres textes bibliques ou liturgiques
et bien d'autres faits, ainsi que de nombreuses rfrences patristi-
ques, pour confirmer l'importance de la Passion et de la mort du
Christ dans l'conomie du salut. Nous n'entendons pas ici- ce qui
serait une erreur oppose - survaloriser la Passion et la mort du

477. Fte de l'Exaltation de la Croix; Grandes vpres, apostiche.


478. Dimanche de la Vnration de la Croix, Petites vpres, apostiche.
479. Dimanche de la Croix, Matines, canon, ode 6.
480. Ibid., ode 8.
481. Dimanche de la Croix, Matines, exapostilaire, Thotokion.
482. Dimanche de la Croix, Matines, stichre des Laudes.
483. Dimanche de la Croix, Matines, canon, ode 3 ; et stichre des Laudes.
484. Cf. Dimanche de la Croix, Matines, 'canon, ode 1 et ode 3.
326 PERSONNE ET NA TURE

Christ au dtriment de Sa rsurrection ; notre but est seulement de


rappeler le caractre complmentaire et indispensable de celles-ci
et de celle-l dans l'conomie du salut. Ce caractre complmen-
taire et indissociable, et la vision quilibre qu'a la Tradition or-
thodoxe de ces deux moments de l'conomie du salut apparaissent
dans la plupart des textes liturgiques ; citons seulement ce tro-
paire, chant d nombreuses fois lors des Heures pascales, mais
aussi chaque semaine aux Matines du dimanche: Ayant contem-
pl la Rsurrection du Christ, prosternons-nous devant le saint
Seigneur Jsus, le seul sans pch. Nous adorons Ta Croix,
Christ, et nous chantons et glorifions Ta sainte Rsurrection ; car
Tu es notre Dieu, en dehors de Toi, nous n'en avons pas d'autre ;
c'est Ton Nom que nous proclamons. Venez, croyants, adorons la
sainte Rsurrection du Christ, car voici que par la Croix, la joie est
venue dans le monde entier. En tout temps louant le Seigneur,
chantons Sa Rsurrection, car Il a souffert la Croix pour nous, et
par la mort Il a vaincu la mort.
Il parait clair que, comme le note Rodoljub Lazi qui a aussi
critiqu cet aspect de l'trange conception sotriologique de Zi-
zioulas, la sparation, tablie par le Mtropolite, entre la Rl
surrection et la Croix, est compltement trangre l'esprit de
1'glise485 .
Outre la minimisation- pour ne pas dire l'exclusion- du rle
de la Passion et de la mort du Christ dans le processus de Son
conomie salvatrice, la thorie de Zizioulas pose un problme
quant aux explications qu'elle propose de la victoire du Christ sur
la mort, rduite au seul fait de la Rsurrection.
Les deux explications que l'on trouve dans les uvres du
mtropolite de Pergame visent exclure toute intervention des
natures du Christ dans Sa rsurrection.
Selon une premire explication, dans la rsurrection du Christ
la mort n'a pas t surmonte en vertu d'une certaine communi-
catio idiomatum des deux natures du Christ, que ce n'est pas un
miracle de la nature divine du Christ, mais bien le rsultat de
l'intervention de l'Esprit Saint486 .
Selon une seconde explication, plus dveloppe, en accord avec
les principes de son systme de pense qui lui font rejeter la nature
(conue comme source de ncessit) au profit de la personne

485. Hos(aropcK)o 6orocJioBJI,e MH-rpononHTa 3H3H}'Jiaca, Belgrade, 2002,


chapitre 5.
486. Le mystre de l'glise dans la Tradition orthodoxe, Irnikon, 60,
1987, repris dans L'glise et ses institutions, p. 92.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 327

(conue comme source d'amour et de libert) et qui lui font voir


l'accomplissement de la personne dans le rejet de la nature et le
dpassement extatique de celle-ci, Zizioulas exclut galement
toute intervention de la nature divine du Christ dans Sa victoire
sur la mort en voyant dans cette victoire un pur effet de deux
dispositions et tats personnels d Christ: l'amour et la libert487.
Il faut rappeler cet gard cette affirmation centrale de la thorie
sotriologique de Zizioulas : Le Christ, du fait qu'il unit cr et
incr "sans mlange" et "sans division", a vaincu la mort dans
une victoire qui n'est pas un vnement "obligatoire" pour l 'exis-
tence, mais une possibilit qui se gagne seulement par la libert et
l'amour. Cette victoire s'est ralise dans sa Rsurrection. [... ] Et
la Rsurrection du Christ s'est faite puissante grce l'union "sans
division" mais aussi "sans mlange" du cr avec l'incr, c'est--
dire grce l'amour qui fait surpasser leurs limites et s'unir "sans
division" le cr et l'incr, et grce la libert qui fait que le cr
et l'incr ne perdent pas leur diversit dans cette union, mais au
contraire qu'ils la prservent, en maintenant ainsi leur relation
dialectique4 88. Il y a aurait beaucoup dire face une telle accu-
mulation de confusions. Outre le caractre problmatique, dj
signal ailleurs, qu'a, du point de vue de la thologie et de
l'anthropologie patristiques, le rattachement de l'amour et de la
libert la seule personne, outre l'association abusive d'un
processus o intervient la nature avec un vnement obliga-
toire (deux lments qui dcoulent du postulat de base de la
philosophie existentialiste-personnaliste : nature = ncessit, per-
sonne = libert), outre enfin le fait que les catgories de la Dfini-
tion de foi de Chalcdoine ( sans mlange , sans division)
qui, dans leur contexte d'origine s'appliquent aux natures du
Christ, sont ici utilises par Zizioulas comme des substantifs qui
ont perdu toute relation avec la notion de nature, la thorie du
mtropolite de Pergame frappe par son dcalage par rapport
l'explication que les Pres grecs donnent habituellement de la
victoire du Christ sur la corruption et sur la mort. Il en va de

487. Comme le remarque N. LOUDOVIKOS, pour Zizioulas l'Incarnation elle-


mme ne transforme rien, mais sert seulement de support la grande sortie hors
de la nature cre pour le comment de la personne divine qui octroie la libert du
fait qu'elle a elle-mme atteint une complte domination sur sa propre nature.
D'o la polmique de Zizioulas contre la christologie patristique de la communi-
catio idomatum (A Eucharistie Ontology. Maximus the Confessor 's Eschato-
logical Ontology of Being as Dialogical Reciprocity, Brookline, Mass., 2010,
~~ .
488. Christologie et existence, p. 168, repris dans L'Eglise et ses institu-
tions, p. 64-65. J
328 PERSONNE ET NA TURE

mme pour la premire explication du mtropolite donne


prcdemment, qui attribuait la rsurrection du Christ la seule
action du Saint-Esprit.
Selon les Pres en effet - sans nier la participation du Saint-
Esprit l'conomie salvatrice du Christ ( laquelle participe
d'ailleurs aussi le Pre) et sans pour autant nier que toute celle-ci
s'accomplit par amour d'une manire totalement libre, et sans
envisager le salut comme un processus naturel qui s'accomplirait
d'une manire impersonnelle-, c'est grce au fait que la nature
humaine tait unie, dans l'hypostase du Christ, la nature divine,
qu'elle n'a pas t atteinte par la corruption et a pu chapper la
mort; et c'est parce que la nature humaine assume par le Christ
tait la nature commune de tous les hommes, que ceux-ci peuvent
en Christ recevoir les effets du salut accompli en Lui et par Lui.
Nous ne pouvons pas fournir ici toutes les explications ncessaires
(nous avons expos ailleurs la conception trs labore de saint
Maxime le Confesseur ce sujet489), mais ce passage de saint
Athanase le Grand, malgr la relative imprcision de son vocabu-
laire prchalcdonien, rsume bien tous ces aspects.: Donc le
corps [du Christ] tant en tous points de l'essence commune~
c'tait un corps humain. Bien qu'issu par un prodige nouveau
d'une vierge seule, il tait cependant mortel et il mourut selon le
sort rserv ses semblables. Mais cause de la venue en lui du
Verbe, il ne se corrompit pas selon la loi de sa nature ; par
l'inhabitation du Verbe de Dieu il chappait la corruption. Et ce
double prodige eut lieu dans le mme tre : la mort de tous
s'accomplissait dans le corps du Seigneur, la mort et la corruption
taient dtruites par le Verbe qui S'unissait ce corps490.

c. Une interprtation particulire de la rsurrection.

Dans leur interprtation de la rsurrection, nos deux auteurs


vacuent toute rfrence la notion de nature. Selon eux, la rsur-
rection du Christ fait exister le corps matriel, dtermin par les
limites du cr, selon le mode d'existence de l'incr, parce qu'il

489. La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le Conjsseur, Paris,


1996, p. 225-273 ; Saint Maxime le Confesseur, mdiateur entre l'Orient et
l'Occident, Paris, 1998, p. 105-116.
490. De l'incarnation du Verbe, 20, SC 199, p. 338.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 329
est hypostasi en une existence relle (celle de la personne) grce
la relation personnelle avec Dieu qui seule le vivifie49 1.
On peut se demander ici encore comment le fait d'tre hyposta-
si en une existence personnelle peut s'tendre tous les hommes
sans passer par la nature qui leur est commune (et que le Christ a
assume). On peut aussi se demaner comment la relation person-
nelle en tant que telle a un pouvoir ternellement vivifiant et peut
faire passer le corps du statut de cr celui d'incr.
On peut enfin se demander comment 1' affirmation que la rsur-
rection est lie une relation personnelle de l'homme avec Dieu -
une relation forcment singulire qui, selon la conception de nos
auteurs, est de surcrot une relation de communion qui s'accomplit
librement dans l'amour492 - est compatible avec l'affirmation de
l'criture et des Pres que tous les hommes sans exception ressus-
citeront, y compris ceux qui n'auront pas accd la person-
nit telle que l'entendent nos auteurs, qui n'auront pas tabli
une relation personnelle de communion avec Dieu et ne l'auront
pas aim, soit par ignorance, soit par rejet.

d. Dvalorisation du rle exemplaire du Christ.

L rle exemplaire du Christ qui nous montre, en Son humanit,


le modle des vertus selon lesquelles nous devons vivre pour nous
unir lui dans l'accomplissement de sa ressemblance est totale-
ment dvaloris par nos deux auteurs, de mme que les comman-
dements du Christ (prceptes destins nous aider mener selon
ces vertus le mode de vie de l'homme nouveau), lesquels sont
considrs comme relevant du moralisme ou du pitisme .
Zizioulas crit par exemple que la christologie n'offre pas
l'anthropologie le Christ comme un modle imiter, comme une
imitatio Christi, car cela aurait pour l'anthropologie une significa-
tion thique mais pas ontologique493 .
On est tonn d'une part par cette dissociation et cette op-
position entre l' thique et l' ontologique>> (comme si l'thi-
que se ramenait dans tous les cas la morale dans son sens pi-

491. Cf. C. YANNARAS, La Foi vivante de l'glise, p. 143-144. R. Lazi,


Hos(aTOpcK)o 6orocnoBJLe MH-rporronHTa 3HJeynaca, Belgrade, 2002.
~92. Cf. J. ZIZIOULAS, Christologie et existence, p. 171, repris dans
L'Eglise et ses institutions, p. 67.
493. Human Capacity and Human Incapacity ,p. 441 (=Communion and
Otherness, p. 244).
330 PERSONNE ET NA TURE

tiste, juridique et purement formel 494), et d'autre part par le fait


que Zizioulas ait une si mauvaise comprhension des vertus qu'il
ne puisse les percevoir comme des ralits ontologiques, comme
tant la matire mme de notre ressemblance Dieu qui s'ali-
mente leur source premire : les nergies divines, et dont le
Christ nous donne en sa personne l'exemple d'un accomplisse-
ment parfait, lui qui est, comme le dit saint Maxime le Confesseur,
l'essence des vertus495 .

e. L'ide que l'homme sauv participe au mode d'existence


personnel du Christ.

vacuant la rfrence la nature humaine du Christ et situant le


salut un plan purement hypostatique, nos deux auteurs consid-
rent qu'il consiste dans une participation au mode d'existence du
Christ, c'est--dire son mode d'existence personnel, autrement
dit celui qu'il a en tant que personne divine, plus prcisment en
tant que Fils l'gard de son Pre496.
Or, comme nous allons le voir dans la section suivante consa-
cre l'anthropologie, il y a plusieurs difficults concevoir le
mode d'existence personnel de l'homme sur le modle du mode
d'existence personnel du Christ : 1) le mode d' exi~ersonnel
si on le rfre la personne mme est chaque f~(puis
que la personne se caractrise par son altrit radicale et son
unicit); 2) le mode d'existence personnel du Christ est un mode
d'existence divin (puisqu'il est une personne divine) auquel le
mode d'existence d'une personne humaine n'est pas assimilable
immdiatement (c'est--dire sans le truchement de la nature [hu-
maine] et des nergies [divines]) ; 3) le mode d'existence person-
nel du Christ considr plus prcisment dans sa proprit hypo-

494. Une rduction qui semble malheureusement tre un a priori de


J. ~IZIOULAS (voir aussi Christologie et existence, p. 164-165, repris dans
L'Eglise et ses institutions, p. 60-61 ).
495. Ambigua Jean, 7, PG 91, 1081D.
496. Cf. C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 46, 54, 131-135; La Foi
vivqnte de l'glise, p. 146; J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne, dans
L 'Etre ecclsial, p. 47-4&; Human Capacity and Human lncapacity ,p. 436,
437, 43& (=Communion and Otherness, p. 239,240, 24\); ((On Being a "Persan.
1owards an Onto\ogy of l'ersonhood )), p. 43 (= Communion and Otherness,
p. \09).
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 331

statique de Fils et dans sa relation son Pre est ineffable, incom-


municable et intransmissible497.

f L'ide que le Christ hypostasie les hypostases humaines.

Dans le cadre de sa conception du salut, de la vie en Christ et de


l'glise, Zizioulas crit: Le bien-aim [= le Christ], crit Zi-
zioulas, est une hypostase qui hypostasie d'autres tres, l'Autre
qui affirme des Autres, leur donnant une identit, une hypostase
propre. Dans la vision Christologique de l'existence, il ne peut pas
y avoir d'hypostases sans leur "hypostasisation" dans l'une et la
seule hypostase du fils, qui est l'unique hypostase du Pre
(He 1, 3). L'amour en tant qu'eros hypostasie les tres, c'est--
dire les fait exister comme particuliers, en les incorporant une
unique (bien-aime) hypostase498.
Ce passage est triplement problmatique. Il manifeste d'abord
une trange confusion entre une qualit appartenant la nature
commune des trois Personnes. divines, l'amour et l'hypostase
mme du Christ. Il comporte ensuite l'ide contestable (que nous
avons dj rencontre et sur laquelle nous reviendrons encore) que
l'hypostase humaine n'est pas d'emble constitue mais est le fruit
d'un devenir spirituel (Zizioulas a sans doute ici en vue ce qu'il
appelle ailleurs 1'hypostase ecclsiale, oppose 1'hypostase bio-
logique assimile l'individualit, mais cette distinction, nous le
verrons dans la section suivante, est elle-mme problmatique).
Enfin, il affirme que le Christ hypostasie dans Son hypostase les
hypostases humaines. Vladimir Lossky, dans un long dveloppe-
ment, a bien fait apparatre le caractre problmatique de cette
ide49 9:

Dans son aspect christologique, l'glise se prsente comme le com-


plment de l'humanit glorifie du Christ, une continuation de
l'Incarnation, comme on dit souvent. Mais peut-on affirmer au sujet de

497. En Christ les baptiss deviennent fils du Pre, mais ils sont fils
adoptifs, le Christ tant le seul Fils monogne.
498. On Being Otl;ler ,dans Communion anp Otherness, p. 74. Un peu plus
loin (p. 76), il note : Etant le corps du Christ, l'Eglise existe comme l'"hyposta-
sisatii:>n" de tous les tres particuliers dans l'unique hypostase du Christ.
499. Il ne suffit pas de critiquer - comme le fait Zizioulas (loc. cit.) -
l'opposition trop tranche que Lossky tablit entre l'conomie du Fils (rapporte
l'unit de la nature humaine) et l'conomie du Saint-Esprit (rapporte la
diversit des personnes) pour remettre en tause la pertinence de cette rfutation.
332 PERSONNE ET NA TURE
l'glise tout ce qu'on affirme en parlant du Dieu-homme? On y trouve,
en effet, deux volonts, divine et humaine, deux oprations, et, si l'on
veut, deux natures, la nature cre et la grce divine, unies sans mlange.
Si l'on poussait plus loin ce paralllisme ou, plutt, cette identification
christologique. on dirait qu'il n'y a qu'une seule conscience dans
l'glise, une conscience divino-humaine [ ...], la connaissance propre au
Fils, Chef de l'glise et se communiquant aux hommes qui participe-
raient ainsi cette conscience une, en tant que membres du Christ uni-
que.
S'il en tait ainsi, il faudrait voir dans l'glise une seule personne,
celle du Christ et affmner qu'Il est la personne propre de l'glise conte-
nant en Lui les hypostases humaines comme des parcelles de Sa Per-
sonne unique. La conscience de l'glise ne serait alors qu'une cons-
cience de l'unit de la personne du Fils ou plutt la conscience du Fils
unique dans laquelle les consciences humaines s'vanouiraient aussi bien
que les personnes humaines distinctes entre elles et d'avec la personne
du Christ. Il faut reconnatre que cette reprsentation du Christ Chef de
l'glise rappelle plutt l'image d'un Ouranos dvorant ses enfants.
Deux raisons s'opposent ce qu'on reconnaisse comme vraie une telle
conception de notre unit dans le Christ. Premirement, tant donn que
la notion thologique d'hypostase ou personne implique une diffrence 1
absolue, une irrductibilit ontologique, il est' impossible d'admettre
qu'une personne ou des personnes- divines ou cres- soient contenues
dans une supra-personne comme ses parcelles. La thologie chrtienne
peut concevoir une personne contenant des natures diffrentes (le Christ,
Dieu-Homme) ou une nature commune des personnes distinctes (la
Sainte Trinit). On peut parler d'une nature commune comprenant une
srie de natures particulires divises en plusieurs individus (l'ensemble
de l'humanit et les individus humains). Quant une personne ou hy-
postase contenant d'autres personnes titre de parties d'un tout, une telle
notion serait contradictoire.
On dira : le Christ, Chef de son Corps, de cette humanit nouvelle qui
se ralise dans l'glise, contient en Lui cette nature renouvele, mais les
personnes humaines y entrent aussi, car elles appartiennent ce tout.
Certes, il en serait ainsi si les personnes taient la mme chose que des
individus, voire des parties d'une nature commune divise ou morcele.
[...] La notion pure de la personne que nous pouvons entrevoir dans la
Trinit ne permet pas de considrer les hypostases divines comme trois
parties de la nature une. De mme, une personne cre en tant que per-
sonne veut dire autre chose qu'un "tre individuel". Elle n'est pas une
partie d'un tout, mais, en quelque sorte, elle contient virtuellement le
tout. Dans ce sens, chaque personne humaine peut tre considre
comme une hypostase de la nature commune, de l'ensemble du cosmos
cr ou plutt de la cration terrestre [...]. Si nous sommes un dans le
Christ, notre unit en Lui, tout en supprimant le cloisonnement des natu-
res individuelles, n'affecte aucunement la pluralit personnelle. L'unit
nouvelle de notre nature dans le Christ n'exclut pas la "polyhypostasit"
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 333
humaine. Le texte ecclsiologique de Mt 18, 20 nous montre en mme
temps 1'unit de notre nature dans le Christ et le rapport personnel entre
l'hypostase divine et les hypostases cres. "L o deux ou trois (multi-
plicit l?ersonnelle) sont runis en mon Nom (unit de nature ralise
dans l'Eglise qui porte le nom du Fils), l je suis au milieu d'eux." Le
Seigneur n'a point dit : "Je les contiens en moi" ou "ils sont en moi",
comme Il a pu le dire ailleurs en parlant de 1'unit de notre nature "rca-
pitule" par Lui, mais Il a bien dit : "Je suis au milieu d'eux", comme
une personne qui est avec d'autres personnes qui l'entourent.
Une autre raison [... ] est implique dans l'image mme de l'glise
Corps du Christ, o le Christ, Chef de la nature une, est reprsent
comme l'poux. Si les deux s'unissent pour former une seule chair- eis
sarka mian- si l'poux est le Chef de cette unit naturelle, de Son Corps
ou nature unifie, Il a pourtant ct de Lui, une autre hypostase de cette
nature une, de ce corps unique- l'pouse. S'il en est ainsi dans le Corps
du Christ, s'il y a une ou 'plutt, plusieurs hypostases de cette nature
cre qui ne sont pas l'hypostase du Christ, qui ne sont pas contenues
dans Son hypostase en tant que personnes distinctes de Sa personne,
alors les membres du Corps du Christ s~mt en mme temps des personnes
irrductibles l'unit. A ce titre, l'Eglise prsente en mme temps
1'unit naturelle et la divers.it personnelle, l'image de la Trinitsoo.

Si l'on se rfre sur cette question ce que disent les Pres, on


voit que, s'ils parlent parfois de l'conomie salvatrice en disant
que nous sommes tous unis au Christ, que le Christ habite en
nous tous, nous possde en Lui-mme, nous a tous en
Lui, etc., ils se gardent de dire, comme le fait Zizioulas, qu'Il
hypostasie en Son hypostase les hypostases humaines, car selon la
Tradition patristique c'est la nature humaine que le Christ hypos-
tasie. Les Pres - on le voit dans .les citations que nous donnons
ci-dessous- s'expriment dans la majorit des cas, n'en dplaise
Yannaras et Zizioulas, en termes naturalistes (notre nture ,
la nature mortelle, etc.) ou gnrique( l'humanit, l'hom-
me, tout l'humain, etc.). Les expressions cites en premier
lieu renvoient toujours ce fait: c'est parce que le Christ a
assum notre nature et que nous avons tous la mme nature qu'Il
nous inclut tous'et nous sauve tous50l. Chaque personne humaine

500. l'image et la ressemblance de Dieu, Paris, 1967, p. 185-187.


501. Voir ATHANASE D'ALEXANDRIE, Contre les Ariens, Il, 69, PG 26, 293:
Tous, en raison de la parent par la chair [... ]nous sommes maintenant nous
aussi unis au Verbe. GRGOIRE DE NYSSE, Homlie sur 1 Co. 15, 28, PG 44,
1313B : La pure et incorruptible divinit du Fils descendit dans la nature
mortelle et corruptible des hommes. Du genre humain tout entier, auquel le divin
a t ml, l'homme qui est dans le Christ ~tst devenu comme le premier fruit, les
prmices de cette ralit unique [puisque] par Lui tout 1'humain a t attach au
334 PERSONNE ET NATURE

vit en Christ, est sauve et difie dans la mesure o, par la grce


du Saint-Esprit et son libre effort manifestant son libre consen-
tement, elle est unie et rendue participante au corps (c'est--dire

divin; Contre Apollinaire, PG 45, 1152 : Le Verbe, S'tant mlang


l'homme, prit en Lui7mme toute notre nature, afin que, par ce mlange avec la
divinit, toute l'humanit ffit divinise avec Lui et que toute la masse de notre
nature tt sanctifie avec les prmices ; Discours catchtique, XXXII, 4, SC
453, p. 284-286 : Comme il fallait ramener de la mort la vie notre nature tout
entire, Dieu, S'tant pench sur notre cadavre en tendant pour ainsi dire la main
l'tre qui gisait, S'est approch de la mort au point de prendre contact avec
l'tat de cadavre et de fournir la nature, au moyen de Son propre corps, le
principe de la rsurrection, en ressuscitant avec Lui en mme temps 1'homme
tout entier par Sa puissance. En effet, comme l'homme en qui Dieu S'tait
incarn et, qu~ par la rsurrection, s'tait lev ensemble avec la divinit, n'tait
pas venu d'ailleurs que de la pte qui est la ntre, de mme que pour notre corps
l'activit d'un seul des organes des sens provoque une sensation commune
l'ensemble de l'organisme qui est uni cet organe, de mme pour la nature tout
entire qui forme en quelque sorte un seul tre, la rsurrection d'un seul membre
s'tend l'ensemble et de la partie se communique au tout, en raison de la
cohsion et de l'unit de la nature. CYRILLE o' ALEXANDRIE. Commentaire sur
l'vangile de Jean, I, 14, PG 73, 162 : Saint Jean aff~e galement par l ["Il a
habit parmi nous'1 que c'est en nous tous que le Verbe habite, nous~dvoilant,
ainsi un mystre ineffable. Tous, en effet, nous sommes dans le Christ et la
totalit de l'humanit revit en Lui. N'est-ce pas en effet pour cela qu'Il est appel
le Nouvel Adam, Lui qui, participant de notre nature, enrichit toute chair de
flicit et de gloire, alors que le premier Adam l'avait remplie de corruption et de
honte ? Le Verbe a donc habit en tous par un seul ; un seul Fils de Dieu ayant
t constitu en puissance selon l'esprit de sanctification, c'est sur toute l'huma-
nit que cette dignit rejaillit, de telle sorte que, grce l'un d'entre nous, c'est
nous tous que s'adresse cette parole : "J'ai dit : vous tes des dieux ... ". C'est en
nous qu'Il a habit, Celui qui par nature est Fils et Dieu. Le Verbe habite en tous
du fait mme qu'Il habite en ce temple unique qu'Il a assum cause de nous et
de notre nature afm que, nous ayant tous en Lui, Il nous rconcilie tous, en un
seul corps, au Pre, selon la parole de l'Aptre (Ep 2, 16) ; ibid., Il, 1, PG 73,
208B : Tous nous sommes dans le Christ selon qu'Il S'est fait homme ; ibid.,
V, 2, PG 73, 753C : C'est l'humanit tout entire qui reoit l'Esprit 4ans le
Christ, puisque par le fait qu'Il devint homme, il possda en Lui toute la na-
ture; ibid., VII, PG 74, 20B : On pourrait dire que le Verbe, en devenant
homme, S'unit tous les hommes et Se les rendit familiers, en vertu de la
communaut de nature ; ibid., VII, 39, PG 74, 753 : Toute la nature humaine
se trouve prsente dans le Christ parce qu'Il S'est fait homme; ibid., IX, 1 : le
Verbe incarn nous possde en Lui-mme, dans la mesure o Il assuma notre
nature et fit de notre corps le corps du Verbe ; -ibid., XVI, 6-7, PG 74, 432AB :
Il nous a ports par Sa propre chair. En Lui, en effet, nous tions tous ;
Commentaire sur l'vangile de Luc, V, 19, PG 72, 908-909; Contre Nestorius, I,
PG 76, 17A : cause de la chair qu'Il S'est unie, Il nous a tous en Lui;
Homlie pascale, PG 77, 575 : Nous tions tous dans le Christ quand Il S'est
fait homme sans pch. Tel tait en effet le but du mystre total de
l'Incarnation. Pour MAxiME LE CONFESSEUR nous renvoyons aux nombreux
commentaires, rfrences et citations et leurs donnes dans notre tude La
Divinisation de l'homme selon saint Maxime le Confosseur, Paris, 1996, p. 231-
375 ; on y constatem toute l'importance que revt la notion de nature dans la
sotriologie de saint Maxime et l'impossibilit de l'interprter dans le sens de
1'hyperpersonnalisme de Y annaras et de Zizioulas.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 335

tement, elle est unie et rendue participante au corps (c'est--dire


la nature humaine sauve et difie) du Christ. Lorsque les Pres
utilisent le langage de l'hypostase, c'est plutt pour exclure une
explication du genre de celle de Zizioulas. Ainsi saint Jean
Damascne note : Nous disons que toute 1'essence divine s'est
unie toute la nature humaine. [... JQuand ensuite nous disons que
notre nature est ressuscite des morts, a t leve et s'est assise
la droite du Pre, ce n 'est pas les hypostases des hommes qui ont
ressuscit et se sont assises la droite du Pre, mais toute la
nature dans l'hypostase du Christ. Ainsi le divin Aptre dit : "Il
nous a ressucits et assis avec et dans le Christ" (Eph 2, 6). Et
nous disons que l'union s'est faite d'essences communes. Car
toute essence est commune pour les hypostases contenues en elle,
car on ne saurait trouver une nature ou une essence particulire,
existant part, puisqu'il faudrait dire propos des mmes hypo-
stases qu'elles sont et d'une mme essence et d'une autre essence,
et dire mme la Sainte Trinit d'une mme essence' et d'une autre
essence selon la divinit. C'est donc la mme nature qui se trouve
dans chacune des hypostases. Quand nous disons que la nature du
Verbe s'est incarne, selon l'expression des bienheureux Athanase
et Cyrille, nous disons que la divinit s'est unie la chair. C'est
pourquoi nous ne pouvons dire: la nature du Verbe a souffert (car
en Lui la divinit n'a pas souffert), mais nous disons : la nature
humaine a souffert dans le Christ, sans laisser entendre toutes les
hypostases des hommes, mais confessant que le Christ a souffert
par Sa nature humaine. En disant : la nature du Verbe, nous
entendons le Verbe Lui-mme. Le Verbe a ce qui est commun
l'essence et ce qui est propre l'hypostase 502.

