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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE UNIVERSITAT DE BARCELONA ÉCOLE DOCTORALE IV : Civilisations, Cultures, Littératures et Sociétés Laboratoire de recherche : CRIMIC COTUTELLE DE THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE DOCTOR PER LA UNIVERSITAT DE BARCELONA Discipline/ Spécialité : Études romanes / Filologia Catalana Présentée et soutenue par : Marc AUDÍ le : 12 décembre 2011 La poésie visuelle de Joan Brossa (1919-1998) : description et analyse intégrales Sous la direction de : Mme. Denise BOYER Mme. Glòria BORDONS Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne Professora titular, Universitat de Barcelona JURY : M. Michel BOURRET Professeur, Université Montpellier III Mme. Denise BOYER Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne M. Eliseu TRENC Professeur émérite, Université de Reims Mme. Glòria BORDONS Professora titular, Universitat de Barcelona M. Antonio MONEGAL Catedràtic, Universitat Pompeu Fabra M. Juan Carlos FERNÁNDEZ SERRATO Profesor asociado, Universidad de Sevilla 1 Marc AUDÍ Position de thèse La poésie visuelle de Joan Brossa (1919-1998) : description et analyse intégrales Objet de la thèse : Définition du concept de poésie visuelle. Mise en contexte international de l’œuvre visuelle de l’auteur. Justification d’un catalogue. Description et analyse de l’ensemble du corpus, particulièrement les inédits. L’objet de cette thèse est de décrire, de mettre en contexte et d’analyser l’intégralité de la poésie visuelle de Joan Brossa, composée de 1941 à 1998, en très grande partie inédite à ce jour. Considéré comme l’une des personnalités majeures de la littérature et de l’art expérimentaux du XXe siècle en Catalogne et en Espagne, son œuvre est un pivot entre les avant-gardes historiques – très riches dans les domaines catalan et espagnol –, leur renouveau à partir de la fin des années 1940 et l'émergence d'une nouvelle génération d'artistes à partir des anneés 1960 et jusque dans les années 1980. Brossa mit au centre de ses recherches la poésie qu'il a appelé visuelle à partir de la fin des années 1950. C'est précisément dans ce domaine particulier que l'on peut lire, aujourd'hui, une partie de l'histoire des croisements entre l'art et la littérature des cinquante dernières années. Brossa fut l’un des piliers de l’art et de la littérature d’avant-garde en Catalogne et en Espagne. Il collabora tout le long de sa vie avec artistes, photographes, hommes de théâtre, cinéastes ou poètes (de Barcelone essentiellement). Brossa fut une personnalité fédératrice de multiples tendances artistiques et poétiques, dès la fondation de la revue Dau al Set en 1948 – avec Antoni Tàpies, Joan Ponç ou Joan-Josep Tharrats, Modest Cuixart et Arnau Puig – jusqu’à l’actuelle jeune génération de poètes. Ses liens avec le groupe madrilène El Paso dans les années 1950, les dialogues de la poésie visuelle de Brossa avec l’œuvre plastique de Tàpies, Chillida ou Miró à partir des années 1960, sont quelques exemples d’un travail ouvert sur son temps. Outre ces collaborations, l’étude de la poésie visuelle fait apparaître le contexte comme un matériau en soi. La récupération, l’objet trouvé, le travail à partir de la presse, sont des techniques de composition que Brossa hérite 2 du dadaïsme et du surréalisme, mais qu’il porte à un degré de pertinence extraordinaire, dans une Espagne et une Catalogne muselées. Enfin, le contexte international, l’œuvre de poètes expérimentaux européens ou américains, sont des outils indispensables tout au long de notre parcours, afin de situer une œuvre certes isolée, mais qui entretenait des liens profonds avec d’autres œuvres dans d’autres pays. La poésie visuelle est très probablement la partie plus diffusée de l’œuvre de Brossa auprès du large public. Pourtant, elle n’est aujourd’hui connue que par des anthologies et des catalogues non exhaustifs1, les éditeurs ayant publié prioritairement ses très nombreux recueils de poèmes « littéraires »2. Elle n’est guère plus étudiée actuellement dans le cadre universitaire, en France pas plus qu’en Espagne : les travaux de recherche pionniers de Glòria Bordons3 et de Pilar Palomer datent de la première moitié des années 