Géocarrefour
vol. 84/1-2 | 2009
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives Varia
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives
The major water management schemes and their drifts
Jacques Bethemont
Éditeur
Association des amis de la Revue de
géographie de Lyon
Édition électronique
URL : http://geocarrefour.revues.org/7185
ISSN : 1960-601X
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2009
Pagination : 5-9
ISSN : 1627-4873
Référence électronique
Jacques Bethemont, « Les grands projets hydrauliques et leurs dérives », Géocarrefour [En ligne], vol.
84/1-2 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
geocarrefour.revues.org/7185
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Géocarrefour
ÉOCARREFOUR
Jacques BETHEMONT
Professeur émérite
Université de SaintÉtienne
VOL 84-1-2/2009
5
Les grands projets hydrauliques et
leurs dérives
Les sept articles réunis dans ce dossier abordent le
même problème des distorsions observables entre
les projets des politiques ou des ingénieurs et la
réalité du terrain. Celle-ci implique de façon
presque inéluctable des modifications qualifiées ici
de dérives par rapport aux projets initiaux. Et cela
dans des pays riches aussi bien que dans des pays
pauvres, dans des pays bien pourvus en eau
comme dans des pays dotés de ressources
insuffisantes. Y aurait-il une inadaptation
fondamentale des grands projets et comment
peut-elle être définie ?
SUR LA NATURE ET LA PORTÉE DES GRANDS
PROJETS
Qu’est-ce qu’un grand projet, hydraulique ou
a u t r e ? Ni ce terme ni ceux de grands
aménagements ou de grands équipements qui en
sont synonymes, ne figure dans un des nombreux
dictionnaires de géographie. Pourtant, le grand
projet n’en constitue pas moins un fait
d’importance majeure pour la discipline. On peut,
dans une première approche, le définir comme
une intervention ayant pour effet la transformation
et l’aménagement d’un territoire identifié par une
action décidée au niveau politique, programmée
au niveau de sa conception et réalisée sur le
terrain avec de puissants moyens impliquant à
terme une profonde transformation du territoire
aménagé. Le moteur du grand projet peut être
d’ordre naturel et hydraulique, mais il peut trouver
son origine dans une politique des transports ou
d’urbanisme. Il est de tous les temps, depuis la fin
du néolithique avec l’endiguement du Huang Hé
par l’empereur Yu Da, jusqu’au percement des
tunnels de base à travers les Alpes. Il est de tous
les pays, depuis la Chine jusqu’aux États-Unis en
passant par l’Égypte de Nasser. Il relève de
logiques multiples, crise environnementale avec
les premiers endiguements fluviaux ou invention
de l’irrigation lors de phases climatiques sèches,
crise économique avec les programmes inspirés
dans les années trente par le New Deal o u
actuellement avec l’aménagement proposé d’un
axe Paris-Le Havre, projet urbain avec la
transformation de Paris par Hausmann ou la
fondation de Chandigarh. Il se pourrait qu’il serve
surtout à flatter l’ego des grands hommes comme
le soutient Tony Allan (Allan, 1983) : Nasser est
mort mais sa mémoire survit grâce à son grand
barrage. Il arrive le plus souvent qu’il échappe à la
logique de ses concepteurs comme ce fut le cas
pour la Compagnie nationale du Rhône conçue et
entreprise dans un premier temps à des fins
d’aménagement territorial et régional financé par
la vente du courant électrique, avant de passer
sous la coupe d’Electricité de France dont l’intérêt
portait exclusivement sur la production hydroélectrique (Bravard et Clemens, 2008).