502. Expos prcis de /a foi orthodoxe, III, 6, PTS 12, p. 12 I-122. Soulign
par nous.
336 PERSONNE ET NA TURE

4. Consquences errones pour l'anthropologie.

a. L 'homme image de Dieu en tant que personne.

On trouve chez Yannaras et chez Zizioulas l'ide que l'homme


est l'image de Dieu en tant que personne 503, Yannaras insistant
particulirement sur ce point.
Cela signifie pour Yannars que la personne humaine a le
mme mode d'existence que les Personnes divines, ce mode
d'existence se caractrisant par l'altrit et la libert504.
Avant d'aborder chacun de ces deux points, il convient d'objec-
ter l'auteur que la notion de personne applique l'homme n'a
pas exactement le mme sens que la notion de personne applique
Dieu : le Pre, le Fils et le Saint-Esprit sont des personnes dans
un sens transcendant, pour une large part inconnaissable l'hom-
me, qui ncessite, tout comme pour l'essence divine, une approche
apophatique (voir supra). A. de Halleux souligne la difficult de
fonder l'anthropologie chrtienne sur la triadologie car la notion
de personnalit divine ne sera jamais qu'un analoguant infiniment
transcendant par rapport la notion de personnalit humainesos.
Ce pralable tant pos, considrons le premier point de la
conception de Yannaras, savoir que 1' altrit personnelle cons-
titue l'image de Dieu dans l'homme56 .Cela signifie que chaque
personne humaine est comme chaque personne divine absolument
autre (que les autres), unique, irremplaable, ce qui lui donne une
valeur absolue. Cependant ce sens ne correspond pas proprement
parler la notion d'image et en tout cas ne lui donne aucun
contenu dfini et ne nous dit rien quant son rapport Dieu.

503. Cf. C._ YANNARAS, La Libert de la morale, p. 16-17,20,22,31; La Foi


vivante de l'Eglise, p. 77, 81, 82-83, 106, 118-119. J. ZIZIOULAS, Communion
and Othemess, p. 165. Cette conception de Zizioulas est fonde positivement sur
sa conception du rapport entre la personnit humaine et la personnit divine,
mais aussi ngativement sur sa conception de la nature humaine, qui voit celle-ci
comme une ralit totalement ngative et considre en consquence qu'elle ne
peut d'aucune faon et en aucun aspect tre l'image de Dieu (voir ce sujet les
remarques de N. LOUDOVIKOS, Person lnstead of Grace and Dictated
Othemess : John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop Journal, 48,
2009, p. 3).
504. Cf. C. Y ANNARAS, loc. cit.
505. Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Cappadociens? Une
mauvaise controverse , Revue thologique de Louvain, 17, 1986, p. 291, repris
dans Patrologie et cumnisme, Leuven, 1990, p. 267. Cette ide est partage
par 1. PANAGOPOULOS, Dv'toAoyla ij 6wAoy(a 'tOU nqoawnou. 'H O'UI-l~oA~ 'tTJ
na'tEQLKf] TqLalioAoyla mi]v Ka'tavlTJOTJ 'tOU v6qwn[vou nqoawnou ,
Synax, 14, 1985,p.46.
506. La Libert de la morale, p. 20.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 337

Le second point de la conception de Yannaras concerne la li-


bert, qui est pour lui avec l'altrit l'une des deux caractristi-
ques fondamentales de la personne. L'homme, crit-il, est
l'image de Dieu non comme nature, non parce qu'il a des pro-
prits communes ou analogues aux proprits divines, mais parce
qu'ilest une hypostase ontologiqe libre, dgage de l'espace, du
temps et de la ncessit naturelle507 .
On doit objecter cette ide que selon les Pres 1'homme est en
effet l'image de Dieu par sa libert (quoique pas seulement),
mais que la libert n'est pas une proprit hypostatique des Per-
sonnes divines, mais un attribut de l'essence qui leur est com-
mune, et que la vraie libert de l'homme (sa facult d'tre libre)
relve galement de sa nature et non de son hypostase (voir infra).
Nous rencontrons ici le principal problme pos par la concep-
tion qu'ont Yannaras et Zizioulas de l'image de Dieu: elle est en
opposition avec toute la tradition patristique, laquelle considre
que c'est par certains attributs de sa nature que, l'homme est
l'image de Dieu, relativement des attributs analogues (mais
transcendants, suressentiels) de la nature divine (c'est--dire de la
nature commune aux trois Personnes divines).
Nous ne pouvons ici prsenter une tude dtaille de la faon
dont les Pres conoivent l'image de Dieu en l'homme, car les
donnes sont nombreuses et varies. Comme le note V. Lossky :
Lorsqu'on veut trouver dans les crits des Pres une dfinition
nette de ce qui correspond en nous 1'image divine, on risque de
se perdre, au milieu d'affirmations diverses qui, sans tre
discordantes, ne peuvent tre ramenes une partie quelconque de
l'tre humain. En effet, tantt on attribue le caractre d'image de
Dieu la dignit royale de 1'homme, sa supriorit dans le
cosmos sensible, tantt on veut la voir dans sa nature spirituelle,
dans 1'me, ou bien dans la partie principale, gouvernante
(gemonikon) de son tre, dans l'esprit (nous), dans les facults
suprieures telles que 1'intelligence, la raison (logos) ou bien dans
la libert propre 1'homme, facult de se dterminer du dedans en
vertu de laquelJe 1'homme est le prit:J.cipe propre de ses actes. Par-
fois l'image de Dieu est assimile une qualit de l'me, sa
simplicit, son immortalit, ou bien on l'identifie avec la facult
de connatre Dieu, de vivre en communion avec Lui, avec la pos-
sibilit de participer Dieu, avec l'habitation du Saint-Esprit dans
l'me. [... ] Enfin, comme chez saint Irne, saint Grgoire de
Nysse, et saint Grgoire Palamas, non seulement l'me mais aussi

507. Ibid., p. 16-17.


338 PERSONNE ET NA TURE
le corps humain participerait au caractre de l'image, serait cr
l'image de Dieu508. Nanmoins, on peut constater que ces diver-
ses conceptions de l'image se rapportent la nature de l'homme.
Et ces caractres rapports la nature de l'homme sont eux-
mmes rapports aux attributs de Dieu. C'est le cas aussi de la
libert, que nos deux auteurs voient comme une caractristique par
excellence de la personne509.

b. L 'homme, image de la Trinit.

On rencontre chez Yannaras et Zizioulas l'ide que l'homme est


l'image de la Sainte Trinit5 10, ce qui est aussi un lieu commun
du personnalisme moderne, orthodoxe et catholique. Cette concep-
tion se rfre la notion d'altrit personnelle, qui a t voque
prcdemment, mais surtout au caractre communionnel des rela-
tions des Personnes divines, caractris par la libert et l'amour.
L'ide de nos deux auteurs selon laquelle la personne humaine
est l'image de la Sainte Trinit du fait qu'elle est en communion
libre d'amour avec d'autres personnes dans urte unit o leur dis-'
tinction se trouve prserve et leur identit affirme par leur rela-
tion est certes intressante mais reste assez gnrale. Des probl-
mes se posent ds que l'on veut tre plus prcis.
Le professeur 1. Panagopoulos souligne que la distinction et la
distance ontologiques entre le cr et 1'Incr sont un obstacle la
transposition de la notion de personne du plan trinitaire au plan
humain, et constate qu'une telle conception amne une rationali-
sation inacceptable du mystre divin de la pel'Sonne. Il souligne
aux cts de Lossky le caractre apophatique de la personne non
seulement sur le plan divin mais sur le plan humain5II.
Il est sans doute possible d'tablir un rapport d'analogie entre le
plan anthropologique et le plan thologique, mais qui ne peut tre
que relatif. Les analogies psychologiques tablies de manire plus
ou moins prcise par certains Pres (surtout latins) conduisent

508. Thologie mystique de l'glise d'Orient, p. Il 0-111.


509. Voir ce sujet les remarques de V. HARRISON, Yannaras on Person and
Nature, St. Vladimir 's Theo/ogical Quarter/y, 33, 1989, p. 287-288.
510. Cf._C; YANNARAS, La Libert de la morale, p. 16, 49, 113; La Foi vi-
vante de l'Eglise, p. 82-83, 106; J. ZIZIOULAS, Communion et altrit, p. 113,
repris dans L'glise et ses institutions, p. 125-126.
511. VtoAoyla 1'j 8wAoyla 'tO 7tQOCTW7tOU. 1i aullJ3oAfJ 'tfj n:a'tEQL!Cfj
TQLaoAoyla O'tf]v Ka'taV6TJUTJ 'tO v8Q<tm(vou n:QOCTwn:ou , Synax, 14, 1985,
p. 37, 46.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 339

facilement des erreurs et comportent un grand risque d'anthropo-


morphisme.
Yannaras souligne la ressemblance qu'il y a entre Dieu et
1'homme : Dieu est la fois une nature et trois personnes ;
l'homme est la fois une nature et une multitude de personnes.
Dieu est consubstantiel et trihypostatique, l'homme est consubs-
tantiel et multihypostatique512. Mais cette analogie est trom-
peuse, d'une part, parce que, comme nous l'avons dj dit, laper-
sonnit des Personnes divines et des personnes humaines n'est
pas la mme, et d'autre part parce que la consubstantialit n'est
pas la mme dans l'un et l'autre cas. Aussi, plutt que d'voquer
une ressemblance, les Pres ont tendance souligner la diffrence
qu'il y a entre les Personnes divines et les personnes humaines513,
notamment dans le rapport qu'elles ont entre elles et avec leur
nature respective.
Nous avons vu que les Pres considrent gnralement que
1'hypostase dsigne une existence indpendante, distincte des
autres hypostases. Saint Athanase fait remarquer que, propos de
la Sainte Trinit, on ne peut parler de trois hypostases spares,
trangres les unes aux autres, comme c'est le cas pour les cratu-
res, comme c'est le cas pour les rejetons des hommes5 14 . Saint
Grgoire de Nazianze prcise cette ide en remarquant que la
communaut humaine possde une unit qui ne peut tre envisa-
ge que par la pense, et [que] les individus y sont au plus haut
point diffrents les uns des autres, car ils sont partags par le
temps et par la capacit de subir et d'agir; nous sommes en effet
non seulement composs, mais opposs, la fois aux autres et
nous mmes; et nous ne restons pas purement les mmes. En
revanche, en ce qui concerne les Personnes divines, chacune des
Trois n'a pas moins l'unit par rapport celui qui est avec par
suite de l'identit de l'essence et de la puissance [qui est] le prin-
cipe de leur union515 . Saint Jean Damascne reprend presque
littralement ce passage, mais en le prcisant encore par la notion
de prichorse : Pour toutes les choses cres, la distinction des
hypostases est onsidre en fait ; Pierre est considr part de

512. La Foi vivante de l'glise, p. 82.


513. De ce point de vue, E. RUSSELL a raison de reprocher Zizioulas de
sous-estimer la discontinuit qui existe entre personnit divine et personnit
humaine ( Reconsidering relational Anthropology : A Critical Assessment of
John Zizioulas's Theological Anthropology , International Journal of Systema-
tic Theo/ogy, V, 2, 2003, p. 185).
514. Tome aux Antiochiens, 5, PG 26, 80 lA.
515. Discours, XXXI, 15-16, SC 250, p.'304-308.
340 PERSONNE ET NA TURE

Paul ; mais on considre en raison et en pense leur communaut


et leur relation troite. C'est en effet intellectuellement que nous
concevons que Pierre et Paul sont de la mme nature et ont une
seule nature'commune. Chacun d'eux en effet est un vivant dou
de raison et mortel, et chacun est une chair anime d'une me
doue de raison et d'intellect. Cette nature commune est consid-
re par la raison. Car les hypostases ne sont pas 1'une dans 1'autre.
Chacune a ses proprits, ses particularits, c'est--dire qu'elle est
part, avec beaucoup de choses qui la distinguent des autres. Et
elles se tiennent en des lieux diffrents et ne s'accordent pas dans
le temps ; ensuite elles sont partages par la disposition de leur
vouloir, par la force, la forme, les traits, les dispositions habi-
tuelles, le temprament, la valeur, 1' activit et tous les caractres
particuliers, et par-dessus tout, elles ne sont pas les unes dans les
autres, mais sont spares. De l que l'on dise deux, trois ou
plusieurs hommes. Voil ce qui se passe pour les cratures. En ce
qui concerne la sainte, suressentielle et insaisissable Trinit qui est
au-del de tout, c'est le contraire. En effet, ici, la communaut et
l'unit sont considres en ralit, cause de la coternit et di
l'identit de l'essence, de l'nergie, de la volont, de l'accord, de
la disposition du-vouloir, de l'identicit d'autorit, de puissance,
de bont- je n'ai pas dit: similitude mais : identicit- et de l'lan
unique qui la meut. En effet unique est l'essence, unique la bont,
unique la puissance, unique la volont, unique l'nergie, unique
l'autorit, unique et la mme et non trois semblables les unes aux
autres, mais un seul et mme mouvement des trois hypostases. Car
chacune d'elles est une par rapport aux autres non moins qu'en
elle-mme5 16 .

c. La conception sexuelle del 'image de Dieu chez Yannaras.

Dans le cadre de la thorie rotique qu'il a dveloppe en cor-


rlation avec sa conception personnaliste, Yannaras, propos de
l'affirmation de l'criture que Dieu cra l'homme son image,
l'image de Dieu. Homme et femme il les cra (Gn 1, 27) note
que l'interprtation ecclsiale avu dans cette phrase la jonction
entre le "selon l'image" et la "puissance amoureuse" de l'homme,
la puissance qui le pousse raliser la vie comme une communion
avec l'autre sexe et qui est aussi constitutive de la vie en tant
que mode par lequel la vie humaine forme de nouvelles hypostases

516. Expos prcis de la foi orthodoxe, l, 8, PTS 12, p. 28-29.


LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 341

personnelles 517 . Selon Yannaras, la distinction des sexes est nces-


saire pour que l'homme soit une image de l'unit divine trinitaire,
pour qu'il puisse raliser le modle trinitaire de la vie qui est
l'unit en tant que communion d'amour, communion d'hypostases
libres et distinctes518. _
Ces affirmations se prtent trs fortement la critique. Yanna-
ras affirme qu'elles correspondent l'interprtation ecclsiale,
mais elles sont en ralit en contradiction avec toute la tradition
patristique519.
Aucun Pre n'a jamais situ 1' image de Dieu dans la tendance
rotique de l'homme s'unir avec l'autre sexe, et encore moins
se reproduire.
L'analogie tablie entre le plan trinitaire o le Pre donne
l'existence d'autres hypostases personnelles (le Fils qu'il en-
gendre et l'Esprit Saint qu'il fait procder) et le plan humain o
l'homme et la femme engendrent sexuellement de nouvelles hy-
postases (celles de leurs enfants) reflte de graves confusions et
risque d'en engendrer d'autres.
Il faut noter sur ce dernier point que les Pres considrent que
l'engendrement rsultant de l'union des sexes n'est pas constitutif
de la nature humaine en son tat originel - et donc a fortiori ne
peut tre rapport 1'image de Dieu en 1'homme - mais rsulte de
la chute originelle 520, Dieu ayant donn par ce moyen l'humanit
de subsister malgr la mort, alors qu'Il avait prvu l'origine que
les hommes se reproduisent selon un mode non sexuel 521 .
L'ide selon laquelle la distinction des sexes serait ncessaire
pour que 1'homme puisse raliser le modle trinitaire de la vie qui
est l'unit en tant que communion d'amour reflte elle aussi de
graves et dangereuses confusions, car il y a sur le plan humain une
grande diffrence entre l'amour sexuel (ft-il conu son niveau
le plus lev) et l'amour spirituel, et il y a une plus grande diff-

517. La Foi vivante de l'glise, p. go.


518. Ibid., p. 91.
519. Ceci est not par V. HARRISON, qui relve la grave confusion que
commet Yannaras relativement aux notions de dsir et d'eros ( Yannaras on
Person and Nature, St. Vladimir 's Theological Quarterly, 33, 1989, p. 295).
520. Voir GRGOIRE DE NYSSE, La Cration de l'homme, 17, PG 44, 189D;
MAXIME LE CONFESSEUR, Questions et difficults, 1, 3, CCSG 10, p. 138 ;
Ambigua Jean, 41, PG 91, 1309A.
. 521. On trouvera cette conception dveloppe par saint GRGOIRE DE NYSSE
(cf. La Cration de l'homme, 17, PG 44, 188A-192A) et saint MAXIME LE
CONFESSEUR (cf. Questions ef difficults, J, 3, CCSG 10, p. 138; Ambigua
Jean, 41, PG 91, 1309A).
342 PERSONNE ET NA TURE

renee encore entre l'amour des personnes humaines entre elles et


l'amour des Personnes divines entre elles.
L'ide, que Yannaras a longuement dveloppe dans sa thse
sur saint Jean Climaque, selon laquelle l'amour sexuel humain
pourrait servir de modle et de base l'amour pour Dieu est une
ide pleine d'ambigut et de confusion qui doit ftgalement tre
dnonce. Comme le note V. Harrison, l'ide que l'amour spirituel
serait une sublimation de 1.'-amour charnel est une ide freudienne
plutt qu'une ide patristique 522 . Selon les Pres, le dsir sexuel
est plutt issu d'une dviation523 et de ce que nous avons appel
une dsublimation du dsir de Dieu524.
Les confusions que commet Yannaras entre l'amour sexuel
d'une part et l'amour spirituel humain et divin d'autre part se
trouvaient dj chez des penseurs russes comme V. Soloviev525 ,
S. Boulgakov (dont 1'une des erreurs majeures est de sexualiser les
hypostases divines5 26 ) ou P. Evdokimov 527 . Yannaras s'est inspir
de ceux-ci, mais aussi d'un penseur grec dont il reconnat l'influ-
ence dterminante sur sa pense52 8 : Dimitrios Koutroubis, un
orthodoxe converti au catholicisme, devenu jsuite, ,puis revenu
dans 1'glise orthodoxe. Ces thories ont trouv <:hez lui un terra~
favorable dans ses problmes personnels 529, en grande partie lis
l'exprience, pour lui traumatisante, des annes de son adoles-

522. Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir 's Theological


Quarter/y, 33, 1989, p. 295.
523.lbid.
524. Voir J.-C. LARCHET, L'Inconscient spirituel, Paris, 2005, p. 38-40.
525. Voir l'analyse du PRE PATRie (RANsoN), La Doctrine des No-
orthodoxes sur l'amour, Paris, 1990, p. 35-41. N. LOUDOVIKOS a soulign l'influ-
ence de Soloviev sur Yannaras, 0 QW w oM 9wAoyla JCaL eAw9eqla f.!E
~euqux ava<j>oq a'tO QYO -rou Xqt'p-rou fuxvvaqa , dans P. KALAITZIDS,
Th. N. PAPATHANASIOU et Th. AMPATZIDS (d.), Ava-raqa~EL <J'tT] f.!-rano-
Aef.!LICTJ 9wAoyla. H "9eoAoyla -rou '60, Athnes 2009, p. 298 s.
526. Voir la critique du systme de Boulgakov par V. LOSSKY, Spor o Sofii
[La controverse sur la Sophia], Confrrie Saint-Photius, Paris, 1936.
527. Voir l'analyse du PRE PATRie (RANSON), La Doctrine des No-
orthodoxes sur l'amour, Paris, 1990, p. 27-34.
528. Cf. Ka-ra<j>&yw ibewv. Maqwq(a, Athnes, 1988, p. 276-277; ~Ef.!t'J
'rQTJ Kou-rqouf.!7tfJ , Synax, 2, 1983.
529. Voir MOINE nffiOKLITQS DIONYSIATIS, 'H aqmL -rwv vwq9o6~wv. 0
NeovLKoAa"i-rLUf.!O -rou" Xq. ruxvvaqa [L'hrsie des no-orthodoxes. Le no-
nicolal.lisme de M. Ch. Yannaras], Athnes, 1988; 0 VLKoAa"i-rLKO QW-rLaf.!O
-rwv veoq9ob6~wv, f.L 9fWQTJ'tUC -rov " fLavvaqa [L'rotisme nicolate des
no-orthodoxes et la thorie de M. Yannaras], Athnes, 1989.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 343

cence et de sa jeunesse passes dans le milieu moraliste et puritain


de la fraternit Zos3o.

d. L'affirmation que la personne d'Adam est la cause de chaque


personne humaine.

Le principe existentialiste selon lequel l'existence (et donc


l'hypostase) prcde l'essence (ou la nature), la dissociation de
l'essence de l'hypostase qui en rsulte, et l'affirmation que toute
hypostase a une cause purement hypostatique sont appliqus par
Zizioulas non seulement au plan divin, comme nous l'avons vu,
mais galement au plan humain, au motif que la personne humaine
est cre l'image de la personne divine.
Cela conduit Zizioulas affirmer53l que le principe (QXtl)
des tres humains ne doit pas tre cherch dans la nature humaine
[... ]mais en Adam [en tant qu'hypostase]. C'est Adam, non la
nature humaine, qui est la "cause", le ''pre" de chacun d'entre
nous. En tant que progniture de la nature humaine, nous ne se-
rions pas "autres" en un sens absolu, et nous ne serions pas libres
non plus. Si nous attribuons le "principe" ou la "cause" une
personne, Adam, nous acqurons l'altrit dans l'unit532.
Nous avons dj montr le caractre discutable des prmisses
de cette position, notamment de l'exclusion de l'essence ou de la
nature divine du Pre dans le processus de la gnration du Fils et
de la procession du Saint-Esprit, de l'ide que la personne hu-
maine est l'image de la personne divine, que le principe de la
libert se trouve dans l'hypostase.
L'affirmation que l'hypostase d'Adam est la cause de chaque
hypostase humaine, outre la difficult de ses prmisses, prsente
d~autres difficults :
1) supposer mme qu'Adam soit la cause personnelle de ses
descendants immdiats (ses propres enfants533), comment Adam

530. Le livre dj cit du PRE PATRie {RANSON), La Doctrine des No-


orthodoxes sur 1'amour, Paris, 1990, est une critique des thories rotiques de
Yannaras.
531. On Being a Persan. Towards an Ontology of Personhood ,p. 38-41
(=Communion and Otherness, p. 104-107); The Father as Cause, dans Com-
munion and Otherness, p. 142.
532. The Father as Cause, dans Communion and Otherness, p. 142.
533. Nous disons supposer mme, car les Pres sont partags sur la question
de savoir si la personne en tant que telle est engendre par ses parents, o si Dieu
et le crateur de chaque nouvelle personne. C'est le fond du dbat (bien qu'il
concerne de prime abord l'me) entre traducianisme et cratianisme.
344 PERSONNE ET NA TURE

peut-il tre seul la cause de chaque personne humaine, autrement


dit sans ve? Et si ses enfants sont le fruit du couple qu'il consti-
tue avec sa femme ve, comment peuvent-ils avoir une cause
strictement hypostatique puisqu'ils sont issus de deux hypostases
et non d'une seule ?
2) Si Adam est la cause personnelle, le pre de chacun de ses
descendants (de chacun d'entre nous>>, comme dit Zizioulas),
qu'en est-il des intermdiaires, plus prcisment des parents de
chacun d'entre nous?
3) Si Adam est la cause personnelle de chacun d'entre nous,
cela signifie que le pch ancestral dont chacun d'entre nous hrite
en naissant est le pch personnel d'Adam. Nous retombons ici
dans la conception augustinienne, exclue par la Tradition ortho-
doxe, selon laquelle les hommes en naissant hriteraient du
pch originel, c'est--dire de la faute personnelle d'Adam, ou
du moins de sa culpabilit personnelle (et non pas, comme
l'ens.eigne la Tradition orthodoxe, des effets de la faute d'Adam
sur la nature humaine, savoir la passibilit, la corruptibilit et la
mortalit). .
4) Comment la gnration peut-elle se faire de personne per-1
sonne sans l'intermdiaire de la nature ou sans que la nature soit
concerne ? Et plus problmatique encore, comment peut-elle se
faire directement de la personne d'Adam des personnes qui vi-
vent des millnaires plus tard ?

e. La personne humaine peut-elle reproduire le rapport du Fils


au Pre?

Nos deux auteurs insistent beaucoup- c'est un lment c.entral


de leur conception de la vie spirituelle, du salut et de la dification
- sur le fait que la personne humaine doit accomplir le mode
d'existence de Dieu sous la forme de la relation du Fils au Pre (la
possibilit pour l'homme d'avoir la mme relation que celle qu'a
le Fils avec le Pre lui ayant t ouverte par l'lncamation)534 .
L'homme en Christ, crit Zizioulas, devient une vraie personne

53~. Cf. C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 131, 135 ; La Foi vivante


de l'Eglise, p. 146; J. ZIZIOULAS, Human Capacity and Human Incapacity ,
p. 436, 437, 438 (=Communion and Otherness, p. 239, 240, 241); On Being a
Person. Towards an Ontology of Personhood , p. 43, 43-44 (= Communion and
Otherness, p. 109).
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 345

non par une autre relation (schesis), mais seulement dans et par la
seule relation filiale qui constitue 1'tre du Christ 53 5.
Redisons ici ce que nous avons dj not prcdemment: le
rapport du Fils au Pre, en tant qu'il met en jeu des hypostases qui
d'une part sont divines et d'autre part sont absolument uniques, est
difficilement reproductible par l'homme, sinon travers des l-
ments qui ne sont pas hypostatiques, comme l'obissance ou
l'amour, et sous la forme d'une relation d'enfant adoptif son
Pre, laquelle par rapport la relation du Fils unique son Pre
n'a qu'une signification analogique relative.

f Le sens de l'imitation du Christ.


Le Christ, le Fils incarn, nous a certes fait connatre travers
les actes, les tats et les paroles de son humanit ses relations avec
son Pre, mais ces relations n'taient pas spcifiquement des rela-
tions de patri-filiation, autrement dit des relations lies exclusive-
ment sa qualit hypostatique propre de Fils de Dieu par rapport
au Pre considr dans sa qualit hypostatique propre. Dans la
nature humaine qu'il a assume, il a vcu et nous a montr ce que
doit tre la relation de l'homme Dieu, tout en gurissant et en
redressant notre nature. Par exemple, en obissant son Pre, le
Christ ne lui obissait pas seulement en tant que Fils, mais comme
le disent les Pres et notamment saint Maxime, obissait en tant
qu'homme Dieu (et donc lui-mme aussi en tant que Dieu); de
mme dans l'amour envers son Pre qu'il nous a manifest, il ne
tmoignait pas Seulement de l'amour filial du Fils pour son Pre,
mais de l'amour que, en tant qu'homme, il avait pour Dieu- un
amour qui va au-del de la relation de patri-filiation -nous
donnant ainsi la grce de pouvoir aimer Dieu (Pre, Fils et Saint-
Esprit) de la mme faon et nous apprenant le faire.
Devenir pour l'homme la ressemblance du Christ (ce qui est la
tche essentielle de la vie spirituelle} n'est pas seulement repro-
duire son attitude de Fils vis--vis de son Pre, mais c'est acqurir
les vertus dont le Christ nous a montr dans sa nature humaine
l'accomplissement parfait, vertus qui ont leur source en Dieu et

535. Human Capacity and Human Incapacity , p. 436 (= Communion and


Othemess, p. 239).
346 PERSONNE ET NA TURE

dont, nous disent les Pres, Dieu a mis les germes dans la nature
de l'homme en le crant536.
Zizioulas, comme nous l'avons dj vu, rejette l'imitation du
Christ comme tant une attitude pitiste53 7. C'est pourtant (et
contrairement ce qu'affirme V. Lossky538 qui sur ce point a t
lgitimement critiqu par le pre I. Hausherr539) une voie cons-
tamment indique par les Pres540.

g. Dvalorisation de la nature cre.

