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« Chemins dans la poésie visuelle de Joan Brossa » Marc Audí La poésie visuelle de Joan Brossa jouit d’un prestige incontesté près de vingt ans après sa disparition, le dernier jour de 1998. La 3e Biennale de Poésie Visuelle de la Galerie Treize d’Ille sur Têt en témoigne à nouveau. Au cours des trente dernières années de sa vie, et alors qu’il en avait déjà créé l’essentiel entre 1959 et 1970, Brossa avait édité plus d’une centaine de poèmes visuels sur papier, le plus souvent en noir et blanc, sérigraphiés ou lithographiés, photocopiés, recueillis par le poète dans une anthologie de poche, insérés dans des livres de poésie littéraire, imprimés sur les sachets d’emballage en papier de la librairie barcelonaise Cinc d’Oros de l’Avinguda Diagonal, qui avait souvent été la cible d’attentats d’extrême-droite… Voués à être éphémères comme ces derniers ou bien à garder une valeur vénale comme ceux qu’il signa et numérota pour plusieurs éditeurs d’art et galeries, les poèmes visuels chez Brossa occupent tous les canaux de diffusion durant ces quelques décennies. Brossa devient alors un personnage clé de la culture catalane, un statut que peu de poètes expérimentaux ont connu de leur vivant. Il a également été invité à accrocher ses poèmes visuels à de nombreuses reprises, dans les espaces les plus modestes comme dans plus grandes institutions artistiques : de la Petite Galerie de l’Alliance Française à Lleida en 1971 aux salles de la Fundació Joan Miró de Barcelone en 1986 et du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid en 1991. Sans oublier, bien sûr, celles du Musée d’Art Moderne de Céret en 1990, qui conserve depuis l’une de ses installations les plus frappantes, « El convidat » [L’invité]. Depuis ses poèmes visuels ont voyagé sur plusieurs continents, et notamment en Amérique Latine, terre fertile pour la poésie concrète, où son œuvre est particulièrement admirée. Joan Brossa. Photo Jacques Lahousse, 1990 Sur ce portrait, pris à Céret, Brossa mâchonne son cigare à travers le O du poème visuel créé pour l’affiche. La feuille de papier sur laquelle est imprimé le poème, minutieusement découpée, devient un écran ou plutôt le rideau d’une scène dont le photographe est le spectateur. La lettre s’est transformée en cadre du portrait lui-même. Brossa habite momentanément la lettre O, faisant corps avec la composition graphique, lui apportant une profondeur, les trois dimensions. La pellicule les fige, mais la fumée en évoque une quatrième, celle du mouvement et donc du temps; précisément celle que Brossa a visé en composant sa poésie scénique. Découper une affiche, la placer verticalement entre le créateur et le spectateur, tendre les bras et connoter la joie ou la victoire, voilà en quelques gestes très simples comment circuler entre plusieurs dimensions de l’œuvre brossienne: l’écriture, la composition graphique et typographique, la gestualité, et aussi l’interaction avec le public. Dès lors les frontières entre le champ littéraire et le champ artistique deviennent poreuses. Tout du moins la poésie étend singulièrement son domaine. L’engouement pour l’œuvre visuelle brossienne a été tel que l’on est en droit de se demander si c’est en tant que poète qu’il représentait l’Espagne, avec Carmen Calvo, à la Biennale de Venise en 1997, ou plutôt en tant qu’artiste. Sans doute son statut restait alors ambigu. Mais il est certain qu’il avait trouvé à la fin de sa vie la reconnaissance du monde de l’art – ce qui a parfois fait regretter l’empreinte moins profonde de son œuvre littéraire. À ce sujet, les deux derniers livres de poésie littéraire inédite vont voir enfin le jour les prochains mois, tout comme le début de l’édition critique complète d’une œuvre commencée au tout début des années 1940, parallèlement aux premiers traits graphiques. Mais grâce à la notoriété de Brossa dans le champ artistique, le poète a laissé en héritage à la société catalane la connaissance du genre même de poésie visuelle: en parler en Catalogne fait froncer ou hausser bien moins de sourcils qu’ailleurs. L’édition en 2014, pour la première fois en un seul volume, de tous les poèmes visuels édités du vivant de Brossa par Enciclopèdia Catalana prouve la considération que l’on garde pour ces poèmes publiés de façon éparse et circonstancielle. La volonté d’unifier l’œuvre afin de mieux en comprendre tous les aspects, se traduit enfin en divers projets pour les années à venir. Certains de ces poèmes sont entrés dans la vie quotidienne des catalans: Brossa a été associé à la création de nombreuses affiches, il a participé à des revendications et à des célébrations, occupé