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ÉTHIQUE ET HUMEUR
Problèmes ontologiques
de la conservation-restauration
des biens culturels
Pierre Leveau
The object of this article is to show why the questions
of authenticity and legitamacy in conservation and
restoration pose philosophical problems. Who may
legitimately conserve and restore cultural heritage?
Is the cultural heritage upon which we often work still
authentic? The solutions proposed in both cases
presuppose a definition of the object which implies
a theoretical position concerning being and essence.
An authority or an action upon cultural heritage may be
considered legitimate if they correspond to the objects
nature. One must be able to define this nature. The object
may be considered authentic if it has not changed identity.
One must have at one’s disposal criteria to be able
to make a critical judgment of identity. In both cases, the
questions are ontological before being legal or technical.
The author proposes to study the philosophical debate
to clarify, between modern and post-modern, idealism,
realism, nominalism and constructionism.
El objetivo de este artículo est de mostrar porqué
la cuestión de la legitimidad y de la autenticidad en
conservación-restauración plantea un problema filosófico.
¿Quién puede legítimamente conservar, y después
restaurar el patrimonio ? ¿Siguen siendo auténticos bienes
sobre los que se interviene tan seguido ? Las soluciones
propuestas suponen, en los dos casos, una définición
previa del objeto, que implica por sí misma una posición
teórica sobre su ser o su esencia. La autoridad o la acción
sobre un bien serán légítimas si se acuerdan con su
naturaleza ; pero para eso habría que poder definirla. El
objeto es auténtico si no ha cambiado de identidad ; mais
para juzgar de ello habría que disposer de un criterio.
En los dos casos, la cuestión es ontológique antes de ser
jurídica o técnica. El autor se propone
Pierre Leveau
de situarla en el debate filosófico para
Doctorant à l’École pratique
aclararla, entre modernidad y
des hautes études (EPHE-HTD),
postmodernidad, idealismo, realismo,
Section IV France.
nominalismo et construccionismo.
leveau.p@wanadoo.fr
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C.V.
Le but de cet article est de montrer
pourquoi la question de la légitimité
et de l’authenticité en conservationrestauration pose un problème
philosophique. Qui peut légitimement
conserver, puis restaurer le patrimoine ?
Des biens sur lesquels on intervient
si souvent sont-ils encore authentiques ?
Les solutions proposées supposent, dans
les deux cas, une définition préalable
de l’objet, impliquant elle-même une
position théorique sur son être ou son
essence. L’autorité ou l’action sur un
bien seront légitimes si elles s’accordent
avec sa nature ; encore faut-il pouvoir
la définir. L’objet est authentique s’il n’a
pas changé d’identité ; mais encore
faut-il disposer d’un critère pour en
juger. Dans les deux cas, la question est
ontologique avant d’être juridique
ou technique. L’auteur se propose de
la situer dans le débat philosophique
pour la clarifier, entre modernité
et postmodernité, idéalisme, réalisme,
nominalisme et constructionnisme.
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L’ontologie de Platon
U
n nouveau monde est en train d’émerger : celui de la
conservation-restauration. De quoi est-il donc
fait ? On y trouve des objets : du mobilier et de
l’immobilier, des œuvres, des monuments, des collections, des instruments, des machines, des sites, des paysages, le patrimoine en général. Il a aussi ses acteurs :
des conservateurs, des restaurateurs, des régisseurs, des
administrateurs, des ingénieurs, des professeurs, des
étudiants et autres intervenants. Ils ont des savoirs : des
connaissances artistiques, scientifiques, historiques,
techniques, juridiques, des disciplines, des théories et
des déontologies. Il y a enfin des pouvoirs : des centres
et des institutions, des conseils administratifs ou scientifiques, des postes et des fonctions, des responsabilités
avec la hiérarchie que cela entraîne. Comment se représenter ce monde ? Empruntons à Platon une allégorie
pour s’en faire une idée et installons-y les objets et les
êtres que l’on vient d’évoquer1.
Voici l’image : figurons-nous dans les profondeurs de la
terre une demeure souterraine, comprenant quatre terrasses en escaliers, correspondant chacune à un domaine
d’objets, confié au spécialiste d’une discipline donnée.
Au plus bas degré, on a les œuvres et les images que
font les artistes en imitant la nature. Au-dessus, il y a les
objets que fabriquent les techniciens, suivant les plans
tracés par les ingénieurs situés à l’étage supérieur, où ils
étudient le monde pour en découvrir les lois et les formules. Au plus haut niveau, se trouvent enfin des gouvernants qui savent à quelles fins il faut utiliser les productions des niveaux inférieurs et ont des idées sur toute
chose. Les deux premiers étages constituent le sensible,
les deux suivants l’intelligible. La caverne a la forme
d’une échelle, ou d’une proportion, dont chaque section
est la projection, à un niveau inférieur, des rapports existants dans la partie supérieure. Chaque échelon correspond ainsi à une région de l’être et mesure un degré de
perfection. Conçue comme un théâtre d’ombres, l’allégorie de la caverne nous fait entrer de plain-pied dans
l’ontologie, c’est-à-dire la théorie de l’être. Qu’est-ce
que l’être, considéré indépendamment de ses attributs,
tels que la figure, la grandeur et le mouvement ? Pour
Platon, c’est l’idée. C’est le modèle, l’original authentique, dont les concepts, puis les objets et les images
enfin sont des copies dégradées. Son ontologie comporte quatre régions ou degrés, et autant d’entités possibles. Son principal intérêt est de ne pas séparer l’être, le
savoir et le pouvoir en montrant qu’il existe un ordre
légitime entre eux. La règle de leur union est, selon lui,
la suivante : la hiérarchie que nous, les hommes, convenons d’établir entre les savoirs et les pouvoirs est légitime si elle correspond à celle qui existe naturellement
entre les êtres. Quelle conclusion en tire-t-il ? Il n’en fait
pas un mystère. Si l’idée est le principe, le pouvoir doit
naturellement revenir à celui qui la connaît, car lui seul
peut correctement utiliser les choses qui lui sont subordonnées. L’allégorie de la caverne légitime l’autorité du
penseur sur la cité et conduit à l’idéal du philosophe-roi.
L’intérêt de l’ontologie platonicienne est finalement de
ne pas être désintéressée. Elle montre clairement comment une théorie de l’être, apparemment abstraite, peut
instituer un pouvoir en consacrant un savoir (fig. 1).
Première fiction :
la légitimité dans le monde
de la conservation-restauration
Qu’allons-nous donc faire dans cette caverne ? Me suisje écarté de mon sujet ? Je ne crois pas : le monde de la
conservation-restauration peut, lui aussi, être comparé à
une demeure souterraine. Les spécialistes que l’on y
croise ressemblent étrangement aux personnages de
l’allégorie de Platon et mobilisent les mêmes savoirs
qu’eux. On y rencontre des artistes, et même des élus.
On y voit surtout des œuvres nécessitant un traitement
de conservation et des spécialistes ayant suffisamment
de connaissances techniques pour le leur administrer.
Les ingénieurs qui y travaillent sont au courant de l’actualité scientifique et les conservateurs qui s’y rendent
savent administrer les collections ou les établissements
FIGURE 1 : LA DEMEURE DE L’ÊTRE
« Représente-toi les hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine »
1. Platon, République,
VII, 514a-520a.
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dont on leur a confié la garde. L’idée de comparer des
ment d’autorité. Celui qui aurait à gérer ce centre inscentres comme le Centre de recherche et de restauration
tallé dans la caverne de Platon ne pourrait éviter de se
des Musées de France (C2RMF), le Centre interrégional
poser la question du juste partage. Il devrait attribuer à
de conservation et restauration du patrimoine (CICRP),
chacun la place qui lui revient selon sa nature, sa foncle Centre de recherche sur la conservation des collection et son mérite propre. C’est pourquoi la politique ne
tions (CRCC) ou Arc Nucléart à une caverne n’est pas
peut faire l’économie de l’ontologie, ni éluder la quessans fondement. On retrouve en effet dans ces microtion de la légitimité. Le pouvoir lui-même veut être légicosmes les acteurs et les disciplines de l’analogie platotimé. S’il en prend le risque, il y gagnera l’universalité
nicienne : l’art d’abord, puis la technique, la science, la
et deviendra un modèle pour les autres. S’il ne le prend
politique enfin, et leurs représentants respectifs. Cela
pas, il échouera et menacera ce qu’il devait sauver.
vaut aussi pour des centres d’études et de formation,
L’erreur serait donc ici de confondre la légalité et la légicomme ceux de Paris-I, de l’Institut national du patritimité, en donnant le dernier mot à la loi. Est légal ce qui
moine (INP), de l’École supérieure d’art d’Avignon
s’accorde avec le droit particulier d’un État, institué par
(ESAA) et de l’École supérieure des beaux-arts de
une communauté donnée. Est en revanche légitime ce
Tours (ESBAT), jusqu’à l’IIC (International Institute for
qui s’accorde avec la nature des choses mêmes, idenConservation), l’ICCROM (International Centre for the
tique pour tous. Cette distinction permet de juger de la
Study of the Preservation and Restauration of Culturel
justice des lois et de la légitimité des investitures. Le
Property) ou l’ICOM-CC (International Council of
pouvoir et le droit sont justes s’ils sont conformes à la
Museums-Committee for Conservation). La métaphore
nature des êtres qu’ils régissent. On comprend pourquoi
pourrait même s’appliquer au
Platon a tenu à affirmer l’indépenministère de la Culture ou à
dance du réel aux conventions
l’UNESCO. Prenons donc un
humaines et la possibilité de
exemple, qui deviendra peut-être
connaître des choses mêmes. Le
elui qui aurait
un modèle : le CICRP. Osons une
métaphysicien voulait faire de la
à gérer ce centre
fiction pour les besoins de la
nature un juge objectif et neutre,
installé dans
cause : imaginons qu’il faille
auquel des parties opposées puisla caverne de Platon
déménager le Centre de conservasent se référer pour trancher leur
ne pourrait éviter
tion et de restauration du patridifférend et se mettre d’accord. À
de se poser la question
moine dans la caverne de Platon,
l’inverse, la perte de ce référent
du juste partage.
louée à cet effet.
dans les dédales de la loi semble
Il devrait attribuer
Comment ferions-nous pour y
les vouer aux conflits. Si tout est
à chacun la place qui lui
loger tout son personnel ? Reconconvention, sans fondement naturevient selon sa nature,
duirions-nous l’ordre de son prorel en dehors de la subjectivité
sa fonction et son mérite
moteur ? Mettrions-nous les artistes
humaine, il n’y a plus rien de
propre. C’est pourquoi
au troisième sous-sol, car conserver
stable, tout est révisable, et l’on est
la politique ne peut faire
ou restaurer n’est pas créer ? Instalforcément juge et partie. On laisse
l’économie de l’ontologie,
lerions-nous les conservateurs-resà la force des armes ou des disni éluder la question
taurateurs au deuxième niveau,
cours le soin d’organiser le monde.
de la légitimité.