Comme le constate R. Lazu - qui en parle juste titre comme


d'un phnomne nuisible -on peut constater chez nos deux
auteurs la minimisation, allant jusqu' l'exclusion, de la nature
cre de la cosmologie et de l'anthropologie orthodoxes dans
une reltion de symtrie avec le phnomne de la minimisation,
allant jusqu' l'exclusion, de la nature divine541 . Cette mini-
misation et cette exclusion sont pour une grande part la cons-
quence d'une dvalorisation de la nature cre, /beaucoup plus
sensible chez Zizioulas que chez Yannaras. Comrire nous l'avonl
dj vu, nos deux auteurs font surtout de la nature un synonyme de
ncessit (oppose la libert de la personne)542

536. Cf. GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, Il, 17, SC 247,,p. 112; GRGOIRE
DE NYSSE, La Cration de l'homme, IV, PG 44, 136CD; EVAGRE, Chapitres
gnostiques, I, 39, d. Guillaumont, p. 35; MAxiME LE CoNFESSEUR, Lettres, 3,
PG 91, 409C; Ambigua Jean, 7, PG 91, 108lD; Dispute avec Py"hus, PG 91,
309C ; ISAAC LE SYRIEN, Discours asctiques, 83 ; DOROTHE DE GAZA,
Instructions spirituelles, I, 1, SC 92, p. 146.
537. Human Capacity and Human Incapacity ,p. 441 (=Communion and
Othemess, p. 244). .
538. Thologie mystique de l'Eglise d'Orient, p. 212. L'intention de Lossky
tait probablement, et avec raison, de se dmarquer du type de spiritualit s'inspi-
rant de l'uvre clbre de THoMAS A KEMPIS, L'Imitation de Jsus-Christ, qui a
connu un immence succs en Occident.
539. L'Imitation de Jsus-Christ dans la spiritualit byzantine, dans tudes
de spiritualit orientale, Rome, 1969, p. 217-245.
540. Voir ibid.
541. La Redcouverte de la nature. Essais sur le concept de physis dans la
thologie du Pre Dumitru St!!niloae , p. 4.
542. Cf. C. Y ANNARAS, La Libert de la morale, p. 16-17, 22, 23, 26, 27, 28,
36, 45, 100, 196; La Foi vivante de l'glise, p. 82, 120; J. ZIZIOULAS, L ~tre
ecclsial, Introduction, p. 13-14; Du personnage la personne, dans L 'Etre
ecclsial, p. 37, 39, 49, 55 ; Human Capacity and Human Incapacity , p. 409,
410 (=Communion and Othemess, p. 214-215); On Being a Person. Towards
an Ontology of Personhood , p. 43 (= Communion and Qthemess, p. 109);
Christologie et existence, p. 162, 167-168, repris dans L'Eglise et ses institu-
tions, p. 58, 63-64.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 347

Zizioulas fait de la notion de nature quasiment un synonyme de


pch543 . L o saint Paul parle du vieil homme ou les Pres
de l'homme dchu, Zizioulas invente le concept d' hypostase
biologique, et oppose l'hypostase ecclsiale incre de l'homme
son hypostase biologique cre comme si l'homme tait mauvais
du fait d'exister comme crature et d'"avoir une dimension biologi-
que, notre auteur se situant ainsi dans une perspective proche de
celle de certaines formes de gnosticisme, du platonisme, du no-
platonisme et de l'orignisme. Pour Zizioulas, en effet, l' hypos-
tase biologique , qui est constitue lors de la conception et de la
naissance de l'homme, est porteuse d'emble de deux passions:
1) la passion de la ncessit ontologique, selon laquelle elle est
invitablement soumise l'instinct naturel, une impulsion don-
ne et incontrlable par la libert; 2) la passion de l'indivi-
dualisme, de la sparation, qui s'identifie finalement la plus
grande et ultime passion de l'homme, la mort544.
Vema Harrison, dans sa critique de l'attitude d~ Zizioulas
l'encontre de la nature, a raison de rappeler que pour les Pres
grecs, notre condition dchue n'est pas la nature en tant que telle,
mais une distorsion de notre nature vritable, qui est gurie en
Christ545 et que les fidles sont appels gurir en leur propre
personne par 1'union lui.
Comme le note aussi avec raison R. Lazu critiquant nos deux
auteurs, selon une comprhension vraiment patristique de la
nature, celle-ci n'est pascmauvaise en soi mais devient mauvaise
la suite de nos pchs546 . Et encore faut-il distinguer diffrentes
formes de mal, savoir un mal qui est une dficience, un dfaut de
perfection, mais pas un pch (pas un mal spirituel), ce qui est le
cas de la passibilit (et des passions naturelles et irrprocha-
bles ), de la corruptibilit et de la mortalit qui sont des effets du
pch ancestral, et un mal spirituel, qui consiste dans les passions
mauvaises que la personne dveloppe et entretient en elle par un
mauvais usage de ses facults naturelles, autrement dit pas une
activation des nergies de celles-ci {< contre nature ; c'est pour-
quoi, comme le note encore V. Harrison en visant Zizioulas, le

543. L'identification par Zizioulas de la nature au pch est remarque par


N. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace and Dictated Othemess : John
Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 3.
544. Du personnage la personne, dans L f.tre ecclsial, p. 42-43.
545. Zizioulas on Communion and Othemess , St. Vladimir 's Theological
Quarter/y, 42, 1998, p. 285.
546. La redcouverte de la natur. Essais sur le concept de physis dans la
thologie du Pre Dumitru Staniloae ,p. 7. '
348 PERSONNE ET NA TURE

combat spirituel est dirig contre les passions, qui sont des distor-
sions et des dviations des facults humaines, non contre la nature
elle-mme547 .

h. Une 'conception ngative de la temporalit et du devenir de


l'existence humaine.

Comme nous l'avons not prcdemment, Zizioulas identifie


pratiquement la nature la chute : prisonnire de limites, qui lui
sont inhrentes par dfinition et dont elle ne peut tre libre,
elle est condamne poursuivre sa course vers la dsintgration et
vers la destruction finale que constitue la mort. Le devenir im-
plique pour elle la passibilit, et son devenir dans le temps rvle
son tre sous la forme de l'altration et du dclin548.
Si d'un point de vue philosophique on peut trouver l un thme
saillant de l'existentialisme (et notamment l'ide de Heidegger
selon laquelle l'existence de l'homme en ce monde, le Dasein, est
un Sein-zum-Tode, un tre pour la mort549 ,du point .de vue de
1'histoire de la pense chrtienne une tell conception a une saveufll
sinon gnostique, du moins origniste, comme le fait remarquer le
pre Nikolaos Loudovikos55o.
Une telle vue entirement ngative du devenir qui s'identifierait
en ce monde seulement celui de la chute, a t battue en brche,
dans sa critique de 1'orignisme justement, par saint Maxime le
Confesseur qui a, cette occasion, dvelopp un point de vue in-
verse : la temporalit et le devenir sont des dons de Dieu
l'homme pour lui permettre de combler la distance qui le spare
de Lui, et ils ont, pour cette raison, une valeur minemment posi-
tive551.

547. Zizioulas on Communion and Othemess ,p. 285.


548. Cf. On Being Other >>,dans Communion and Otherness, p. 223.
549. L 'Ptre et le temps.
550. Person Instead of Grace and Dictated Othemess : John Zizioulas' Final
Theological Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 3 ; A Eucharistie
Ontology. Maximus the Confessor's Eschatological Ontology of Being as
Dialogical Reciprocity, Brookline, Mass., 2010, p. 9.
551. Voir mon Introduction SAINT MAXIME LE CONFESSEUR, Ambigua, Paris-
Suresnes, 1994, p. 50-54.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 349

i. L'absence de distinction entre nature originelle, nature d-


chue et nature restaure.

Puisque nos deux auteurs considrent la nature avec une conno-


tation ngative (et la marginalisent au profit de la personne), on ne
trouve pas chez eux la distinction, classique chez les Pres entre
les notions de nature originelle (et originellement bonne, en
son tat paradisiaque), nature dchue (marque par les effets
du pch ancestral et par les pchs de la personne qui la porte et
contribuent dterminer son mode d'existence), et nature res-
taure, ou sauve et difie par le Christ et le Saint-Esprit, dis-
tinctions qui sont pourtant essentielles, selon les Pres, une
bonne comprhension de l'anthropologie. Il y a au contraire chez
nos deux auteurs une confusion de base entre les deux tats de la
nature au profit du plus ngatif. Comme le note 1. Ica jr., la
cause de l'valuation ngative de la nature consiste dans la confu-
sion entre la nature humaine proprement dite et 1' tat dnatur de
la nature, une confusion que le pre Dumitru Stniloae avait dj
dcele et dnonce juste titre chez V. Lossky552.
En ce qui concerne 1'anthropologie, selon nos deux auteurs la
personne a pour tche de vivre selon un mode extatique o non
seulement elle sort des limites de la nature, mais chappe la na-
ture, la laisse en de d'elle 553. Dans un tel systme, la nature
humaine n'est pas sauve (Zizioulas affirme que la nature n'est
pas rachetable, et condamne une dtrioration qui ne peut la
mener que jusqu' la mort554) ; a fortiori n'est-elle pas non plus
difie, la personne tant en quelque sorte sauve et difie sans sa
nature!
En ce qui concerne la cosmologie, l'homme ne contribue pas
non plus difier une nature cosmique juge en soi mauvaise (li-
mite, voue la corruption et la mort) du fait de son statut de
crature. cela Zizioulas ajoute un autre argument : il ne peut y
avoir, selon lui, aucune affinit naturelle> entre Dieu et la cration,
parce que cela unirait deux ralits d'une faon essentielle, abolis-
sant ainsi l'altrit. entre Dieu et la cration; ainsi le monde n'a
aucune prsence divine dans sa nature 555 . Inutile de dire que cet
argument tmoigne d'une incomprhension totale de la thologie

552. Persoan saul~i ontologie n gndirea ortodox contemporan ,p. 377.


553. Cf. J. ZIZIOULAS, On Being Other , dans Communion and Otherness,
p. 63.
5)4. Ibid.
555. Preserving God's Creation: Three Lectures on Theology and Ecolo-
gy, King's Theological Review, 12, 1989, p. "1-5, 41-45; 13, 1990, p. 1-5.
350 PERSONNE ET NA TURE
orthodoxe des nergies divines, lesquelles pntrent le monde cr
et le remplissent de la prsence de Dieu, et permettent 1'homme
et toutes les cratures de participer Lui, sans aucunement com-
promettre la transcendance absolue qui est la sienne en Son es-
sence556.
La vision du cosmos qu'exprime ici Zizioulas est fort loigne
de la vision des Pres selon laquelle la nature, tout en tant, la
suite du pch ancestral, soumise la corruption et la mort, reste
imprgne des nergies divines (qu'expriment son tre, sa vie, son
ordre, sa beaut, etc.), une conception dont saint Paul aussi tmoi-
gne : Les perfections invisibles de Dieu, Sa puissance ternelle
et Sa divinit, se voient comme l'il nu, depuis la cration du
monde, quand on les considre dans Ses ouvrages (Rm 1, 20).
Elle est galement fort loigne de la vision d'un saint Maxime
le Confesseur qui, tout en prenant la mesure des dgts provoqus
par le pch dans la nature dchue, considre nanmoins que tou-
tes les cratures sont habites, en leur essence, par les logoi divins,
et que 1'homme, en bon jardinier, est appel les rcolter dans sa
contemplation pour les offrir eucharistiquement, dans une littJ-
gie cosmique, Dieu (qui est leur auteur et le contient tous
principiellement) et s'lever en eux jusqu' Lui dans la contem-
plation557.

j. Idalisation et absolutisation de l'altrit.

Il y a chez Yannaras et chez Zizioulas une absolutisation et une


idalisation de 1'altrit, laquelle est pour eux, avec la libert, 1'un
des deux attributs fondamentaux de la personnit55s.

556. Voir les critiques de V. HARRISON, Zizioulas on Communion and


Otherness , St. Vladimir 's Theological Quarter/y, 42, 1998, p. 280-282 et de
P. SHERRARD, Met. Zizioulas' Creation as. Eucharist , Epiphanis, 13, 1993,
p. 41-46.
557. Cf. Questions Thalassios, 51, CCSG 7, p. 395-399. L'ide d'une
offrande de la cration Dieu par l'homme est prsente dans la pense de Ziziou-
las, notamment dans quelques articles o il a pos les fondements thologiques
d'une cologie spirituelle, en tant qu'ambassadeur du patriarcat de Constanti-
nople qui depuis de nombreuses annes milite ce sujet en relation avec diff-
rents organismes internationaux. Mais il la dveloppe d'une faon purement per-
sonnaliste, en se rfrant 1'Eucharistie, et en ngligeant tant les nergies divines
que les logoi prsents dans la cration.
558. L'importance primordiale de la notion d'altrit pour Ziziou1as est
confirme par Je fait qu'il lui a consacr un long essai dans son dernier ouvrage
( On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 13-98).
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 351

L'altrit est certes l'un des facteurs qui donnent la personne


une valeur absolue: c'est parce qu'elle est autre que toute autre
que la personne est unique, et par l irremplaable.
Mais on doit reconnatre que 1' altrit est galement une carac-
tristique de l'individu (dans l'acception commune, y compris
patristique de cette notion), non seulement humain mais non hu-
main : biologiquement, de par sa constitution gntique nulle
autre pareille, chaque animal est absolument unique ; et mme
gntiquement identiques, des jumeaux ou des clones seront diff-
rents en vertu des facteurs sociaux ou environnementaux.
L'altrit n'acquiert donc de signification et de valeur spiri-
tuelle que par rapport d'une part des facteurs relationnels -et sur
ce point nos deux auteurs insistent juste titre sur le rle de
l'amour et de la communion-, mais aussi, d'autre part, des fac-
teurs qui tiennent l'essence ou la nature. Relativement ce der-
nier point, l'altrit d'une personne divine, celle d'une personne
humaine et celle d'un individu appartenant une espce animale
n'ont pas la mme valeur. Et si l'altrit d'une personne humaine
a plus de valeur que l'altrit d'un individu animal, c'est parce que
la personne humaine est, dans la nature qu'elle hypostasie,
l'image de Dieu.
Remarquons aussi que le rapport de l'altrit la libert est am-
bivalent. D'un ct, comme nous l'avons not, l'altrit donne la
personne une valeur absolue en faisant d'elle un tre unique et
irremplaable; par ailleurs elle se prte une relation libre. D'un
autre ct cependant, elle peut s'opposer la libert en marquant
une situation de dpendance. Un tre n'est autre que par rapport
- ou relativement - un ou plusieurs autres ; par l mme, il est
relatif, dans son altrit, cet autre ou ces autres et perd donc
son caractre absolu.
Il peut donc tre, de ce point de vue, et en ce qui concerne les
Personnes divines, dangereux d'affirmer, comme le fait Zizioulas,
que l'altrit est constitutive de l'tre mme de la Personne divine,
car une telle affirmation risque d'tablir pour la personne un type
de ncessit analogue celui que notre auteur reproche la nature
ou l'essence d'tablir.
.Il existe un danger semblable de soumettre la personne humaine
une altrit dicte ou impose559, dans le cadre d'une conception
de l'intersubjectivit ou l'Autre prvaut sur le Je et le domine, et

559. Selon l'expression deN. LoUDOVIKOS, Person lnstead of Grace and


Dictated Othemess: John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 1-16. '
352 PERSONNE ET NA TURE

o l'lment dialogal et la rciprocit inhrents l'intersubjecti-


vit et la communion entre personnes se trouvent invvitable-
ment rduits 560.
Un autre risque est de faire de l'altrit le but suprme de la vie
spirituelle, le slogan Devenir une personne qui rsume le
programme personnaliste de la vie chrtienne prenant la for-
me : Devenir Autre561 .
Notons enfin que l'absolutisation de l'altrit telle qu'on la
trouve dans la pense de Zizioulas (en particulier dans l'un de ses
derniers essais tout entier consacr cette notion562), qui se rvle
en cela fortement inspire par Buber et Levinas 56 3, renforce
considrablement le dsquilibre introduit par la philosophie per-
sonnaliste dans la reprsentation de Dieu et de l'homme o la
dimension d'identit (constitue par la nature commune des per-
sonnes, laquelle prend cependant des formes diffrentes dans l'un
et l'autre cas) est compltement rduite voire totalement limine.

k. Idalisation et absolutisation de la relation.

Comme nous l'avions not prcdemment564, il y a dans le


systme de pense personnaliste-existentialiste de Zizioulas
(comme dans celui de Yannaras) une priorit de la relation par
rapport la personne - puisque c'est grce la relation que la
personne devient et est ce qu'elle est, et qu'elle est dfinie comme
un tre relationnel - de la mme faon qu'il y a dans le sys-
tme de pense essentialiste que critiquent nos auteurs une priorit
de l'essence (ou de la nature) par rapport la personne. On aboutit
ainsi paradoxalement une abolutisation de la relation et une
relativisation de la personne (puisque la personne devient relative
celui ou ceux avec qui elle est en relation, et la relation elle-

560. N. LOUDOVIKOS remarque que, dans sa thologie trinitaire comme dans


son ecclsiologie et sa thorie de l'intersubjectivit, Zizioulas semble copier l'h-
tronomie lvinassienne (c'est--dire le concept de Lvinas d'une relation asy-
mtrique o l'Autre pvaut sur le Je et le domine) avec une altmtion essentielle:
Zizioulas change le priorit thique de Lvinas en une priorit compltement on-
tologique (A Eucharistie Ontology. Maximus the Confssor 's Eschatological
Ontology ofBeing as Dialogical Reciprocity, Brookline, Mass., 2010, p. 10).
561. Voir par exemple J. ZIZIOULAS, On Being Other, dans Communion
and Othemess, p. 80.
562. On Being Other: Towards an Ontology of Othemess , dans Commu-
nion and Othemess, p.l3-98.
563. Cf. ibid. , p. 13.
564. Dans la section intitule La dfinition des Personnes divines par leurs
relations .
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 353
mme). En outre, comme nous le verrons plus prcisment par la
suite, la relation semble tre dans le systme de pense de
Zizioulas un substitut de la grce divine5 65, plus encore que la
personne elle-mme (voir supra), puisque c'est par la relation que
la personne se dveloppe et trouve son identit ontologique et
spirituelle.
Lorsque Zizioulas affirme propos de la vie spirituelle : la
chose cruciale n'est pas ce qui arrive en moi, mais ce qui arrive
entre moi et quelqu'un d'autre 566 ,il nie l'exprience personnelle
(au sens classique) au profit d'une relation dont on peut se
demander, en l'absence d'exprience personnelle, ce que peuvent
tre sa forme et son contenu. Il soumet d'autre part trs clairement
la personne- on pourrait mme dire qu'il l'aline- la relation
elle-mme, lui dniant le caractre distinctif qu'elle a par elle-
mme et !''autonomie en laquelle les Pres voient sa principale
caractristique. De mme que l'on peut parler, propos de la
conception de Zizioulas, d'une altrit impose>>, on peut parler
d'une relation impose. La relation est en effet selon notre
auteur ontologiquement constitutive de la personne (tant humaine
que divine), chaque personne n'tant ce qu'elle est que par la
relation une ou plusieurs autres personnes. Une personne,
crit Zizioulas, est identifiable seulemement au sein d'une relation
avec une autre personne. Il n'y a pas de personne en dehors d'une
relation avec d'autres personnes, si bien qu'une seule personne
n'est pas une personne du tout567.
Cela cre un lien de dpendance objectif entre les personnes, ce
qui apparat trs clairement dans certaines expressions de Ziziou-
las. Il crit propos des personnes de la Trinit : Leur relation
est mutuellement constitutive, chacune des parties de cette relation
dpendant de l' autre56 8. voquant par ailleurs, propos des
personnes humaines, le lien de l'amour, non au sens sentimental
ou moral, mais au sens d'une relation, il note : Cette relation
rend une existence personnelle dpendante d'une autre569

565. Voir par exempJe L'ordination est-elle un sacrement?, Concilium,


74, 1972, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 347.
566. Ibid.; soulign par l'auteur.
567. Lectures in Christian Dogmatics, Londres et New York, 2008, p. 25. Il
ajoute de manire trange: Puisqu'une personne acquiert son identit par sa
relation une autre personne, la disparition ou la mort de cette personne 1' affecte
ontologiquement)) (p. 26).
568. Letures in Christian Dogmatics, p. 26. Soulign par nous.
569. Eglise et eucharistie , repris dans L'glise et ses institutions, p. 290.
Soulign par nous. '
354 PERSONNE ET NATURE

L'amour, qui est l'acte le plus libre qui soit, devient ainsi
paradoxalement un lien qui confirme l'interdpendance objec-
tive des personnes, et la libert elle-mme, dans une perspective
typiquement stocienne, ne semble plus s'exercer que comme un
acquiescement cette ncessit.
Toutes les critiques que Zizioulas adresse aux notions de
nature et d' essence comme tablissant pour l'homme un
lien de dpendance peuvent tre retournes contre la notion de
relation dont il fait une pice matresse de son systme et qui finit
par devenir, dans sa conception de l'glise, le fondement d'une
forme de collectivisme tel qu'on le rencontre dans les socits
primitives, o la personne n'a plus de valeur par elle-mme, mais
seulement par rapport sa relation avec les autres et avec le tout.
Cela aboutit en fait la ngation pure et simple de la notion de
personne telle que l'entend la Tradition patristique.

1. Le rattachement de la mortalit au statut de crature et la


ngation del 'immortalit de 1'me.

Deux autres ides contestables que 1' on rencontre dans la pen-


se de nos deux auteurs et qui dcoulent de certaines prmisses
prcdemment voques, sont le rattachement de la mortalit au
statut de crature et la ngation de l'immortalit de l'me (ide sur
laquelle Zizioulas insiste beaucoup, mais que partage aussi Yanna-
ras570).
Pour Zizioulas, l'homme est mortel du fait qu'il a t cr, en
raison de son statut de crature, et non par suite du pch ances-
tral. La mort est ds l'origine (c'est--dire, en termes chrtiens,
ds la cration) inscrite comme une ncessit dans la ralit biolo-
gique dThomme. Il s'agit l d'une ide trs moderne, dfendue
par certains philosophes (comme Heidegger, qui a fortement in-
fluenc nos deux auteurs et qui dfinit l'homme comme un Sein
zum Tode , un tre vou la mort) et aussi par certains tholo-
giens catholiques et protestants qui co:Qsidrent 1' pisode du pch
d'Adam et de ses suites comme purement mythologique, et jugent
plus convaincant pour s'adresser l'homme moderne d'adopter

570. Cf. J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne)), dans L'tre ecclsial,


p. 39-41; Human Capacity and Human lncapacity )), p. 422-423 (= Com-
munion and Otherress, p. 227); Christologie et existence)), p. 16~-164 et 65-
67, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 59-60, 80-82 ; On Bemg Other )),
dans Communion and Othernes~ p. 57-62. C. Y ANNARAS, La Libert de la mo-
rale, p. 23; La Foi vivante de l'eglise, p. 89-90.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 355

une explication qui leur parat en accord avec les donnes de la


science 571 .
Chez nos deux auteurs, cette ide s'accompagne de la ngation
de l'immortalit de l'me, sous le prtexte qu'il n'y a rien dans la
nature qui puisse assurer l'homme une survie aprs la mort.
L'homme, selon eux, ne peut trouver une prolongation de son
existence que sur le plan hypostatique, en devenant une personne
ou, selon les catgories de Zizioulas, en passant du statut
d'hypostase biologique celui d'hypostase ecclsiale.

La premire id~e est en totale contradiction avec toute la tradi~


tion patristique, qui est unanime voir dans la mort un effet du
pch ancestral.
Il est vrai que l'homme n'est pas immortel par nature, mais nos
auteurs ignorent le rle de la grce, le fait qu'elle peut faire acc-
der la nature un autre mode d'existence, et aussi le fait que cet
autre mode d'existence tait celui de la nature originelle de
1'homme. Rappelons sur ce sujet la position nuance des Pres.
Les Pres sont tout d'abord unanimes considrer que Dieu n'a
pas cr la mort5 72 La mort n'a pas de ralit positive : elle
n'existe que par perte de la vie ; elle fait partie des maux qui
n'existent que par perte et absence du bien ; or Dieu a cr le
monde entirement bon et a donn 1'homme la vie comme un
bien.
L'homme tait-il pour autant immortel? Beaucoup de Pres r-
pondent positivement573 et considrent que la mort tait totale-
ment trangre la nature mme de l'homme; mais d'autres h-
sitent l'affirmer 574. S'appuyant sur le verset de la Gense (2, 7)

571. On en trouvera un exemple typique dans le livre succs du jsuite


franais G. MARTELET, Libre rponse un scandale. La faute originelle, la
souffrance et la mort, Paris, 1986.
572. BASILE DE CSARE, Dieu n 'est pas 1'auteur des maux, 7 ; MAXIME LE
CONFESSEUR, Questions Thalassios, 42, CCSG 7, p. 287; GRGOIRE PALAMAS,
Chapitres physiques, thologiques, thiques et pratiques, 47 ; 51 ; Homlies,
XXXI, PG 151, J96B.
573. Voir ATHANASE D'ALEXANDRIE, Contre les paens, 2 et 3 ; BASILE DE
CSARE, Dieu n'est pas la cause des maux, 7, PG 31, 344C ; GRGOIRE DE
NYSSE, Discours catchtique, V, 6; 8; VIII, 4-5 ; La Cration de l'homme, IV,
PG 44, 136D; XVII, 188B; Trait de la virginit, XII, 2; Homlies pascales, I,
4 ; JEAN DAMASCNE, Expos exact de la foi orthodoxe, Il, 12 ; JEAN
CHRYSOSTOME, Homlies sur les statues, XI, 2.
574. Saint JEAN CHRYSOSTOME affirme d'une part que, au paradis, le corps
de l'homme n'tait sujet ni la corruption ni la mort (Homlies sur les
statues, XI, 2), et d'autre part que, dans ce mme paradis, il tait revtu d'un
corps mortel bien que n'en ressentant aucune des tristes ncessits
(Homlies sur la Gense, XVII, 7). '
356 PERSONNE ET NA TURE

selon lequel Dieu faonna l'homme de la poussire de la terre,


ces derniers, soucieux de maintenir la distinction entre le cr et
l'incr, supposent que le corps de l'homme tait en sa toute pre-
mire origine et selon sa nature propre un compos instable, cor-
ruptible et mortel 57 5. Certains Pres prfrent donc dire de faon
nuance que l'homme a t cr en vue de l'incorruptibilit576
ou pour l'immortalit5 77 , ou qu'il appartenait sa nature de
tendre participer de l'immortalit divine 578 ; ils parlent encore de
l'incorruptibilit et de l'immortalit promises 57 9 , indiquant
qu'elles n'taient pas d'emble dfinitivement acquises comme
elles l'auraient t si elles avaient t des proprits attaches la
nature mme de l'homme.
Les Pres s'entendent en fait pour affirmer que l'incorruptibilit
et l'immortalit du premier homme taient dues la seule grce
divine. Aussitt aprs avoir cr l'homme de la poussire du sol,
Dieu, dit la Gense, souffla sur sa face un souffle de vie et
l'homme devint un tre vivant (Gn 2, 7): en ce souffle les Pres
ont vu l'me, mais aussi l'Esprit divinsso. C'est parce qu'ils
taient pntrs des nergies divines que l'me et le corps de
l'homme possdaient des qualits surnaturelles. Ainsi, saint Gr-
goire Palamas note que la grce divine compltait par de trs
nombreux bienfaits l'insuffisance de notre nature 581 . C'est par
cette grce aussi que le corps tait rendu incorruptible et immor-
tel582. Saint Athanase parle de l'homme vivant une vie immor-
telle en tant que possdant les dons de Dieu et la puissance
propre qui lui vient du Verbe du Pre583 , et il note que les
hommes taient d'une nature corruptible, mais [que] par la grce

575. Voir ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur l'Incarnation du Verbe, IV, 4; 6;


V,l.
576. C'est l'expression de Sg 2, 23, que cite ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur
l'Incarnation du Verbe, V, 2.
577. GRGOIRE DE NYSSE, Discours catchtique, VIII, 5 ; Homlies sur les
Batitudes, III, 5.
578. Cf. GRGOIRE DE NYSSE, Discours catchtique, V, 6 ; ATHANASE
D'ALEXANDRIE, Contre les paens, 2 ; GRGOIRE PALAMAS, Chapitres physiques,
thologiques, thiques et pratiques, 47.
579. Cf. ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur l'Incarnation du Verbe, Ill, 4 ;
MAXIME LE CONFESSEUR, Ambigua Jean, 10, PG 91, 1156D.
5&0. Voir GRGOIRE PALAMAS, Homlies, LVU, d. 0\konomos, 'P 213.
5&\. Homlies, XXXV\, l'G \5\, <\5lA..
5&1. CL t!.J>...SlLE DE CtsME, Dieu n'est pas la cause des maux, 1 , MA.XlME
l.E CONFESSEUR, Commentaire du Notre Pre, CC'i:.G 13, 'P 6% , Questions
Thalassios, l'ro\0"&\le, CC'i:.G 1, \).11 ; R.GOll.l' hl..AMAS, Chapitres physiques, ,
tholo.giques, t~ique~ et pratiques, <\6 , Homlies, XXXV\, l'G \5\, <\521\. ,. .....
Homelies, LW, e. 01konomos, '{l.l\3. .
5&3. Contre les paens, l. '
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 357

de la participation au Verbe, ils pouvaient chapper cette


condition de leur nature58 4 , qu' cause du Verbe qui tait pr-
sent en eux, la corruption de la nature ne se serait pas approche
d'eux 585 .
Cependant, 1'homme ayant t r libre, il dpendait de sa vo-
lont de conserver ou non cette grce, et ainsi de demeurer dans
cette incorruptibilit et cette immortalit qu'elle lui confrait, ou
au contraire de les perdre en la rejetant586 . Ainsi, lorsque les Pres
affirment que l'homme a t cr incorruptible et immortel, ils ne
signifient pas qu'il ne pouvait pas connatre la corruption ni la
mort, mais qu'il avait par grce et par libre choix la possibilit de
ne pas se corrompre et mourir. Pour qu son incorruptibilit et son
immortalit se maintinssent et lui fussent dfinitivement appro-
pries, il fallait que l'homme conservt la grce qui lui avait t
donne par Dieu, demeurt uni Lui en s'aidant du commande-
ment qu'Il lui avait donn cet effet (cf. Gn 2, 16-17587)588.
C'est donc, selon les Pres, dans la seule volont personnelle de
l'homme, dans le mauvais usage qu'il a fait de son libre arbitre,
dans le pch qu'il a commis au paradis, qu'il faut chercher l'ori-
gine et la cause de la mort589. Leur enseignement suit celui de