1980. Depuis, l’auteur n’a cessé de composer de nouveaux poèmes visuels, et les lectures se sont enrichies très considérablement après les multiples publications des années 1980 et 1990 : les poèmes diffusés ont connu une réception critique, ont été exposés dans de nombreux musées et expositions temporaires – ainsi Brossa fut le représentant de l'Espagne à la Biennale de Venise en 1997. La poésie visuelle de Brossa souffre également d'un déficit théorique : jusqu'à présent elle a été commentée principalement par des historiens de l’art, dont les analyses iconographiques ne prenaient que partiellement en compte son appartenance à l’histoire des expérimentations poétiques européennes et américaines. Il apparaissait nécessaire, afin de mener une nouvelle analyse de ce corpus, de poser à la théorie littéraire certaines questions que Brossa avait posées à sa pratique. En effet, Brossa n’est guère un cas exceptionnel ou isolé : il a des correspondants en Italie, en France, en Suisse ou au Brésil. Abstraction faite de l’histoire internationale des débats que la poésie visuelle a suscités, l’œuvre visuelle de Brossa semble devoir rester au pire marginale, au mieux exceptionnelle dans la littérature catalane. Il reste enfin, et principalement, que les originaux eux-mêmes – pour l’immense majorité d’une large décennie 1959-1970 –– n’ont 1 Ceux-ci recueillent prioritairement la poésie visuelle éditée de l’auteur. Les deux catalogues les plus significatifs sont Joan Brossa o les paraules són les coses [Joan Brossa ou les mots sont les choses]. Barcelone : Fundació Joan Miró, 1986 ; et Joan Brossa o la revolta poètica [Joan Brossa ou la révolte poétique]. Barcelone : Fundació Joan Miró / KRTU, 2001. 2 L’expression est de l’auteur, qui l’utilisait pour faire référence à sa poésie écrite en catalan. 3 La thèse de Glòria Bordons, qui codirige mes recherches, a été l’objet d’un ouvrage. BORDONS, G. Introducció a la poesia de Joan Brossa. Barcelone : Edicions 62 (coll. Llibres a l’abast, 235), 1988. La thèse de Pilar Palomer, qui porte en partie sur mon corpus, a été soutenue en 1986. PALOMER, P. La poesia visual de Joan Brossa. Barcelone : Universitat de Barcelona, 1986 [inédite]. 3 été présentés jusqu’ici que très fragmentairement. Dès le début de nos recherches, le dépouillement des archives de poésie visuelle à la Fundació Joan Brossa de Barcelone a été une source d’émerveillement et de questionnement. Les originaux de plus de mille poèmes visuels y sont conservés, souvent organisés en recueils inédits, des séries de collages de matériaux de récupération, verbaux ou alphabétiques essentiellement. Nous avons conçu le projet d’en établir une recension intégrale. Notre travail s’articule en quatre parties principales, dont trois constituent le manuscrit de la thèse, et la dernière est une base de données descriptive de notre corpus. La première partie de cette étude est consacrée à la définition du concept de poésie visuelle en général. Celui-ci interroge les limites et la nature du genre poétique, auquel Brossa reproche son enfermement dans le domaine strictement littéraire. Si la poésie visuelle est un autre de la littérature, il faut donc déterminer en quoi, et selon quels principes. L'examen de la notion de poésie expérimentale s'avère nécessaire avant de parvenir à l'une de ses branches, la poésie visuelle. Celle-ci est d'abord analysée en général, avant de l'être, dans mon deuxième chapitre, dans le cas particulier de Brossa. Reprise probablement au poète italien Carlo Belloli, puis utilisée par de nombreux poètes expérimentaux dans toute l’Europe et en Amérique avec des variantes depuis les années 1950 – dont celui plus connu peut-être de poésie concrète –, la notion de poésie visuelle est restée fort vague. Elle désigne une poésie dont les enjeux formels et sémiotiques reposent fondamentalement sur l’image plutôt que sur le langage. L’héritage de l’œuvre de Kurt Schwitters, qui fut avant tout poète, et du questionnement radical de Dada sur le langage et la signification y est très présent : nombre de techniques de composition – dont l'assemblage et le collage – et de types de matériaux y trouvent leur origine. Pierre Restany, dans ses articles et manifestes sur le Nouveau Réalisme – dont Brossa est souvent bien proche –, avait défendu la pertinence théorique et plastique de Dada dans les années 1950, 1960 et 1970 dans le domaine artistique. Cependant, dans le domaine littéraire, toujours dans le sillage de Dada, l’incessante exploration brossienne transforma la manière de concevoir, d’imprimer, de diffuser et de « lire » les poèmes. Leur expressivité ne relève ni du mutisme purement visuel des images, ni des jeux figuratifs autour de l’écriture qu’Apollinaire, parmi beaucoup d’autres, avait explorés. L’image muette est mise en résonance avec des compositions typographiques qui à leur tour rapprochent l’écriture d’une figure abstraite. Les poèmes visuels sont donc des objets hybrides, sur la ligne de partage très poreuse au XXe siècle entre les domaines littéraire et plastique. Ils peuvent être 4 conçus comme des représentations autant que comme des abstractions, et jugés tant du point de vue cognitif que du point de vue esthétique. Ce sont des poèmes sans syntaxe, la plupart du temps sans texte, l’image n’y ayant pas de fonction illustrative. Une poésie qui compose des images non rhétoriques, des images au sens propre, représente un défi théorique pour la critique littéraire, et pourtant le concept de poésie visuelle exige une définition très précise afin d’établir les principes de classement les plus pertinents. Mon troisième chapitre est consacré aux nouvelles perspectives critiques sur la poésie que ces questions appellent : conçues pour des objets plus contemporains que le mien4, elles s'avèrent très pertinentes pour comprendre les enjeux de notre corpus et définir notre méthode de travail. Elles permettent de mieux définir notre méthode. La deuxième partie de mon travail, à laquelle j’ai consacré plusieurs séjours d’étude à la Fundació Joan Brossa et à Barcelone, explicite ma méthode de classement et d’analyse de la poésie visuelle brossienne. Il convient d'abord de présenter et justifier les rubriques du catalogue exhaustif. La première étape consiste à établir un classement des poèmes en brouillons, originaux finis et poèmes imprimés. Il faut ensuite décrire les différentes techniques – collage, assemblage, découpe, etc. –, matériaux – presque toujours récupérés, mais l’objet livre a pu aussi être traité comme matériau –, media et canaux de diffusion : affiches, insertions dans d’autres livres de poésie écrite, éditions de galeries d’art, interventions dans l’espace public, etc. En effet, ce dernier aspect a une nette influence sur les deux premiers aspects, plus proches de la matérialité du poème visuel, dans la mesure où Brossa modifie sa manière de travailler à partir du moment où il conçoit des poèmes qui seront publiés : l’original s’efface pour laisser la place à un travail en collaboration avec les éditeurs et les graphistes. Une fois présenté le corpus, on peut revenir à la question initiale du statut de l’image poétique plastique, en s’interrogeant sur les effets qu’elle produit sur le lecteur/regardeur et sur les relations qu’elle entretient avec l’ordre du discours. En quittant l’écriture – ou en la libérant de son contenu verbal, car les poèmes constitués de caractères typographiques sont fort nombreux – pour les ciseaux, la colle et les ficelles, Brossa propose une nouvelle perception du poème ainsi qu’une nouvelle façon de faire de la 4 Ma participation au Centre d'Études Poétiques de l'École Normale Supérieure de Lyon, dirigé par JeanMarie Gleize, a été déterminante pour l'élaboration de nos outils d'analyse. Ces dernières années, quatre livres fondamentaux ont proposé de repenser la notion de poésie en modifiant ses enjeux, pour mieux cerner des pratiques que la critique avait jusque là pu ignorer. HANNA, C. Poésie action directe. Paris : Al Dante, 2004 ; HANNA, C. Nos dispositifs poétiques. Paris : Questions théoriques (coll. Saggio Casino), 2010 ; QUINTYN, O. Dispositifs / Dislocations. Paris : Questions théoriques (coll. Saggio Casino), 2008 ; LEIBOVICI, F. des documents poétiques. Paris, Questions théoriques (coll. Saggio Casino), 2009. 