parce qu’ils exécutent un projet
Tout ordre est artificiel et rien n’est
qu’ils n’ont pas conçu ? Placerionsjuste en soi, toute convention étant
nous les scientifiques au-dessus
l’expression d’un rapport de force
d’eux, puisqu’ils connaissent les
instable. Ce monde est, selon
lois et anticipent les résultats ? Situerions-nous enfin les
Platon, celui des démocrates et des sophistes, qui font de
conservateurs au sommet de l’échelle, car ces fonctionla cité et de la nature elle-même une convention
naires sont les mieux placés pour défendre le bien public
humaine2.
contre les intérêts privés ? Ou trouverions-nous ces quesNous voici donc placés à la croisée des chemins. S’il
tions aussi ridicules que la fiction qui les sous-tend ? Ne
faut déménager, nous avons le choix entre deux mondes
peuvent-elles rejoindre le réel ? Pourquoi ne pas imapossibles : celui des sophistes, fait de conventions
giner un grand centre qui les regroupe tous ?
humaines, et celui des métaphysiciens, où il y a naturellement un ordre juste. Dans quel monde croyons-nous
vivre ? Où voulons-nous aller ? Prenons d’abord le parti
Légalité et légitimité
de la nature, contre les conventions, pour examiner
L’idée d’un Centre national de restauration-conservanotre sujet. La loi est la loi, c’est entendu. Mais les
tion du patrimoine ne date pas d’aujourd’hui. On pourhommes la suivent parce qu’ils la croient juste3, et s’il
rait en faire l’histoire, en évoquant les noms de Germain
faut se référer à autre chose pour l’évaluer, c’est qu’elle
Bazin, d’Édith Cresson, de Jacques Philippon, d’Henri
ne suffit pas. Force est donc de constituer une ontologie
de Cazals, d’Alain Erlande-Brandenburg. Si l’argent
pour fonder la politique et le droit.
n’était pas un problème, il suffirait d’un décret pour
Comment régler sans cela les différends qui pourront
qu’il voie le jour. Mais qu’est-ce qui légitimera l’ordre
éclater ? Pourquoi les artistes n’ont-ils pas ici tout pouqu’il instituera entre les acteurs, les missions et les disvoir : ne sont-ils pas les seuls à connaître parfaitement
ciplines qu’on y verra ? Suffira-t-il d’une loi, d’un arrêté
l’objet à conserver ? Pourquoi ne pas confier aux
ou d’un décret ? Aucun ontologue, même recyclé en
conservateurs-restaurateurs la gérance de l’établisseagent immobilier, ne peut donc se satisfaire d’un argument : la conservation-restauration des biens culturels
C
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2. Platon, Cratyle,
385e-386e ; Sextus
Empiricus, Hypotyposes
pyrrhoniennes, I,
pp. 216-218.
3. Blaise Pascal,
Pensées,
pp. 230, 236, 285,
287-288, Gallimard.
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FIGURE 2 : LES VALEURS MONUMENTALES SELON ALOÏS RIEGL
Un monument est une œuvre, un édifice, un document
n’est-elle pas leur spécialité ? Pourquoi les scientifiques
dont la particularité est de conserver présent le témoine sont-ils pas les plus haut placés : ne savent-ils pas
gnage du passé pour les générations à venir. En les prémieux que quiconque de quoi les œuvres sont faites ?
sentant comme des œuvres d’art autant que des produits
Pourquoi donne-t-on enfin aux conservateurs le droit
de l’histoire et des constructions sociales, il les situe au
d’arbitrer les débats : leur formation leur permet-elle vraicarrefour du temps, de la nature et de la culture. Cette
ment d’en juger les arguments ?
position singulière donne six
Comment donner en somme à
valeurs aux édifices que Riegl
chacun ce qui lui revient ?
déduit de leur définition. Les trois
Inutile de faire la révolution.
premières – l’ancienneté, l’histoire
’historien d’art
Toutes ces hypothèses ont déjà été
et l’intention – dépendent du passé
autrichien [Riegl]
envisagées au cours de l’histoire.
et du témoignage que livre l’objet.
commence par définir
On peut croire utile de rouvrir ce
Les trois autres – l’usage, la noules monuments
dossier pour examiner à nouveau
veauté et la valeur artistique –
comme des artéfacts,
les lettres de créance des prétendépendent du présent et de son
dont la particularité
dants, car les temps ont changé.
intégrité. L’axiologie, la théorie
est de conserver présent
Mais on ne fera qu’y verser une
des valeurs, prend le relais de l’onle témoignage du passé
nouvelle pièce en croyant le clore.
tologie pour achever l’analyse des
pour les générations
Je crois plus utile d’en faire brièmonuments, alors placés en équià venir.
vement l’inventaire, en dressant la
libre instable entre ces critères de
chronologie d’une partie des faits.
jugement. Or, cette situation est
Ne croyez pas que je m’éloigne de
forcément conflictuelle selon
mon sujet en revêtant l’habit de
Riegl, car elle légitime des autol’historien : l’histoire est pour le philosophe un outil crirités dont les principes et les fins sont diamétralement
tique. Elle sert à sonder le fondement de l’autorité et à
opposés : la valeur historique veut par exemple
trouver l’origine d’une prétention. Rien ne dit que le
conserver l’ensemble des témoignages signifiants liés
domaine qui nous occupe n’en soit pas le produit.
au passé de l’objet, tandis que celle de remémoration
intentionnelle veut restaurer l’objet en lui rendant son
état originel. Ces choix sont également légitimes,
Le culte postmoderne
puisqu’ils sont fondés en nature. La victoire de l’un sur
des monuments
l’autre dépend dans ces conditions de sa capacité à
On peut faire commencer cette histoire en 1903, lorsque
fédérer d’autres valeurs pour emporter la décision. Dans
Aloïs Riegl posa la question de la légitimité des déciun monde où toutes les valeurs se valent et où rien ne
sions sur l’avenir des monuments. La classification qu’il
permet de régler a priori les différends, seules les straen dresse dans le premier chapitre du Culte moderne
tégies de coalition peuvent finalement résoudre les antimontre que l’on peut décider de leur sort selon six crinomies que met à jour l’analyse ontologique des monutères4 (fig. 2). L’histoire lui fournit les matériaux d’une
ments.
réflexion dont les enjeux sont ontologiques, axioloL’analyse de Riegl a-t-elle vieilli ? Que penser de l’auggiques et stratégiques. L’historien d’art autrichien commentation du nombre des valeurs patrimoniales, qui ne
mence par définir les monuments comme des artéfacts,
sont que trois dans la Charte de Venise5, mais six dans
L
4. Aloïs Riegl,
Le Culte moderne
des monuments : son
essence et sa genèse,
ch. 1, Le Seuil,
Paris, 1984.
5. Charte internationale
sur la conservation
et la restauration des
monuments et des sites,
art. 9, Venise, 1964.
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celle sur la protection du patrimoine européen6 ?
L’élargissement du champ menace-t-il sa consistance ?
Sommes-nous parvenus à résoudre les antinomies énumérées par Riegl ? Comment des principes logiquement
incompatibles hier formeraient-ils un tout cohérent
aujourd’hui ? Les lois de la nature auraient-elles
changé ? Après Le Culte moderne des monuments, fautil croire au miracle ?
ration tente aujourd’hui d’unifier son champ, en opérant
la grande synthèse qu’il n’espérait plus. Qui fera le
miracle ? Qui sera le Messie ? Les sociologues nous
disent aujourd’hui que nous avons quitté la postmodernité pour l’hypermodernité. Gilles Lipovetsky caractérise cette ère du vide par ses valeurs hédonistes et son
excès d’individualisme, de concurrence, de profit et
consommation9. Nous y sommes : dans le secteur de la
conservation-restauration, l’application de la loi sur les
marchés publics a par exemple accentué la concurrence
Modernité, postmodernité,
entre professionnels10, et le philistin peut espérer qu’une
hypermodernité
consommation massive de biens culturels finisse par
Loin d’être dépassée, la pensée de Riegl est d’une étonrendre le secteur rentable11. On n’est pas loin de la tranante actualité. Le culte dont il parle n’est finalement
gédie décrite par Simmel, où la culture sert des fins
pas moderne mais postmoderne. Qu’est-ce à dire ? Pour
opposées aux siennes12.
l’historien, l’époque moderne commence avec les
Riegl n’avait évidemment pas anticipé le problème du
Lumières et se caractérise par un
développement de l’industrie culidéal de rationalité, de progrès et de
turelle13, de la valorisation écono7
foi en l’humanité . Pour le philomique du patrimoine14 et de l’insophe, la postmodernité ne succède
flation des valeurs monumenes conservateurscependant pas à la modernité (fig. 3)
tales15. Mais l’hypermodernité n’a
restaurateurs
comme une autre époque. Ce n’est
pas fait de miracle. Elle n’a pas
apprennent
pas une période, selon Jeanrésolu les difficultés de la postmodes méthodes modernes,
François Lyotard, mais une attitude
dernité et lui a plutôt ajouté les
leur donnant accès à
qui travaille la modernité de l’intésiennes. Modernité, postmoderun champ d’investigation
rieur. Elle consiste à la réécrire sans
nité et hypermodernité ne depostmoderne, où
croire aux grands récits qu’elle
vraient donc pas être tenues pour
ils exercent leur activité
invente pour se légitimer. Elle ne
trois moments successifs d’une
dans des conditions
cherche plus à résoudre les conflits
même histoire. Ce sont trois
hypermodernes.
qui l’habitent, en ramenant les
régions d’un même champ. Les
opposés à l’unité d’une synthèse
méthodes des conservateurs-resmiraculeuse. Elle admet au
taurateurs sont « modernes », au
contraire le différend et veut comsens où elles sont normatives, anaprendre comment s’enchaînent des discours aux règles
lytiques et rationnelles. Mais la conservation-restaurahétérogènes8. La tâche du philosophe est de mettre à
tion est un domaine d’investigation « postmoderne16 »,
jour les principes de coalition et d’enchaînement de ces
car il est hétérogène, anisotrope et rétif à la synthèse.
discours. C’est celle dont Riegl s’est acquitté en 1903
Les conditions d’exercice de la profession sont enfin
dans le champ des monuments. Le terme moderne qu’il
« hypermodernes », au sens où celle-ci est soumise à la
emploie signifie seulement « actuel », car l’idée qu’il y
loi du marché, de la concurrence et de la rentabilité. Le
défend est typiquement postmoderne. Son actualité est
champ de la conservation-restauration, qui associe une
donc redevenue la nôtre, puisque la conservation-restauthéorie et une pratique à un domaine, suit cette partition
L
FIGURE 3 : LE CHAMP DE LA CONSERVATION-RESTAURATION DES BIENS CULTURELS
Les termes ne désignent pas des époques mais des régions
7
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6. Projet
de recommandation
européenne pour
la conservationrestauration des biens
culturels, rapport
introductif, p. 7.
7. Emmanuel Kant,
Idée d’une histoire
universelle,
Proposition VII,
éd. Gonthier, Paris,
1947.
8. Jean-François
Lyotard, La Condition
postmoderne, ch. 10,
éd. de Minuit,
Paris, 1979.
9. Gilles Lipovetsky,
Sébastien Charles, Les
Temps hypermodernes,
Grasset, Paris, 2004.