Quelle est dans cette ample configuration, la place
des grands projets hydrauliques ? Ils sont
remarquables par leur pérennité et leur ubiquité
puisque les plus anciens et non les moindres
remontent à la protohistoire, cependant que
l’époque actuelle voit se réaliser des projets aussi
pharaoniques que le barrage des Trois-Gorges. Ils
sont divers dans leurs modes avec trois
composants fondamentaux qui sont la digue
protectrice, le barrage de retenue et l’ouvrage de
dérivation. Ils répondent à des fins multiples
depuis les plus anciennes qui concernent
l’irrigation et la protection contre les crues et les
divagations fluviales, jusqu’à la plus récente qui
est l’avitaillement urbain, en passant par la
navigation, la production d’énergie et les
aménités. D’une époque à l’autre, ils ont été
différemment perçus : peu nombreux et
d’importance variable dans un premier temps
long, ils se sont multipliés avec la mise en œuvre
des techniques modernes et l’invention de la
houille blanche. Cette phase d’expansion qui court
de la fin du XIXe s. jusqu’aux années 1970 s’est
achevée avec une remise en cause fondée sur la
prise en compte et l’évaluation des valeurs
environnementales et des effets d’impact (Blanc et
Bonin, 2008). Mais par un curieux paradoxe, cette
remise en cause va de pair avec la multiplication
prévisible et programmée des grands ouvrages de
retenue : on en comptait 5 000 en 1949 mais
45 000 à la fin du XXe s. et leur nombre devrait
s’accroître dans de fortes proportions dans les
années à venir (WCD, 2003) En cause, la
croissance démographique dans l’Afrique
intertropicale et l’Asie des moussons, la demande
en nourriture et en énergie ainsi que le transfert de
population des campagnes vers les villes dans ces
mêmes régions (Collomb, 1999).
Un autre paradoxe, objet des analyses présentées
dans ce numéro de Géocarrefour, porte sur un
constat souvent mal perçu et affectant tout
particulièrement les projets hydrauliques. Alors
qu’un tunnel ou une autoroute peuvent être
interprétés comme les résultantes stables de
grands projets, les grands aménagements
hydrauliques échappent, dans leur réalisation et
leur évolution, à la logique de leurs concepteurs et
connaissent aussi bien des effets d’impact
imprévus que des changements d’affectation. Ces
dérives, voire ces mutations renvoient à l’évidence
aux mythes prométhéens et aux personnages de
Pygmalion ou de Frankenstein selon que ces
dérives s’avèrent positives ou négatives,
heureuses ou dramatiques. Sans prétendre à
l’exhaustivité, les contributions réunies dans ce
dossier mettent en évidence quelques unes des
situations observables et des dérives non
programmées qui affectent selon des modalités
variables, avérées ou potentielles et prévisibles, les
grands projets aussi bien dans les pays riches que
dans les pays pauvres.
RUPTURES ET DÉRIVES D’ORIGINE
ENVIRONNEMENTALE
L’érection d’un barrage, élément clé de la plupart
des aménagements, implique un ensemble de
changements irréversibles. Leur utilité n’est
pourtant pas mise en cause (Barbier et al., 2009)
dans les pays intertropicaux dont les fleuves, tout
6
VOL 84-1-2/2009
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives
en ayant des débits annuels honorables,
connaissent d’amples variations saisonnières et
interannuelles. Seul, le barrage de retenue assure
la continuité des campagnes en culture irriguée,
voire la possibilité d’une campagne en contresaison sèche. S’ensuivent plusieurs impacts sur le
milieu naturel, à commencer par la réduction ou la
disparition des frayères et la disparition des
anadromes. La prolifération des jacinthes d’eau et
autres plantes aquatiques (Magrin et Seck, 2009) à
l’amont du barrage de Diama a également
perturbé nombre d’espèces halieutiques.