l’espace public, des parcs, des façades et des coins de rue. D’autres villes de l’agglomération barcelonaise ont aussi installé des poèmes de Brossa dans leurs rues, tout comme à Francfort, en Andorre, à La Havane… On peut aujourd’hui marcher à côté ou à l’intérieur des poèmes visuels comme on peut aussi les regarder. Les gestes que Brossa demande du public ne s’épuisent pas dans la flânerie réglée dans les salles du musée ni au feuilletage d’un catalogue : certains poèmes doivent être atteints par la marche à pied – l’une de ses activités les plus constantes. De cette façon le public est invité à habiter les poèmes visuels tout comme dans le portrait de Jean Lahousse Brossa habite la feuille de papier : le poème visuel porte en lui la potentialité du volume, de l’installation et du temps que la déambulation demande, différent à tous égards de celui dont nous avons besoin pour tourner les pages d’un livre. Le premier des poèmes installés en plein air, tout près du labyrinthe d’Horta, dans les hauteurs de Barcelone, est explicitement une allégorie de la vie : un A immense accueille le marcheur, qui après avoir erré parmi des signes de ponctuation et des points d’interrogation éparpillés sur l’herbe, parvient à la même voyelle A mais cette fois tronquée, détruite. Les poèmes visuels accompagnent toutes les étapes de la vie du public, les rendent signifiantes, les interrogeant également. Ces « poemes corporis » ou poèmes ayant pris corps témoignent de la reconnaissance des pouvoirs publics et de certaines institutions privées, maisons d’édition et même du siège d’une banque à Francfort. Il défendait aussi la poésie visuelle dans la presse et à la télévision, bien qu’il se refusât à en donner les clés, et a fortiori à la définir. Mais qu’est-ce donc que la poésie visuelle ?, lui a-t-on demandé d’innombrables fois. Immanquablement Brossa a trouvé une parade : répéter à quelques mots près toujours la même chose. « C’est un service à la communication. » Cela avait le mérite de ne pas énumérer des matériaux ou des techniques particulières, comme le collage, qui est pourtant omniprésent, ou l’assemblage. Cela laissait aussi planer le flou sur les intentions – fussent-elles politiques. Restaient les mots de « service », insérant le poète dans la société de son temps, et de « communication », qui avec beaucoup de retenue signalait combien Brossa tenait à ce que ses poèmes soient expressifs, et même frappants. Longtemps il pratiqua l’ellipse expressive, laissant au public le soin d’activer le poème visuel à partir de presque rien, mais l’ellipse fut ponctuellement abandonnée lorsque le citoyen rejoignait des causes: le non au référendum sur l’appartenance de l’Espagne à l’OTAN en 1986 ou la lutte pour la langue catalane. La communication avait parfois un contenu très clair, et visait d’autant plus juste que les effets étaient simples. Le poème visuel devenait alors une arme. L’affiche créée en 1997 pour la Plataforma per la Llengua, l’une des tout dernières, présente sur une surface jaune la phrase suivante et sans ponctuation : « Volem viure plenament en català » [Nous voulons vivre pleinement en catalan]. Le slogan est imprimé en lettres rouges et sur quatre lignes, afin de rappeler les quatre barres du drapeau catalan. C’est l’un des poèmes visuels les plus explicites de toute l’œuvre brossienne, ainsi qu’une limite du genre : mais il est vrai qu’il s’agissait de revendiquer sa propre langue. Bien qu’ayant souvent manifesté sa réserve face aux idéogrammes lyriques de Guillaume Apollinaire, disposition typographique, couleur, signifié et symbole sont réunis comme chez le poète français dans une phrase au pluriel qui accueille le spectateur au moment même où il voit et lit. Service à la communication donc, et ce jusqu’à la propagande. Un autre exemple est l’« Elegia al Che » [Élégie au Che]. Joan Brossa, affiche, 1997 Joan Brossa. « Elegia al Che », 1967 Conçu en 1967 dans un livre de poésie visuelle resté inédit, Llibre de [Livre de], il fut publié dès 1969. Il a été reproduit maintes fois depuis, et même traduit en français en 1969. Sur l’original de 1967, Brossa transpose l’hommage phonétiquement en catalan, « Che » devenant « Txe ». Étaitce pour louvoyer avec la censure ? Ou bien pour joindre les sonorités de la langue catalane à l’élégie ? Je penche plutôt pour cette deuxième hypothèse. Le poème est l’un des plus connus de Brossa. Il procède par amputation de la boîte à outils de notre écriture, l’alphabet, si souvent présent dans les poèmes visuels, des deux consonnes et de la voyelle du surnom du révolutionnaire cubain. La mort du Che rend l’écriture impossible et réduit au silence la langue. Le poème