10. Stéphane Pennec,
Juliette Mertens, David
Cueco, Sabine Cotte,
Véronique Legoux,
« Public tendering,
competitive market and
conservation of cultural
property in France »,
dans The ConservatorRestorer’s Professionnal
Activity and sttus and its
Responsability Towards
the Cultural Heritage,
ECCO Congress,
29-31 mai 1997,
Florence, pp. 117-126.
11. Hannah Arendt,
La Crise de la culture,
Gallimard, Paris, 1972,
pp. 262-266.
12. Georg Simmel,
« Le concept et la
tragédie de la culture »,
dans La Tragédie
de la culture,
éd. Rivage, Paris, 1988.
13. Claude Mollard,
L’Ingénierie culturelle,
PUF, Paris, 1994.
14. Xavier Greffe, La
Valorisation économique
du patrimoine,
La Documentation
française, Paris, 2003.
15. Jean-Michel
Leniaud, L’Utopie
française, éd. Mengès,
Paris, 1992.
16. Knut Einar Larsen,
Conférence de ara
sur l’authenticité,
UNESCO, 1995,
Préface, p. XVII.
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comme l’a remarqué Denis Guillemard17. Les conservateurs-restaurateurs apprennent des méthodes modernes,
leur donnant accès à un champ d’investigation postmoderne, où ils exercent leur activité dans des conditions
hypermodernes.
Faut-il en conclure que l’histoire bégaye ? Le problème
de l’unité des valeurs patrimoniales sera-t-il toujours
moderne parce qu’insoluble ? Comment unifier sous un
même genre des espèces aussi disparates ? À qui l’économie, qui règne en maître, donnera-t-elle
l’investiture ? La création d’un centre, voulu pour des
raisons économiques, ne servira-t-elle qu’à faire des
économies ? Comment échapper à cette conclusion
« hypermoderne », si ce n’est par miracle ?
Vuillard, à la Commission de restauration des peintures
du Louvre. Aucun n’y siégeait auparavant, alors que
nul, mieux qu’un peintre, ne peut évidemment juger
d’une peinture19. Le différend qui oppose à chaque
époque les conservateurs, les restaurateurs, les scientifiques et les artistes n’est pas sans rappeler celui décrit
par Riegl qui, ne l’oublions pas, écrivit Le Culte
moderne des monuments en 1902, après avoir été
nommé président de la Commission autrichienne des
monuments historiques. Un historien pourrait trouver
les personnalités qui se cachent derrière les valeurs dont
ils furent les apôtres. Mais l’essentiel est de constater
que les stratégies argumentatives sont les mêmes en
France et en Autriche. Chaque prétendant à l’investiture
s’appuie sur une définition de l’objet, légitimant son
autorité. Tous le dotent d’une propriété essentielle, jusLa querelle des investitures nationales
tifiant leur intervention et leur contrôle. En liant leur
La conservation-restauration a résolu de différentes
savoir à son être, ils légitiment leur pouvoir sur lui.
façons le problème de l’investiture au cours de son hisPouvait-on s’attendre à ce que la science tranche leur
toire récente. Elle a d’abord cherché à déduire un critère
différend ? Non. La science ne fait pas de miracle. En
de légitimité de la nature de son objet. Mais l’ontologie
1927, l’historien d’art français André Blum avait déjà
qui procède ainsi n’est pas loin de l’idéologie. En défiécarté cette hypothèse en refermant sur elle le cercle de
nissant un être, elle veut justifier une autorité. Son prél’interprétation. L’analyse scientifique ne pouvait, selon
tendu savoir est une prise de pouvoir, et ce qu’elle
lui, trancher le conflit, car ses résultats doivent être
appelle une essence, en la présentant comme une définiinterprétés par les acteurs du différend qu’elle doit
tion objective, universellement valable, est en réalité un
départager20. Loin de régler la querelle des investitures,
projet politique. Elle légitime le
la science n’a fait qu’ajouter un
pouvoir de la classe dominante en
nouveau prétendant à une liste de
faisant passer son intérêt particucandidats déjà longue.
lier pour celui de tous, comme
De 1903 à 1937, les ontologies
toute idéologie selon Marx18. La
corporatistes n’ont donné que des
e découpage
création des écoles et des commisfiefs à leurs partisans et ne sont
du patrimoine
sions de restauration au début du
pas parvenues à unifier le
respecte [...]
XXe siècle offre de nombreux
domaine de la conservation-resles différences de nature
exemples de ce type d’argumentatauration. Pis : elles ont fini par en
qui existent
tion, faussement ontologique mais
cloisonner le champ, en distinentre ses objets.
réellement idéologique. En 1931,
guant autant de directions qu’il est
Mais il est devenu
le peintre restaurateur Jacques
d’espèces d’objets. Platon disait
administratif,
Maroger dit ainsi qu’un tableau est
que le bon dialecticien devait
car le savoir
essentiellement un artéfact, pour
découper la réalité comme le cuide ces ontologies
demander au directeur des Musées
sinier découpe la bête : en suivant
s’est mis au service
nationaux, Henri Vernes, de
ses articulations naturelles21. Le
de pouvoirs
confier aux membres de sa corpodécoupage du patrimoine resculturellement tragiques.
ration la direction de la
pecte, il est vrai, les différences de
Commission nationale de restauranature qui existent entre ses
tion, dans l’intérêt de tous. Un an
objets. Mais il est devenu admiplus tard, le directeur du laboranistratif, car le savoir de ces ontotoire d’essais du Conservatoire
logies s’est mis au service de pounational des arts et métiers, Jean-François Cellerier, rapvoirs culturellement tragiques. Les terrains sont
pelle qu’il revient aux conservateurs de veiller sur les
devenus des territoires. On ne voit plus aujourd’hui
collections nationales, cette tâche ne pouvant être
comment unir en un même genre autant d’espèces difconfiée qu’à des fonctionnaires d’État en raison de la
férentes. Les philistins se sont partagé les biens du
nature particulière de ces biens. L’année suivante, l’un
Messie au pied de la Croix : ils ont inventé un patrides deux mécènes du laboratoire du Louvre, immédiatemoine voué aux querelles de chapelle, où chaque valeur
ment nommé directeur honoraire de l’établissement,
a son culte, son dogme, son apôtre et ses reliques.
Fernando Pérez, indique que la conservation matérielle
Comment éviter les divisions, si la réalité est divisée ?
des œuvres dépend avant tout de leur étude scientifique
Comment régler l’investiture, si tout juge est aussi
et qu’aucune opération de restauration ne devrait donc
partie ? Comment sélectionner un prétendant, si l’on ne
se faire sans consulter au préalable un spécialiste de son
peut juger objectivement ? En connaissant la nature des
établissement. On pourrait poursuivre en évoquant le
choses mêmes ? L’ontologie ne serait-elle pas plutôt la
rôle de la presse et de l’opinion publique dans les polécause des différends qu’elle prétend régler ?
miques de l’époque, qui conduisirent en 1935 à la nomiN’alimente-t-elle pas le conflit sans fin des idéologies ?
nation de deux peintres, Maurice Denis et Édouard
Comment le trancherait-elle alors ?
L
17. Denis Guillemard,
« La conservation
préventive,
une alternative à la
restauration des objets
ethnographiques »,
thèse de doctorat, 1995,
ANRT, pp. 16-25.
18. Karl Marx, Friedrich
Engels, L’Idéologie
allemande, A,
Gallimard, Paris, 1982.
19. Pierre Leveau,
« Problèmes
historiographiques
de la conservationrestauration des biens
culturels », dans CRBC
n° 26, 2008, pp. 12-15.
20. André Blum,
« Quelques méthodes
d’examen scientifique
des tableaux et objets
d’art », dans Mouseion
n° 7, 1927, pp. 14-16.
21. Platon, Phèdre,
265e.
8
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ÉTHIQUE ET HUMEUR
Les recommandations
internationales
identique pour tous : sa nature ne dépend pas d’eux ;
c’est au contraire en se réglant sur elle qu’ils peuvent
s’accorder. L’erreur serait donc d’inverser le rapport de
La deuxième hypothèse que les partisans de la conserla nature et la loi, en faisant de la vérité une convention.
vation-restauration envisagèrent pour régler leurs difféCe serait lâcher la proie pour l’ombre. Les sophistes qui
rends fut naturellement de chercher à faire l’accord des
ont fait de l’unanimité un critère de vérité l’ont vendue
esprits. Platon tenait la concorde pour un critère de
aux plus offrants et ont fait d’elle une construction
vérité, lorsqu’il faisait du dialogue le lieu de sa manifessociale. Cette solution démocratique n’est pas satisfaitation. Le fait de tenir ce que dit un autre pour vrai
sante pour Platon, qui pense que les propriétés mathémontre que ça ne l’est pas seulement pour l’un, puisque
matiques ne sont pas sujettes à délibération. Nous a-tça l’est aussi l’autre, et autorise à
elle sortis du conflit des idéolopenser que ça l’est indépendamgies ? Pas vraiment : les convenment des deux, c’est-à-dire en soi.
tions internationales en matière de
L’intersubjectivité, l’accord des
conservation-restauration ont rées conventions
sujets, est un critère de vérité aussi
pondu à la question de la légitimité
internationales
sûr que l’accord de la pensée et de
des actions. Mais elles n’ont pas
en matière
l’objet. C’est un gage d’objectivité
réglé celle de l’investiture des
de conservationet un témoin d’impartialité. Paul
agents. Elles disent ce qu’il faut
restauration ont répondu
Coremans défendit cette solution
faire mais pas qui doit le faire. La
à la question de
en se faisant l’apôtre du dialogue.
question du mérite, chère aux arisla légitimité des actions.