5 poésie qui répond à ce qui lui apparaît comme une insuffisance du texte. Le texte, pour Brossa, n’atteint l’imagination que de manière indirecte et médiate ; il faut solliciter d’autres sens, de nouvelles formes. Le bouleversement technique va de pair avec un renversement de l’attitude poétique : le poète-médium transcrivant des images rêvées cède le pas au poète visuel qui crée directement de nouvelles images. Les deux derniers chapitres de cette partie sont consacrés à l’analyse du poème visuel isolé et à son intégration dans les livres de poésie visuelle. Les Suites de poesia visual sont sans doute la partie la plus originale de l’œuvre de Brossa, mais leur agencement est loin d’être unitaire. Parmi ces livres, nous trouvons quelques livres d’artiste et de bibliophilie, réalisés avec ses amis Joan Miró ou Antoni Tàpies. La poésie visuelle dialogue alors avec la création proprement plastique. Brossa baptise ses créations plastiques du nom de poésie visuelle. C’est un parler paradoxal dans la mesure où dans ses images le poète se tait tout en disant ceci est un poème. En quoi ces images sont-elles des poèmes ? La poésie naît ici des liens incessants que l’image entretient avec la lettre, mais aussi et surtout, des séries ordonnées d’images. En effet, Brossa a disposé le plus grand nombre de ses poèmes visuels dans des recueils qui ne sont pas de simples albums, contrairement à ce qu’on a pu croire. Les poèmes visuels s’inscrivent dans une syntaxe propre : on risque donc de manquer leur véritable sens en les interprétant de manière isolée. Brossa a cherché à créer une force expressive en mouvement. On peut reconnaître dans cette « plasticité du mouvement » la « quatrième dimension du poème », que Brossa revendiquait pour ses performances publiques, qui le mènent vers le rêve, le jeu, l’hommage ou la critique la plus acerbe, d’autant plus acerbe qu’elle est muette, de son temps. Notre troisième partie établit des éléments de réponse à quelques questionnements rencontrés dans l’établissement du catalogue. Si le tournant principal, dans notre corpus, a lieu autour de 1967 – lorsque la poésie visuelle de Brossa commence à être plus explicite face à un contexte qu’il ne se contente plus seulement de prélever, mais dans lequel il entend intervenir. Nous les avons organisées autour de trois concepts fondamentaux de la poésie visuelle de Brossa : synthèse, transformation et libération. Ils autorisent des recherches à la fois thématiques et techniques. La nécessité de créer un nouvel art synthétique, aux formes resserrées et à la perception simultanée, suscite chez Brossa une réflexion sur la création poétique elle-même et sur les nouvelles valeurs de l’espace blanc, vide, de la page – une question que Brossa hérite du Coup de dés de Mallarmé. Cet espace 6 est le lieu d’une transformation permanente des matériaux prélevés : l’écriture y est montée et démontée, et le hasard joue un rôle essentiel jusque dans la réflexion sur l’existence que Brossa a de plus en plus menée dans sa poésie littéraire. Nous arrivons enfin à l’idée de libération, que Brossa tenait pour consubstantielle à sa création visuelle – conçue pour s’affranchir du carcan du langage. Elle est présente dans l’engagement politique associé à notre corpus, tout autant que dans la revendication de la langue et l’identité catalanes. La thèse comprend une quatrième partie, ou une vaste annexe, qui est une base de données comprenant plus de mille poèmes visuels. Ce document est conçu pour être complété si nécessaire, repensé peut-être, mais il a d’ores et déjà une utilité pour les archives de la Fundació Joan Brossa, qui viennent d’être transférées au Museu d’Art Contemporani de Barcelona (MACBA). Du fait que le corpus n’a pas été étudié en profondeur depuis la thèse de Pilar Palomer en 1986 – douze ans avant la mort du poète –, et que le travail de recension est complexe – certains manuscrits ayant été égarés depuis, sans parler de la répugnance de l’auteur à archiver son œuvre –, la description et la recherche préalable des documents originaux ont exigé de longs mois de travail. Pour préciser certains aspects – identifier des matériaux, les rapporter à d’éventuelles circonstances personnelles ou historiques – j’ai bénéficié de la précieuse collaboration de Pepa Llopis, qui a partagé les trente dernières années de la vie de Brossa, de l’archiviste Llorenç Mas, ainsi que de Glòria Bordons, directrice des archives. 7