Ces impacts ne manquent pas d’affecter des
communautés riveraines déjà perturbées par la
dynamique du changement. Se pose au premier
chef le problème des communautés dont les terres
sont noyées dans les retenues. Il arrive qu’elles
soient peu ou pas indemnisées ce qui entraîne de
leur part un ressentiment (Forget, 2009) que ne
compenseront peut-être pas les facilités dont ils
pourront bénéficier lors des phases de mise en
valeur. En Afrique (Brondeau, 2009) les déguerpis
des ouvrages et des grands périmètres agroindustriels sont certes relogés et parfois même
dotés de quelques parcelles cultivables, mais ces
emprises se font au détriment d’autres
communautés villageoises détentrices de droits
coutumiers et ce processus d’indemnisation
implique fatalement de fortes tensions entre
anciens et nouveaux occupants. D’autres
processus destructeurs affectent les pratiques
traditionnelles sur des espaces comme le delta
intérieur du Niger (Brondeau, 2009), occupés en
alternance par des groupes spécialisés, pêcheurs
pendant la période des hautes eaux, pasteurs
nomades qui regroupent leurs troupeaux sur les
berges et les mares en saison sèche, cultivateurs
pratiquant les cultures de décrue. A terme, certains
groupes peuvent non sans difficultés s’adapter
comme ces pêcheurs sénégalais qui ont dû
rechercher d’autres prises avec d’autres
instruments (Magrin et Seck, 2009) mais les
pratiques coutumières d’autres groupes de
pêcheurs comme les Bozos du Niger sont
sérieusement menacées.
Les problèmes d’expropriation et de spoliation
foncière semblent avoir été mieux résolus dans le
Nord-Québec où les emprises de La Grande et de
la Baie James ont donné lieu à de très substantielles indemnités au bénéfice des Peuples
Premiers (Lasserre, 2009). Cette pacification
onéreuse n’en constitue pas moins une sérieuse
dérive par rapport aux projets initiaux qui avaient
simplement occulté les problèmes socioculturels.
Autre dérive, celle qu’implique la transformation
de ces peuples chasseurs en rentiers, ce qui risque
fort de mettre à mal leur mode de vie traditionnel,
voire à terme leur survie en tant que groupe
culturel.
Il existe enfin des impacts d’ordre culturel. Parmi
leurs doléances, les Cris et les Inuit ont fait état des
perturbations subies par leur cosmogonie
spatiale ; telle pierre, tel lac, tel lieu apparemment
banal, tel cheminement, relèvent d’un ordre que
les grands travaux abolissent sans qu’il y ait de
compensation envisageable. Ce même problème
se retrouve sur les rives de la Narmada, en Inde
(Crémin, 2009) où la construction d’un barrage a
ennoyé des cheminements sacrés parcourus
depuis des siècles par des foules de pèlerins
aujourd’hui désemparés.
L’INÉGAL PARTAGE ENTRE AGRO-BUSINESS ET
AGRICULTURE VIVRIÈRE
Dans la tradition africaine, la notion de propriété
foncière est pratiquement inconnue. La logique
territoriale repose sur une appropriation collective
mise en ordre sous l’autorité des maîtres de la
terre. L’accession à l’indépendance a suscité dans
la plupart des jeunes États une mystique des
grands travaux que permettait seule la
nationalisation des terres. Ce processus mal
accepté sur le terrain a entraîné une séquelle de
compromis qui, par exemple, ont souvent fait des
anciens maîtres de la terre des présidents de
coopératives. Cette formule, acceptable lorsque
l’espace de la coopérative coïncidait fût-ce de
façon approximative avec le territoire villageois,
n’est plus de mise dès lors que la cadre de vie
traditionnel est mis à mal soit par la création de
grands périmètres impliquant la concession de
vastes espaces à des compagnies étatiques ou
privées, soit par l’émergence d’une classe
d’entrepreneurs privés d’origine autochtone ou
allochtone. S’en suit un conflit latent dans la
plupart des pays africains.
Au-delà d’un succès apparent, le cas des terres
aménagées par l’Office du Niger (Brondeau, 2009)
est, sur ce plan, assez accablant. Pourtant, les
premiers aménagements ont fait la part belle à
une agriculture vivrière qui, tout en étant
techniquement encadrée, trouvait des compromis
valables entre la logique des périmètres irrigués et
la coutume villageoise. Mais ces premiers succès
ont entrainé une extension des surfaces irriguées
qui, dans un premier temps, aurait dû faire du
Mali le grenier à riz de l’Afrique, au prix d’un
changement radical dans les rapports entre la
terre et les hommes, le salariat agricole prenant le
relais des structures traditionnelles.