La procédure qu’il mit en place fit
tocrates, en sort indemne. Ces
Mais elles n’ont pas réglé
l’unanimité, après que l’ONU eut
recommandations laissent subcelle de l’investiture
poursuivi l’œuvre de la SDN en
sister au plan national un diffédonnant à la question de la protecrend, dont le règlement dépend du
des agents. Elles disent
tion des biens culturels une dimendroit souverain de chaque État,
ce qu’il faut faire
sion mondiale. De 1930 à 1965, les
tant qu’il existe.
mais pas qui doit le faire.
multiples conférences internatioComment réglementer dans ces
nales organisées sur la conservaconditions l’exercice de la profestion et la restauration du patrision ? Quel critère invoquer pour
moine ont conduit les pays memélire les uns et réprouver les
bres à adopter des règles communes dans ce domaine,
autres ? Seront-ils les mêmes dans tous les pays, seccomme à Athènes, Bruxelles ou Venise notamment. Au
teurs ou directions ? L’espace patrimonial que crée leur
chevet de l’Agneau mystique, en pleine querelle des
regroupement sera-t-il celui décrit par Riegl, anisotrope
vernis, Paul Coremans parvint à obtenir l’accord de tous
et postmoderne ? Ou sera-t-il tout entier confié aux lois
les partis sur les sacrifices à opérer dans l’intérêt de
d’un marché hypermoderne et homogène ? Y a-t-il une
l’œuvre22. S’il y eut finalement un miracle en 1953, ce
autre solution s’il n’y a qu’une direction et plus de fronfut celui du dialogue et du respect de l’autre, qu’on
tières ?
appelle l’humanité23. Cette grâce n’est pas donnée à
tous. Mais elle permit alors aux prêtres du culte de
La théorie moderne de la restauration
régler leur office, de réunir leurs fidèles et de définir le
droit canon de la foi. Une nouvelle Église naquit sous
La troisième voie empruntée par les adeptes de la
l’égide de l’UNESCO, où ils purent se rassembler tous :
conservation-restauration pour légitimer leur choix
l’ICCROM, véritable tour de Babel, dont le nom se
consiste à partir de la subjectivité humaine. C’est celle
comprend à l’identique dans toutes les langues. Sans
suivie par Cesare Brandi dans sa Théorie de la restaurarévélation d’aucune « nature », avec le dialogue pour
tion (fig. 4). Le directeur de l’ICR (Istituto central per il
seul instrument, la communauté internationale s’y
restauro) n’a pas seulement fait la synthèse d’années de
donna un nouveau critère pour juger de la légitimité
recherche sur la création artistique et la conservation des
d’une opération. Une décision en la matière est légitime
œuvres. Il a surtout donné un fondement ontologique
si elle fait l’accord des esprits. Le fait qu’elle soit prise
aux règles que la communauté avait forgées. Il a fait de
à l’unanimité en garantit l’objectivité. Le consensus est
conventions historiquement datées et donc révisables
un critère de décision qui peut paraître insuffisant. Mais
les principes objectifs et invariables d’une pratique
c’est parce qu’il est intersubjectif et conventionnel,
désormais régie par des lois universelles.
c’est-à-dire humain. Démocratique, il ne fait pas
Quel fut le génie de Brandi ? Sans doute d’être parvenu
dépendre le choix des règles à suivre de la nature des
à établir ces lois sans renoncer au principe d’unicité qui
objets, toujours disputée, mais de l’accord des sujets. La
semblait les contredire. L’idée d’une théorie de la reslégitimité qu’il donne n’est pas individuelle mais collectauration peut, en effet, paraître contradictoire si la seule
tive, et son fondement n’est donc plus objectif mais
règle générale admissible en arts est qu’il n’y a que des
intersubjectif.
cas particuliers. Cette règle de prudence n’autorise,
Platon n’aurait sans doute pas accepté cette idée, qui fait
semble-t-il, que la casuistique et discrédite par principe
de l’homme la mesure de toute chose. La vérité n’est pas
la théorie. Si toute œuvre est singulière, il est inutile de
pour lui un produit de la subjectivité humaine, même si
légiférer puisque la généralité de la loi ne permettrait
elle peut la saisir. Ce n’est pas une convention. Si les
pas de juger exactement des cas. Valant pour tous en
esprits s’accordent, c’est par l’intermédiaire d’un objet
général, elle ne s’adapterait à aucun en particulier et ne
L
9
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22. Paul Coremans,
L’Agneau mystique
au laboratoire,
éd. De Sikkel, Anvers,
1953.
23. Paul Philippot,
Paul Coremans :
« Le promoteur
du dialogue
avec les restaurateurs »,
dans Pénétrer l’art,
restaurer l’œuvre,
éd. Groeninghe,
Bruxelles, pp. 501-504.
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FIGURE 4 : THÉORIE DE LA RESTAURATION
Premier principe : distinction de l’œuvre et de l’objet
serait pas juste au sens d’exacte. Cette difficulté
le principe d’une expérience esthétique unique. Mais
conduisit Platon à donner à la loi le statut de pis-aller24
l’objet est commun : on peut l’étudier de multiples
et Aristote à formuler une théorie de l’équité25 que nous
façons. L’œuvre et l’objet sont donc distincts, sans l’être
appelons aujourd’hui la jurisprudence. Quel intérêt y aréellement. Ce ne sont pas deux êtres, car elle ne subt-il à généraliser si l’on ne juge précisément des choses
siste qu’en lui. Il faut plutôt dire que l’œuvre n’apparaît
qu’en tenant compte de leur singularité ? On sait que
que si l’objet est correctement visé, c’est-à-dire conforKant fit de cette aporie logique le point de départ de son
mément à sa nature d’être singulier, unique en son
esthétique. Il mit l’art au-dessus des règles, comme
genre. On dit en ce sens que c’est donc un objet intenPlaton, et définit, d’une part, le jugement de goût
tionnel. Sa présence dépend de l’intention du sujet,
comme singulier et réfléchissant, à
c’est-à-dire de la façon dont il la
l’opposé du jugement de connaisvise et se rapporte à l’objet. La
sance, et, d’autre part, le plaisir
visée ne fait donc pas l’œuvre,
esthétique comme désintéressé, à
selon Brandi, mais lui permet de
i toute œuvre d’art
la différence du plaisir des sens26.
se manifester. Elle n’apparaît finaest originale,
Brandi connaissait parfaitement
lement qu’à celui qui la reconnaît
il convient selon
ces distinctions, dont il fit une lecpour ce qu’elle est : un objet sin[Brandi] de la distinguer
ture phénoménologique27.
gulier. Cette approche esthétique
de l’objet. [...] L’œuvre
S’émancipant de Benedetto Croce
et phénoménologique permet à
n’apparaît que si l’objet
sous la conduite de Husserl, il vit
Brandi de régler la question de
est correctement visé,
dans les « jugements » des théoril’investiture dans le secteur de
c’est-à dire conformément
ciens de l’art les « visées » de la
l’image et des musées. Toutes les
à sa nature
conscience constituante mise à jour
visées ont-elles la même valeur ?
d’être singulier.
par ce dernier, et fit de la
Sont-elles toutes légitimes ? Ni le
« contemplation » désintéressée
scientifique qui analyse l’objet, ni
une « épochè » phénoménologique.
l’historien qui constitue des séries,
Son esthétique reste ainsi attachée à
ni le technicien qui répare des artéla notion de singularité qui demeure le pivot de la discifacts, n’ont accès à l’œuvre, car la façon dont leurs displine. L’essence d’une œuvre d’art est nécessairement
ciplines les visent ne leur permet pas de se manifester.
individuelle. Sinon l’esthétique n’a pas d’objet. Le coup
L’historien la situe dans le temps, comme produit d’une
de force de Brandi en matière de restauration n’est
école parmi d’autres. Le scientifique voit en elle un comcependant pas d’avoir lu Husserl. C’est d’avoir fait
posé de matière, soumis aux mêmes lois que tous les
reposer sa théorie sur le principe qui devait lui faire
objets. Le technicien sait qu’elle fut fabriquée dans les
échec. Comment y est-il parvenu ?
règles de l’art, suivie par d’autres artistes. Tous connaisSi toute œuvre d’art est originale, il convient, selon lui,
sent donc l’objet. Mais ils ignorent l’œuvre, selon Brandi,
de la distinguer de l’objet. L’œuvre est singulière : c’est
car ils ne la visent pas pour ce qu’elle est : un objet singu-
S
24. Platon, Le Politique,
293e-300c.
25. Aristote, Éthique
à icomaque, V, 14,
1137a.31-b.33.
26. Emmanuel Kant,
Critique de la faculté de
juger, I, I, I, §1-5 et §7.
27. Paul Philippot,
« La phénoménologie
de la création artistique
selon Cesare Brandi »,
dans Jalons
pour une méthode
critique et une histoire
de l’art en Belgique,
éd. La part de l’Œil,
Bruxelles, 2005.
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lier. Leur autorité n’est donc plus légitime lorsqu’il s’agit
Mais cette théorie de Brandi suffit-elle à régler tous les
d’elle. Il ne suffit pas d’avoir une formation humaniste,
problèmes ? Le miracle a-t-il eu lieu ? La visée esthéscientifique ou technique pour conduire une restauration.
tique est-elle légitime dans tous les secteurs ? Peut-elle
La légitimité n’est pas une question de connaissance, ni
les conduire tous dans une même direction ? Le culte ade discipline, mais de visée intentionnelle. Il faut avoir
t-il trouvé son Messie ? Tous le reconnaîtront-ils ? Ou
une approche esthétique pour se conformer à la nature de
diront-ils seulement qu’une Église a élu son pape ?
l’objet et le préserver au lieu de le dénaturer. La théorie de
la restauration de Brandi fournit ainsi un critère de légitiL’ontologie d’une région (fig. 5)
mité permettant de juger les différends et de départager
les prétendants. Il institue un nouvel ordre entre les disciC’est le problème essentiel. Il s’agit de savoir si l’on
plines, où l’objectivité n’est plus le privilège des sciences,
peut ranger tous les biens culturels sous un même genre,
ni la légitimité une question purement technique.
parce qu’ils ont en commun une même propriété. La
Le coup de force de Brandi fut
question est de savoir ce qu’elle
ainsi de montrer que la singularité
est. Elle porte sur la nature de
des œuvres d’art n’empêche pas
l’objet. C’est celle de l’essence, et
de faire une théorie. La reconnaisl’unité de la conservation-restaurae coup de force
sance de leur individualité la rend
tion dépend de la réponse qu’on
de Brandi fut ainsi
au contraire possible en donnant
peut lui apporter. La théorie de
de montrer que
une règle pour guider la pratique
Brandi nous dit que celle des
la singularité des œuvres
des restaurateurs. Les œuvres ne
œuvres d’art est individuelle et
d’art n’empêche pas
doivent pas être visées comme
qu’il faut donc viser ces dernières
des objets, des artéfacts ou des
comme des objets singuliers. Peutde faire une théorie
documents. Toutes ces déterminaon étendre sa théorie à tout le patride cette pratique.
tions doivent, au contraire, être
moine pour en unifier le champ ?
mises entre parenthèses, comme
C’est peu probable, car les biens
dans une réduction phénoménoloconservés ne sont pas tous des
gique. L’épochè fait dépendre
objets singuliers. Comment oublier
toutes les opérations de la visée esthétique. C’est la
leurs différences de nature ? C’est possible : on peut
seule légitime, conforme à la nature de l’objet, et elle
considérer la visée esthétique comme une attitude singudoit donc précéder les autres pour le leur offrir. Il existe
lière, une posture du sujet, indépendante de l’objet.
donc une autorité et un ordre juste dans le champ de la
Bergson définit ainsi la contemplation comme percepconservation-restauration des œuvres d’art, selon
tion désintéressée consistant à percevoir pour percevoir,
Brandi, parce que toutes les visées n’ont pas la même
non pour agir, c’est-à-dire à faire de la perception une
valeur. Son approche esthétique détermine finalement
fin en soi. La contemplation nous donne à voir les
l’ontologie et l’axiologie de sa théorie réglant la prachoses mêmes, dans leur individualité, précise-t-il, en
tique. Elle formule un principe de rationalité, d’unité et
les affranchissant de nos préoccupations utilitaires. Il
de légitimité dans le champ de la conservation-restauvoulait ainsi montrer qu’il est possible d’élargir la perration des biens culturels. Elle répond ainsi à l’idéal des
ception, et l’on peut aussi se demander si cet élargisseLumières : elle est donc « moderne ».