584. Sur l'Incarnation du Verbe, V, 1.


585. Ibid., V, 2.
586. Cf. ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur l'Incarnation du Verbe, III, 4 ;
MAxiME LE CONFESSEUR, Questions Thalassios, 61, CCSG 22, p. 89 ; JEAN
DAMASCNE, Expos exact de la foi orthodoxe, Il, 30.
587. Cf. THOPHILE D'ANTIOCHE, Autolycus, 1, 24; Il, 27 ; ATHANASE
D'ALEXANDRIE, Sur 1'Incarnation du Verbe, III, 4 ; JEAN DAMASCNE, Expos
exact de la foi orthodoxe, II, 11; 30; GRGOIRE PALAMAS, Chapitres physiques,
thologiques, thiques et pratiques, 51 ; Homlies, XXIX, PG 151, 369C; XXXI,
PG 151, 388D; LIV, d. Oikonomos, p. 213; LVII, d. Oikonomos, p. 213.
588. Les Pres soulignent cet gard tant la responsabilit de l'homme, lie
son libre arbitre (lequel conditionne un attachement volontaire Dieu), que la
sollicitude de Dieu qui veut non la mort de l'homme mais son immortalit. Voir
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur l'Incarnation du Verbe, III, 4-5 ; IV, 4 ; JEAN
CHRYSOSTOME, Homlies sur la Gense, XVII, 3; 7 ; GRGOIRE PALAMAS,
Chapitre,s physiques, thologiques, thiques et pratiques, 47 ; Homlies, XXXI,
PG 151, 388D.
589. Cf Rm 5, 1'2. Diognte, XII, 2 ; JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, 124 ;
IRNE DE LYON, Contre les hrsies, N, 38, 4; ATHANASE D'ALEXANDRIE, Sur
l'Incarnation du Verbe, III, 4-5 ; IV, 4 ; V, 1-3 ; BASILE DE CSARE, Dieu n 'est
pas la cause des maux, 7 ; GRGOIRE DE NYSSE, Discours catchtique VIII 4
La Cration de 1'homme, XX, PG 44, 200C ; Trait de la virginit X 2 'su;
l'me et la rsurrection, 126, PG 46, 149A; JEAN CHRYSOSTOME, Hom'lie; sur
la Gense, XVII, 7 ; Homlies sur l'ptre aux Romains X 2 MAXIME LE
. CONFES~EUR, Ambigua Jean, 7, PG 91, 1093A ; 10, 56D ;'Questions
Thal~sszos, 61, CCSG 22, p. 89, 93,, 95, 97; JEAN DM4ASCNE, Expos qact de
~ orthodo~e, Il? 30 ; 1!1, 1 ; GREGOIRE PALAMAS, A Xne, 9-10; Chapitres
ues, theologzques, ethiques et pratinues 46 50 51 Homlies XI PG
".25A. , ' ' ' '
358 PERSONNE ET NA TURE

saint Paul : par un seul homme le pch est entr dans ce monde,
et par le pch la mort (Rm 5, 12; cf. 1 Co 15, 21)590.
En choisissant de suivre la suggestion du Malin de devenir
comme des dieux (Gn 3, 5), c'est--dire dieux en dehors de
Dieu, Adam et ve se sont eux-mmes privs de la grce et ont
ds lors perdu les qualits qu'ils lui devaient et qui leur conf-
raient en quelque sorte une condition (ou une modalit d'exis-
tence) sumatureUe59I.
Selon les Pres suivant en cela l'enseignement des saintes cri-
tures, Adam et ve ont transmis tous leurs descendants les maux
qui ont affect leur nature la suite de leur pch, au premier rang
desquels la mortalit592. Adam tait en effet l'archtype, le
principe et la racine de la nature humaine et la contenait en lui
principiellement tout entire593.
La seconde ide de nos auteurs, selon laquelle l'me ne serait
pas immortelle, est galement en dsaccord avec toute la tradition
patristique. Nous nous bornerons renvoyer sur ce sujet l'tude
dtaille que nous avons consacre La Vie aprs la mort selon la
Tradition orthodoxe594 qui, en s'appuyant sur des centaines de
rfrences patristiques, montre que les Pres conoivent de faon
trs prcise cette vie aprs la mort et en dcrivent soigneusement
les diffrentes tapes.

m. Comprhension errone de la victoire sur la mort.

Corrlativement, nos deux auteurs conoivent de manire erro-


ne le dpassement de la mort et l'accs de l'homme la vie ter-
nelle595.

590. Cf. THOPHILE D'ANTIOCHE, Auto/ycus, II, 25; JEAN CHRYSOSTOME,


Homlies sur les statues, XI, 2 ; MAxiME LE CONFESSEUR, Questions Tha-
lassios, 42, CCSG 7, p. 287; GROQJRE PALAMAS, Homlies, XXXI, PG 151,
388BC.
591. Cf. GRGOIRE DE NYSSE, Discours catchtique, V, 11 ; JEAN
DAMASCNE, Expos exact de /a foi orthodoxe, ll;-30; JEAN CHRYSOSTOME, Ho-
mlies sur la Gense, XVI, 4 ; GRGOIRE PALAMAS, Chapitres physiques, tho-
logiques, thiques et pratiques, 46; 48; 66 ; Homlies, 16.
592. Voir entre autres : JEAN CHRYSOSTOME, Homlies sur 1'ptre aux
Romains, X, 2; MARC LE MoiNE, Sur le saint baptme, 18.
593. Voir GRGOIRE DE NYSSE, La Cration de 1'homme, XVI, l'G 44, l85B ;
XXll, 204CD ; MARc LE MOINE, Sur l'union hypostatique, 18 ; GRGO\RE
P .-..LAMAS, Homlies, 5, l'G \50,64-65; 51.
594.\'ar\s, d. du Cen, 1004. j
595. Ct. C. '{ to..NNMUI.S, La Libert de la morale, -p.l6 , La Foi vivante dr,:
l'glise, -p. ?.9-90, \43; l. 'Z.l'Z.\0\JLt>..S, ~~Du -perl>Onn~e \a -perl>Onne )), d~
L 'Etre ecclsial, p. 4\ ; (( Human Ca-pac\ty and Human lncapacity )), p:<\
j
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 359

Pour Yannaras, la mort est dpasse non par la survie de quel-


que lment du compos humain, mais dans la relation Dieu,
plus prcisment par l'amour de Dieu ; la foi en 1'ternit, af-
firme-t-il, c'est l'assurance que cet amour ne cessera pas mais
constituera toujours ma vie, que fonctionnent ou non mes facults
psychosomatiques596 . -
Cette conception personnaliste, purement relationnelle et qui
vacue tout lment appartenant la nature, est peu comprhen-
sible.
D'une part comment l'amour lui-mme peut-il tre constitutif
de la vie ternelle? C'est certes avec amour, ou mme par amour
que Dieu a cr le monde, le fait durer pour un temps et donne
l'homme de vivre ternellement, mais c'est respectivement en tant
que Crateur, que Provident, que Sauveur (qui, en ressuscitant, a
assur tous les hommes de ressusciter la fin des temps) et que
Juge.
D'autre part quel tre - qui n'a aucune facult corporelle,
psychique ou spirituelle pour le recevoir et y rpondre (ou le refu-
ser), et qui est donc dpourvu de nature- s'adresse cet amour? La
conception traditionnelle de l'glise orthodoxe (dont on trouve les
fondements dans l'criture Sainte et qui est explicite par les P-
res) considre que la personne survit aprs la mort avec son me
seule (le corps, qui continue cependant tre le sien, autrement dit
appartenir la personne - raison pour laquelle on se recueille et
on prie sur la tombe des dfunts et on vnre les reliques des
saints - tant retourn la poussire ), et que lors de la rsur-
rection ce corps ressuscitera et que le compos humain sera re-
constitu selon une nouvelle modalit d'existence qui laissera
cependant subsister la dfinition essentielle (logos) de la nature
humaine597

Zizioulas considre d'une manire gnrale que l'homme ne


peut vaincre la mort et accder l'immortalit que dans la rela-
tion, par l'amour et par la libert, en devenant une personne vri-
table598 ou, se!on son expression, une hypostase ecclsiale (la

(= Communio_n and Otherness, p. 247); Christologie et existence, p. 166-167,


170-171, repns dans L'glise et ses institutions, p. 62-63, 66-67.
596. La Foi vivante de l'glise, p. 89-90.
597. Voir mon livre La Vie aprs la mort selon la Tradition orthodoxe Paris
.l'd. du Cerf, 2004, p. 249-259. ,' '
1,r;, .598. Il est noter que cette ide selon laquelle l'immortalit est attache la
_ nne en tant que telle tait dj fortement prsente chez Berdiaev : La
nne est ternelle (Cinq mditations ~ur l'existence, p. 200); La rali-
. de la personne est la ralisation de la communion [... ], le dpassement de
360 PERSONNE ET NA TURE

mort tant lie 1' hypostase biologique ). En ce qui concerne


les fondements thologiques, il prsente deux explications. La
premire est christologique : puisque la mort est lie au cr, elle
ne peut tre dpasse que par 1'incr, et cela n'est possible que
dans la personne du Christ qui unit le cr l'incr; la mort est
donc vaincue pour l'homme dans la communion d'amour avec la
personne du Christ599 dans l'glise600. La deuxime explication
est trinitaire, et nous l'avons dj rencontre prcdemment: si
Dieu est immortel, ce n'est pas d son essence mais son exis-
tence trinitaire. Si Dieu le Pre est immortel, crit Zizioulas,
c'est parce que son identit paternelle, unique et irrptable est
constamment affirme par le Fils et 1'Esprit qui 1' appellent "Pre".
Si le Fils est immortel, cela est d en principe non son essence,
mais au fait qu'il est le monogens (notons ici le concept d'uni-
cit) [... ]. Semblablement, l'Esprit est vivifiant parce qu'il est
communion. La vie en Dieu est ternelle parce qu'elle est person-
nelle, parce qu'elle se ralise comme expression de communion
libre, comme amour. L'immortalit de la personne humaine,
parce que celle-ci a t cre l'image de la Trinit, doit tre
conue selon le mme modle: En la personne, la vie et l'amour
concident: si la personne ne meurt pas, c'est parce qu'elle aime
et est aime; en dehors de la communion d'amour, la personne

cet isolement qui entrane la mort. C'est que, prcisment, la ralisation de la


communion ne connat pas la mort. L'amour est plus fort que la mort (Cinq
mditations sur l'existence, p. 205) ; La personne est indestructible (De
l'esclavage et de la libert de l'homme, p. 23); Dans sa dfense de l'immor-
talit de l'me, la mtaphysique spiritualiste fait preuve d'une incomprhension
totale de la tragdie de la mortnpasse ct du problme de la mort. L'im-
mortalit ne peut tre que totale, elle ne peut tre que l'immortalit de la per-
sonne totale chez laquelle l'esprit prend possession du ct psychique et corporel
de l'homme. Le corps fait partie de l'image ternelle de la personne, et dire que
l'me se spare du corps la suite de la dcomposition et de la perte de sa forme,
c'est proprement parler nier l'immortalit de la personne, de l'homme total. Le
christianisme est oppos la conception spiritualiste de 1'immortalit de l'me, il
croit la rsurrection de l'homme total, c~est--dire du corps aussi bien que de
l'me. [... ]l'immortalit naturelle de l'homme n'~xiste pas: il n'y a que rsur-
rection et vie ternelle de la personne par l'intermdiaire du Christ, par l'union de
l'homme avec Dieu. En dehors de cette rsurrection, il n'y a que dissolution de
l'homme dans la nature impersonnelle (De l'esclavage et de la libert de
l'homme, p. 57-58). ,
599. Cf. Christologie et existence, p. 165-171, repris dans L'glise et ;es
institutions, p. 62-67. Voir aussi Du personnage la personne, dans L 'Etre
ecclsial, p. 39-49.
600. Cf. On Being 0!-hef}}, dans Communion and Otherness, p. 76: En
tant le corps du Christ, l'Eglise existe comme l'hypostasisation de tous les tres
particuliers dans l'unique hypostase du Christ, qui garantit la vrit ontologique,
la survie ternelle, \'aei einai t= \e tou)ours-tre1 de ces tres grce sa rsur-
rection.))
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 361

perd son unicit, devient [ ... ]une chose sans nom et sans identit
absolus, sans visage. Ne plus aimer ni tre aim, cesser d'tre
unique, voil la mort de la personne. Au contraire, manifester
l'unicit de son hypostase par l'amour, voil sa vie6 1 .
Ces deux explications thologiques sont problmatiques. En ce
qui concerne la premire, on ne voit pas comment la personne
humaine peut acqurir l'immortalit par une communion qui fait
l'conomie de sa nature et se situe un plan purement hypostati-
que. En ce qui concerne la seconde, nous avons dj not la confu-
sion qu'elle recle entre ce qui relve de l'essence divine et ce qui
relve des proprits hypostatiques, et nous avons rappel que tous
les Pres sans exception considrent l'ternit de Dieu comme un
attribut commun aux trois Personnes, qui relve de l'essence ou de
la nature divine.
La relation de cause effet tablie entre 1' affirmation de 1'iden-
tit personnelle, l'amour et la communion d'une part et la vie ter-
nelle d'autre part (qui correspond manifestement une extra-
polation d'une conception existentialiste dveloppe notamment
par Berdiaev602 et par Levinas) n'est pas moins problmatique. On
ne voit pas comment l'affirmation de l'identit personnelle d'une
personne par une ou plusieurs autres serait fondatrice de vie ter-
nelle. Et si l'on peut facilement admettre que l'amour et la com-
munion soient spirituellement vivifiants tant pour celui qui aime
que pour celui qui est aim, on conoit mal que 1'amour et la
communion soient par eux-mmes sources d'immortalit pour
celui qui est le sujet ou l'objet. Et cela reste vrai mme si l'amour
que reoit l'homme est celui d'une personne divine, car l'nergie
par laquelle Dieu aime une personne et les nergies par lesquelles
Il la cre et la maintient dans 1' existence, provisoirement ou ter-
nellement, sont des nergies distinctes, raison pour laquelle Dieu
reoit des Noms diffrents: Crateur, Provident, Juge, Donateur
de vie, etc.).
Indpendamment de ces problmes, 1'explication de Zizi ou las
se heurte en deux points la tradition patristique, laquelle affirme
d'une part l'immortalit de l'me (qui permet la survie aprs la
mort) pour tous-les hommes, et d'autre part la rsurrection de tous
les hommes sans exception (voir aussi Jn 5, 28), sans que cette
rsurrection soit conditionne par un tat spirituel particulier (celle

601. Du personnage la personne, dans L'tre ecclsial, p. 41-42. Voir


aussi On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 89, o Zizioulas
raffirme que c'est l'amour et la relation l'autre qui assurent l'identit de la
personne, ce qu'il rsume dans la formule:, Je suis aim donc je suis.
602. Cf. Cinq mditations sur l'existence, p. 205.
362 PERSONNE ET NA TURE

que nos deux auteurs entendent sous la notion de personne, ou


Zizioulas sous celle d' hypostase ecclsiale), sans qu'ils aient
ncessairement aim ou acquis un mode d'existence communion-
nel entre eux et avec le Christ, et sans mme qu'ils aient t mem-
bres de 1'glise. Le destin dfinitif des diffrentes personnes sera
ensuite dcid par le Jugement et rvlera que les uns ont ressus-
cit pour la vie (Jn 5, 29) ternelle heureuse au paradis, et les
autres pour la damnation (ibid.), c'est--dire pour une vie ter-
nelle malheureuse dans l'enfer, o prcisment leur refus de s'unir
librement Dieu, de l'aimer et d'tre aims par Lui sera cause de
leurs souffrances603.

n. Caractre incohrent de la distinction et de la relation


hypostase biologique et hypostase ecclsiale dans la pen-
se de Zizioulas.

la fin de cette section concernant 1' anthropologie et avant


d'aborder celle consacre la spiritualit, il nous faut aborder un
point qui se situe la charnire des deux domaines, savoir la
distinction et la relation des notions d' hypostase biologique
(reue la naissance) et d' hypostase ecclsiale (acquise par le
baptme) dans la pense de Zizioulas604.
Nous avons dj not le caractre problmatique de la notion
d' hypostase biologique o des lments d'ordre naturel sont
confondus avec des lments d'ordre spirituel.
Nous voulons ici mettre en vidence plusieurs autres problmes.
Le premier concerne la cohrence de la pense de Zizioulas
dans l'usage qu'elle fait des notions de personne et d'hypostase.
Zizioulas souligne fortement le fait que les Cappadociens ont r-
alis une rvolution en identifiant la personne 1'hypostase, ce qui
est devenu un acquis dfinitif pour la thologie et 1'anthropologie
orthodoxes. Il souligne fortement le caractre ontologiquement
absolu de 1'hypostase ou de la persnne en opposition avec
l'essence et la nature d'une part et l'individualit d'autre part (cela
parce que l'essence n'existe que par l'hypostase, ceci parce que
l'hypostase ou la personne n'existe qu'en relation). On comprend
mal ds lors que, pour dsigner une ralit qui recouvre peu prs

6()3. 'Sur \'enseignement des "Ptes ce su}et, voit noue tude La Vie aprs la
mort selon la Tradition orthodoxe, "Paris, 1()\)\, \).149-199.
604. Sur ces deux notions, voit ((Du \)etscmnage \a \)etsonne )), dans L 'Etre
ecclsial, p. 41-55. ~
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 363

celle d'individualit (dans sa propre pense, dans la pense de


Yannaras et de tous les personnalistes) il utilise ici la notion d'hy-
postase.
Le deuxime problme peut s'noncer ainsi: l'hypostase d'un
tre est unique ; comment donc _deux hypostases diffrentes peu-
vent-elles coexister en 1'homme ?
Le troisime problme est que ces deux hypostases (biologique
et ecclsiale) ont des caractres radicalement diffrents, et mme
opposs, contradictoires et inconciliables ; comment de tels ca-
ractres peuvent-ils coexister dans le mme tre humain ? Ziziou-
las a manifestement conscience de ce dernier problme. Il lui
donne la solution suivante: l'homme, en tant qu'hypostase ec-
clsiale, apparat non tel qu'il est mais tel qu'il sera : 1'hypo-
stase ecclsiale est lie l'eschatologie, donc l'aboutissement
final de l'existence humaine, ce qui signifie l'intervention d'une
catgorie ontologique nouvelle605 .On ne peut videmment pas
tre satisfait par une telle solution qui laisse ouverte la question du
statut spirituel actuel de 1'tre humain, ainsi que celle de son pro-
grs spirituel, cette dernire question tant rejete avec mpris par
notre auteur comme relevant d'une conception pitiste66, alors
que pourtant, comme la prcdente, elle habite les enseignements
des Pres, qui lui apportent une tout autre rponse que Zizioulas.
Le baptme ne donne pas naissance une nouvelle hypostase
qui vient doubler la prcdente. Il fait accder l'homme la vie
spirituelle, laquelle ne s'oppose pas la vie biologique, mais
l'affranchit des modalits de la nature dchue que celle-ci vhi-
cule. Par rapport celle-ci, le baptme opre une purification de la
nature du baptis; il opre d'autre part (c'est le deuxime effet
principal que lui reconnaissent les Pres) une illumination selon
laquelle, comme le dit saint Maxime, 1'Esprit fait briller sur le
baptis les marques divines de la vertu ; le baptme opre ainsi
dans la personne du baptis un renouvellement (pa/.ingenesia) de
sa nature et par l le rend digne de 1'adoption filiale.
Selon la tradition patristique, la vie spirituelle ne signifie pas
pour le chrtien l'existence d'une nouvelle hypostase, mais cons-
titue une nouvelle modalit d'existence de sa nature dont le Saint-
Esprit, au baptme, lui a donn la grce en le greffant sur la nature
humaine sauve et difie du Christ, lui permettant ainsi de mener
une vie nouvelle en Christ et de faire mourir en lui le vieil
. homme pour que vive l'homme nouveau. Le chrtien, qui

' . 605. Du personnage la personne, dMs L'tre ecclsial, p. 50-51.


_) 606. Cf. ibid., p. 50.
364 PERSONNE ET NA TURE

reste par son corps dtermin par les lois du monde dchu (tant
qu'elles n'auront pas t abolies lors du second avnement du
Christ), connatra certes les passions naturelles, la corruption et la
mort, et il est vrai que l'tat d'impassibilit, d'incorruption et
d'immortalit sont des ralits eschatologiques, qui appartiennent
au monde venir; mais il reoit ds maintenant la grce de n'tre
plus soumis au pouvoir de la passibilit, de la corruption et de la
mort, de mme qu'il reoit ds maintenant la grce d'tre libr de
l'emprise du pch et de la tyrannie du diable. De mme la difi-
cation est-elle pour lui, dans sa perfection, une ralit eschatologi-
que, mais il est dj ici-bas sanctifi et difi dans une certaine
mesure. Le progrs de la vie spirituelle ne se fait pas, pour le
chrtien par le passage d'une hypostase une autre, mais par une
assimilation personnelle progressive de la grce reue en plnitude
au baptme, assimilation qui s'accomplit par l'ascse dans son
double effort, librement consenti, de purification des passions et
de mise en uvre des vertus par la pratique des divins comman-
dements. La sanctification et la dification correspond pour la
personne une transformation de sa nature quant sa modalit
d'existence, c'est--dire que celle-ci reste humaine en son essence
mais acquiert par grce (ou selon l'nergie divine) une modalit
d'existence divine caractrise par les qualits divines dont Dieu a
voulu rendre l'homme participant, et qui se manifestent dans la
ressemblance de l'homme Dieu607.
Les reliques des saints, par leur pouvoir miraculeux et dans
certain cas par l'incorruption de la chair qu'elle conserve, en sont
un tmoignage clatant.

5. Consquences errones pour la vie spirituelle.

a. Une conception rductrice de l'glise et des sacrements.

Pour Yannaras et Zizioulas, conformment leur conception


purement relationnelle de la vie personnelle, 1'glise est avant tout
une synaxe, un rassemblement, une runion des fidles qui leur
permet de mener un mode d'existence personnel, c'est--dire de
vivre librement en communion (et non sous le rgime de

607. Il y aurait videmment beaucoup dire sur ce sujet. Pour un expos


dtaill de la conception de saint Maxime, avec des rfrences divers autres
Pres, voir notre tude La Divinisation de 1'homme selon saint Maxime le
Confesseur, Paris, 1997.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 365

l'individualit, dtermine par les lois naturelles et caractrise


par l'exclusivisme biologique ou social)6os.
Ce rassemblement s'accomplit essentiellement -et mme
exclusivement - dans la Liturgie eucharistique, laquelle est elle
mme centre sur la communion.eucharistique609, si bien que Zi-
zioulas peut affirmer que l'glise elle-mme, dans son essence,
est un vnement de communion610 .
Nos deux auteurs insistent fortement sur la communion qui
s'tablit dans l'glise entre les personnes humains (les fidles), et
ils ont raison de le faire. On peut cependant leur reprocher de pri-
vilgier nettement la dimension horizontale de la communion6 11
au dtriment de sa dimension verticale, qui concerne la relation
Dieu tant de la communaut dans son ensemble que de chaque
fidle en particulier. La relation personnelle (au sens classique) de
chaque fidle Dieu est d'ailleurs fortement et explicitement
dvalorise par Zizioulas, qui y voit une attitude individualiste, la
qualifie volontiers de moraliste, de pitiste, voire de psychologi-
que612 et considre, de manire assez fantaisiste, qu'elle aurait une
origine platonicienne qui, travers Origne et les Alexandrins,
aurait marqu la spiritualit orthodoxe613.
On peut par ailleurs constater que le communionnel se
trouve souvent rduit, chez Zizioulas, au relationnel . Le mtro-
polite de Pergame aboutit ainsi ce genre d'affirmations propos
de l'glise: Toutes choses dans l'glise et l'glise elle-mme
sont parce qu'elles existent en relation6 14 ; l'identit de
l'glise est relationnelle615 ; l'glise est une entit relation-
nelle616. Le relationnel lui-mme parat souvent constituer un

.608. Cf. C. YANNARAS, La Libert qe la morale, p. 71; La Foi vivante de


l'Eglise, p. 149, 150; J. ZIZIOULAS, L 'Etre ecclsial, Introduction, p. 16; Du
personnage la personne, P. 48-49, 51.
609. Cf. J. ZIZIOULAS, L 'glise et ses institutions, passim.
610. Ibid., p. 390.
611. Voir sur ce point la critique de Zizioulas par J. BEHR, The Trinitarian
Being of the Churh , St Vladimir's Theological Quarter/y, 48, 2003, p. 67-68.
612. Voir par exemple Christologie, pneull}atologie et institutions eccl-
siales. Un point de vue orthodoxe, dans Les Eglises aprs Vati~an Il, Paris,
1981, repris dans L'glise et ses institutions, p. 38.
613. Voir L'identit de l'glise, "E<I>TJf.lQLO, 52, 2003, repris dans L 'gli-
se et ses institutions, p. 138-143.
614. Christologie, pneumatologie et institutions ecclsiales. Un point dj:: vue
orthodoxe, dans Les Eglises aprs Vatican Il, Paris, 1981, repris dans L'Eglise
et ses institutjons, p. 38. .
615. L'Eglise comme communion, S.O.P., 181, 1993, repris dans L'Eglise
et ses institutions, p. 107.
616. Ibid., p. 118.
366 PERSONNE ET NA TURE
idal et une valeur en soi6 17, tel point qu'il parat gnralement
inutile l'auteur de prciser le contenu, les modalits et la qualit
de la relation.
Le rassemblement qui selon Zizioulas constitue essentiellement
1'glise est presque toujours rduit par lui la synaxe eucha-
ristique. Le mtropolite de Pergame ne mentionne jamais les
services litur~iques autres que la Liturgie eucharistique, et les
activits de l'Eglise autres que celles qui sont inhrentes celle-ci.
Zizioulas ne conoit pas d'autres sources de grce pour les
fidles que la communion eucharistique elle-mme618 (considre
surtout dans sa dimension relationnelle horizontale), laquelle il
ramne par ailleurs abusivement tous les autres sacrements619
(l' eucharistocentrisme et l'piscopocentrisme tant les deux
fondements de son ecclsiologie).
La nature des sacrements et la vie sacramentelle sont rduites
par Yannaras et par Zizioulas leurs catgories existentialistes et
personnalistes.
Pour Y annaras, les mystres ou sacrements sont avant tout
sept possibilits concrtes qu'a la vie individuelle de s'ordonner
organiquement ou de revenir dynamiquement la vie ecclsiale,
sept possibilits qu'a l'homme de participer personnellement au
mode d'existence du corps de l'glise>> selon lequel il se dgage
de l'individualit autonome pour exister en relation620. L'ide que
les sacrements pourraient transformer le mode d'existence de sa
nature pour la personne qui les reoit, qu'ils donnent la personne
qui y participe de recevoir la grce qui la soutient, la transforme,
la sauve, la sanctifie, la difie est exclue par nos auteurs comme
correspondant une conception individualiste et pitiste.