Cette première rupture par rapport à la tradition
coutumière ne constituait en fait qu’un prodrome
à des changements autrement traumatisants pour
les populations locales. Les extensions en cours
ou programmées (Brondeau, 2009) excluent de
fait la participation, voire la présence des
« indigènes » sur les vastes domaines gérés par
des sociétés comme la Malibya dont la
production, riz et viande pour l’essentiel, sera
exportée vers la Libye qui, de pays donateur se
transforme en pays prédateur : mais la Libye ellemême pourrait bien être à terme marginalisée par
des entreprises chinoises qui tout en offrant leurs
services, s’avèrent plus avides de terres que de
compromis avec les autochtones. S’en suivront
une série de dérives. Les unes porteront sur la
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives
disparition des terrains de parcours accueillant les
pasteurs nomades durant la saison sèche, ainsi
que la disparition des zones humides qui
conditionnent la survie des pêcheurs Bozo. Au
mieux, les déguerpis, recasés et dotés de lopins
trop petits pour être viables, finiront par s’entasser
dans les grandes villes à moins qu’ils n’aient la
possibilité de migrer vers la riche Europe. D’autres
dérives affecteront la logique initiale des grands
aménagements, le fait étant que le riz consomme
en trop grande quantité une eau qui est loin d’être
surabondante. D’où l’intérêt de le remplacer par la
culture de céréales irriguées, blé ou maïs, à moins
que la priorité n’aille aux biocarburants, ce qui
reléguerait au panthéon des idées mortes les
programmations initiales de cultures vivrières.
Dans le cas du Niger, ce sont en définitive les
premiers occupants des lieux qui seront éliminés.
TENSIONS ET DÉRIVES AUX NIVEAUX
SECTORIEL ET INTERNATIONAL
Si la réalisation d’un ouvrage répond, en règle
générale, à un objectif précis, il n’est pas sûr que
cet objectif ne soit pas, au fil du temps, redéfini de
façon plus ou moins radicale. Dans le contexte de
la France métropolitaine, le cas du lac de
Vassivière est emblématique de ce genre de
dérive : créé pour soutenir les étiages de la Vienne
et plus précisément pour assurer le
refroidissement de la centrale nucléaire d’Évaux, il
est devenu, en fait, le centre récréatif le plus
important du Limousin (Balabanian et Bouet,
1989). En Espagne, les lacs de barrage castillans,
Entrepeñas, Castrejon et autres, créés initialement
pour alimenter des périmètres irrigués, font
maintenant l’objet d’un partage difficile entre la
demande urbaine et les loisirs des Madrilènes (Gil
Olcina et Morales Gil, 1999). On n’en est pas là sur
le Sénégal, mais il n’en reste pas moins que dans
l’esprit des Maliens il représente un potentiel
énergétique majeur alors que, pour les Sénégalais
et les Mauritaniens, il a pour fonction première la
fourniture d’eau pour les grands périmètres
d’irrigation.
La distinction entre situation conflictuelle et dérive
n’est pas toujours évidente, le principe étant que si
le conflit peut avoir une genèse et une existence
propres, il peut susciter des dérives, cependant
que toute dérive peut engendrer un conflit. Dans le
cas du Paraná argentin (Forget, 2009), le
contentieux avec le Brésil relève d’une logique de
conflit géré, sinon résolu par l’EBY. En revanche,
les blocages affectant les barrages de Corpus et de
Paraná Medio peuvent être interprétés comme des
dérives suscitées par les avatars de l’ouvrage de
Yacireta.