ment rend la théorie de Brandi applicable à d’autres
L
FIGURE 5 : LE PROBLÈME DE L’INTÉGRATION
Les deux voies du dilemme à venir
11
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champs. Rien n’échappe, en effet, à l’attitude esthédeux types de propriétés32. Une qualité est dite « essentique, car toute chose peut faire l’objet d’une visée sintielle » lorsqu’on ne peut en priver son objet sans le
gulière. Mais cette idée doit être écartée : lorsque l’objet
détruire : il la possède nécessairement, par nature. Elle
n’est pas en lui-même singulier, c’est moins une visée
entre dans sa définition. Elle est en revanche dite « acciqu’une vision. Ce n’est plus une reconnaissance, mais
dentelle » lorsqu’on peut la lui ôter sans le détruire : il
une création, car c’est nous qui individualisons artifin’en est pas doté par nature mais de façon circonstanciellement la chose pour en faire un être unique en son
cielle, particulière et contingente. Elle n’entre pas dans
genre. Nous touchons là aux limites de la théorie de
sa définition. Les spécialistes de la conservation-restauBrandi : il paraît contre nature de viser comme indiviration connaissent bien cette distinction. La sauvegarde
duel un objet qui ne l’est pas. Cette
des biens culturels exige en effet
vision n’est pas légitime
des sacrifices, et ils ne peuvent en
puisqu’elle ne s’accorde pas à la
éviter la ruine qu’en sachant distinnature de l’objet ; elle est plutôt
guer l’essentiel de l’accidentel. La
artificielle et fausse. On pervertidiscipline garantit leur authenticité
i l’on veut [...]
rait donc la théorie de Brandi en
en préservant leur identité, c’est-àunifier le champ
l’élargissant, au-delà du singulier,
dire en conservant l’ensemble de
[du patrimoine],
à tout le patrimoine. Conçue pour
leurs propriétés essentielles.
rien ne dit qu’il y ait
garantir l’authenticité, elle devienConvenons
donc
d’appeler
un seul système.
drait une machine à falsifier et à
«
essence
»
l’ensemble
des proRiegl ne le pensait pas :
faire changer de nature les objets.
priétés
nécessaires
et
constitutives
il s’intéressait à la façon
S’appliquant légitimement aux
d’un être33. Denis Guillemard a
dont s’enchaînent
singularités, elle ne peut s’applidéjà signalé que le premier proles théories, sans croire
quer au commun qu’en le dénatublème posé par l’usage de ce
qu’on puisse en faire
rant. Marie Berducou a récemment
concept en conservation-restaurala synthèse.
montré quel risque une application
tion est celui de son rapport à la
Si Brandi y est parvenu,
mécanique de la théorie pouvait
matière34.
c’est
en
limitant
le
champ
28
faire courir au patrimoine . Si l’on
Qu’appelons-nous, en effet, un
de la sienne au singulier
veut en unifier le champ, rien ne dit
être, une chose ou un bien ? Ceux
pour la rendre cohérente.
qu’il y ait un seul système. Riegl ne
que nous voyons généralement ont
le pensait pas : il s’intéressait à la
une forme et une matière. Ce sont
façon dont s’enchaînent les théodes composés. Or, nous pouvons
ries, sans croire qu’on puisse en
séparer leur matière de leur forme
faire la synthèse. Si Brandi y est
par la pensée et concevoir l’une
parvenu, c’est en limitant le champ de la sienne au sinindépendamment de l’autre. C’est le principe de l’absgulier pour la rendre cohérente. Mais il confirma aussi
traction. Le problème est alors de savoir si les formes
l’idée de Riegl, selon laquelle les théories ne peuvent
que nous isolons ainsi existent réellement, à l’état séparé,
avoir qu’une valeur locale car le champ de la conservaou si ce sont seulement des êtres de raison, n’existant que
tion-restauration n’est pas isotrope. Il n’a pas les mêmes
dans l’esprit de ceux qui les pensent. Deux écoles se sont
propriétés dans toutes les directions et la visée ne doit
formées ici. Platon admet l’existence de ces formes
donc jamais y être séparée de l’objet. La question est
transcendantes35 : les idées sont, pour lui, les vraies subsmaintenant de savoir s’il en existe différents types, quel
tances. C’est le principe de l’idéalisme, qui tient la
genre ils forment, et quelles opérations on peut effectuer
matière pour un accident de la forme, et les objets que
sur eux. C’est un problème ontologique. La discipline a
nous voyons pour des copies éphémères de ces idées.
connu des développements récents ; disons seulement ici
Aristote pense en revanche que les individus, c’est-à-dire
que celle de la conservation-restauration des biens cultules composés de matière et de forme, sont les vraies
rels ne peut être générale, ou formelle, mais seulement
substances36 : seuls les particuliers sont réels, et la forme
appliquée et substantialiste29, régionale et stratifiée30, et
n’existe pas indépendamment de la matière. Elle en est
porter enfin sur les processus à l’instar de celle proposée
inséparable, si ce n’est par la pensée, et lui est immapar Pierre Livet et Frédéric Nef31.
nente. C’est le principe du réalisme, où la matière n’est
Faut-il donc réviser les fondements théoriques de la
pas un accident de la forme mais lui est essentielle, au
conservation-restauration des biens culturels ?
sens où elle ne subsiste qu’en elle. Le différend de Platon
Comment en unifier le champ ? Fera-t-on une nouvelle
et Aristote porte moins sur l’essence que sur la substhéorie en perfectionnant celles qui existent déjà ?
tance37, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle le réel38.
Comment les enchaîner ou les fondre en une seule ? Si
Or, ce problème intéresse aussi les spécialistes de la
l’on n’a pas inventé l’ampoule en perfectionnant la
conservation-restauration. L’art tend en effet à se démabougie, faut-il changer de système ? Pourquoi vouloir
térialiser. La notion de patrimoine immatériel a récemfaire la théorie d’un monde unique ?
ment été admise par l’UNESCO. Les praticiens doivent
par ailleurs connaître les intentions des artistes pour
veiller sur le sens des œuvres. Roger Pouivet a récemLa question de l’essence
ment montré quelle forme pouvait prendre ici le réaLa première tâche de cette ontologie régionale sera de
lisme39 et l’idéalisme40. Sa théorie et celle de Brandi sont
définir « l’essence » de ses objets. Qu’est-ce à dire ? La
par exemple réalistes. L’œuvre n’est pas, selon eux, son
philosophie classique distingue depuis Platon et Aristote
support matériel. Mais elle n’en est pas non plus sépa-
S
28. Marie Berducou,
« Brandi, l’œuvre d’art,
et…”tout le reste” »,
dans Cesare Brandi.
Sa pensée et l'évolution
des pratiques
de restauration, Actes
du colloque de l’ULB,
25 octobre 2007,
édités par Nicole
Gesché-Koning
et Catheline Périerd’Ieteren.
29. Roger Pouivet,
L’Ontologie de l’œuvre
d’art, éd. Chambon,
Nîmes, 1999, pp. 16-17.
30. Frédéric Nef,
L’Objet quelconque,
éd. Vrin, Paris, 1998,
pp. 16, 37, 51, 60-61.
31. Pierre Livet et
Frédéric Nef, Les Êtres
sociaux, Hermann, Paris,
2009, chap. 4.
32. Aristote,
Seconds analytiques,
I, 4, 73a.34-73b.25.
33. Baruch Spinoza,
Éthique, II, Df.2.
34. Denis Guillemard,
« Les embarras
du choix : assumer
l’incomplétude
en restauration
de céramique »,
dans CRBC, Cahier
technique, n° 11, 1998,
pp.6-11.
35. Platon, République,
VI, 507b-509d.
36. Aristote, Physique,
II, 192b.32-194b14 et
Métaphysique, Z, 11-12.
37. Aristote,
Métaphysique, Z, 1,
1028b.1-5.
38. René Descartes,
Principes de la
philosophie, I, §59-62.
39. Roger Pouivet,
op. cit., VIII.4,
pp. 216-222.
40. Roger Pouivet,
Qu’est-ce qu’une œuvre
d’art, Vrin, Paris, 2007,
pp. 69-125.
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rable, car elle ne subsiste qu’en lui : elle lui est immacouler. Transformons donc notre caverne en un port d’atnente. À l’opposé, Roman Ingarden a, en revanche, une
tache pour y ancrer le grand navire à cinq mâts, mais à
théorie de l’art idéaliste : il pense que l’œuvre est l’objet
une barre, que l’on construit. Faute d’en connaître les
d’une expérience esthétique, comme Brandi. Mais il
plans, supposons que ce soit le bateau de Thésée.
ajoute qu’elle n’est pas ce que nous voyons : elle existe
indépendamment de l’objet matériel, à travers lequel
Deuxième fiction :
nous la visons. L’idéalisme a donc un sens en restaural’authenticité comme objet
tion. Il consiste à percevoir les œuvres comme des insde la conservation-restauration
tanciations d’idées transcendantes et admet plusieurs
versions. La plus forte ferait de la restauration la réinsVous connaissez l’histoire : le mythe dit que le héros
tauration de cette idée, devenue son véritable objet. À
avait embarqué sur un navire pour gagner la Crête et y
l’opposé, Brandi affirme que l’on ne peut restaurer que
tuer le Minotaure ; il libéra ainsi les Athéniens de leur
la matière des œuvres puisqu’elles n’ont pas d’existence
servitude. Plutarque rapporte dans sa Vie de Thésée que
séparée. On voit que le dilemme du réalisme et de
les citoyens reconnaissants avaient conservé le vaisseau
l’idéalisme est essentiel puisqu’il ouvre aux conservadu fils d’Égée pour commémorer ses exploits47. Il préteurs-restaurateurs le vaste domaine de l’immatériel.
cise que les prêtres chargés du culte antique durent en
Mais cette opposition intéresse aussi les spécialistes de
changer progressivement toutes les planches, vermoula conservation-restauration pour d’autres raisons. La
lues ou pourries, et que les philosophes, qui réfléchisthéorie de l’essence est, en effet, un instrument de classaient alors aux problèmes du changement, avaient pris
sification. Elle a pris la forme d’une dialectique chez
l’habitude de prendre le bateau en exemple dans leurs
Platon41, d’une analytique chez Aristote42. Porphyre a
discussions. S’agissait-il du même navire ou d’un nouprésenté le résultat de leur recherche sur la définition
veau vaisseau ? Ce paradoxe était le corrélat technique
dans un schéma repris par toutes les écoles de philosod’une difficulté bien connue, appelée « sophisme du
phie43. Les êtres s’y classent en genre, espèces, indicroissant ». Celui qui grandit reste-t-il le même ou
vidus, et se définissent par le genre et la différence spédevient-il un autre ? Il faut dire qu’il change. Mais on ne
cifique. On dit ainsi que l’homme est un « animal »
peut changer sans être différent, et si l’identité s’oppose
doué de « raison », parce que cette faculté le différencie
logiquement à la différence, le changement semble donc
des autres. Elle lui est essentielle. La définition, qui suit
impliquer une perte d’identité. Or, nous ne sommes pas
ainsi les articulations du réel, comme le voulait Platon,
prêts à l’admettre. Tout ce qui est dans le temps change
devient un outil de pensée, comme le souhaitait Aristote.
en effet perpétuellement, et si le changement abolissait
Le problème philosophique de
l’identité, on ne pourrait plus rien
l’identification des objets et de leur
identifier. Pour sauver ces
classement est bien connu des spéconcepts, les philosophes ont donc
cialistes. Conserver le patrimoine,
entrepris de distinguer plusieurs
Les problèmes
c’est authentifier des objets non
types de changement. Pour Platon
d’intégrité
identifiés. C’est définir et appliet Aristote, il s’agissait de difféet d’authenticité
quer des critères de classement.
rencier ceux qui conservent l’idenDans le premier cas, on établit
tité et ceux qui l’altèrent. Mais il
qui se posent en
généralement une relation entre
fallait pour cela connaître la nature
conservation-restauration
une œuvre et un auteur, c’est-à-dire
des êtres soumis au changement.
sont ceux sur lesquels
entre deux individus. Dans le
Le problème était donc ontolotravaillent les philosophes
second, on les ramène en revanche
gique avant d’être physique,
depuis l’Antiquité.