617. Voir aussi supra, la section intitule Absolutisation et idalisation de la


relation.
618. Zizioulas, qui se rclame volontiers de saint Maxime le Confesseur (mais
en l'interprtant toujours trs librement et sa convenl~Jlce).r devrait relire les
passages des Questions Thalassios o celui-ci voque les formes de commu-
nion non euchlpistique au Christ, notamment trav-ers les logoi de la cration et
les logoi de. l'Ecriture. Au sein de la Liturgie elle-mme est voque plusieurs
reprises une autre forme de communion que la communion proprement eucha-
ristique (en particulier la communion du Saint-Esprit), si bien que l'on peut
dire que les fidles qui participent la Liturgie mais ne participent pas la
communion eucharistique communient tout de mme d'une certaine faon au
Christ et l'Esprit Saint. Cela n'empche pas la communion eucharistique d'tre
la forme la plus leve et la plus complte de communion, la communion par
excellence.
~19. Voir L'glise comme communion, S.O.P., 181, 1993, repris dans
L'Eglise et ses institutions, p. 116.
620. Cf. La Libert de la morale, p. 125-126.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 367
Zizioulas exclut une rception individuelle (ou personnelle au
sens sens classique) de la grce sacramentelle, et rejette la concep-
tion selon laquelle celle-ci aurait une efficacit et permettrait le
progrs spirituel de l'individu/la personne; il ne voit l qu'une
exprience psychologique illusoire. Il considre que la partici-
pation aux sacrements est une intgration la communaut dont la
signification et la porte sont exclusivement relationnelles6 21 .
Le baptme est considr par nos deux auteurs comme librant
1'homme de la ncessit biologique, naturelle, e( comme tant
essentiellement le passage <J'un mode d'existence individuel (qui
correspond, selon Zizioulas, 1'hypostase biologique ) un
mode d'existence personnel (auquel Zizioulas donne le nom
d' hypostase ecclsiale )622 ou l'altrit vritable (ce qui, dans
l'un des derniers essais de Zizioulas fait l'objet d'une insistance
particulire623).
Pour eux, ce mode d'existence est identique celui que le
Christ comme Fils entretient avec le Pre, et le baptis est engen-
dr comme personne par 1'identification de son hypostase celle
du Fils624 .Nous avons dj voqu les problmes que posait une
telle conception de l'identification d'une personne humaine celle
du Fils et de la reproduction par elle de la relation du Fils au Pre.
Notons seulement ici que les fonctions qui sont habituellement
reconnues par les Pres au baptme, notamment celles de purifi-
cation et d'illumination, sont ignores par nos deux auteurs. No-
tons aussi que cette conception du baptme centre sur le Christ
considr sur un plan purement hypostatique en tant que Fils fait
passer au second plan et fait mme oublier le rle essentiel du
Saint-Esprit.
Selon Yannaras, la chrismation signifie la relation de la per-
sonne ointe avec le corps ecclsial, et le sceau appos sur tous les
membres du corps est celui d'une relation perso:pnelle et unique
avec la Sainte Trinit625 . Que l'on relise le texte du rituel de la

621. Voir Christologie, p_neumatologie et institutions ecclsiales. un point de


vu~ orthodoxe, dJIDs- Les Eglises aprs Vatican II, Paris, 1981, repris dans
L'Eglise et ses institutions, p. 37-40, 45.
622. Cf. C. YANNARAS, La Libert de)a morale, p. 127-128; J. ZIZIOULAS,
Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 45-46.
623. On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 80.,.
624. Cf. J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial,
p. 48; Human Capacity and Human Incapacity , p. 438 (= Communion and
Otherness, p. 241) ; On Being a Person. Towards an Ontology of fersonhood ,
p. 43 (= Communion and Otherness, p. 43); C. YANNARAS, La Libert de la
morale, p. 131.
625. Cf. La Foi vivante de l'glise, p. )59-160; La Libert de la morale,
p. 130.
368 PERSONNE ET NA TURE

chrismation : on verra que cette connotation relationnelle que


Yannaras considre comme essentielle en est absente, et que la
signification est au contraire une rception par le fidle des dons
du Saint-Esprit lui permettant d'activer pour Dieu ses diffrentes
facults, et de faire notamment de ses sens des sens spirituels
aptes percevoir le monde spirituel.
Le sacrement de la Pnitence a sa valeur, selon Yannaras, dans
le rtablissement de la relation avec Dieu et ne concerne le pch
qu'en tant que celui-ci est un chec par rapport une telle rela-
tion626. On est particulirement tonn par l'affirmation de Y anna-
ras que la relation du pcheur avec Dieu dans le sacrement du
repentir est la mme relation qu'a le Christ crucifi avec le
Pre627 car cela implique l'ide dogmatiquement errone que le
Christ serait pcheur.
Concernant ce mme sacrement de la Pnitence, Zizioulas lui
attribue exclusivement une fonction de rconciliation avec le pro-
chain et de restauration de communion entre les tres humains628.
L'Eucharistie est moins conue comme la rception du corps et
du sang du Christ qui assimile le fidle Lui, le christifie et le
difie, que comme un acte par lequel l'homme cesse d'tre un
individu pour devenir une personne629 . Elle est considre
comme ce par quoi les baptiss, ayant acquis un mode d'existence
personnel, ralisent le caractre relationnel de leur personnit
dans la communion.
La communion eucharistique est envisage surtout sur le plan
horizontal de la collectivit ou de la communaut ecclsiale630.
Elle est dfinie par Zizioulas comme tant essentiellement une
synaxe63 1, un rassemblement632 qui constitue un rseau relation-
nel633 .
Zizioulas, d'une manire assez floue, lui assigne comme but et
comme effet une reconnaissance existentielle mutuelle : l' eucha-
ristie implique et rvle par dessus tout l'acceptation reconnais-

626. Cf. La Libert de la morale, p. 133-135.


627. Cf. ibid., p. 135.
628. On Being Other ,dans Communion and Otherness, p. 80-81.
629. Cf. J. ZIZIOULAS, La vision eucharistique, du monde et l'homme
contemporain, Contacts, 19, 1967, repris dans L'Eglise et ses inst(tutions,
p. 250 ; cf. L'eucharistie : quelques aspects bibliques, repris dans L'Eglise et
ses institutions, p. 306.
630. Voir L 'E;glise et ses institutions, passim.
631. Voir L'Eglise et ses institutions, p. 308 et passim.
632. Voir ibid., p. 244, 245, 252, 277-279.
633. Cf. C. Y ANNARAS, La Libert de la morale, p. 71. L'expression rseau
rel~tionnel >> est utilise par J. ZIZIOULAS, Du personnage la personne, dans
L'Etre ecclsial, p. 49, 51.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 369
sante de 1' existence de 1'Autre et notre propre existence comme un
don de l'autre. L'essence de l'ethos eucharistique, donc, est
l'affirmation de l'Autre et de tout autre comme un don qui doit
tre apprci et susciter la gratitude634 .
Yannaras quant lui insiste sur~l'unit que l'Eucharistie tablit:
Manger la chair et boire le sang du Christ, crit-il, transforme les
individus en membres d'un corps unique6 35 . )) Elle est ce qui fait
passer l'homme de l'individualit la personnit considre
comme mode d'existence relationnel en communion)). C'est,
crit-il encore, l'acte du boire et du manger transform en change
mutuel de vie dans l'amour, en renoncement la rvolte de
l'existence autonome636. ))
Toute conception de la communion eucharistique considre
comme une communion personnelle (au sens courant) du fidle
avec le Christ est dvalorise comme tant individuelle (c'est--
dire, au sens personnaliste, individualiste) et le fait de considrer
l'Eucharistie comme une source de grce pour la vie spirituelle
(autrement dit la vie en Christ) est rejet comme tant une ide
pitiste637 .

634. On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 90.


635. La Libert de la morple, p. 71.
636. La Foi vivante de l'Eglise, p. 153.
, 637. Cf. J. ZIZIOULAS, L 'Etre ecclsial, Intro,duction, p. 16 ; L'identit de
l'Eglise, 'E<t>TJflQLo, 52, 2003, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 137-
143; La Vision euchari~tique du monde et l'homme contemporain, Contacts,
19, 1967, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 245 o Zizioulas crit de
faon abrupte propos de l'eucharistie : Nous ne devons pas voir en elle un
moyen de grce. L'un des disciples grecs de Zizioulas, S. YANKAZOGLOU,
reprend sur ce point l~s ides de son ma~re (les puisant surtout dans
l'article L'identit de l'Eglise>>, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 138-
141). Il oppost; l'Eucharistie considre comme source et moyen de grce
dispens par l'Eglise (une ide qu'il qualifie de sacrelllentaliste et clrica-
liste qu'il attribue une influence de la thoJogie )Catholique romaine !)
l'Eucharistie comme acte public constitutif de l'Eglise ; il rejette le lien entre
l'Eucharistie et l'ascse personnelle en la considrant comme pitiste et
individualiste ; plus gnraleJ:!lent il dnonce une approche thrapeutique de
l'ecclsiologie qui voit dans l'Eglise un lieu thrapeutique ( Ecclsiologie
eucharistique et spiritualit monastique : rivalit ou synthse, dans J.-M. VAN
CANGH (d.), L 'Ecclsiologie eucharistique, Bruxelles, 2009, p. 80-81, 85). Il
serait facile de lui opposer les innombrables rfrences patristiques qui consi-
drent le salut comme une gurison de l'homme malade du pch et des passions
(voir l'tude de 850 pages que nous avons consacre ce sujet, et qui repose
exclusivement sur les enseignements des Pres, des Saintes critures et des textes
liturgiques : Thjrapeutique des maladies spirituelles, s d., Paris, 2007), et en
consquence l'Eglise, lieu o s'accomplit le salut, comme un lieu de gurison. En
ce qui concerne l'Eucharistie, c'est unanimement que les Pres la considrent et
la pr~entent comme un mdicament (voir ibid., p. 332-333), et les prires
que l'Eglise demande aux fidles de lire IJVant et aprs la communion, pour s'y
prparer puis pour rendre grce, ne cessent d'voquer la gurison qu'elle
370 PERSONNE ET NA TURE

Il est inutile de dire que cette conception rductrice n'est pas


celle de l'vangile, o l'on voit le Christ Lui-mme donner la
communion un sens nettement personnel: celui d'une union
personnelle/individuelle du fidle avec Lui, dont le fidle reoit
personnellement/individuellement un effet spirituellement vivi-
fiant ( Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en
moi et moi en lui. De mme que le Pre, qui est vivant, m'a
envoy et que je vis par le Pre, de mme celui qui me mange, lui
aussi vivra par moi [Jn 6, 56-57]).
Cette conception n'est pas non plus celle des Pres, telle qu'elle
ressort par exemple des prires que les fidles orthodoxes disent
avant et aprs la Communion - prires qui ont t composes par
saint Basile le Grand, saint Jean Chrysostome, saint Symon
Mtaphraste, saint Symon le Nouveau Thologien et saint Jean
Damascne et qui donnent un bon aperu de la conception tradi-
tionnelle de l'glise orthodoxe ce sujet- o chacun demande
Dieu un bnfice spirituel personnel/individuel de la communion
qu'il va recevoir ou qu'il a reue638.

procure. Citons aussi ce sujet cette prire qui se trouve au sein mme de la
Liturgie de saint Basile : Toi-mme, Matre de toutes choses, fais que la
communion au Corps sacr et au Sang de Ton Christ devienne en nous foi sans
peur, charit sans hypocrisie, plnitude de sagesse, gurison de l'me et du corps,
victoire sur tout adversaire, observation de Tes prceptes.
638. Citons seulement ces extraits des premires prires aprs la communion.
Premire prire: Je Te rends grces de m'avoir rendu digne, moi indigne, de
communier Tes purs et clestes Dons. Seigneur, ami des hommes, qui es mort
et ressuscit pour nous, et qui nous as donn ces redoutables et vivifiants
Mystres pour le bien et la sanctification de nos mes et de nos corps, fais qu'ils
gurissent aussi mon me et mon corps, qu'ils mettent en fuite tout adversaire,
qu'ils illuminent les yeux de mon cur, qu'ils donn~nt la paix mes facults
spirituelles, une foi sans honte, un amour sincre, une profonde sagesse, l'obis-
sance Tes commandements, l'accroissement en moi de Ta divine grce et
l'appropriation de Ton Royaume. Conserv par eux dans la sanctification, jecme
souviendrai toujours de Ta grce et dsormais je ne vivrai plus pour moi-mme,
mais pour Toi, notre Seigneur et Bienfaiteur. Lorsque j 'auial ainsi pass ma vie
dans l'esprance de la vie ternelle, j'arriverai un jour au repos sans fm, o ne
cessent jamais le concert des fetes, ni la jouissance sans bornes de ceux qui
contemplent la beaut ineffable de Ta face. Deuxime prire, de saint Basile de
Csare : Matre, Christ Dieu, Roi des sicles et crateur de toute chose, je Te
remercie de tous Tes bienfaits que Tu m'as accords et de la communion Tes
trs purs et vivifiants Mystres. Je T'en prie, fi Dieu bon et ami des qommes,
garde-moi sous Ta protection l'ombre de Tes ailes. Accorde-moi, jusqu' mon
dernier souffle, de recevoir dignement Tes saints Mystres, avec une conscience
pure, pour la rmission de mes pchs et la vie ternelle. Car Tu es le Pain de vie,
la Source de saintet, le Dispensateur des biens. Troisime prire, de saint
Symon Mtaphraste: Toi qui m'as donn volontairement Ta chair en nourri-
ture, Toi qui es un feu qui consume les indignes, ne me brle pas, mon Cra-
teur; mais pntre dans mes membres, dans toutes mes articulations, dans mes
entrailles et dans mon cur. Consume les pines de toutes mes transgressions.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 3 71

Les autres sacrements ou mystres sont logiquement considrs


par nos deux auteurs dans ta mme perspective personnaliste,
comme des moyens pour l'homme de transcender son indivi-
dualit ou son hypostase biologique afin de devenir une per-
sonne.
Selon Zizioulas, les ministres ne doivent pas tre conus dans
une perspective sacramentelle, mais en termes personnels et
existentiels63 9 )>. En ce qui concerne l'ordination (conue elle
aussi comme impliquant une transformation d l'individu en
personne64 ), Zizioulas dfend l'ide qu'il ne s'agit pas d'un
sacrement et que l'vque ou le prtre qui est"ordonn ne reoit
aucune grce individuelle (ou personnelle au sens classique) ni
aucun attribut charismatique li sa personne, mais se trouve
intgr un tissu de relations pour y prendre une certaine place et
une certaine fonction au sein de la communaut ecclsiale641 . Il est

Purifie mon me, sanctifie mes penses, fortifie mes articulations et mes os. Illu-
mine mes cinq sens.,Cloue-moi tout entier dans Ta crainte. Protge-moi toujours,
dfends-moi et garde-moi de toute action ou de toute parole qui donnerait la mort
mon me. Purifie-moi et lave-moi, embellis-moi, amliore-moi, instruis-moi et
illumine-moi. Fais de moi la demeure de l'unique Esprit, et non la demeure du
pch. Et puisque je suis devenu Ta demeure par suite de Ton entre en moi par
la cmpmunion, que tout esprit mauvais et toute passion me fuient comme le feu.
[.. .]. 0 mon Christ[ ... ] fais de Ton enfant un serviteur de lumire.
639. L'eucharistie : quelques aspects bibliques, dans J. ZIZIOULAS, J.-M.
R. TILLARD, J.-J. VON ALLMEN, L'Eucharistie, Paris, 1970, repris dans L'Eglise
et ses institutions, p. 288.
640. J. ZIZIOULA~, L'ordination est-elle un sacrement?, Concilium, 74,
1972, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 347.
641. Voir Christologie, pqeumatologie et institutions ecclsiales. Un point
de vue orthodoxe, dans Les Eglises aprs Vatican Il, Paris, 1981, repris dans
L'glise et ses _institutions, p. 38; L'eucharistie: quelques aspects bibliques,
repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 288 ( il est important que la notion
d"'ordre" et de ministre soit libre d'un sacreJillentalisme objectivant qui
considre le don d'un charisme ou l'ordination au ministre comme des "sacre-
ments". en eux-mmes) ; Les groupes informels dans l'glise. Un point de
vue orthodoxe, dans R. METZ et J. SClll.ICK.(d.), Les Groupes informels dans
l'glise, Strasbourg, 1971, repris dans L'Eglise et ses institutions, p. 324
(J'ordination fait de chaque ministre une entit relationnelle), p. 324-326
(!'.auteur crit netamment: l'autorit qui accompagne tout ministre dans
l'Eglise est conditionnne essentiellement [soulign par nous] par la notion de
communion. Cela signifie qu'aucune autorit ne provient du ministre lui-mme,
comme sa consquence ontologique [...]mais qu'elle consiste justement dans la
relation dans laquelle est plac le ministre par son ordination dans la commu-
naut); L'ordination est-elle un sacrement? Concilium, 74, 1972, repris
dans L'Eglise et ses institutions, p. 341-347 (p. 347, l'auteur crit que dans le
cadre de sa conception la question de savoir si l'individu ordonn diffre du
lac essentia [diffrence d'essence] ou simplement gradu [diffrence de degr]
devient sans importance. Il faudrait plutt considrer la diffrence en termes
d'une spcificit de relation l'intrieur de l'glise); L'vque selon la
doctrine thologique de l'glise orthodoxe, dans G. ROUTHIER et L. VILLEMIN
372 PERSONNEETNATURE

inutile de souligner le caractre rducteur d'une telle conception


qui, une fois de plus, substitue la personne et la relation la
grce642, et qui nie les caractres charismatiques particuliers lis
par les Pres aux ministres ordonns ainsi que la grce que
confre aux ministres leur ordination643.

b. Une conception rductrice du salut et de la dification.

Nos deux auteurs conoivent le salut comme tant essentielle-


ment le passage de l'individualit la personnit.
Cela signifie d'une part que l'homme. se trouve libr des limi-
tes spatio-temporelles lies la nature cre qui marquent l 'indivi-
dualit - ou ce que Zizioulas appelle l'hypostase biologique -,
et en particulier de la mort. Cela signifie d'autre part, dans l'extase
et la communion, l'mergence et la survie ternelle de la per-
sonne en tant qu'hypostase libre, unique, irrptable, en tant
qu'tre aimant et aim644 (ce qui est, selon Zizioulas, la
quintessence du salut645 )646.
Selon Zizioulas, la nature humaine est dfinitivement prison-
nire de ses limites, lesquelles ne sont pas des consquences du
pch, mais lui ont inhrentes par dfinition ; quoiqu'il ad-

(d.), Nouveaux apprentissages pour l'glise, Paris, 2006, repris dans L'glise et
ses institutions, p. 378 ( l'ordination est avant tout une ralit relationnelle),
385 (l'ordination siginifie avant tout faire entrer quelqu'un dans un ordo parti-
culier).
642. Cf. L'ordination est-elle un sacrement? Concilium, 74, 1972, repris
dans L'glise et ses institutions, p. 347: l'ordination n'est pas un sacrement.
La grce du mystre du Christ, c'est--dire l'amour mme de Dieu, a l'aspect
d'une relation et, par consquent, est dcisive de fon existentielle. Cette
conception, qui aboutit un jargon existentialiste, est d'une indigence extrme au
regard de celle que l'on peut lire par exemple dans La Hirarchie ecclsiastique
de Denys l' Aropagite et le trait Sur le sacerdoce de saint Jean Chrysostome.
643. Zizioulas est manifestement moins proche ici d'un coneeption person-
naliste proprement dite que d'une conception de type sociologique structuraliste
selon laquelle, dans un ensemble stuctur, chaque lment ne tient son sens et sa
valeur que de sa relation aux autres lments ete sa place par rapport eux.
644. Du personnage la personne, dans L'tre ecclsial, p. 42.
645. Ibid.
646. Cf. Du personnage la personne, dans L'tre ecclsial, p. 42, 46, 50,
55 ; Human Capacity and Human Incapacity , p. 435 (= Commuftion and
Otherness, p. 238); Christologie et existence, p. 166, repris dans L'glise et
ses institutions, p. 62-63. La pense de YANNARAS est sI]lilaire ; voir La Libert
de la morale, p. 23, 26, 36, 45-46; La Foi vivante de l'Eglise, p. 169. Dans une
confrence donne le 28.03.2011 l'Institut Saint-Serge de Paris, il donnait cette
dfinition purement philosophique du salut, caractristique d'une pense existen-
tialiste o Dieu est absent: Comment peut-on tre sauv, c'est--dire arriver
la plnitude de nos possibilits existentielles ?
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 373
vienne, la nature est condamne poursuivre sa course vers la d-
sintgration et vers la destruction finale, la mort ; elle est non ra-
chetable (unredeemable), et ne peut tre sauve647 . L'homme peut
seulement s'en sauver, s'en chapper par une sortie, une fuite, une
extase de sa personne hors d'elle, la laissant elle-mme et
son triste sort.
Une telle conception exprime certains aspects du salut (la vic-
toire sur la mort, le rtablissement de la communion avec Dieu ...)
mais se montre par ailleurs profondment rductric, ignorant que
le salut est, selon l'enseignement unanime des Pres, une gurison,
dont le Christ fait bnficier la nature humaine, ,de tous les maux
engendrs en elle par le pch ancestral (la mort, mais aussi la
corruption et la passibilit) ainsi qu'une libration par rapport
l'emprise du pch et la domination du diable64 8, et qu'il est
aussi, plus positivement, la restauration, par la grce du Christ,
nouvel Adam, de la nature humaine en son tat originel.

La dification est quant elle considre par Zizioulas comme


la participation J'existence personnelle de Dieu649. Elle est rali-
se au niveau de 1'hypostase650. Selon Zizioulas, en effet, la
distinction entre Dieu et l'homme uni lui ne peut se faire relati-
vement aux natures (divine et humaine) de l'un et de l'autre, car:
1) toute juxtaposition a priori des natures divine et humaine est
une part de l'individualisation qui rsulte de la chute et qui est
surmonte en Christ qui unit Dieu et l'homme; 2) cela signifierait
que la nature humaine cesserait d'tre ce qu'elle est651.
Zizioulas rejette les nergies divines comme mode de commu-
nion entre la nature divine et la nature humaine65 2 Il ignore le fait
que par les nergies divines la nature humaine, dans 1'hypostase
du fidle, peut tre transforme, non pour cesser d'tre ce qu'elle
est (et restera toujours) par essence, c'est--dire nature humaine et
pour devenir nature divine, mais pour accder, en tant que nature

647. Cf <~ On Being Other ,dans Communion and Othemess, p. 63.


648. Comme le constate D. FARROW, dans la pense de Zizioulas la dia-
lectique pch-salut esl confondue avec la dialectique ncessit-libert et celle-ci
finit par se substituer celle-l (cf. Person and Nature :The Necessity-Freedom
.Dialectic in John Zizioulas , dans D. H. KNIGHT (d.), The Theology of John
Zizioulas. Personhood and the Church, Aldershot, 2007, p. 123 et passim).
649. Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 42.
650. Cf. On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 30-31,
n. 51.
651. Human Capacity and Human Incapacity ,p. 447, 440 (=Communion
and Othemess, p. 249, 243).
652. Voir On Being Other , dans Communion and Otherness, p. 30-31
n. 51.
374 PERSONNE ET NATURE

humaine conservant son essence (ou le logos de son tre) un


autre mode (tropos) d'existence, un mode divin d'existence qui se
substitue son mode d'existence dchu653_
Conditionne par sa vision ngative de la nature tant divine
qu'humaine) et de ce qui s'y rattache (les nergies), Zizioulas re-
jette celles-ci hors du champ de la dification au profit d'une
conception hyperpersonnaliste de cette dernire. Il crit notam-
ment : La vue selon laquelle 1'union entre Dieu et J'tre humain
-qui est appele theosis dans la tradition orthodoxe - n'est pas
ralise au niveau de l'hypostase mais seulement celui des ner-
gies parat contestable. Une telle vue, si elle tait accepte, ren-
drait difficile l'identification de la theosis avec l'adoption filiale
(uiothesia). [... ]La theosis n'est pas seulement une question de
participation la gloire de Dieu et d'autres qualits naturelles,
communes aux trois personnes de la Trinit: c'est aussi, ou plutt
par dessus tout, notre reconnaissance et acceptation par le Pre
comme Ses fils par grce, dans et par notre incorporation son
Fils monogne par nature. En consquence, c'est au niveau hy-
postatique - 1'hypostase du Fils - que la theosis est ralise par
notre adoption par grce (= dans l'Esprit) comme fils dans le
Fils654 Zizioulas identifie la dification l'adoption filiale afin
de la situer exclusivement au plan hypostatique tant divin qu'hu-
main, et comprend en outre cette adoption filiale comme une
adoption dans 1'hypostase du Fils. Il cite un certain nombre de
rfrences des textes patristiques qui, selon lui, justifient cette
double conception.
La relation de l'adoption filiale avec la personne du Fils est in-
dniable. Notre critique de Zizioulas ne porte pas sur ce _point,
mais d'abord sur le fait qu'il conoive l'adoption filiale dans un
sens trop troit: celui d'un rapport exclusif avec l'hypostase du
Fils, considr dans sa particularit hypostatique de Fils, ce rap-
port prenant en outre une forme personnelle au sens personnaliste
qui exclut la nature. Notre critique porte ensuite sur 'l'identifi-
cation abusive par Zizioulas de la divinisation avec l'adoption
filiale. La premire remarque que l' 011_ peut faire 1' encontre de
l'interprtation trop exclusive de Zizioulas, c'est que si les Pres
considrent toujours le Christ comme mdiateur de l'adoption
filiale (et aussi de la divinisation) c'est en rapport non seulement

653. Voir J.-C. LARCHET, La Divinisation de l'homme selon saint Maxime le


Confesseur, Paris, 1996, p. 582 s.
654. Voir On Being Other, dans Communion and Otherness, p. 30-31,
n. 51.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 375

avec sa particularit hypostatique de Fils mais encore avec son


statut de Verbe incarn, de Dieu-homme, mdiateur entre Dieu et
les hommes. Dans les remarques des Pres sur l'adoption filiale, le
rle de l'Esprit Saint est aussi trs souvent voqu (parfois sans
qu'il soit fait allusion au Fils !),_et trs souvent un rapport direct
est tabli avec le Pre, dont la paternit est considre dans un
sens plus large que sa paternit par rapport au Fils, ceux qui sont
adopts tant considrs non comme fils au sens troit mais
comme enfants ; on peut mme constater que la paternit est envi-
sage comme tant une paternit de Dieu entendy non comme le
seul Pre mais comme Trinit. La deuxime remarque critique que
l'on peut adresser Zizioulas, c'est que les Pres distinguent
habituellement adoption filiale et divinisation655, parce qu'il s'agit
de deux processus aboutissant deux tats allant de pair et
complmentaires mais nanmoins diffrents656.
Ces remarques sont confirmes par un examen attentif des
textes de saint Maxime le Confesseur, que Zizioulas considre
juste titre comme des rfrences majeures car nul parmi les Pres
n'a autant approfondi la rflexion sur l'adoption filiale et la divini-
sation.
Dans notre vaste tude consacre La Divinisation de 1'homme
selon saint Maxime le ConfesseU1657, nous avons montr que ce
dernier distingue toujours divinisation et adoption filiale et que,
tout en les associant, il se garde de rduire l'une l'autre et subor-
donne l'adoption filiale la divinisation plutt que l'inverse. Nous
avons rfut cet gard l'interprtation no-thomiste de la
conception maximienne de la divinisation dveloppe par les do-
minicains de l'cole Le Guillou (J.-M. Le Guillou, J.-M. Gar-
rigues, A. Riou, F. Heinzer ... ) dont la conception de Zizioulas se
rapproche fortement sur ce point comme sur'd'autres (notamment

655. C'est le cas aussi dans des textes cits en rfrence par Zizioulas dans la
note o il prtend tablir l'identit des deux: ATHANASE D'ALEXANDRIE, Contre
les paens, 1, 39, PG 26, 92 (si tous ceux qui ont t appels fils et dieux, soit
sur la terre, soit aux cieux, ont t faits dieux par l'entremise du Verbe... );
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Le Christ est un, SC 97, p. 382 (cit infra); Dialogues
sur la Trinit, VII, SC 246, p. 180,
656. Il est intressant de voir que, dans un passage de son dialogue Le Christ
est un (passage cit en rfrence par Zizioulas ), saint Cyrille d'Alexandrie tablit
un parallle entre les fidles et le Christ tout en distinguant filialit et divinit :
Aucune infriorit dans notre situation ; Dieu le Pre nous a octroy les mmes
biens [qu'au Christ]. Par grce en effet nous sommes nous aussi fils et dieux [ce
que Lui est par nature] (SC 97, p. 382). On notera aussi que le Christ lui-mme
tablit cette distinction entre filialit et divinit : Je vais vers mon Pre et votre
Pre, mon Dieu et votre Dieu (Jn 20, 17).
657. Paris, 1996, p. 616-626 et passim.
376 PERSONNE ET NA TURE

celui du rejet de la thologie orthodoxe traditionnelle des nergies


divines). Il nous parat utile de rappeler ci-dessous les points prin-
cipaux de notre analyse.
Saint Maxime affirme maintes reprises que celui qui en est
digne devient non seulement dieu par grce, mais encore fils de
Dieu par adoption filiale (uiothesia, terme utilis par saint Paul).
Il y a sans aucun doute un rapport privilgi entre 1' adoption fi-
liale du fidle et la condition du Fils de Dieu par r_;ipport Son
Pre, celui qui en est digne devenant par grce ce que le Fils est
par nature, selon une vue traditionnelle658 qui a sa racine dans
l'enseignement de saint Paul659. Saint Maxime tablit plusieurs
fois ce rapport, mais il importe de remarquer qu'il le fait de
manire assez souple660, et non de manire rigide comme le fait
Zizioulas. Par ailleurs on peut constater que saint Maxime a de
l'adoption filiale et de la filialit une vision trs large ( la diff-
rence de la vision troite de Zizioulas). La notion d'adoption fi-
liale signifie principalement, selon lui, que 1'homme accde une
nouvelle condition, spirituelle et surnaturelle : par elle il devient
enfant (teknon66I) de Dieu (cf. Jn 1, 12 ; 1 Jn 3, 1-2) au lieu
d'enfant de la chair. Pour cette raison, celui qui est adopt peut
apparatre comme devenant, certes et d'une manire privilgie,
fils du Pre, mais aussi fils du Fils662 et fils du Saint-Esprit qui