Les problèmes frontaliers qui, tout à la fois,
opposent et solidarisent le Sénégal et la
Mauritanie sont autres (Seck et al., in Raison et
Magrin, 2009). Ces deux pays riverains du fleuve
en exploitent conjointement les eaux dans le cadre
de l’Office de Mise en Valeur du fleuve Sénégal
(OMVS). Mais la création de périmètres gérés dans
VOL 84-1-2/2009
7
le cadre de chaque État a eu pour effet d’opacifier
la frontière. Dans le cadre des structures
coloniales, les deux pays relevaient d’une même
gestion administrative, ce qui avait permis la
pérennité d’un système traditionnel dans le cadre
duquel les deux rives étaient solidaires, de sorte
que les habitants d’une rive cultivaient souvent
des terres sur l’autre. L’établissement de la
frontière puis la mise en œuvre des grands
chantiers hydrauliques ont disjoint les osmoses
coutumières et partagé les mêmes ethnies entre
deux Etats et deux complexes hydrauliques
distincts et souvent perturbés par divers
contentieux. Non moins évidents, les problèmes
frontaliers qui se poseront entre le Mali et le Niger
(Brondeau, 2009 et Barbier, 2009) procéderont
directement de l’expansion actuelle des périmètres
irrigués maliens. La consommation d’eau du Mali
ne cesse de croître, affaiblissant d’autant les débits
d’étiage du fleuve qui ne cessent de diminuer,
jusqu’à s’interrompre dans un avenir prévisible, ce
qui rendra fort hypothétique la gestion du futur
barrage nigérien de Kandadji. Dans ce cas, ce sera
la dérive du projet malien qui provoquera une
crise de l’eau à l’échelle internationale.
Mais c’est sans doute le cas des eaux canadiennes
qui posera à terme les problèmes de dérives les
plus graves (Lasserre, 2005). A ce jour, les
ressources hydrauliques québécoises sont
exploitées par une société à capitaux nationaux,
Hydro-Québec, alors qu’une partie importante de
la clientèle se trouve aux États-Unis. Savoir
toutefois si les eaux québécoises (ou de façon plus
large canadienne) ne constituent pas dans le cadre
de l’ALENA (Accord de libre échange Nordaméricain) un bien commun et une marchandise
sur laquelle le Canada n’aurait pas une pleine
souveraineté. Cela étant, on peut voir se profiler, à
terme, une mainmise de fait par les États-Unis sur
des eaux qui seraient transférées pour satisfaire la
demande de ce pays. Certes, Frédéric Lasserre
(2005) montre que de tels transferts sont peu ou
pas rentables ne fût-ce qu’en raison du fait que les
agriculteurs, principaux utilisateurs des volumes
transférés, seraient bien incapables d’en acquitter
le prix. Mais les faits comptables ne joueront peutêtre pas toujours un rôle discriminant dès lors que
le commerce des céréales et des semences
déterminera les relations entre États dominants et
États dominés à la suite de l’achat de nourriture
qu’ils ne seront pas à même de payer.
DU PROJET AU TERRITOIRE
En théorie, tout grand projet intervient sur un
territoire donné pour le transformer et donc,
donner naissance à un nouveau territoire
prédéfini, sauf à ce que des dérives plus ou moins
contrôlées ne viennent perturber le programme
initial. On peut se demander quelles est la place
faite aux hommes dans ce processus de
déconstruction-reconstruction. Il apparaît très vite
que de façon générale les intérêts des populations
locales sont peu pris en compte et que la tendance
serait plutôt à la mise au pas, à l’oubli ou à
8
VOL 84-1-2/2009
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives
l’élimination des autochtones dans les processus
d’intervention ou de gestion, ce qui semble être un
cas général en Afrique, alors qu’au Québec, il a
fallu la conjonction d’une forte résistance indigène
et d’un effort de compréhension et de pacification
assez rarement observé, pour que l’on puisse
parler d’un bilan social relativement satisfaisant.