à un terme plus vaste : un genre,
comme précédemment. Jusqu’à
une période, une procédure. Cela
quel point un être peut-il changer
fonctionne bien, avec quelques diftout en restant le même ? Y a-t-il
ficultés chroniques44. Mais le proune limite à ne pas dépasser pour
blème que posent les déplacements dans l’arbre de
qu’il conserve son identité ? Le « sophisme du tas », ou
Porphyre n’a finalement pas changé : c’est celui de l’onsorite, est une variante quantitative de celui du croissant.
tologie classique.
Si deux grains de sable ne font pas un tas, combien en
Que valent en effet nos procédures d’identification et de
faut-il ? De même, si l’on ne change pas le bateau en
classement ? Sont-elles légitimes ? Correspondent-elles
remplaçant une seule planche, quand le changement se
aux articulations du réel ? Ou s’agit-il de fictions,
fait-il ? La limite à ne pas dépasser est-elle quantitative,
encore plus artificielles que les objets sur lesquels elles
qualitative ou modale ? Les problèmes d’intégrité et
opèrent ? Quel être et quel crédit leur accorder ? Quel
d’authenticité qui se posent en conservation-restaurastatut concéder aux œuvres restaurées ? Leur patrimotion sont ceux sur lesquels travaillent les philosophes
nialisation en menace-t-elle l’authenticité ? Martin
depuis l’Antiquité. Le bateau de Thésée en est l’illustraHeidegger s’est déjà posé la question45 et Françoise
tion légendaire. Le navire conservé par les prêtres est-il
Choay a critiqué, après d’autres, l’usage rituel de ces
authentique ? La question ne se pose pas si l’on en
concepts46.
change toutes les planches, car rénover n’est pas resJe vous propose, plus naïvement, de tenter une seconde
taurer. Mais que fallait-il ne pas changer pour qu’il
expérience de pensée pour mettre à l’épreuve nos idées. Il
conserve son identité ? Y a-t-il une méthode à suivre, ou
s’agit de sonder la barque du patrimoine dans laquelle
une pièce à ne pas remplacer ? Comment juger de son
vous allez bientôt monter, sans courir le risque de la faire
authenticité ?
L
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41. Platon, Phèdre,
265c-266c.
42. Aristote, Seconds
analytiques, I, 4.
43. Porphyre, Isagoge,
§4-8.
44. Jean-Michel
Leniaud, Chroniques
patrimoniales,
éd. Norma, Paris, 2001.
45. Martin Heidegger,
Être et temps, §73,
Gallimard, Paris, 1964.
46. Françoise Choay,
« Sept propositions
sur le concept
d’authenticité », dans
Conférence de ara
sur l’authenticité,
UNESCO, 1995,
pp. 101-120.
47. Plutarque, « Vie
de Thésée », Les Vies
des hommes illustres,
Gallimard, I, Paris,
p. 21.
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FIGURE 6 : LES IDENTITÉS DE NOMS ET DE CHOSES
Aristote distingue quatre types d’identité
du héros ? La question ne porte plus sur l’essence de
l’objet, comme précédemment, mais sur celle du patriLe mythe a refait surface au début de l’époque moderne.
moine. Chaque solution aura ses partisans, et David
Hobbes refusa d’identifier le navire rénové au vaisseau
Wiggins rejoint ainsi Riegl. Le problème divisera, selon
d’origine, en inventant un argument anticipant sur les
lui, la société en deux clans. Comme le conflit de l’hispratiques actuelles48. Supposons avec lui que les
toricité et de l’usage opposait les conservateurs au clergé
planches du bateau n’aient pas été jetées mais conserdans le scénario de Riegl, il oppose les antiquaires aux
vées, puis traitées et remontées. On n’aurait pas un
prêtres dans le sien. Mais pour Wiggins, la question n’est
navire rénové, comme chez Plutarque, mais deux vaispas de savoir qui est pour nous le meilleur candidat,
seaux. L’un serait le fac-similé de
comme pour Riegl. Il s’agit plutôt
l’original, aujourd’hui perdu, et
de savoir si le problème a une solul’autre le résultat d’une restauration en soi, indépendamment de
tion. Hobbes pensait apporter ainsi
nous et de nos choix.
e patrimoine
une réponse empirique à un proindustriel,
blème métaphysique : la question
Construire
scientifique,
de savoir si le bateau rénové est
archéologique,
le bateau de Séthée
identique à celui de Thésée ne se
les bibliothèques et
pose plus puisque chacun peut
La vie de Thésée ne donne pas les
les archives sont parfois
constater dans les faits qu’ils sont
raisons de la mort du héros. Le
négligés, parce que
différents. Stéphane Ferret a
mythe dit seulement que son hôte et
leurs objets ne sont pas
consacré un livre au sujet, où il fait
ami, le roi Lycomède, le tua, sans
immédiatement singuliers.
l’inventaire des solutions que la
que l’on sache pourquoi. La conserC’est eux que vise le
philosophie contemporaine provation-restauration pourrait-elle
bateau de Séthée, produit
pose au problème de l’identité49. La
ajouter un épilogue à cette histoire
en série à la différence
variante de David Wiggins mérite
pour qu’elle témoigne davantage de
de celui de Thésée.
d’être retenue50 car elle montre que
ses préoccupations actuelles ? Je
l’analyse de Riegl reste d’actualité.
vais m’y essayer. Supposons que
Supposons avec le philosophe améThésée ait eu un problème d’idenricain que les Athéniens aient
tité, comme son bateau. Imaginons
décidé d’ériger un monument à la gloire de leur héros et
qu’il ne soit pas mort, mais que son ami l’ait fait croire
qu’il existe, comme le dit Hobbes, un fac-similé en plus
pour qu’il puisse commencer une nouvelle vie, sous un
de l’original restauré du bateau. La question serait pour
nouveau nom. Thésée s’appelle maintenant Séthée, anaeux de savoir quel navire devrait être intégré à l’édifice
gramme du précédent. Il a créé son entreprise et fabrique
commémorant les exploits de leur libérateur : celui qui
des bateaux dans un autre pays. Il a déposé un brevet,
en a conservé la matière, mais pas la fonction, étant
construit un prototype et produit des navires en série,
impropre à la navigation ? Ou celui qui en a conservé la
qu’on appelle les « bateaux de Séthée ». Il en existe de
fonction, mais pas la matière, ayant été entièrement
nombreux, tous identiques au fameux « bateau de
refait ? Lequel de ces navires est le plus conforme à l’oriThésée » dont il a repris les plans à bon droit. Là s’arrête
ginal ? Lequel témoigne le plus fidèlement des aventures
la fiction. Ici commencent les questions. La première
Restaurer le bateau de Thésée
L
48. Thomas Hobbes,
De Corpore,
The Molesworth
Edition, p. 136.
49. Stéphane Ferret,
Le Bateau de Thésée,
éd. de Minuit, Paris,
1996.
50. David Wiggins,
Sameness and Substance
Renewed, Cambridge
University Press, 2001,
cité par S. Ferret.
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portera sans doute sur l’intérêt de cet épilogue. Est-ce
secteurs. Elle permet d’en qualifier les frontières et de
une farce ? J’espère m’en épargner le ridicule pour trois
définir les positions des passagers embarqués, entre le
raisons.
réalisme, l’idéalisme, le nominalisme, le constructionIl oriente premièrement la réflexion vers d’autres secteurs
nisme et leurs différentes versions. Cet épilogue n’est
de la conservation-restauration que
pas un raisonnement contrefactuel.
les monuments et les œuvres d’art.
Ce n’est pas non plus une contreLe patrimoine industriel, scientihistoire de la restauration51 ou un
fique, archéologique, les biblionouveau mythe. C’est une quesa question que pose
thèques et les archives sont parfois
tion. Celle que pose le bateau de
le bateau de Séthée
négligés, parce que leurs objets ne
Séthée ne se limite pas à celle du
ne se limite pas
sont pas immédiatement singuliers.
bateau de Thésée. Ce n’est pas
à celle du bateau
C’est eux que vise le bateau de
seulement celle de la conservation
de Thésée. Ce n’est pas
Séthée, produit en série, à la difféet de l’authenticité. C’est aussi
seulement celle de la
rence de celui de Thésée. L’exiscelle de la prolifération ontoloconservation et de
tence des deux vaisseaux sert à
gique et matérielle des objets :
comparer les critères d’authenticité
c’est celle de leur classement et de
l’authenticité. C’est aussi
des différents secteurs.
leur gestion. Jadis, le legs du fils
celle de la prolifération
L’intérêt de cette fiction est
d’Égée était unique, monumental
ontologique et matérielle
deuxièmement de faire foncet sacré. Il est maintenant divers,
des objets : c’est celle
tionner ces critères sur le terrain de
profane et vulgaire. Thésée a donc
de leur classement
l’ontologie en même temps que sur
bien changé ; appelons-le Séthée.
et de leur gestion.
celui des sciences sociales. Il mulQue faut-il donc faire de tous ces
tiplie les objets à dessein. On est
objets ? Faut-il tout conserver ou
passé d’un bateau chez Plutarque,
supprimera-t-on les doubles ? Où
à deux chez Hobbes et à toute une
les rangera-t-on, dans les réserves
flotte ici. Ils ont tous le même auteur mais ne relèvent ni
de l’être et des musées ? Quel statut ontologique leur
de la même juridiction, ni de la même direction, et n’ont
donner ? Seront-ils tous stockés à bord de l’arche de
pas la même fonction. La question est de savoir si l’on
Noé de la conservation-restauration qui doit sauver le
a multiplié les êtres en même temps que les objets,
patrimoine des crues de la Seine ? Ou resteront-ils à quai
sachant qu’ils sont construits sur le même plan mais que
pour ne pas charger la barque ?
leur sens et les usages sont différents.