658. Voir par exemple ATHANASE D'ALEXANDRIE: Ils ne sauraient devenir


fils, ceux qui sont des cratures par nature, s'ils n'accueillent l'Esprit de Celui
qui l'est par nature et vritablement (Contre les Ariens, Il, 59, PG 26, 273A).
659. Cf. Ga 4, 6.
660. Dans le Commentaire du Notre-Pre cependant, Maxime distingue ceux
qui sont l'objet d'une adoption filiale par grce et le Fils par nature de Dieu
(CCSG 23, p. 42). Plus loin, il note que le Christ nous rend communiants la
nature divine (2 P 1, 4) par la participation de l'Esprit selon la grce, par laquelle
nous recevrons le titre d'enfant de Dieu en nous revtant tout entiers[... ) de Celui
qui est Lui-mme l' accomplisseur de cette grce et qui est selon la nature Fils du
Pre, de qui, par qui et en qui nous avons et aurons l'tre, le mouvement et la
vie (ibid., p. 70). On peut remarquer ici que les qualits communiques par le
Fils aux fidles (l'tre, le mouvement et la vie) sont des qualits appartenant en
commun aux trois Personnes de la Trinit, la divinit (cf. Ac 17, 27-28), et non
des qualits propres Son hypostase de Fils.
661. Ce terme plus gnral est volontiers employ par Maxime la suite de
l'aptre Jean. Cf. Commentaire du Notre-Pre, CCSG 23, p. 42.266 ; CCSG 23,
p. 70.777. Ambigua Jean, 1, PG 91, 1092C ; 42, PG 91, 1348D. Mystagogie,
XXIV, PG 91, 712A, Sotiropoulos, p. 250.187; Questions Thalassios, 9,
CCSG 7, p. 79.9. Cf. BASILE DE CSARE, Sur le Saint-Esprit, XV, 36, SC 17 bis,
p. 370.
662. Ainsi I'Ambiguum 10 voque le Verbe Se faisant, par une loi spiri-
tuelle, des fils adoptifs de ceux qui en sont dignes, et [devenant] le Pre de ceux
qui en sont dignes par leur vertu et leur connaissance (Ambigua Jean 10, PG
91, 1121B). Il est intressant aussi de voir Maxime prciser que les saints
deviendront<< cohritiers du Christ (Rm 8, 17) selon l'conomie par la puissance
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 377
sont galement Dieu. La notion d'adoption filiale signifie aussi
que celui qui en est digne fait ainsi, par grce, partie de la famille
de Dieu, est tabli dans Sa proximit et Son intimit663, reoit en
partage les biens paternels et en devient 1'hritier664 (cf. Rm 8,
17;Ga4,7)665. _

de l'inhominisation, Lui qui S'est appropri toute la nature. Car le Christ, tant
par nature Dieu et homme, nous Le recevons en hritage sumaturellement par
grce, en tant que Dieu, selon une ineffable participation ; et cause de nous,
. S'appropriant nous-mmes en une forme comme nous en tant qu'homme, Il
hrite avec nous de Lui-mme en une indicible condescendane (Questions
Thalassios, 59, PG 90, 612CD, CCSG 22, p. 59.226-232).
663. Cf. Ambigua Jean, 10, PG 91, 1140B: selon l'amour de Dieu est
accorde, d'une faon qui convient Dieu, l'adoption filiale et d'tre ainsi conti-
nuellement dans une relation d'intimit avec Dieu et de se tenir auprs de Lui.
664. Cf. Mystagogie, XXIV, PG 91, 712A, Sotiropoulos, p. 250.187, o il cite
ce verset de saint Luc (15, 31) : Mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce
qui est moi est toi. Cette citation (qui se rfre la parabole du fils
prodigue, que Maxime voque aussi dans les Ambigua Jean, 31, PG 91,
1277BC) figure dans un passage o Maxime distingue les fidles, les vertueux et
les gnostiques, correspondant aux commenants, aux progressants et aux parfaits,
correspondant encore aux esclaves, aux mercenaires et aux fils, cette dernire
distinction tant faite par plusieurs prdcesseurs de Maxime auxquels il l'a
visiblement emprunte (cf. BASILE DE CSARE, Rgles brves, Prologue, PG 31,
896B. PSEUDO-BASILE, Contre Eunome, V, PG 29, 741B. GRGOIRE DE
NAZIANZE, Discours, IV, 53, SC 309, 166; XL, 13, SC 358, p. 224. GRGOIRE DE
NYSSE, La Vie de Morse, 320, SC 1, p. 326 ; Homlies sur le cantique des
cantiques, 1, PG 44, 764B ; 15, PG 44, 1112CD. DOROTHE DE GAZA,
Instructions spirituelles, IV, 48, SC 92, p. 222). Esclaves sont ceux qui pmtiquent
les commandements par crainte. Mercenaires sont ceux qui supportent les
afflictions dans l'espoir d'une rcompense future. Fils sont ceux qui, ni par
crainte des menaces, ni par dsir des choses annonces, mais par manire d'tre
et par tat de la tendance et de la disposition de l'me selon la gnm vers le
bieb, ne se sparent jamais de Dieu, comme ce fils auquel il a t dit : "Mon
enfant, tu es toujours avec moi, et ce qui est moi est toi", tant selon la
position [variante : selon la divinisation] dans la grce, autant qu'il est possible,
ce que Dieu est et est cru tre selon la nature et la cause (XXIV, PG 90, 709D-
712A, Sotiropoulos, p. 250). Ce texte cependant prsente l'attachement perma-
nent Dieu (dans l'amour notamment) comme condition pralable et permanente
de la divinisation (1.-H. DALMAIS, qui cite ce passage, note assez justement que
cette attitude connat un achve11Jent dans la divinisation [La manifestation du
Logos dans l'homme et dans l'Eglise. Typologie anthropologique et typologie
ecclsiale d'aprs "Qu. Thal.", 60 et la "Mystagogie", dans F. HEINZER et
C. SCHONBORN (d.-) Maximus Confessor, Actes du Symposium sur Maxime le
Confesseur, Fribourg, Suisse, 1982, p. 24]), et n'voque pas, comme le voudmit
J.-M. GARRIGUES en en inversant et en en confondant les termes, la position
divinisatrice que Dieu cause par grce en l'homme" comme mode de son
existence filiale et habitus de sa disposition libre envers le bien (L'nergie
divine et la grce chez Maxime le Confesseur, /stina, 19, 1974, p. 286).
L'attitude filiale dont il s'agit dans ce texte constitue d'ailleurs un tat vertueux
d'amour, et doit tre distingue de l'adoption filiale laquelle Maxime, dans ce
passage, ne fait du reste pas explicitement allusion. Quand bien mme ce serait le
cas, on ne saurait voir dans la rfrence ce que Dieu est selon la cause
l'indication de la causalit par grce d'une position divinisatrice comme mode
d'existence filial, mais la distinction tablieJ entre le fait que Dieu pour l'homme
378 PERSONNE ET NATURE
Saint Maxime affirme que celui qui en est digne devient enfant
ou fils de Dieu par adoption pour signifier qu'il ne l'est pas par
gnration naturelle selon l'hypostase du Pre, comme c'est le cas
pour le Fils, sans quoi il serait comme celui-ci Dieu par nature.
Bien que l'adoption signifie une filiation tablie par reconnais-
sance, par dcret, par institution (selon ce qu'indique le mot thesis
qui compose le mot uiothesia), saint Maxime assimile volontiers
l'adoption filiale l'engendrement, mais accompli de manire spi-
rituelle et selon la grce, une condition surnaturelle. Il note ainsi
que le Verbe donne l'adoption filiale en faisant don par l'Esprit,
dans la grce, de l'engendrement surnaturel d'en haufi66 . Saint
Maxime insiste sur cet engendrement lorsqu'il voque la figure de
Melchisdec : vertueux et ayant surpass par la connaissance tout
temps et tout sicle, laissant derrire lui sciemment par la
contemplation tout ce qui est aprs Dieu [...}le divin Melchisdec
est engendr par le Verbe, selon la grce, dans l'Esprit, aux
ralits divines sans commencement et immortelles, et porte en
lui, sauve et vritable, la ressemblance du Dieu qui l'a engendr
(puisque tout engendrement fait que l'engendr est de naissance le
mme que l'engendreur : "Ce qui est n de la chair est chair, ce
qui est n de l'Esprit est esprit" [Jn 3, 6])667 . propos de
Melchisdec, saint Maxime prcise encore: Ce n'est pas par [la]
nature, cre et issue du non-tre, qu'il a commenc et cess
d'exister, mais par la grce divine et incre, et qui est ternelle-
ment au-dessus de toute nature et de tout temps, et qui vient de
Dieu, l'tant ternellement, selon laquelle seule, absolument, il a
t reconnu avoir t engendr, tout entier librement668.

est Pre par grce tandis qu'Il est cause par nature, ou que l'homme est engendr
naturellement par Dieu en tant que Cause, tandis qu'il est engendr
gracieusement par Dieu en tant que Pre, comme cela apparat dans ce passage
du Commentaire du Notre-Pre : le commencement de la prire du Notre-Pre
nous enseigne nous annoncer nous-mmes la grce de la filiaQ9n, puisque
nous sommes dignes d'appeler Pre par grce Celui qui par natUre nous a crs
(CCSG 23, p. 42. Cf. ibid., p. 71.791-792).
665. Cf. Questions et difficults, 168, CCSG 10, p. 117.8-14.
666. Commentaire du Notre-Pre, CCSG 23, p. 32.97-98. Cf. ibid., p. 42. Cf.
aussi Centuries sur la thologie et l'conomie, Il, 27, PG 90, 1137B o Maxime
voque celui qui sera engendr en Dieu par la grce et qui tout ce qui est
aprs Dieu sera soumis.
667. Ambigua Jean, 10, PG 91, 1140CD.
668. Ibid., 1140AB. Saint Maxime cite alors l'affirmation de saint Paul qu'il
est devenu semblable au fils de Dieu (He 7, 3), et note que cela laisse
entendre qu' il a t tout entier qualifi et chang par Dieu, et que tout saint
qui offre les prmices de la beaut divine est aussi par l dclar type de Dieu
qui lui en a fait le don, et qu' en se montrant tel, le grand Melchisdec, lui
aussi, par la vertu divine insre en lui, a mrit d'tre une icne du Christ de
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 379

Dans les passages prcdents (et dans les suivants), on peut


constater que l'adoption filiale n'implique pas une conception de
la filialit au sens troit qui la subordonnerait la filialit du Fils
par rapport au Pre et qui ferait de l'hypostase du Fils en tant que
telle passage oblig de l'adoption filiale (c'est en tant que Verbe
incarn, en tant que Dieu-homme; que le Fils est mdiateur de
cette adoption filiale), et trs souvent c'est dans un rapport direct
au Pre ou l'Esprit que saint Maxime l'voque.
Cet engendrement spirituel qui fait que le fidle devient fils de
Dieu par adoption tait, rappelons-le, inscrit dans la vocation du
premier homme : l'origine, l'homme est venu l'existence
l'image de Dieu assurment pour tre engendr par l'Esprit selon
le choix et acqurir en outre la ressemblance qui lui surviendrait
grce l'observance du commandement divin, afin que le mme
homme, modelage de Dieu selon la nature, soit fils de Dieu et dieu
par l'Esprit selon la grce. Il n'tait pas possible autrement que
l'homme cr ft dclar fils de Dieu et dieu selon la divinisation
[qui vient] de la grce, s'il n'tait au pralable par son choix n
grce l'Esprit [... ]669.
Adam ayant nglig volontairement 1' engendrement spirituel
[ partir] de l'Esprit670 , c'est le Christ qui a rtabli mystique-
ment l'engendrement en Esprit671 ,et cela en se faisant baptiser.
Maxime insiste particulirement sur le fait que le baptme du
Christ constitue un engendrement l'adoption filiale6 72 et note
que par l le Christ a ouvert tous ceux qui le veulent la possibi-
lit de devenir enfants de Dieu673.
Cette possibilit, acquise par le Christ, est donne chaque
chrtien lors de son baptme674 . Le baptme (et mme dj la
simple foi qui le prcde) autorise dj le fidle appeler Dieu

Dieu (ibid., 1141BC). Voir Mystagogie, XXIII, PG 91, 701B, Sotirol>oulos, p.


241, o un rapport est galement tabli entre adoption filiale et ressemblance
Dieu, celle-ci apparaissant comme la condition de celle-l. D'un autre point de
vue, dans le Commentaire du Notre-Pre, Maxime va jusqu' considrer que
celui qui est adopt comme fils au baptme doit manifester les caractres de
Celui qui l'a adopt et pour cela mener une vie conforme Lu~ non seulement en
se montrant Son enfant par ses actions, mais encore en L'imitant comme Pre
(CCSG 23, p. 42). Ces textes confirment de faon claire que Maxime ne conoit
pas l'adoption filiale dans le sens troit d'une assimilation au Fils en tant que tel,
c'est--dire dans ses caractristiques hypostatiques relativment Son Pre.
669. Ambigua Jean, 42, PG 91, 1345D.
670. Ibid., 1348C.
671./bid.
672. Cf. ibid., 1348B. Cf. 1348C.
673. Cf. ibid., 1348D.
674. Cf. Mystagogie, XXIV, PG 91, 712B, Sotiropoulos, p. 251.195-196.
Commentaire du Notre-Pre, CCSG 23, p:'32. Lettres, 12, PG 91, 497A, 504B.
380 PERSONNE ET NA TURE

Pre et s'annoncer ainsi lui-mme la grce de l'adoption fi-


liale675 qu'il recevra ultrieurement en plnitude s'il en est digne.
L'adoption filiale reue au baptme n'est en effet, selon Maxime,
que potentielle. Pour qu'elle devienne adoption filiale en acte,
l'homme doit garder le don reu au baptme et le faire fructifier
par la pratique des commandements, par les vertus et la connais-
sance676. C'est aux plus hauts degrs de sa vie spirituelle qu'il
reoit 1' adoption filiale en acte et en plnitude, comme 1'indique
Maxime plusieurs reprises. Le texte majeur ce sujet est un
passage de la 6e des Questions Thalassios : Double est en nous
le mode de l'engendrement [qui vient] de Dieu. L'un donne toute
la grce de l'adoption filiale prsente en puissance ceux qui sont
engendrs ; l'autre l'introduit tout entire prsente en acte, en
transformant le libre choix de celui qui est engendr pour Dieu qui
l'a engendr6 77 (on voit ici encore que saint Maxime, contrai-
rement la conception de Zizioulas, ne lie pas spcialement cet
engendrement la personne du Fils).
D'autres textes montrent que saint Maxime conoit l'adoption
filiale qu'il voque aux cts de la divinisation comme l'adoption
filiale reue au baptme, mais possde en acte et en plnitude.
Ainsi, propos de la prire du Notre-Pre, il crit : La trs sainte
et vnrable invocation du grand et bienheureux Dieu le Pre est
le symbole de l'adoption filiale qui sera donne subsistante et
relle selon le don et la grce du Saint-Esprit, selon laquelle, toute
particularit humaine tant vaincue et couverte par la venue en eux
de la grce, seront appels et seront rellement fils de Dieu tous
les saints qui, par leurs vertus, se seront orns ds prsent splen-
didement et glorieusement, de la beaut divine de la bont678.
On voit qu'il y a des degrs dans l'adoption filiale et que si cer-
tains textes en voquent le don comme potentialit, d'autres mon-
trent l'homme sur la voie de son acquisition effective, d'autres
enfin montrent celui qui en est digne la recevant de Dieu en plni-
tude679.

675. Cf. Commentaire du Notre-Pre, CCSG 23, p. 42.


676. Voir notamment ibid., p. 32. Questions Thalassios, 6, CCSG 7, p. 69-
71 ; 9, CCSG 7, p. 79.8-10 ; 61, CCSG 22, p. 99.239-246. Centuries sur la
thologie et l'conomie, 1, 77, PG 90, 1112B.
677. Questions Thalassios, 6, CCSG 7, p. 69.8-13. Cf. la suite de la
Question jusqu' la fin. Voir aussi Questions Thalassios, 61, CCSG 22,
p. 99.240-242.
678. Myst., XX, PG 91, 696CD, Sotiropoulos, p. 234.
679. Ainsi saint Maxime a en vue le deuxime degr lorsqu'il considre que
1'Aptre appelle juste )) le croyant et celui qui a gard la grce reue au
baptme et conserve inviole travers maintes afflictions l'adoption filiale
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 3 81

Divinisation et adoption filiale tant souvent prsentes de pair


par saint Maxime680, on pourrait penser qu'elles signifient la
mme chose, d'autant que dans l'Ambiguum 42 saint Maxime
rappelle une formule utilise plus haut, l'engendrement l'adop-
tion filiale spirituelle ou encore l'engendrement l'adoption
filiale, en notant : j'entends -l'engendrement, [qui vient] de
l'Esprit, la divinisation681 .Le fait que saint Maxime les distin-
gue dans la plupart des cas montre cependant qu'il ne les identifie
pas. En consquence, on ne peut pas purement et simplement assi-
miler l'adoption filiale la divinisation ni, comme tendent le
faire certains commentateurs aux cts desquels se range Ziziou-
las, rduire celle-ci celle-l, et par voie de consquence assimiler
la divinisation la participation un mode filial d'exister d'ordre
hypostatique auquel l'adoption filiale est elle-mme rduite par
eux.
On pourrait considrer qu'il y a entre les deux une certaine
complmentarit et que la divinisation se rapporte la nature tan-
dis que 1' adoption se rapporte 1'hypostase. Mais saint Maxime,
tout en considrant que la divinisation affecte la nature selon un
certain mode, ne l'envisage pas indpendamment de l'hypostase
qui la possde, et d'autre part il envisage l'adoption filiale dans la
ligne d'un engendrement une autre condition qui n'implique pas
seulement une dimension personnelle, mais aussi une dimension
naturelle en rapport d'une part avec la chute et d'autre part avec la
rgnration de la nature humaine par le Christ en Lui puis dans
les hommes682 ; il est significatif cet gard que la filiation soit
mise troitement en rapport avec le baptme du Christ et avec le
baptme de l'homme.
En ralit, l'affirmation que l'homme devient la fois dieu et
fils adoptif par grce correspond au fait que Dieu est la fois Dieu
et Pre (dans un sens large )683.

reue par l'Esprit Saint (Questions Thalassios, 61, CCSG 22, p. 103.300-
303), tandis qu'il envisage le dernier degr lorsqu'il voque l'intellect
thophore, irradiant les purs rayons de 1'Esprit, par lesquels est transform en ce
qu'il y a de plus divin celui qui est jug digne par le Pre de l'univers d'tre
adopt comme fils (Lettres, 19, PG 91, 589C).
680. Voir notarnmentAmbigua Jean, 42, PG 91, 1345D.
681. Ambigua ad lohannem, 42, PG 91, 1348B etC.
682. Cela est un argument de plus pour exclure une interprtation en termes
purement hypostatiques.
683. Une telle affirmation n'a rien de nouveau. On la trouve en Ps 81, 6 :
J'ai dit : Vous tes des dieux, et tous des fils du Trs-Haut, et chez les
prdcesseurs de Maxime, notamment ATHANASE D'ALEXANDRIE, Contre les
Ariens, 1, 38, PG 26, 92B ; 39, PG 26, 93A; Ill, 19, PG 26, 361C ; 25, PG 26,
376B.
382 PERSONNEETNATURE
Il apparat cependant, d'aprs certains textes, que saint Maxime,
bien qu'il voque souvent de pair adoption filiale et divinisation,
non seulement les diffrencie, mais encore ne les situe pas au
mme niveau, l'adoption filiale paraissant prcder la divinisation
et la conditionner684 Ainsi dans ce passage de la Mystagogie :
La bienheureuse invocation du grand Dieu et Pre et l' excla-
mation du "Un seul saint" et de ce qui suit, et la participation aux
saints et vivifiants mystres signifient 1'adoption filiale, l 'unifi-
cation, l'appropriation, la divine similitude et la divinisation op-
re par la bont de notre Dieu l'gard de tous les dignes685 ,
l'adoption filiale correspondant l'invocation du Notre-Pre, la
divinisation la participation aux mystres 686. Cela correspond
d'ailleurs une certaine logique puisqu'il faut avoir dj t
adopt pour pouvoir tre admis partager les biens paternels et
en recevoir l'hritage.

c. Une ignorance de la possibilit de transfigurer la nature hu-


maine et les caractres individuels.

Ce processus du salut et de la dification de l'homme com-


mence par une conversion qui, par une synergie de son libre effort
volontaire conjugu la grce de Dieu, n'abolit pas la nature elle-
mme, comme le veulent nos deux auteurs, mais change d'orien-
tation ses puissances ou facults (uvlif.lEL) en les faisant agir (en
mettant en uvre leur nergie) vers Dieu, dans un sens conforme
la volont de Dieu mais qui est aussi conforme au dynamisme
profond de la nature telle que Dieu l'a voulue, l'a cre et l'a res-
taure en Christ. Comme le note V. Harrison, les particularits
naturelles ne doivent pas tre supprimes mais plutt rorientes
vers Dieu, pleinement dveloppes et transfigures68? .

684. Cf. L-H. DALMAIS dans ses premires uvres (cf. L'anthropologie
spirituelle de saint Maxime le Confesseur,- Recherches et dbats du Centre
catholique des intellectuels franais, 36, 1961, p. 209 ; La Fonction unificatrice
du Verbe incarn dans les uvres spirituelles de saint Maxime le Confesseur,
Sciences ecclsiastiques, 14, 1962, p.- 458 = Introduction Saint Maxime le
Confesseur, Le mystre du salut, Namur, 1964, p. 47).
685. Myst., XXIV, PG 91, 709C, Sotiropoulos, p. 249.163-168.
686. Maxime voque l'engendrement en esprit et la grce de l'adoption
filiale pour (Ei) la divinisation (Thal., 63, PG 90, 685C, CCSG 22, p. 177.487-
489), mais on ne peut pas considrer que le ei signifie ncessairement en vue
de et implique un rapport de subordination.
687. Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir 's Theological Quar-
ter/y, 33, 1989, p. 291.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 383

Le mme auteur note juste titre que les caractres individuels


(que Yannaras et Zizioulas traitent d'une manire pjorative sous
prtexte qu'ils sont des lments communs diffrents hommes et
relvent donc de la nature, et non de la personne qui est unique)
sont eux-mmes appels non pas tre combattus ou nis, mais
tre orients positivement vers Dieu. Considrs dans les rapports
avec les autres, ils ne sont pas forcment des marques d'gosme
ou d'gotisme (comme si individualit signifiait individualisme),
mais deviennent des instruments permettant d'tablir la relation et
de se donner aux autres travers eux et en eux688.

d. Une minimisation du rle de la grce divine.

Aussi bien chez Yannaras que chez Zizioulas, la grce divine


est trs rarement voque et ne parait jouer qu'un rle minime
dans la vie spirituelle et dans le salut de l'homme689.
L'une des raisons en est que, comme plusieurs auteurs l'ont re-
marqu690, dans le systme de Yannaras et surtout de Zizioulas, la
notion de personne s'identifie pratiquement la grce691 jusqu'
se substituer elle et la rendre inutile: l'homme n'a pas besoin
de la grce pour dpasser les limites de la nature, puisqu'il les
dpasse en tant que personne, ontologiquement et par son pouvoir
extatique; il n'a pas besoin de la grce pour tre sauv et difi
puisque sa personne, dans la ralit eschatologique dont elle est
dj porteuse hic et nunc, trouve dj son accomplissement et sa
perfection.

688. Y annaras on Person and Nature , St Vladimir 's Theological Quarter-


ly, 33, 1989, p. 292; cf. Zizioulas on Communion and Othemess , St. Vladi-
mir 's Theological Quarterly, 42, 1998, p. 287.
689. Sur cette question, voir aussi ce que nous avons dit prcdemment sur la
faon dont nos delJX auteurs conoivent les nergies divines.
690. Cf. 1. IcA jr., Persoanil sau/~i ontologie n gndirea ortodoxil contem-
poranl\ , p. 374, et N. LoUDOVIKOS, Person Instead of Grace and Dictated
Othemess: John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop Journal, 48,
2009,p.3. -
691. ZIZIOULAS parle par exemple de la grce totalement libre de la per-
sonne (Communion and Othemess, p. 10). Dans le mme passage, il met en
parallle le pouvoir totalement libre par lequel Dieu cre le monde avec la grce
totalement libre par laquelle la personne affirme et ainsi cre 1' autre. Il est noter
que dans le sxstme de Zizioulas, c'est parfois la relation qui s'identifie la
grce (voir L'Eglise et les institutions, p. 347). Les deux ides restent cohrentes
pisque la personne est dfinie comme tant essentiellement un tre relationnel.
384 PERSONNE ET NA TURE

e. Une conception rductrice de l'ascse.

Nos deux auteurs ont une conception de l'ascse la fois r-


ductrice et floue, et l'on peut parfois se demander s'ils ont la
moindre ide de ce que signifie cette notion dans la Tradition or-
thodoxe692.
C. Yannaras en donne cette dfinition gnrale: L'ascse est
la transformation du mode d'existence individuel de la nature en
vnement personnel de communion et de relation693. >>
J. Zizioulas affirme dans la mme perspective que l'ascse
consiste dans le refus de l'hypostase biologique, dans le refus
de fonder sa propre hypostase sur la nature afin de s'hypostasier
en tant que personne (il s'agit en particulier d'hypostasier eccl-
sialement le corps et l' eros694 ). Cette ide est dans la logique de la
thorie personnaliste de nos deux auteurs et on y retrouve certains
lments de la conception de Berdiaev695.
Outre le caratre trs gnral de cette conception696 qui tran-
che avec le caractre trs prcis et trs pratique. que les Pres ont
de l'ascse (au point de lui avoir donnde nom de praxis), on peut
reprocher nos deux auteurs une sorte de dspiritualisation de
la vie asctique, et mme une sorte de naturalisation para-
doxale de celle-ci, tant elle se trouve dfinie par rapport la nature
dont il s'agit de s'chapper. Pour Yannaras, l'ascse est le combat
que mne la personne pour se librer de la ncessit laquelle est
soumise sa nature, pour dpasser les lments impersonnels de sa
nature biologique697 . Pour Zizioulas, de la mme manire, la
signification de l'ascse consiste en ceci : moins on fonde sa pro-
pre hypostase sur la nature, sur l'essence, plus on s'hypostasie en
tant que personne : de cettte manire l'ascse ne nie pas la nature

692. Comme dans cette dfinition pour le moins surprenante de YANNARAS :


L'ascse quptidienne du fidle[ ... ] est une participation personnelle la fte et
la joie de l'Eglise (La Libert de la morale, p. 95).
693. La Libert de la morale, p. 97. , ,
694. Cf. Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 53-55.
695. Qui dit personne dit ascse, laquelle consiste notamment dans le
refus de subir l'influence de forces impersonnelles aussi bien l'extrieur de soi
que dans le monde extrieur (De /'esclavage et de la libert de l'homme,
p. 52); L'ascse doit consister essentiellement dans la manifestation et la
prservation de la personne sous toutes ses formes, dans la rsistance active la
puissance du monde qui tend dtruire la personne, 1' asservir (ibid.).
696. Devant l'ide trs gnrale de YANNARAS que la tche .thique de la '
personne est de combattre contre l'individualit biologique (voir infra), 1~ :
patrologue orthodoxe V. HARRISON pose bon droit la question de savoir quoi '
cela correspond exactement( Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir's.
Theological Quarter/y, 33, 1989, p. 291).
697. Cf. La Libert de la morale, p. 98, 100, 101.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 385

mais la libre de la ncessit ontologique due l'hypostase biolo-


gique698 . On retrouve l'ide que la nature cre serait dpasser
du fait mme de ses limites spatio-temporelles et du fait qu'elle
mne, biologiquement, l'autoconservation et donc au repli sur
soi et la sparation, la division et finalement la mort.
Dans l'une de ces dernires tudes, Zizioulas considre comme
1'un des principaux buts de 1' ascse la reconnaissance et 1'accep-
tation de l'autre en tant que tel, s'accompagnant en particulier du
refus de tout jugement de l'autre699. Mais outre le caractre assez
vague d'une telle conception, on peut galement lui reprocher un
certain caractre naturaliste et s'interroger sur ce qui distingue une
telle attitude d'une attitude de tolrance pousse l'extrme. Si
c'est l'amour qui fait la diffrence, ne faudrait-il montrer comment
celui-ci, pour tre authentique, prsuppose une purification des
passions700, qui constitue prcisment selon les Pres l'une des
fonctions principales de l'ascse, ce que Zizioulas autant que Yan-
naras semble ignorer ?
Rejetant (avec raison) le moralisme, nos deux auteurs rejettent
aussi la morale - dont ils ont raison de distinguer 1' ethos chrtien
- au point de rejeter toute rfrence aux notions de bien, de mal et
de devoir 701 .
Un tel rejet n'est manifestement pas dans la tradition des Pres.
Ceux-ci proposent l'homme un devoir-tre (que saint Maxime
appelle l'tre-bien) qui a pour norme la ressemblance Dieu.
Ils distinguent des tendances mauvaises de la nature (il s'agit alors
de la nature dchue), qu'il faut combattre, et des tendances bonnes
de la nature (il s'agit alors de la nature originelle de l'homme,
restaure par le Christ), qu'il faut favoriser; ces tendances sont
d'ailleurs celles des mmes facults, mais dont le mouvement et
l'activit sont orients diffremment702. Nous avons dj not que
pour les Pres et contrairement nos deux auteurs, la nature a plu-
tt une valeur positive parce qu'elle est dans son dynamisme fon-
damental (celui de ses facults) oriente vers Dieu; l'ascse a
alors pour fonction pour la personne d'accompagner ce dyna-
misme fondamental de sa nature en mettant ses facults en activit

698. Du pe~sonnage la personne, dans L 'tre ecclsial, p. 53-54, n. 56.


699. ~n Bemg. Other , dans Communion and Othemess, p. 81-88.
700. Vo~r notre hvre Variations sur la charit, Paris, 2007,passim .
.~ , 70 l. V01r J. ZIZIOULAS, On Being Other , dans Communion and Otherness,
;p. 81.
702. Nous avons dvelopp cette perspective en dtail et avec d'innombrables
. nees dans notre livre Thrapeutique des-maladies spirituelles, 5 d., Paris,
~ '"'
386 PERSONNE ET NA TURE

selon la nature et empcher au contraire 1'exercice de leur


nergie contre nature, ce qui correspond respectivement la
pratique des vertus et la lutte contre les passions, et ce pourquoi
le chrtien dispose d'une aide indispensable: celle de la grce, et
de guides prcieux: les commandements divins.
Or on ne retrouve pas chez nos deux auteurs la conception, om-
niprsente chez les Pres, selon laquelle l'ascse consisterait dans
l'observance des commandements divins (considrs, non d'une
faon juridique comme lois ou d'une manire morale comme r-
gles, mais en tant que prceptes de la vie en Christ) et comporte-
rait deux aspects indispensables et complmentaires : la purifica-
tion de l'esprit et du cur de toutes les passions, et la vie selon les
vertus, conditions indispensables pour recevoir la prsence active
de l'Esprit Saint et acqurir la ressemblance au Christ permettant
de s'unir Dieu.

f Le rejet du ple humain de la synergie asctique.