Des approches à échelle plus fine, telles que celles
menées par Bin (2009) sur le Sourou au Burkina
Faso et par Faggi et al., 2009 sur le secteur de
Ngalenka au Sénégal permettent toutefois de
nuancer ce jugement. Dans le cas du Sourou, il y a
eu après une phase radicale de socialisation des
terres, un désengagement de l’État au profit de
structures libérales, dérive qui confinait à
l’abandon des populations affectées par le projet. Il
est intéressant d’observer et de suivre les réactions
des intéressés qui, par le biais de coopératives
assez misérables, de la recherche de partenaires
crédibles au niveau des échanges internationaux
et par le recours à la petite hydraulique,
réussissent à refonder un espace territorial qui
serait autonome, n’était que son succès incite
maintenant l’État à reprendre les choses en main
et à s’investir à nouveau dans le projet. Le cas de
Ngalenka est assez différent dans la mesure où
l’État sénégalais, agissant dans le cadre de la
SAED, a toujours maintenu une certaine capacité
d’encadrement, tout en adoptant une attitude
assez libérale pour que la culture du riz ne reste
pas exclusive et obligatoire. Ce relâchement,
combiné avec des initiatives locales permet, dans
le cadre d’un processus à la fois en cours et
identifiable, l’émergence d’une nouvelle structure
territoriale, largement endogène mais ouverte aux
échanges économiques comme aux contacts
sociaux. Ce type de dérive non programmée par
les aménageurs relève d’un processus que les
géographes italiens qualifient d’autopoiesie,
entendons par là un développement autonome à
partir d’une cellule germinative, action d’un leader,
coopérative, innovation technique ou culturale,
marché ou autre. En somme, une dérive positive
mais limitée à l’échelle locale. Le problème serait
alors de savoir si ce modèle peut susciter des
émules portant le processus à une plus ample
échelle.
Se pose au final une dernière question portant sur
la compatibilité entre tradition et changement. Les
choses sont loin d’être claire sur ce plan. Dans la
vallée du Sourou, le plupart des nouveaux
irrigants, qu’il s’agisse de riziculteurs ou de
producteurs de légumes, s’efforcent de garder des
parcelles en culture pluviale, voire de combiner
agriculture et élevage. Dans la vallée du Sénégal,
la tentation serait forte pour de nombreux
irrigants,au cas où les pluies se feraient plus
abondantes, de quitter la vallée (le w a a l o) pour
retourner sur les terres en culture pluviale du
djeeri. En somme, les uns et les autres acceptent
le changement tout en maintenant la tradition
sahélienne de diversification. Du moins n’y a-t-il
pas refus du changement et le constat s’impose
d’une volonté d’ouverture. Sans doute peut-on
faire le même constat d’acceptation dans la vallée
du Narmada où selon Crémin, les pèlerins
s’accommodent de la coexistence sur le même
site d’un temple et d’un barrage.
SUR L’AVENIR DES GRANDS PROJETS
Il existe une distorsion notable entre la persistance
de politiques générant des grands projets et
l’affirmation unanime de principes écologiques
qui condamnent ces mêmes projets. Ils seraient
donc mal venus mais en fait, quelques grands
problèmes plaident en leur faveur – croissance
démographique qui portera la population
mondiale à quelque 9 milliards d’humains à
l’horizon de 2050 ; sous-alimentation chronique et
risque de famine sur une partie de la planète ;
problèmes d’accès à l’eau potable qui affectent à
tout le moins un milliard d’individus ; transferts de
population des campagnes vers les métropoles
des pays pauvres. Les exigences qu’implique ce
constat en matière d’équipement et donc de
grands projets sont-elles compatibles avec une
éthique de développement durable et de maintien
des grands équilibres écologiques à l’échelle
planétaire ? La réponse est évidemment négative.
Mais serait-il possible pour autant de s’en passer
ou, à défaut, de les rendre acceptables ?
Dans les années à venir et sans qu’il soit pour
autant possible d’y répondre, cette question
tiendra une place centrale au niveau des instances
mondiales. Du moins est-il possible de poser
quelques jalons. Le premier porterait sur l’analyse
des facteurs qui ont provoqué l’effondrement
(Diamond 2006) de certaines civilisations qui n’ont
pas su gérer leur environnement, Harappa et
Maya pouvant servir de référence et sur les limites
des économies minières. Le second intéresserait
le partage entre développements possibles et
transgressions, défini à partir de références
actuelles. Sur le plan de l’ingénierie et s’agissant
des projets hydrauliques, le problème essentiel
reste celui de la gestion optimale des ressources
en eau avec notamment le remplacement des
techniques dissipatrices comme l’irrigation
gravitaire par la diffusion de pratiques offrant un
meilleur rendement. Le problème fondamental
reste cependant d’ordre humain. Il existe partout,
de tout temps et en tout lieu une incompréhension
fondamentale entre aménageurs et aménagés. Et
c’est sans doute l’amélioration de cette relation
qui conditionne le succès ou l’échec des projets
actuels et à venir. Sur ce plan les pages qui
suivent ne manquent pas d’enseignements.