Le troisième intérêt du bateau de Séthée est enfin d’arLes quatre identités
raisonner, à partir d’un seul objet, l’ensemble des problèmes ontologiques posés par l’unification du champ
Ouvrons donc la boîte à outils des philosophes pour
de la conservation-restauration des biens culturels. Cette
tâcher de démêler cet écheveau. Le problème est le suiclasse complémentaire de bateaux doit servir à mettre en
vant : nous disons que Thésée a changé d’identité en se
évidence les articulations naturelles de ses différents
faisant appeler Séthée. Mais il a seulement changé de
L
FIGURE 7 : CRITÈRES GOODMANIENS D’AUTHENTIFICATION DES ŒUVRES
Nelson Goodman distingue deux types d’art
51. Patrick Ponsot,
« Leçons américaines »,
dans La Tribune de l’art,
9 juin 2006.
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fonction dans la société. Il n’est plus un héros mais un
périlleux de commencer l’ascension sans s’assurer
entrepreneur. Si nous savions que Séthée est en réalité
auparavant du concours de l’ontologie contemporaine,
Thésée – le seul, le vrai, l’authentique –, nous dirions
car l’affaire ira en se compliquant. Henri-Pierre Jeudy54
qu’il vit sous une fausse identité. La question est de
et Jean-Michel Leniaud55 nous ont déjà prévenus : cette
savoir si nous le dirions aussi de son bateau : comme
quête de l’un, du genre ultime, ne s’achèvera que
son propriétaire, il a en effet changé de fonction pour la
lorsque le patrimoine « culturel » de l’humanité s’unira
société. Ce n’est plus un navire
à son patrimoine « génétique »,
mais un monument, et il ne sert
puis au patrimoine « financier »
plus au transport mais à la commépour ne former qu’un seul objet.
moration. Supposons que sa patriCette trinité d’un genre plus élevé
e but n’est pas
monialisation ne l’ait pas davandonnera-t-elle au culte de noude proposer ici
tage changé. Dirions-nous qu’il vit
velles idoles ? Qu’imaginer après
un critère d’identité
sous une fausse identité comme
le sol, le sang et l’argent ? Le
spécifique pour chaque
nous le disons de Thésée ?
champ du patrimoine couvrira-t-il
objet, mais de parvenir
Comment la patrimonialisation
un jour le monde entier, des artéà les unir sous un même
garantirait-elle alors l’authenticité
facts aux organismes, en passant
genre. Il s’agit de
de l’objet ? En modifiant sa foncpar l’économie et l’écologie ? La
découvrir une propriété
tion, en change-t-elle la nature ?
question est pour nous de savoir
distinctive qui
L’être du patrimoine se réduit-il à
s’il n’existe qu’une unité nominale
n’appartienne qu’à eux.
son être social ?
entre les espèces de ce genre
L’idée est de passer
Quelques distinctions concepsuprême ou si elles ont réellement
tuelles empruntées à Aristote
quelque chose en commun. Sur
de la notion de « biens
devraient nous aider à y voir plus
quoi fonder cette foi en un seul
culturels » à celle
clair. Il existe, selon lui, quatre
patrimoine ? Comment réunira-tde « patrimoine culturel ».
types d’identité (fig. 6). Deux
il, au-delà de toutes les Églises, des
choses peuvent, premièrement,
empires aussi différents que la
être identiques par leur nom sans
finance, la culture et la vie ? Son
l’être réellement52 : c’est le cas des
royaume adviendra-t-il ? Ou
homonymes, qu’il s’agisse d’individus ou d’objets,
sommes-nous dupes des mots parce que ces objets n’ont
comme la main d’une statue et celle d’un homme, qui ne
en commun qu’un nom ? Comment se faire un patriremplissent pas la même fonction bien qu’on leur donne
moine ? Comment cette propriété survient-elle ?
le même nom. Deuxièmement53, deux êtres sont numéDépend-elle de l’authenticité de l’objet ?
riquement identiques s’ils n’en forment qu’un seul,
c’est-à-dire s’il n’existe entre eux qu’une différence
L’identité numérique
nominale et non réelle : c’est ainsi que Séthée et Thésée
des biens culturels
sont la même personne, ou que Vénus et l’Étoile du
matin sont un même corps, numériquement identique.
Revenons pour commencer aux individus concrets, au
Troisièmement, deux êtres sont spécifiquement idenfond de la caverne et au plus bas de l’échelle des êtres.
tiques s’ils appartiennent à une même espèce, tout en
On peut s’assurer de leur identité numérique de nométant numériquement différents : on dit que Vénus et la
breuses façons. Ce nombre s’explique par la nécessité
Terre sont spécifiquement identiques en dépit de leurs
de distinguer les organismes et les artéfacts. Selon
différences, parce qu’elles appartiennent à une même
Locke, par exemple, un individu reste le même tant que
catégorie de corps célestes, les planètes. Quatrièmement
son existence n’est pas interrompue56. Si elle pouvait
enfin, deux objets sont génériquement identiques s’ils
recommencer, elle aurait deux commencements ; mais il
appartiennent à un même genre, bien qu’ils soient spéy aurait alors deux existences et donc deux êtres numécifiquement différents : Vénus et le Soleil le sont, car ce
riquement distincts. La continuité spatio-temporelle
sont deux corps célestes, dont le premier est une planète
semble donc fournir un critère satisfaisant d’identité
et le second une étoile. Il existe ainsi pour Aristote
individuelle. Celui-ci ne convient cependant qu’aux
quatre types d’identité : nominale, numérique, spéciorganismes, non aux artéfacts, comme le montre la verfique ou générique. Que dire alors du fils d’Égée et de
sion hobbienne du bateau de Thésée. Un objet démonté
ses vaisseaux ?
puis remonté reste le même, bien qu’il ait une existence
Le but n’est pas de proposer ici un critère d’identité spédiscontinue. Son identité semble moins dépendre de la
cifique pour chaque objet, mais de parvenir à les unir
continuité de son être que du rapport de ses parties.
sous un même genre. Il s’agit de découvrir une propriété
L’unité compositionnelle serait-elle donc un critère
distinctive qui n’appartienne qu’à eux. L’idée est de
d’identité numérique satisfaisant pour les artéfacts ?
passer de la notion de « biens culturels » à celle de
Non : si le problème du démantèlement valide sa candi« patrimoine culturel ». Dit en image, cela revient à
dature, celui de l’authenticité l’invalide en fait. Il ne
monter dans l’arbre de Porphyre, le long de l’échelle des
permet pas, en effet, de distinguer le bateau de Thésée
êtres, en suivant le chemin de la dialectique ascendante
de son fac-similé ou des bateaux de Séthée. Si leur comqui va du multiple à l’un. Les idées ne manquent pas
position est la même, seul le premier est authentique, et
pour se lancer vers le sommet, depuis les valeurs histoil est donc essentiel de pouvoir les distinguer. L’aporie
riques, esthétiques, culturelles, jusqu’à la fonction
de la copie a conduit Nelson Goodman à diviser les arts
sociale et l’intégrité matérielle de l’objet. Mais il serait
en deux catégories, chacune ayant sa propre procédure
L
52. Aristote,
Métaphysique, I, 4,
1006b.20.
53. Aristote, Topiques, I,
7, 103a. 5-20.
54. Patrimoines en folie,
sous la direction
d’Henri-Pierre Jeudy,
éd. Maison des sciences
de l’Homme, Paris,
1990, pp.1-12.
55. Jean-Michel
Leniaud, Les Archipels
du passé, Fayard, Paris,
2002, pp. 18-21.
56. John Locke,
Essai philosophique
concernant
l’entendement humain,
II, XXVII, §1, Vrin,
Paris, 1989.
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FIGURE 8 : TROIS CRITÈRES D’IDENTITÉ SPÉCIFIQUE
Critères d’appartenance d’un objet à une classe
d’authentification57. Lorsque la reproduction d’une
œuvres d’art est d’abord sémantique. Le problème que
œuvre ne fait pas de la copie un faux, comme c’est le cas
pose ce critère dans le cas du patrimoine est de savoir
en musique ou en littérature, l’art est dit « allographe »
comment un objet qui n’a pas d’identité sémantique paret le critère d’identification est notationnel. L’œuvre est
ticulière, ni d’essence individuelle, peut en acquérir une,
authentique si elle est exécutée conformément aux indià l’instar du bateau de Thésée hier ou de celui de Séthée
cations de l’auteur. À l’inverse, lorsqu’on copie
demain. On comprendra ainsi comment ramener ces
l’œuvre, elle n’est pas tenue pour authentique, comme
espèces aussi différentes à l’unité d’un même genre
en peinture ou en sculpture ; l’art est dit « autographe »
puisque tout peut être patrimonialisé. Il s’agit d’abstraire
et le critère d’identification de l’œuvre ne peut être
de ce qui précède un critère d’identité plus général pour
qu’historique. On est sûr de son authenticité que s’il est
continuer l’ascension dialectique du multiple vers l’un.
possible d’établir que c’est bien elle que l’auteur a proComment réunira-t-on tous ces biens ? Quelles difféduite (fig. 7). Cette différence
rences individuelles faudra-t-il négliger ? Que faudra-tessentielle, liée à deux procédures
il conserver ? Comment transford’authentification, distingue deux
mera-t-on des « biens culturels »
types de patrimoine et fournit un
en un « patrimoine culturel » ?
critère d’identité numérique pour
Quel est le prix à payer pour que le
e problème que pose
chaque catégorie. On ne risque
miracle ait lieu ? Que faut-il sacri[l’authenticité]
plus de confondre le bateau de
fier sur l’autel du culte ? Devronsdans le cas
Thésée avec son fac-similé ou
nous abandonner nos anciennes
avec ceux de Séthée car, s’ils se
théories pour d’autres ? À quelle
du patrimoine
composent des mêmes pièces,
nouvelle Église faudrait-il se
est de savoir comment
aucun n’est construit de la même
convertir ?
un objet qui n’a pas
façon, et cette différence de consd’identité sémantique
truction crée entre eux une difféparticulière, ni d’essence
L’identité spécifique du
rence de nature.
individuelle, peut en
patrimoine culturel (fig. 8)
Avons-nous enfin trouvé le critère
acquérir une, à l’instar
que nous cherchions ? Roger
du bateau de Thésée ou
Pouivet ne le croit pas : toute
Il n’est pas difficile de poursuivre
de celui de Séthée.
œuvre est, selon lui, porteuse d’un
l’enquête sur l’identité de ces biens
message qui fait son originalité.
au niveau de l’espèce puisqu’il
Cette signification particulière lui
existe d’autres critères d’identité
donne sa véritable identité artisplus généraux. Nous disons que
tique. Elle ne se réduit pas à l’intention de son auteur et
deux objets sont spécifiquement identiques lorsqu’ils ont,
pose des problèmes d’interprétation ; mais c’est elle qui
soit la même forme, soit les mêmes propriétés, soit la
la différencie des autres, la rend unique, plutôt que la
même fonction. Salvador Munoz Vinas a récemment
matière, la composition ou la continuité dans le temps.
montré comment ce dernier critère pouvait s’appliquer au
Elle lui tient lieu d’essence individuelle : d’haeccéité58. À
patrimoine60. Supposons avec lui qu’un avion Mustang de
l’opposé, les critères goodmaniens identifient les œuvres
l’armée américaine ait été patrimonialisé (fig. 9). Avant, on
en négligeant paradoxalement leur identité puisqu’ils les
le réparait. Maintenant, on le restaure. Pourquoi ? On peut
considèrent comme des objets simplement physiques et
se demander, premièrement, s’il est utile de donner des
non esthétiques. L’objection de Roger Pouivet faite à
noms différents à des opérations formellement semblaGoodman est finalement celle que Brandi adressait aux
bles, faites sur des objets matériellement identiques, et,
scientifiques59 : ils oublient l’essentiel si l’identité des
deuxièmement, s’il est juste de les confier à des profes-
L
17
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57. Nelson Goodman,
Langages de l’art, III,
3-5, Jacqueline
Chambon, 1990.