Nos deux auteurs non seulement voquent trs peu la grce di-
vine, comme nous 1' avons not, mais encore mprisent toute
forme de combat spiritiuel intrieur comme tant une forme de
psychologisme703, et plus largement dvalorisent totalement,
comme tant une expression de pitisme, tout effort humain (r-
put inutile et inefficace )14, lequel est pourtant considr par les
Pres grecs comme l'un des deux ples indispensables et compl-
mentaires de la synergie qui dynamise la vie spirituelle. Cet
lment est d'autant plus important que c'est par lui qu'est mani-
feste et prouve la libre volont de l'homme d'tre sauv et
difi, car, comme le souligne saint Maxime, Dieu ne nous sauve
pas contre notre volont ni sans elle705.
La vie spirituelle, selon Zizioulas, rside dans l'lan extatique
de la personne hors de la nature, et c'est dans la libration par
rapport la nature que consiste le salut. Dans cette conception, la
nature de l'homme non seulement n'est pas elle mme sauve (elle

703. Comme Je constate N. LOUDOVIKOS propos de Zizioulas ( Person


lnstead of Grace and Dictated Otherness: John Zizioulas' Final Theological
Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 15). J
704. Cf. C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 70.
705. Cf. Questions Thalassios, 6, CCSG ~. p. 69-71 ~ Commentaire du
Notre Pre, CCSG 23, p. 36. Voir notre tude, La Divinisation de l'homme selon
saint Maxime le Confesseur, Paris, 1997, chap. IX, l: Le rle de l'effort
personnel de l'homme dans le processus de son salut et de sa divinisation>>,
p. 437-45\.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 387

est dpouille, quitte, abandonne, laisse elle-mme) mais elle


ne participe,aucunement la vie spirituelle de l'homme et au pro-
cessus de son salut. Comme le remarque le P. Nikolaos Loudovi-
kos. en tant que "pure libration par rapport la nature", la sorte
de personne {que promeut Zizio11las] ne veut aucunement travail-
ler avec sa nature~ .

g. DvaJorisatiorrde 1'ascse individuelle et de la vie monas-


tique.

La survatorisation, par nos deux auteurs, du caractre relation-


nel .de .la personne et de la dimension communautaire de la vie
spirituelle, ,)es llftne dvaloriser l'ascse personnelle (au sens
courant du tenne) qu'ils considrent ngativement comme une
manifestation de l'individualit au sens pjoratif qu'ils donnent
ce mot, donc comme une forme d'individualisme, et comme une
forme de pitisme7Q7.
Aucune relation Dieu et au prochain n'est envisage par eux
en dehors de la synaxe liturgique laquelle ils limitent 1'glise et
la vie ecclsiale (voir supra). La relation concentre, directe,
verticale, du fidle Dieu dans le cadre de la liturgie est l'objet
des sarcasmes de Zizioulas qui parle son sujet d' une rencontre
prtendument immatrielle qui n'est au fond qu'une simple rela-
tion psychologique70S.
Le monachisme rmitique est dconsidr par nos deux
auteurs comme tant un mode de vie individualiste, et seules les
pratiques communautaires du monachisme trouvent grce leurs
yeux709 , une conception qui conduit logiquement la ~dvalori
sation non seulement du mode de vie hsychaste, mais encore de
la prire personnelle/individuelle7lO.

706. Person Instead of Grace and Dictated Otherness: John Zizioulas' Final
Theological Position, Heythrop Journal, 48, 2009, p. 5.
707. f. C. YANNARAS, La J;ibert de la morale, p. 70-71, 95, 97-98, 99, 100,
101, 125; La Foi vivante de l'Eglise, p. 149.
708. La vision eucharistigue du monde et l'homme contemporain , Con-
tacts, 19, 1967, repris dans L'glise et ses institutions, p. 249.
709. Ainsi Zizioulas rappelle que saint Basile insiste sur la vie communautaire
comme idal du monachisme ( The Church as the Mystical Body of Christ ;
Towards an Ecclesial Mysticism , dans Communion and Otherness, p. 303
n. 55), oubliant les apologies de l'hsychia que l'on trouve dans tant d'autres
textes patristiques.
. 710. Nous voudrions ici citer une anecdote caractristique. Un proche disciple
de Zizioulas, Mgr Ignatije Midi, vqu(ll en Serbie, en visite dans un couvent
orthodoxe situ en France, s'est ainsi adress la communaut des religieuses :
388 PERSONNE ET NATURE

Zizioulas souligne que l'ascse monastique a une valeur seule-


ment dans un cadre relationnel, plus prcisment celui d' une
relation horizontale et non d'une relation individuelle avec
Dieu7ll , autrement dit celui d' une relation avec les autres et
non [celui] d'une exprience individuelle71 2 . La chose cru-
ciale, note-t-il, n'est pas ce qui arrive en moi, mais ce qui arrive
entre moi et quelqu'un d'autre 713. Cette conception rductrice
(et pour cela dviante par rapport la conception patristique tradi-
tionnelle de l'ascse) dcoule logiquement de la conception fal-
sifie que Zizioulas a de l'individualit et de la personnit (l'in-
dividualit tant selon lui ncessairement isolante, sparatiste et
goste, tandis que la personnit est ncessairement relationnelle,
unitive et altruiste). Non seulement elle dvalorise la relation avec
Dieu, mais valorise la relation entre les personnes plutt que les
personnes elle-mmes, faisant apparatre la relation comme une
valeur absolue (voir supra), comme une valeur en soi, indpen-
damment des personnes en relation et du contenu de leur relation
tel que chacune peut l'apprhender.
Zizioulas pour les besoins de sa cause cre par ailleurs une
opposition artificielle entre deux expriences fondamentales
d'o les orthodoxes [selon lui] tirent le contenu de l'ecclsiologie:
d'une part la sainte eucharistie, le vcu liturgique accessible
tous les fidles dans le monde et, d'autre part, l'exprience asc-
tique et la vocation monastique71 4 , expriences entre lesquelles
il voit un antagonisme inn7 15 .Une telle opposition- et mme
dj une telle distinction- est videmment non pertinente, d'une
part, parce que le vcu liturgique et l'exprience eucharistique
constituent une grande part de la vie monastique, d'autre part,
parce que les fidles pieux, qui vivent dans le monde mnent aussi
une vie actique (qui, si elle est souvent moins radicale que celle
des moines en ce qu'elle ne comporte pas les trois renon-
cements, est nanmoins fondamentalement de mme nture et
poursuit le mme but}, viennent se ressourcer dans les monastres
et participent leur vie liturgique. Il faut souligner aussi que

La prire que vous faites avec votre chapelet lorsque vous tes seules dans vos
cellules n'a aucune valeur; ce qui a une valeur, c'est d'tre ensemble dans
l'glise.
711. The Church as the Mystical Body of Christ ; Towards an Ecclesial
Mysticism ,dans Communion and Othemess, p. 303 ; soulign par l'auteur.
712. Ibid.; soulign par l'auteur.
713. Ibid.; soulign par l'auteur.
714. L'identit de l'glise, 'E<PI'JfliQLO, 52, 2003, repris dans L'glise et
ses institutions, p. 137; soulign par l'auteur.
715. Ibid., p. 138.
LE PERSONNALISME DE Y ANNARAS ET ZIZIOULAS 389

mme les monastres qui veulent prserver le silence et la solitude


des frres ou des surs restent spirituellement en relation avec le
monde, travers la vie liturgique (qui est une exprience eccl-
siale totale qui dpasse la clture du monastre) et la prire pour le
prochain qui est inhrente la praxis monastique (ceux qui ont
l'habitude de frquenter des moines savent que l'attention aux
autres et la dlicatesse envers eux, le sentiment de solidarit avec
tous les hommes qui peinent dans le monde, et la compassion, sont
souvent beaucoup plus dvelopps chez eux7l6 -y compris les
ermites - que chez les lares vivant au sein des oommunauts pa-
roissiales).
La compassion et toutes les autres formes d'amour du prochain
ne s'acquirent pas en proclamant: l'amour! l'amour! , en
faisant la promotion de la personne comme entit relationnelle, et
en valorisant philosophiquement le concept de relation, mais bien
travers l'ascse personnelle/individuelle qui permet au fidle
(qu'il soit moine ou lare) de se librer de ses passions, c'est--dire
de toutes les formes d'attachement au monde et lui-mme qui
l'empchent de s'unir spirituellement Dieu et aux autres. C'est
un enseignement universel des Pres et de la spiritualit orthodoxe
que l'impassibilit (qui s'acquiert par la lutte asctique contre les
passions) est la condition absolue de l'amour spirituel authentique.
Zizioulas affirme que ce qu'il considre comme l'approche
monastique/asctique est une dviation qui a sa source dans la
philosophie platonicienne des Ides (selon laquelle il s'agit pour
l'homme qui a subi la chute de retrouver son identit dans un
archtype transcendant). Cette philosophie aurait t transpose au
sein du christianisme par Clment d'Alexandrie, Origne et la
tradition alexandrine, qui d'one part auraient fait du Verbe de
Dieu le modle raliser par tout chrtien, ce dont celui-ci doit
s'approcher, ce quoi il doit s'unir et quoi il doit participer pour
trouver son identit ontologique, et d'autre part auraient vu dans
l'ascse et le monachisme (sic) une mthode qui permet l'me
de se librer de l'emprise de la chair, de se purifier des passions et
de s'unir avec-le Verbe de Dieu. L'glise aurait ds lors t consi-
dre comme ayant pour principale mission de fournir 1'homme
la possibilit de se purifier de tout ce qui entrave son union avec le
Verbe, et aurait ds lors t vue comme un remde pour les mes,

716. Pour ne donner que trois exemples contemporains, voir le chapitre


Salut personnel et salut du monde dans mon livre Saint Silouane de 1'Athos,
Paris, 2001 p. 131-183; HIROMOINEISAAC, L'Ancien Passios de la Sainte Mon-
tagne, Lausanne, 2009 ; PRE PORPHYiRE, Anthologie de conseils, Lausanne,
2007.
390 PERSONNE ET NA TURE

la synaxe eucharistique, la sainte communion en [venant]


n'tre plus qu'un soutien dans la lutte contre les passions, la
perspective thrapeutique recevant une priorit par rapport la
perspective eucharistique. Selon Zizioulas, les principes
d'Origne ont continu exercer leur influence jusqu'aux Cappa-
dociens, ont survcu encore aux sicles suivants et sont parvenus
jusqu' nous: il ont imprgn la posie et l'hymnographie
ecclsiastiques, o le modle de la saintet est le saint ascte717 .
Cette thorie est la fois rductrice et confuse.
Tout d'abord le caractre exemplaire du Christ n'est pas le fruit
d'une influence platonicienne, mais bien une donne fondamentale
du christianisme, inscrite dj dans le Nouveau Testament7 18, de
mme que l'idal de perfection propos chaque chrtien (cf. Mt
5, 48; 19, 21 ; Coll, 28; Eph 4, 13). Il en va de mme de l'affir-
mation que c'est par la pratique des commandements (qui s'ac-
complit par la lutte contre les passions, d'une part, et la vie selon
les vertus, d'autre part) que le chrtien ralise la ressemblance au
Christ qui permet l'union Lui (cf. Mt 19, 17; Jnl4, 15.21; 15,
10; 1 Co 7, 19 ; 1 Jn 2, 3 ; 3, 24; 5, 3 ; 2 Jn 6). La perspective
thrapeutique est, parmi d'autres, une faon pertinente, largement
cautionne par toute la Tradition orthodoxe (intgrant la fois
l'criture, les conciles, les Pres et la liturgie) d'exprimer la
transformation spirituelle du chrtien qui passe du statut du vieil
homme celui de 1'homme nouveau en Christ ; et la
conception de 1'glise comme lieu thrapeutique par excellence et
des sacrements comme remdes figure elle aussi chez tous les
Pres, dans de trs nombreux textes liturgiques et dans les rituels
mme des sacrements119.
On ne peut nier le rapport de certaines conceptions lies la
spiritualit orthodoxe avec le platonisme ou le noplatonisme,
mais en ce qui concerne par exemple les passions et les vertus, les
rapports avec le stocisme sont beaucoup plus nombreux. 9n ne
peut proprement parler d'une influence, car la spiritualit comme
la thologie chrtienne a fait son miel de donnes diverses qu'elle
a digres et intgres en les christianisant et en leur confrant
ainsi une tout autre nature. L'important n'est pas l'origine de ces
donnes, mais la faon dont l'glise les a intgres dans sa

717. Cf. L'Identit de l'glise, 'E<PTJflQLO, 52,2003, L'glise et ses insti-


tutions, p. 139-141.
718. Voir aussi supra la section intitule: Dvalorisation du rle exemplaire
du Christ)).
719. Voir ce qui a t dit supra, note 628, avec renvoi mon livre Thrapeu-
tique des maladies spirituelles, 5" d., Paris, 2007.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 391

Tradition et en a fait son propre bien, en les reconnaissant aptes


exprimer sa vrit.
L'opposition tablie par Zizioulas entre perspective eucharis-
tique et perspective asctique est totalement artificielle, car la vie
chrtienne est indissociablement eucharistique et asctique ; de
mme est-elle indissociablement commWlautaire et person-
nelle/individuelle. Dans les deux perspectives, c'est l'union au
Christ (et en Lui aux autres hommes) qui est vise, et les deux
perspectives wntribuent raliser cette union. La communion est
la fois un moyen de s'unir au Christ et d'tre uni en Lui aux
autres membres du corps, un remde pour l'me et pour le corps et
un moyen de fortification de la vie spirituelle dans sa vise
d'union Dieu et de dification. Sans vie liturgique, il ne peut y
avoir de vritable vie asctique, et sans vie asctique il ne peut y
avoir d'authentique vie liturgique.

h. Sous-valuation du pch et des passions.

On observe dans la pense de Yannaras et de Zizioulas une


sous-valuation de la nature et du rle du pch120 et des passions.
Selon une vue assez moderne, Yannaras voit dans le pch un
chec existentiel ou un insuccs , celui de l'homme inca-
pable d'exister comme altrit et libert personnelle12 1. Cette dfi-
nition qu'il en donne tmoigne de la conception trs gnrale qu'il
en a : La confusion entre la vie et la survie matrielle, 1'entn-
brement de la vrit pour l'existence et pour la libert, le refus ou
l'impuissance de l'homme mettre en uvre son altrit et sa
libert personnelles dans les Hmites de sa relation avec le monde,
se rendre incorruptible lui-mme et rendre incorruptible le
monde dans les limites de la vraie vie qui est l'amour- tel est le
pch de l'homme 722.
La notion de pch est quasiment absente de la pense de Zi-
zioulas. Celui-ci semble avoir identifi le pch avec les limites de
la nature, voir.e la nature elle-mme 723 en tant que ses limites lui

720. Cette critique est galement adresse Zizioulas par E. RUSSELL, Re-
considering relational Anthropology: A Critical Assessment of John Zizioulas's
Theological Anthropology ,International Journal ofSystematic Theo/ogy, V, 2,
2003, p. 177-178.
721. La Libert de la morale, p. 35, 133 ; La Foi vivante de l'glise, p. 140.
722. La Libert de la morale, p. 81-82.
723. Cf 1. IcA jr., Persoan sau/~i pntologie in gndirea ortodox contem-
poranli, p. 374, et N. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace and Dictated
392 PERSONNE ET NA TURE

sont inhrentes et appartiennent sa dfinition mme, tandis que


la personne semble tre au-del du bien et du mal724.
Une telle vue est l'oppos de celle-des Pres, pour qui le p-
ch de l'homme ne peut tre que personnel (relevant de la dispo-
sition de vouloir [yvwf-!11] et du livre arbitre [nQoa[Qem], qui
relvent de la personne et non de la nature), tandis que la nature
considre en elle-mme est non coupable, tant sujette aux
consquence du pch mais non au pch lui-mme125.
Yannaras n'accorde pratiquement aucune attention aux passions
qui tiennent pourtant une place essentielle dans la doctrine spiri-
tuelle des Pres.
Zizioulas quant lui ne semble reconnatre que trois passions :
la ncessit ontologique, marque par la soumission l'ins-
tinct et, en consquence, la privation de toute libert; l'indivi-
dualisme, inscrit galement dans l'hypostase biologique que
l'homme est sa naissance, qui s'exprime dans la sparation et la
tendance l'autoconservation; la mort, la plus grande passion
de l'homme selon notre auteur12 6
Cette conception relative aux passions appelle plusieurs remar-
ques critiques.
Nous avons dj not que Zizioulas confond ici des lments
d'ordre naturel avec les passions, qui sont d'ordre spirituel. Outre
qu'il faudrait distinguer ces deux dimensions, il conviendrait, avec
les Pres, de distinguer les passions naturelles et non coupa-
bles des passions coupables.
L'assimilation de la mort une passion est trange.
L'assimilation de la tendance l'autoconservation une atti-
tude individualiste est quant elle tout fait discutable. Saint
Maxime y voyait plutt une tendance naturelle et irrprochable
permettant 1' tre de prserver son existence.
Tous les instincts naturels de l'homme sont-ils des tendances
mauvaises qui doivent tre dpasses? Nous avons vu qge les
Pres considrent plutt que les tendances naturelles de 1'homme,
perverties par le pch et les passions, doivent tre rorientes,
converties, transfigures ...

Otherness : John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop Journal, 48,


2009, p. 3.
724. Comme le fait remarquerN. LOUDOVIKOS, Person Instead of Grace and
Dictated Otherness: John Zizioulas' Final Theological Position, Heythrop
Journal, 48, 2009, p. 5.
725. Sur ce point, voir en particulier MAxiME LE CONFESSEUR, Questions
Thalassios, 42, PG 90, 405C, CCSG 7, p. 285.
726. Du personnage la personne, dans L'tre ecclsial, p. 42-43, 45,
n. 37.
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 393

Notons aussi que l'individualisme est une notion moderne qui


ne figure pas parmi les passions que dcrivent les Pres. Ceux-ci
parlent en revanche de la philautie , l'amour goste de soi,
dont ils ont une conception prcise et qu'ils dcrivent en relation
avec les autres passions 727, tandis que la notion d'individualisme
chez Zizioulas reste floue, s'opposant surtout au caractre rela-
tionnel et communionnel attribu la personne.
On peut enfin s'interroger sur l'insistance de Zizioulas ratta-
cher les passions qu'il voque l'tat de crature72 8 comme si
le fait d'tre cr tait un mal et conduisait l'homme au mal, ce
qui, nous l'avons dj signal, rappelle certaines thories gnosti-
ques des premiers sicles.
L'insistance sur la ncessit ontologique comme passion fon-
damentale de l'hypostase biologique, et l'affirmation que la
nature dicte ses lois, "l'instinct", niant ainsi la libert sa base
ontologique mme729 , font penser quant elles la conception
augustinienne qui refuse toute libert 1'homme dchu, concep-
tion que 1'on retrouve dans la notion luthrienne du serf-arbi-
tre.

i. Sous-valuation et dvalorisation des vertus.

Corrlativement, la notion de vertu, qui est elle aussi essentielle


dans la doctrine spirituelle des Pres, est galement trangre
nos deux auteurs730. Ils la rejettent pour plusieurs raisons: 1) ils la
considrent comme moralisante et pitiste, voire comme pharisa-
que et lie l'autosatisfaction ou l'orguei1 731 ; 2) rejetant de la
vie spirituelle la nature (la considrant comme lie la ncessit et
comme dfinitivement limite), ils rejettent aussi l'ide d'une
amlioration ou d'une transformation de celle-ci (ou de son mode
d'existence) en l'homme, or la notion de vertu leur parat lie

727. Voir 1. HAuSHERR, Philautie, De la tendresse pour soi la charit selon


saint Maxime le Confosseur, Rome, 1952.
728. Cf. Du personnage la personne, dans L 'Etre ecclsial, p. 46.
729. Cf. ibid. Voir aussi p. 43 o Zizioulas, voquant la ncessit ontologique
note que le fait constitutif de l'hypostase est invitablement li l'instinct
naturel, une impulsion "donne" et incontrlable par la libert.
730. Voir ce sujet la critique que V. HARRISON adresse Yannaras (Yan-
naras on Person and Nature, St. Vladimir's Theological Quarter/y, 33, 1989,
p. 292).
731. Cf. C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 51-52,67; J. ZIZIOULAS,
Christologie et existence, p. 163-165,..repris dans L'glise et ses institutions,
p. 59-61.
394 PERSONNE ET NA TURE

cette ide73 2 ; 3) la vertu leur parat constituer une norme a priori


qui s'oppose la libert de l'homme; 4) ils y voient, en tant que
lie 1' effort individuel, une manifestation d'individualisme 733.
En ralit les vertus sont, pour les Pres, en tant que normes,
des guides pour la gurison et la croissance spirituelle (comme
V. Harrison le fait remarquer Yannaras73 4). Elles sont d'autre
part, en tant qu'tats spirituels se substituant aux passions qui
enchanent l'homme, le milieu d'exercice de sa libert. Enfin, elles
sont la matire mme de - et ce qui donne une ralit - notre
ressemblance au Christ, lequel est, comme le dit saint Maxime le
Confesseur, l'essence des vertus 735 (une conception qui est
bien loigne du moralisme que dnoncent nos deux auteurs).

j. La promotion d'une spiritualit floue, loigne de la tra-


dition spirituelle de l'glise orthodoxe.

Il rsulte de tout cela la promotion par nos deux auteurs d'une


spiritualit (( personnaliste )) de caractre extrmement gnral,
avec comme grands principes le renoncement l'individualit, la
sortie de soi, l'instauration d'un mode d'existence en relation
caractris par la communion avec les autres dans la libert et
1'amour, et la ralisation, de cette faon, de ce qui caractrise fon-
damentalement la personne : l'altrit et la libert736.
Zizioulas semble n'avoir aucune notion de ce que reprsente
l'effort asctique dans le cadre d'un mode de vie spirituelle orga-
nis selon les enseignements thoriques et pratiques de la Tradi-
tion orthodoxe737.

732. Cf. C. YANNARAS, La Libert de la morale, p. 70-71 ; J. ZiiiOULAS,


Christologie et existence, p. 163-165 (=Communion and Otherness, p. 257-
259).
733. Cf. ibid., p. 72, 125. _
734. Yannaras on Person and Nature, St. Vladimir's Theological Quarter-
ly,33, 1989,p.292.
735. Cf. Ambigua Jean, 1, PG 91, 10810.
736. Pour un exemple typique, voir par exemple C. YANNARAS, La Libert de
la morale, p. 46.
737. R. LAZi se montre juste titre constern devant les propos de
J. Zizioulas dans une interview, intitule Le vrai changement, donne
HcKoH, revue du diocse serbe de Vranje, o il prsente comme un exploit asc-
tique le fait, pour un chrtien, de sortir du lit et de se rendre l'glise: le fait
que les gens se lvent et se rendent l'glise n'est pas une chose insignifiante :
cet effort est une sorte d'exploit asctique, une ascse (Hos(aropcK)o
6orocJIOB.lbe MHTponoJIHTa 3HJH)'naca, Belgrade, 2002, chapitre 6).
LE PERSONNALISME DE YANNARAS ET ZIZIOULAS 395

Faute d'un cadre de rfrence prcis (comme les commande-


ments divins, la connaissance des passions qu'il convient de com-
battre et dont il faut se purifier ainsi que des vertus qu'il convient
d'acqurir), la spiritualit de nos deux auteurs reste floue et ne
dbouche sur aucune praxis COI}crte et efficace ; elle se montre
ainsi trs loigne de la spiritualit classique et traditionnelle de
1'glise orthodoxe, qui offre une voie prcise et J]1thodique au
chrtien pour orienter ses efforts et lui permettre, avec l'aide de la
grce, de progresser dans la vie en Christ .
Comment tre libre sans tre libr des passions (rappelons ici
que l' impassibilit [apatheia] est le nom que les Pres don-
nent 1' authentique libert spirituelle) ?
Comment renoncer l'gosme ou l'gocentrisme de l'indivi-
dualit (si l'on se place dans le cadre de rfrence de nos auteurs)
et comment, en revanche, aimer d'un amour authentique et entrer
avec les autres dans une communion spirituelle vritable, sans la
purification pralable des passions qui nous attachent nous-
mme et au monde, et sans acqurir les vertus qui constituent les
bases mmes de 1' amour qui est, selon les Pres, le sommet de
l'difice des vertus et leur somme?
Non contents de s'en tenir des gnralits (dont il est souvent
difficile de percevoir le sens et qui ne se prtent gure une appli-
cation pratique), nos deux auteurs, sous prtexte de s'opposer au
pitisme et au moralisme qui constituent dans leur r-
flexion un arrire-fond obsessionnel, transforment souvent consi-
drablement le sens des concepts asctiques qu'ils utilisent, les
rendant conformes leur systme de pense, mais les loignant en
revanche du sens qu'ils prennent au sein de la spiritualit ortho-
doxe traditionnnelle.