Les grands projets hydrauliques et leurs dérives VOL 84-1-2/2009
BIBLIOGRAPHIE
ALLAN J.A., 1983, Natural resources as natural
fantaisies, Geoforum, 18-3, p. 243-247.
BALABANIAN O. et BOUET G., 1989, L’eau et la
maîtrise de l’eau en Limousin, Limoges, Editions
les Monédières, 296 p.
BARBIER B., YACOUBA H., MAÏGA A.H., MAHÉ G.
et PATUREL J.-E., 2009, Le retour des grands
investissements hydrauliques en Afrique de
l’Ouest : les perspectives et les enjeux,
Géocarrefour, 84, 1-2, p. 31-41.
BERTONCIN M., FAGGI P. et QUATRIDA D., 2009,
À la recherche du développement local dans la
vallée du Sénégal. Réflexions sur le Ngalenka et la
genèse d’un territoire, Géocarrefour, 84, 1-2, p. 6572.
BLANC N. et BONIN S., 2008, Grands barrages et
habitants, Paris, Maison des Sciences de l’Homme
et Editions Quae, 336 p.
BRAVARD J.-P. et CLEMENS A., 2008, Le Rhône en
100 questions, Lyon, Zone Atelier du bassin du
Rhône, 296 p
BRONDEAU F., 2009, Un « grenier pour l’Afrique
de l’Ouest » ? Enjeux économiques et perspectives
de développement dans les systèmes irrigués de
l’Office du Niger (Mali), Géocarrefour, 84, 1-2, p.
COLLOMB P., 1999 : Une voie étroite pour la
sécurité alimentaire d’ici à 2050, Paris, Economica,
198 p.
CRÉMIN E., 2009, « Les temples de l’Inde
moderne » : un grand barrage dans un lieu saint
de la Narmada (Madhya Pradesh), Géocarrefour,
84, 1-2, p. 83-92.
Adresse de l’auteur
j.bethemont@orange.fr
9
DIAMOND D., 2006, Effondrement, comment les
sociétés décident de leur disparition ou de leur
survie, Paris, Gallimard, 838 p.
FORGET M.-É., 2009, Les grands projets
hydroélectriques du rio Paraná, potentiels et
devenir, Géocarrefour, 84, 1-2, p. 19-29.
GIL OLCINA A. y MORALES GIL A., 1999, Los usos
del agua en España, Alicante, Ed. Caja de Ahoros
del Mediterraneo, Instituto Universitario de
Geografia, 682 p.
LASSERRE F., 2005, L’ALENA oblige-t-il le Canada
à céder son eau aux États-Unis ?, in LASSERRE F.
(dir), Transferts massifs d’eau, outil de
développement ou instrument de pouvoir ?,
Montréal, Presses de l’Université du Québec,
p. 463-488.
LASSERRE F., 2009, Les aménagements
hydroélectriques du Québec : le renouveau des
grands projets, Géocarrefour, 84, 1-2, p. 11-18.
MAGRIN G., SECK S.M., 2009, La pêche
continentale en sursis ? Quelques observations sur
des pêcheries en rive gauche de la vallée du fleuve
Sénégal dans un contexte de décentralisation,
Géocarrefour, 84, 1-2, p. 55-64.
SECK S.M., LERICOLLAIS A. et MAGRIN G., 2009,
Logiques nationales, crises et coopération entre
les Etats riverains, in RAISON J.-P. et MAGRIN G.
(dir), Des fleuves entre conflits et compromis,
Essais d’hydropolitique africaine, Paris, Karthala,
p. 32-76.
World Commission on Dams, 2003, Dams and
Development, a new framework for Decision
making, London, Earthscan publications, 442 p.