était circonstanciel, mais il trouva l’espace de diffusion lorsqu’en Catalogne des airs de liberté soufflèrent à nouveau : il fut sérigraphié en édition numérotée en 1978. Mais les poèmes visuels de Brossa sont aussi connus pour leur force analytique, pouvant alors se passer de la langue, la poussant vers l’abstraction. Ils sont nombreux à mettre en scène des transformations de la voyelle A sur la page, comme lui-même apparaissait dans le portrait cidessus. Le A était pour lui une porte d’accès ou d’entrée, le seuil du langage qui par synecdoque pouvait représenter le phénomène linguistique lui-même, ainsi que la notation alphabétique. La voyelle est présentée très souvent en police sans serif, comme dans les poèmes que nous avons vus jusqu’ici. Joan Brossa. « Desmuntatge » [Démontage], 1974 L’un des plus connus est « Desmuntatge » [Démontage]. Brossa s’empare du sésame du poète en le réduisant à sa forme graphique. Le geste prend le contrepied des calligrammes apollinairiens : ce n’est pas l’écriture qui épouse graphiquement le sens, car le sens surgit de la réduction du signe à son abstraction. Dès lors Brossa convoque chez son spectateur d’autres facultés et d’autres sentiments. L’adhésion ou la compassion qui pouvaient naître des deux poèmes précédents est remplacée par la perplexité, le doute. En particulier quant au sens, car celui-ci se dérobe, n’étant plus offert à l’œil et à l’intellect par le truchement de la langue. La faculté d’analyse, le questionnement sur le sens du poème et plus largement sur la langue elle-même et l’écriture naissent de ce geste si simple qui consiste à découper méthodiquement un A. Critique de la langue ? Du pouvoir aveuglant de celle-ci ? Simple jeu ? Le titre participe au doute. Surtout, soulignons que si la destruction de cette voyelle totémique, dans le poème décrit précédemment, engage une réflexion sur la mort, jouer avec son contenu graphique sans le réduire à néant agit comme un reflet sur le signe lui-même, le rendant source d’interrogations et seule réponse à la fois, indéfiniment. Le poème visuel peut donc être une source de questionnement inépuisable de la poésie et du langage. Brossa l’a compris dès le début des années 1940, mais c’est entre 1959 et 1970 qu’il a mené une forme d’enquête sur la réalité et le langage sur des pages blanches, avec les matériaux les plus disparates et les plus prosaïques. Car la poésie visuelle brossienne est à l’heure actuelle une formidable potentialité : un millier de poèmes restent à ce jour inédits, soixante-huit livres d’une vingtaine de poèmes visuels chacun et formes plus libres, déposés actuellement par la Fundació Joan Brossa au Centre d’Estudis i Documentació du Museu d’Art Contemporani de Barcelona (MACBA). Joan Brossa. Un poème visuel dans Rast de poemes [Ribambelle de poèmes] (inédit) , 1970 L’ensemble est indéniablement l’un des plus extraordinaires du XXe siècle. Aller aux confins de l’expression, c’est ce qui anime Brossa à la fin des années 1950. Après une décennie consacrée essentiellement au théâtre et à la poésie littéraire, Brossa commence à imprimer aux matériaux les plus pauvres, les plus insignifiants ce qui apparaît comme la force du hasard objectif, mais qui répond à une recherche systématique de questions dans la vie matérielle. Sur la page la poésie devient alors une mise en forme du quotidien ou une forme de vie, une « présence forte » du réel – c’est le titre du texte qu’il donne à Algol en 1947, éphémère et pionnière revue d’avant-garde. Les poèmes sont très soigneusement exécutés, comme si le poète avait prévu déjà de les laisser exactement sous la forme qu’ils devraient avoir en sortant de l’atelier du graphiste. Ils sont aussi organisés en livres, méthodiquement numérotés : le public redevient alors, d’une certaine manière, lecteur, mais sur la surface du papier le texte est le théâtre d’innombrables transformations minimales. C’est, comme il aimait à le dire, une poésie vers laquelle il faut aller, qui ne vient pas vers le spectateur. Brossa suscite aujourd’hui l’hommage des poètes, mais son œuvre, en réalité fort méconnue, promet dans les années à venir d’être un point de rencontre entre le public, les chercheurs et les créateurs, chacun portant les regards que le poète réclame, complémentaires, contradictoires s’il le faut. Le public doit venir fréquenter ces poèmes que Brossa appelait « habitables ». Le regard que l’on peut porter sur ce Brossa rarement exposé nous aide à comprendre ses intentions, ses transformations au cours des décennies, ses stratégies pour la rendre publique. L’hommage fait à Brossa par cette Biennale se doit de frayer de nouveaux chemins dans cette forêt d’images.