CONCLUSION

Au terme de cette analyse, il apparat clairement que les


conceptions personnalistes de Yannaras et de Zizioulas ne se fon-
dent pas, comme ils le prtendent, sur l'enseignement des Pres de
1'glise, mais sur des thories, de caractre philosophique, se rat-
tachant aux courants personnaliste et existentialiste modernes,
lesquels ne sont pas spcifiquement orthodoxes. Nos deux auteurs
les ont certes amplifies, adaptes au domaine thologique et leur
ont donn une couleur orthodoxe. Mais on peut cependant consta-
ter que, dans le fond, ces thories sont en dcalage et souvent
mme en contradiction avec la,tradition patristique dont l'glise
396 PERSONNE ET NA TURE

orthodoxe est l'hritire. Ragissant lgitimement l'essentia-


lisme dans les domaines de la thologie et de l'anthropologie,
l'individualisme dans le domaine de l'ecclsiologie, et au mora-
lisme et au pitisme dans le domaine de la spiritualit, les deux
auteurs ne se bornent cependant pas rectifier leur caractre
erron par un rquilibrage. Par un retour de balancier, ils se
font les dfenseurs de l'excs oppos, adoptant une logique binaire
qui ignore toute solution intermdiaire, moyenne et quilibre. Les
prsupposs personnalistes et existentialistes de Yannaras et de
Zizioulas, exprims de manire systmatique au moyen d'un petit
nombre de concepts clos et d'quations ou d'antinomies tranches,
donnent lieu une complte rinterprtation de la triadologie, de
la christologie, de l'anthropologie, de l'ecclsiologie et de la spi-
ritualit orthodoxes qui en fausse considrablement le sens et se
rvle profondment rductrice.
TABLE DES MATIRES

Avant propos ............................................................~......... 7

I. LA QUESTION DU FILIOQUE .
propos de la Clarification propose par le Conseil
pontifical pour la promotion de l'Unit des chrtiens

Introduction ........................................................................ 11
1. Historique des positions exprimes
par la Clarification ...................................................... 12
II. L'aspect positif de la Clarification ........................ 14
III. Premires rserves ...................................................... 16
IV. Les arguments de la Clarification ........................ 19
1. Les diffrences d'expressions linguistiques ........... 19
2. La prsence de la mme conception que la
tradition latine au sein de la tradition orientale .......... 21
a. L'quivalence du bl. 'to uio
et du Filioque .......................................................... 21
b. Accord de la tradition alexandrine
avec la tradition latine .... ........... ......... .............. .. ... 22
c. Accord de la tradition latina-alexandrine
avec la tradition cappadocienne ............................ 22
d. Accord des dfinitions du TV concile du
Latran (1215) et du concile de Lyon (1274)
avec la tradition latina-alexandrine .............. .. 23
3. La mdiation du Fils dans la procession
du Saint-Esprit .............................................................. 25
V. Critique de la thorie et des arguments
prsents par la Clarification ...................................... 28
1. La diffrence des positions orthodoxe et
catholique romaine ne consiste pas en un simple
malentendu linguistique ............................................... 28
2. Dissociation inacceptable de l'ekporse selon
la personne et de la procession selon la nature 32
3. Affirmation inacceptabfe de la mdiation
398 PERSONNE ET NATURE
du Fils dans la procession du Saint-Esprit.................. 34
a. L 'Esprit Saint procde du Pre
par le Fils ..................................................... ... ..... 34
b. L'Esprit Saint procde du Pre
du Fils ................................................................... 38
4. Confusion des proprits hypostatiques
et des proprits essentielles ....................................... 41
5. Confusion des proprits hypostatiques
entre elles ...................................................................... 43
6. Confusion entre le plan thologique et le plan
conomique d'une part, et entre le plan de
l'essence et le plan~ nergies d'autre part ............. 43
Conclusion ......................................................................... 59

IL LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE.
propos du Projet d'union de l'glise orthodoxe et
des glises non chalcdoniennes : problmes
thologiques et ecclsiologiques en suspens

Introduction ........................................................................ 65
A. Avances thologiques et ecclsiologiques
du dialogue ...............................................,.......................... 73
B. Problmes thologiques et ecclsiologiques
en suspens .......................................................................... 75
L Le refus de dnombrer les natures du Christ .......... 75
IL L'affirmation que les natures du Christ
ne sont distinctes que par la seule pense ............ 76
III. Ambigut de la formule
une seule nature du Verbe incarne ...................... 86
IV. Caractre confus de certaines expressions ........... 89
V. L'utilisation comme paravent de l'ambigut
du vocabulaire cyrillien ....................... ;....................... 92
VI. Non-rciprocit dans la reconnaissance
des expressions de la foi des deux parti~ .................. 94
VIL La survaluation des facteurs historiques ........... 97
VIII. Le statut de Svre d'Antioche .......................... 99
1. La condamnation de Svre par les conciles .... 106
2. La condamnation de Svre d'Antioche
par le Synodikon de l'Orthodoxie ................... 107
3. La condamnation de Svre d'Antioche
TABLE DES MATIRES 399
dans les textes liturgiques ...................................... 108
4. La condamnation de Svre d'Antioche
par les Pres de l'glise ............. .. .. ... ... .. .... ........ .. .. 109
a. Importance et signification des condamnations
patristiques - 110
b. La condamnation de Svre d'Antioche
dans les Vies de saints ..................................:.... 111
c. La critique de la christologie svrienne
et du monophysisme modr
par saint Justinien .............................................. 115
d. La critique de la thologie svrienne
par saint Maxime le Confesseur ................ ....... 117
a. Il y a bien deux natures et non une seule .. 118
~. Rduction/ngation de la ralit humaine
du Christ.......................................................... 119
y. Le sens orthodoxe de l'expression
cyrillienne : une seule nature
du Verbe de Dieu incarne .......................... 120
. Le Christ n'est pas une nature compose.. 122
e. Les inconsquences de la synonymie sv-
rienne de la nature et de l' hypostase .. . 123
e. La critique de la thologie svrienne
par saint Jean Damascne ................................. 124
f. Quelques rflexions sur les critiques
patristiques de la christologie svrienne ........ 127
IX. Le statut de Dioscore ............................................. 133
X. Le statut du concile de Chalcdoine ...................... 139
XI. La relativisation des conciles cumniques ........ 149
XII. La question de la leve des anathmes ............... 151
XIII. La remise en cause de l'unit
et de l'unicit de l'glise ............................................. 154
Conclusion ......................................................................... 155

III. LES FONDEMENTS HISTORIQUES


DE L'ANTICHALCDONISME
ET DU MONOPHYSISME
DE L'GLISE ARMNIENNE (V- VIne SICLE)

Introduction......................................................................... 159
1. La connaissance de la dtinitie1n de foi
400 PERSONNE ET NATURE
de Chalcdoine par l'glise armnienne........................... 162
2. L'adoption de l' Hnotikon............................................. 164
3. La condamnation de Chalcdoine
dans les conciles et les documents officiels
de l'glise armnienne ...................................................... 167
4. Les motivations doctrinales de l'antichalcdonisme
armnien.............................................................................. 179
5. L'adoption de la christologie monophysite
par l'glise armnienne .......................................... ........... 180
6. Le julianisme de l'glise armnienne
et le statut de Svre d'Antioche....................................... 188
7. La condamnation des doctrines svriennes
et julianistes au concile de Manazkert (726) :
signification et porte......................................................... 195
8. La confirmation par le synode de Manazkert
d'usages liturgiques monophysites.................................... 199
9. Le synode de Karin-Thodosiopolis ............................. 200
Conclusion .............................................................-............. 204

IV. PERSONNE ET NATURE.


Une critique orthodoxe des thories personnalistes
de Christos Yannaras et de Jean Zizioulas

Introduction ....... ..... ... ....... .... .................. .... ... .. .... .......... ..... 207
I. La mthode et les sources des thories personnalistes
de Yannaras et de Zizioulas .............. ............ .... ................ 226
1. Le caractre philosophique de la pense
de Yannaras et de Zizioulas .. .. .......................... ........... 226
2. Les sources modernes de la pense
de Yannaras et de Zizioulas ......................................... 228
3. Le caractre binaire de la pense
de Yannaras et de Zizioulas ..................... :................... 232
II. Les lments problmatiques du personnalisme
de Yannaras et de Zizioulas .............................................. 233
1. La conception gnrale de l'hypostase, ~
de la personne, de l'essence/substance,
de la nature et de l'individu ......................................... 233
a. L'opposition entre la personne
et l'essence ou la nature ......................................... 233
b. Une conception ngative de l'essence
TABLE DES MATIRES 401
ou de la nature ........................................................ 234
c. Une conception particulire
et ngative de 1'individualit .................................. 236
d. Une conception particulire
et idalise de la notion de-personne .................... 238
e. La primaut de 1'hypostase!
de la personne sur l'essence/la nature .................. 242
f. Le caractre non patristique de la conception
de l'essence (ou de la substance), de la nature,
de l'hypostase, de la personne et de l'individu
dans les thories personnalistes
de Yannaras et de Zizioulas ................................... 244
2. Consquences errones pour la triadologie ............ 275
a. L'extrapolation des thories personnalistes
et existentialistes la triadologie .......................... 275
a.. Une opposition artificielle de la thologie
des Pres la philosophie antique .................... 275
~- Une critique parfois force
de la thologie occidentale. .............................. 276
'Y. Une interprtation anachronique
des Pres cappadociens ..................................... 281
b. Un dsquilibre hypostases-essence
au profit des hypostases et au dtriment
del 'essence, qui constitue un abus inverse
de celui de 1'essentialisme...................................... 282
c. Le rejet de 1'essence
comme principe de 1'unit divine ........................... 285
d. L'affirmation que 1'hypostase du Pre
est cause de 1'essence divine .................................. 289
e. La survalorisation de la notion de cause
au sein de la Trinit ................................................ 290
f. Survalorisation du Pre au sein de la Trinit ... 292
g. L'ide que le Pre cause les deux autres
Personnes divines indpendamment
de l'essence divine .............. ;................................... 293
h. L 'affirmation que Dieu
est la personne du Pre .......................................... 298
i. La dfinition des Personnes divines
par leurs relations .................................................. 302
j. La confusion des proprits naturelles
et des proprits hypostatiques .............................. 305
402 PERSONNE ET NATURE
k. Le statut des nergies divines ........ .................... 307
1. Le manque d'une approche apophatique
des Personnes divines dans la pense de
Zizioulas ................................ ......................... ....... .. 313
3. Consquences errones pour la christologie .......... 316
a. Minimisation et dvalorisation des natures
du Christ et de leur rle
dans l'conomie salvatrice..................................... 316
b. Minimisation du rle des souffrances
et de la mort du Christ dans Son conomie
salvatrice ................................................................ . 321
c. Une interprtation particulire
de la rsurrection ................................................... . 328
d. Dvalorisation du rle exemplaire du Christ .. . 329
e. L'ide que 1'homme sauv participe
au mode d'existence personnel du Christ ............ . 330
f. L'ide que le Christ hypostasie
les hypostases humaines ........................ :............... . 331
4. Consquences errones pour l'anthropologie ....... . 336
a. L'homme image de Dieu
en tant que personne ............................................. .. 336
b. L'homme, image de la Trinit ............................ . 338
c. La conception sexuelle
de l'image de Dieu chez Yannaras ....................... . 340
d. L 'affirmation que la personne d'Adam
est la cause de chaque personne humaine ........... . 343
e. La personne humaine peut-elle reproduire
le rapport du Fils au Pre? ................................ ,.. 344
f. Le sens de 1'imitation du Christ ........................ . 345
g. Dvalorisation de la nature cre .................... . 346
./

h. Une conception ngative de la temporalit


et du devenir de 1'existence humaine ................... . 348
i. L'absence de distinction entre nature
originelle, nature dchue et nature restaure ...... . 349
j. Idalisation et absolutisation de 1'altrit ........ . 350
k. Idalisation et absolutisation de la flelation .... . 352
1. Le rattachement de la mortalit
au statut de crature et la ngation
del 'immortalit de 1'me ....................................... 354
m. Comprhension errone
de la victoire sur la mort........................................ 358
TABLE DES MATIRES 403
n. Caractre incohrent de la distinction
et de la relation hypostase biologique
et hypostase ecclhiale
dans la pense de Ziziou/as .................................... 362
5. Consquences errones peur la vie spirituelle ....... 364
a. Une conception rductrice de 1'glise .
et des sacrements .................................................... 364
b. Une conception rductrice
du salut et de .la dification ..........................~ 372
c. Une ignorance de la possibilit de transfigurer
la nature humaine et les caractres individuels ... 382
d. Une minimi3ation du rle de la grce divine .... 383
e. Une conception rductrice de 1'ascse .............. 384
f. Le rejet dN ple humain
de la synergie asctique ......................................... 386
g. Dvalorisation de 1'ascse individuelle
et de la vie monastique ........................................... 387
h. Sous-valuation du pch et des passions ........ 391
i. Sous-valuation et dvalorisation des vertus .... 393
j. La promotion d'une spiritualit floue,
loigne de la tradition spirituelle
del 'glise orthodoxe .............................................. 394
Conclusion.......................................................................... 395
Thologies
APOLOGIQUE

Apologique vient du mot apologie qui signifie dfense, rponse,


justification , en un mot plaidoirie dans un procs.
Par-del les excs de l'apologtiqu, cette collection veut redonner la tho-
logie sa verve primitive, le dynamisme de la plaidoirie, o chaque partie marque
clairement les enjeux, afin que les discussions autour de la foi ne deviennent pas
trangres au sens commun .

R. Arnaldez : Rvolte contre Jhovah. Essai sur l'originalit de la Rvlation


chrtienne
Association des catchistes allemands: Manuel de la foi
Fr. Chavanes : Albert Camus. << Il faut vivre maintenant
Fr. Dreyfus :Jsus savait-il qu'il tait Dieu ?
P. Grelot : vangiles et tradition apostolique
P. Grelot : L'Origine des vangiles. Controverses avec J. Carmignac
P. Grelot: Les Ministres dans le peuple de Dieu
P. Grelot : Rponse Eugen Drewermann
G. Gutirrez: La Libration par la foi. Boire son propre puits
Y. Ledure : Lectures chrtiennes de Nietzsche
B. de Margerie : Libert religieuse et rgne du Christ
M. Novak : Une thique conomique. Les valeurs de l'conomie de march
O. Rabut : Peut-on moderniser le christianisme ?
J, Rollet : Le Cardinal Ratzinger et la Thologie contemporaine
E. Schillebeeckx : La Politique n'est pas tout
Fr. Varone: Ce Dieu absent qui fait problme
Fr. Varone : Ce Dieu cens aimer la souffrance
Fr. Varone : Ce Dieu Juge qui nous attend

THOLOGIES
AETC : Cultures et thologies en Europe
AETC: La Thologie en Pologne aujourd'hui
AETC : La Nouvelle Europe. Dfi l'glise et la thologie
AETC : Changer la papaut ?
AETC : La Thologie en Europe du Sud
G. Alberigo (d.): La Chrtient en dbat
H. Alfeyev: Le Mystre de la foi
H. Alfeyev : Le Chantre de la Lumire. Introduction la spiritualit de saint
Grgoire de Nazianze
H. Alfeyev : Le Nom grand et glorieux. La vnration du Nom de Dieu et la
prire de Jsus dans la tradition orthodoxe
C. Andronikof : Le Sens de la liturgie
C. Andronikof: Des Mystres sacramentels
J, Arnould : La Thologie aprs Darwin
P. Aubert : Nicolas Berdiaeff Une approche autobiographique et
anthropologique ,
Fr. St.-M. Barbellion: Les Preuves de l'existence de Dieu
R. Bauckham: La Thologie de l'Apocalypse
. Behr-Sigel: Le Ministre de la femme dans l'glise
. Behr-Sigel : Le Lieu du cur
. Behr-Sigel : Discerner les signes du temps
. Behr-Sigel et Mgr Kallistos Ware : L'Ordination de femmes dans l'glise
orthodoxe
R. Braudy : Sacrifice et eucharistie
Ch. -A. Bernard : Thologie spirituelle
Ch. -A. Bernard : Le Dieu des mystiques
Ch. -A. Bernard : Le Dieu des mystiques, Il. La conformation au Christ
Ch. -A. Bernard : Le Dieu des mystiques, 1/l. Mystique et action
Ch. -A. Bernard : Thologie mystique.
1. Berten : Christ pour les pauvres. Dieu la marge de l'histoire
J.-L. Blaquart: Dieu boulevers
J.-L. Blaquart : Le Mal injuste
B. Bobrinskoy : Le Mystre de la Trinit
B. Bobrinskoy: Le Mystre de l'glise
Fr. Bspflug et Y. Labb: Assise dix ans aprs, 1986-1996
L. Boff : Franois d'Assise. Force et tendresse
L. Boff: Je vous salue, Marie. L'Esprit et le fminin
L. Boff : Le Notre Pre. Une prire de libration intgrale
M. -. Boismard : Faut-il encore parler de rsurrection ?
M. -. Boismard : Jsus, un homme de Nazareth
M. -. Boismard: l'aube du christianisme
M. -. Boismard : Le Baptme chrtien selon le Nouveau Testament
H. Bourgeois : Thologie catchumnale. propos de la nouvelle
vanglisation
L. Bouyer : Gnsis. La connaissance de Dieu dans l'criture
L. Bouyer : Sophia ou le Monde en Dieu
C. Braaten : La Thologie luthrienne
J. B. Brantschen: Renouveler l'esprance chrtienne
J, Breck : La Puissance de la Parole. Une introduction l'hermneutique
orthodoxe
J, Breck : Le Don sacr de la vie. Les chrtiens orthodoxes et la biothique
J. Bur : Le Pch originel. Ce que l'glise a vraiment dit
J. Bur: La Spiritualit des prtres. Une retraite doctrinale et pastorale
R. Cadoux: Brulle et la question de l'homme. Servitude et libert
R. Cantalamessa : La Vie dans la seigneurie du Christ
G. Casalis: Les 1desjustes ne tombent pas du ciel
O. Celier : Le Signe du linceul
D. Cerbelaud : couter Isral. Une thologie chrtienne en dialogue
Fr. Chavanes: Albert Camus. Un message d'espoir
M. -D. Chenu et al.: Une cole de thologie: le Saulchoir
J, Clapier: Aimer jusqu' mourir d'amour. Thrse de Lisieux et le mystre
pascal
Collectif : Thologies de la libration. Documents et dbats
Collectif : L'Hommage diffr au pre Chenu
Collectif (sous la dir. de Bruno Dumons et Daniel Moulinet) : Le Diaconat
permanent. Relectures et perspectives
Collectif (sous la dir. d'Alain Durand et Eleazar LOpez Demandez) : Sagesse
indigne. La thologie indienne latino-amricaine
Collectif (sous la dir. de Pierre Deberg) : L'glise la croise des chemins.
Hommage amical Jean Ri gal
Y. Congar : Je crois en l'Esprit Saint
Y. Congar : Entretiens d'automne
M. CGrbin: La Trinit ou l'Excs de Dieu
M. Corbia : Rsurrection et nativit. Lecture thologique de Jean 20, 1-31
J. Corbon : Liturgie de source
J. Corbon : Les Lieux de communion. Liturgie et cumnisme
R. Coste : L'va(lgile de l'Esprit. PDur une thologie et une spiritualit
intlgrantes de l'Esprit Saint
R. Coste : Nou11 tmymts en rm setll DieN. La confession de foi de l'glise
indivise et les clvitims d'OMjourd'hui
R. Cene : La Sympltonie trinitaire. Mditation thologiqu sur les crits
j~s
O. Cullmaiw: L'Unit par.la diversit
O. Cullmann ! la l'tattviti et l'Arbre de Nol
S. De Jtaet~ : \btican Il, une esprance neuve. Un prcurseur et tmoin,
le Pre ENgne Joly
M. DeMBn : La Foi ptieale
M. Dajarier : L'glise~Frawmit
J. Dupuis : la rencontre du christianisme et des religions. De l'affrontement
au dialogue
j. DllpGadleele :Les Pomboles qui. parlent tk Dieu. Essai d'exgse jiduciale
et trinitaire.
Chr. DIMfaoc : Dieu difflrent
Chr. Duqu9C : Jsus J.mme libre ; d. revue et augmente
Chr. Duquoc : Des :gli&es provisoires
Chr. DuqtuK:: L'Unique Christ. La symphonie diffre
A. Durand : La Cause des pauvres
Fr. -X. DurrweH: L'Eucharistie sacrement pascal
Fr. -X. Durrwell : L'Esprit saint de Dieu
Fr. -X. Durrwell : Le Pre. Dieu en son mystre
Fr. -X. Durrwell: La Mort du Fils. Le mystre de Jsus et de l'homme
J. Elluin : Quel enfer ?
G. Emery: La Thologie trinitaire de saint Thomas d'Aquin
M. Fdou: Les religions.selon la foi chrtienne
B. Forthomme : Thologie des motions. Structure par l'exprience thtrale
j.-M. Garrigues : Le Peuple de la premire alliance. Approches chrtiennes du
mystre d'Isral
R. Gibellini : Panorama de la thologie du xxe sicle. Traduction de l'italien
par Jacques Mignon
D. Gonnet : Dieu aussi connat la souffrance
A. Gounelle et Fr. Voup : Aprs la mort, qu'y a-t-il ?
P. Grelot : glise et ministres
P. Grelot: La Tradition apostolique. Rgle de foi et de vie pour l'glise
G. Greshake : POurquoi l'amour de Dieu nous laisse-t-il souffrir ?
J. Gruber : Entendre la Parole. Le tmoignage intrieur du Saint Esprit
J. Gruber : Vous serez mes tmoins pour un temps de confusion et de
mutations
G. Gutirrez: Le Dieu de la vie
G. Gutirrez : Job. Parler de Dieu partir de la souffrance de l'innocent
G. Gutirrez : Dieu ou l'Or des Incas
J. -P. Jossua : Lectures en cho. Journal thologique 1
J. -P. Jossua: L'coute et l'Attente. Journal thologique Il
J. -P. Jossua : La Condition du tmoin
J. -P. Jossua : La Beaut et la Bont
H. Kng : Garder espoir
G. Lafon : Croire, esprer, aimer
Gh. Lafont: Imaginer l'glise catholique
Gh. Lafont: L'glise en travail de rforme. Imaginer l'glise catholique,
tome Il
B. Lang : Drewennann interprte de la Bible
J. -Cl. Larchet : Thologie de la maladie
J. -Cl. Larchet: Thrapeutique des maladies mentales
J. -Cl. Larcbet : Thrapeutique des maladies spirituelles
J. -Cl. Larchet: Pour une thique de la procration. lments d'une anthropo-
logie patristique
J. -Cl. Larchet: Dieu ne veut pas la souffrance des hommes
J. -Cl. Larchet : La Vie aprs la mort selon la tradition orthodoxe
J. -CL Larchet : Le Chrtien devant la maladie, la souffrance et la mort
J. -Cl. Larchet: L'Inconscient spirituel
J. -Cl. Larchet : Variations sur la charit
J. -Cl. Larchet: L'Iconographe et l'artiste
J. -Cl. Larchet : Dieu ne veut pas la souffrance des hommes. Deuxime dition
revue et corrige
J. -Cl. Larchet : Thologie du corps
J. -Cl. Larchet : Personne et nature
B. -D. de La Soujeole : Le Sacrement de la communion
Fr. Le Gal : La Folie saine et sauve. Pour une thologie catholique de la folie
sainte
H. Legrand et Chr. Theobald : Le Ministre des vques au concile Vatican Il
et depuis. Hommage Mgr Guy Herbulot
N. Leites: Le Meurtre de Jsus, moyen de salut
Fr. Lienhard : De la pauvret au service en Christ
G. Lohfink: L'glise que voulait Jsus
H. de Lubac : Entretien autour de Vatican II
J. -M. Maldam : Science et foi en qute d'unit : discours scientifiques et
discours thologiques ,
J. -M. Maldam : Cration par volution. &ience, philosophie et thologie
J. -Fr. Malherbe : Matre Eckhart. Souffrir Dieu . La prdication allemande
de Matre Eckhart
A. Manaranche : Le Monothisme chrtien
J. -P. Manigne: Le Matre des signes. La potique de la foi
J. -P. Manigne : Les Figures du temps
J. -P. Manigne : L'glise en vue
G. Martelet : Libre rponse un scandale ~
G. Martelet: volution et cration, t. I: Sens ou non-sens de l'homme dans la
nature
D. Meda : Suivre Jsus-Christ, dans la vie et les crits du bienheureux Antoine
Chevrier ( 1826-1879)
J. MeyendortT : Unit de l'Empire et divisions des chrtiens. L'glise de 450 680
J. Meyendorff et A. Papadakis : L'Orient chrtien ~tl'essor de la papaut.
L'glise de 1071 1453 "
J. etE. Moltmann: Dieu, homme et femme
J. Moltmann :Le Rire de l'univers. Trait de christianisme cologique
H. Munsterman : Marie cordemptrice ? Dbat sur un titre marial controvers
P. Nellas : Le Vivant divinis
M. Neusch : Les Traces de Dieu. lments de thologie fondamentale
A. Nollan : Dieu en Afrique du Sud
M. de Paillerets : Saint Thomas d'Aquin, frre prcheur thologien
L. Panier: Le Pch originel
W. Pannenberg : La Foi des Aptres. Commentaire du Credo
W. Pannenberg : Mtaphysique et ide de Dieu
H. Paprocki : La Promesse du Pre. L'exprience du Saint Esprit dans l'glise
orthodoxe
R. Parent : Une glise de baptiss. Pour surmonter l'opposition clercs-lacs
R. Parent : Prtres et vques. Le service de la prsidence ecclsiale
S. Ponga : L'criture, me de la tllologie. Le problme de la suffisance
matrielle des critures
M. T. Porcile Santiso : La Femme, espace de salut. Mission de la femme dans
l'glise. Une perspective anthropologique ,
H. J, Pottmeyer : Le Rle de la papaut au lW millnaire. Une relecture de
Vatican 1 et de Vatican II
J, -P. Prevost: La Mre de Jsus
K. Rahner : Le Courage du thologien
J.-Ph. Revel : Trait des sacrements. /.Baptme et sacramentalit. 1. Origine et
signification du baptme
J.-Ph. Revel : Trait des sacrements. /.Baptme et sacramentalit. 2. Don et
rception de la grce baptismale
J.-Ph. Revel : Trait des sacrements. 11. La confirmation. Plnitude du don
baptismal de l'Esprit
J.-Ph. Revel: Trait des sacrements. VI. L'onction des malades. Rdemption de
la chair et par la chair
B. Rey : Jsus-Christ chemin de notre foi
B. Rey: Nous prchons un Messie crucifi
J, Rigal: L'glise, obstacle et chemin vers Dieu
J, Rigal : Le Courage de la mission
J, Rigal : Prparer l'avenir de l'glise
J, Rigal : L'8lise en chantier
J, Rigal : L'Eglise en qute d'avenir. Rflexions et propositions pour des temps
nouveaux
J, Rigal: L'glise [preuve de ce temps
E. Schillebeeckx : Exprience humaine et foi en Jsus-Christ
E. Schillebeeckx : Le Ministre dans l'glise
E. Schillebeeckx : Plaidoyer pour le peuple de Dieu
Ch. von Schonborn: L'Icne du Christ
P. Secretan : Les Tentations du Christ
J, L. Segundo : Quel homme, quel monde, quel Dieu ?
B. Sencal: Jsus le Christ la rencontre de Gautama le Bouddha
B. Sesbo : Pdagogie du Christ
H. Simon : Chrtiens dans l'tat moderne
H. Simon : La Peau de l'me
M. Simon: La Vie monastique, lieu cumnique au cur de l'glise-Communion
W. Stahlin : Le Mystre de Dieu
D. Stein : Lectures psychanalytiques de la Bible
R. Su bion : La Lettre ou l'Esprit
G. Thvard : La Vision de la Trinit
P. Ternant : Le Christ est mort << pour tous
J, -M. -R. TiJJard: L'vque de Rome
D. 'fracy :Pluralit et ambiguiY. Hermneutique, religion, esprance
J, Van der Hoeden : Samuel Beckett et la question de Dieu
J, Van der Hoeden : Jean Racine ou le droit de vivre
Fr. Varone : Inoues les voies de la misricorde
H. J, Venetz : C'est ainsi que l'glise a cmmenc
A. Vergote: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... >>. L'identit chrtienne
A. Vergote: Humanit de l'homme, divinit de Dieu
J. Vermeylen: Le March, le Temple et l'vangile. Itinraires catholiques.
M. Viau : La Nouvelle Thologie pratique
R. Winling : La Rsurrection et l'Exaltation du Christ dans la littrature de
l're patristique
R. Winling : La Bonne Nouvelle du salut en Jsus-Christ. Sotriologie du
Nouveau Testament. Essai de thologie biblique
R. Winling: Nol et le mystre de l'incarnation
K. Wojtyla : La Foi selon saint Jean de la Croix
Ch. Yannaras : La Foi vivante de l'glise
D. Zordan : ConnaissQIICe et mystre. L'itinraire tltlologique de Louis Bouyer.

THOLOGIES BIBLIQUES
J. Becker: Pwd. L'aptre des nations
O. Cullmallll : La Prire dans le Nouveau Testament. Essai de rponse des
questions contemporaines
A. Wnin: L'Homme biblique

THOLOGIE DE LA MISSION
Association francophone cumnique de missiologie : Repres pour
la mission chrtienne
Association francophone cumnique de missiologie : Dictionnaire
cumnique de missiologie
Association francophone cumnique de missiologie : Appel tmoins.
Mutations sociales et avenir de la mission chrtienne
Achev d'imprimer en dcembre 2011
dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.
Lomai (Orne)
N d'dition: 15397- N d'impression: 114255
Dpt lgal: dcembre 2011

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