58. Roger Pouivet,
L’Ontologie des œuvres
d’art, VIII, 2, p. 198.
59. Cesare Brandi,
« Restauration et
enquête scientifique »,
dans Cesare Brandi, la
restauration : méthode
et étude de cas,
éd. INP/Stratis, 2007.
60. Salvador Munoz
Vinas, Contemporary
Theory of Conservation,
2, Elsevier, 2005,
pp. 27-29.
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FIGURE 9 : LE FONCTIONNEMENT DU PATRIMOINE
Changement de fonction par patrimonialisation
sionnels n’ayant pas la même formation. Que signifie
donne son identité spécifique et son unité. C’est pourcette fermeture du marché et cette appropriation de
quoi un bateau rénové reste identique à lui-même,
l’objet ? Ce jeu de langage cacherait-il une prise de pouconclut Hume, tant qu’il ne change pas de fonction.
voir ? L’intérêt de la réponse de Munoz Vinas est de le
Mais le philosophe va plus loin en examinant le cas
légitimer, en montrant que la patrimonialisation ne
d’une église sauvée de la ruine par ses fidèles. Même
change pas la forme ou la matière des objets mais leur
s’ils en changeaient le plan et les matériaux, nous dit-il,
fonction. Le Mustang est maintenant un symbole. Il
elle resterait la même pour eux tant qu’ils continueraient
représente à lui seul l’ensemble de sa catégorie et, à trad’y pratiquer leur culte. La croyance en l’identité ne
vers elle, un épisode de l’histoire américaine. Il n’a plus
s’explique pas seulement par la finalité, comme précéune fonction motrice mais une foncdemment ; elle s’explique aussi
tion symbolique. Il acquiert avec
par la coutume et la fréquence.
cette nouvelle identité l’individuaC’est parce que les fidèles n’ont
lité qui lui manquait comme produit
pas changé d’habitude qu’ils pen’intérêt de la réponse
technique. Munoz Vinas fait de la
sent que l’église est la même, bien
de Munoz Vinas
métonymie la nouvelle règle de
qu’elle ait complètement changé.
est de [montrer]
fonctionnement de l’objet : comme
L’accoutumance est ainsi le prinque la patrimonialisation
la partie désigne le tout dans cette
cipe subjectif de notre croyance en
ne change pas la forme
figure du discours, l’avion renvoie à
l’identité des êtres, selon Hume.
ou la matière des objets
l’héroïsme du peuple américain
Cela vaut pour chacun de nous :
mais leur fonction. Le
dans le musée. Sa reconnaissance
nous ne restons pas identiques à
Mustang est maintenant
par une conscience le fait foncnous-mêmes au cours du temps ;
un symbole. Il représente
tionner : elle lui donne une identité
nous sommes sans cesse transà lui seul l’ensemble de
sémantique et une essence indiviformés par de nouvelles percepsa catégorie et, à travers
duelle, à l’instar des œuvres d’art ou
tions, qui recomposent régulièredes monuments. Si le Mustang
ment notre être, comme les fidèles
elle, un épisode
patrimonialisé est donc un trope, on
rebaptisent l’église. Nous croyons
de l’histoire américaine.
a à la fois tort et raison de voir dans
être les mêmes parce que la transile langage de la conservationtion coutumière que nous faisons
restauration une manipulation rhéentre nos idées nous donne le sentorique. Le patrimoine institue,
timent de la continuité de notre vie
autant que le discours, un ordre symbolique. La question
psychique. Mais pour l’individu comme pour l’église,
est de savoir ce qui le légitime.
c’est une foi fondée sur l’habitude. C’est une croyance
David Hume donne une réponse étonnante à cette quessubjective, conclut Hume, sans fondement objectif.
tion dans l’analyse qu’il fait de l’identité personnelle61.
C’est une construction sociale.
Un bateau réparé, dont toutes les pièces seraient chanConcluons donc cette affaire. L’exemple du Mustang
gées, conserve, selon lui, son identité. Un navire est, en
donné par Munoz Vinas montre que la patrimonialisation
effet, un moyen en vue d’une fin donnée, et celle-ci
s’accommode parfaitement d’un changement de foncexplique non seulement le choix des matériaux, mais
tion de l’objet, et l’implique même : on dit que l’avion
également la forme de l’objet. C’est donc elle qui lui
est authentique, alors que son fonctionnement n’est plus
L
61. David Hume, Traité
de la nature humaine,
I, IV, VII, Aubier,
Paris, p. 350.
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mécanique mais symbolique. L’exemple de l’église
construction sociale ? Au sens banal où c’est un produit
donnée par Hume ajoute à cela que la reconnaissance
de l’activité humaine, choisi et conservé par les
patrimoniale peut s’accompagner d’une transformation
hommes ? Mais comment croire à l’authenticité des
matérielle et formelle de l’objet, c’est-à-dire d’une perte
objets s’il n’y a que des artifices humains ? Le culte
complète d’intégrité : le bâtiment conserve son identité
perd-il son sens en versant dans l’idolâtrie ? Faut-il en
pour les fidèles, qui l’ont entièrement reconstruit en
conclure que tout est fiction en faisant le deuil de l’être,
continuant de célébrer l’office. Ces deux formes de patridu vrai et de l’essence ? Qu’est-ce qu’une essence
monialisation peuvent évidemment entrer en conflit.
constructionnelle ?
Mais ce n’est pas le sujet. Le fait que différentes espèces
rivalisent au sein d’un même genre ne signifie pas qu’il
L’essence constructionnelle
n’existe pas. Le problème est plutôt de préciser la nature
de ce dernier et de savoir comment l’unifier. Le patriLe constructionnisme affirme que tout est construit. Il
moine est, selon Hume, une construction sociale repoadmet deux versions. La faible limite cette thèse à la réasant sur le consentement populaire. Sa reconnaissance
lité sociale et maintient la différence du naturel et de l’arest, pour Munoz Vinas, une opération symbolique rentificiel. La forte l’étend à la réalité tout entière et efface
voyant métonymiquement à l’histoire d’un peuple.
la distinction que l’autre conserve. Le constructionnisme
Chaque analyse apporte un éléest donc antiréaliste, autant qu’antiment de solution, consistant à tenir
idéaliste, au sens où il n’admet pas
le patrimoine culturel pour une
que l’on puisse connaître la nature
construction sociale fondée sur une
des choses en elles-mêmes, indéreconnaissance symbolique. Cette
pendamment de nos constructions.
l se peut donc que,
hypothèse est constructionniste et
Ian Hacking a fait de Kant le père
entre le mot et
nominaliste. L’unité du genre
fondateur de ce courant de pensée,
la chose, le patrimoine
qu’elle constitue est simultanément
qui devient dominant67. Rudolf
soit un jeu de langage,
nominale et réelle : nominale, car
Carnap a voulu lui donner un fonun emblème, un signe,
les objets qu’il contient présente
dement logique au XXe siècle
une forme symbolique
des différences essentielles. Le
(fig. 11). Il rejette l’idée d’essence
ou un schème.
patrimoine artistique n’est évidemmétaphysique : on ne peut, selon
ment pas industriel, pas plus que le
lui, connaître la nature des choses
matériel n’est immatériel, ou le
mêmes, mais seulement dériver
naturel, culturel. Mais elle n’en est
leur concept dans un système sympas moins réelle, car les objets qu’il ordonne forment un
bolique donné, c’est-à-dire en connaître l’essence
monde particulier en recevant des règles de fonctionneconstructionnelle68. Le constructionnisme se définit ainsi
ment spécifiques : la reconnaissance symbolique qu’on y
par son refus d’admettre l’existence d’une donnée irréopère dans tous les secteurs crée finalement un genre
ductible à une procédure de construction. Il conduit au
unique. Il se peut donc que, entre le mot et la chose, le
pluralisme et au relativisme. Pour Nelson Goodman qui
patrimoine soit un jeu de langage62, un emblème63, un
l’a introduit dans l’art, tous les faits sont faits, au sens où
signe64, une forme symbolique65 ou un schème66. Si l’idée
ils sont construits dans des théories : il n’y a pas de fait
n’est pas nouvelle, on oublie parfois qu’elle fut inventée
en soi. Mais on ne peut pas non plus dire qu’il y ait des
par des philosophes qu’il serait utile de consulter à nouversions des faits, car ce serait penser qu’ils existent
veau pour dresser la carte de la terre promise à la conserencore indépendamment d’elles. C’est pourquoi le
vation-restauration (fig. 10).
constructionnisme ne conduit pas au relativisme, où l’on
En quel sens faut-il dire que le patrimoine est une
ne connaît que son point de vue particulier, mais à la rela-
I
FIGURE 10 : SYNTHÈSE
Formulation d’une hypothèse de travail
19
crbc n° 27
62. Ludwig
Wittgenstein,
Recherches
philosophiques, §2, 7,
54, 85, Gallimard, 1975,
pp. 199-206.
63. Marc Guillaume, La
Politique du patrimoine,
éd. Galilée, Paris, 1980.
64. John Searle,
La Construction
de la réalité sociale,
Gallimard, Paris, 1998.
65. Jean Davallon,
Le Don du patrimoine :
une approche
communicationnelle
de la patrimonialisation.
Hermès Sciences/
Lavoisier, Paris, 2006.
66. Pierre Livet
et Frédéric Nef,
op. cit., chap. 4-10.
67. Ian Hacking,
Entre science et réalité,
éd. La Découverte,
Paris, 2001, pp. 64-72.
68. Rudoph Carnap,
Der Logische Aufbau
der Welt, §161.
3 20 Pierre Leveau:Gabarit conservation
07/12/2009
20:57
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ÉTHIQUE ET HUMEUR
FIGURE 11 : DEUX SENS DE L’ESSENCE
Rudolf Carnap distingue deux types d’essence
tivité, selon laquelle chaque système symbolique
d’objets symbolisés. Le chemin le plus simple, en parconstitue un monde ouvert à tous. Les faits n’existent
tant des objets, consiste à prendre le « tournant linguisalors que dans les versions, et il en est autant que de symtique », puis à poursuivre sur la voie du constructionnabolisations possibles, c’est-à-dire de procédures
lisme. Cela ne signifie pas que ce soit la seule route, ni
construisant des substituts formels d’objets en vue d’un
la meilleure, et qu’elle ne soit pas semée d’embûches.
usage donné69. Pour Goodman, les
Son tracé devrait prendre la forme
systèmes constructionnels foncd’une ontologie régionale, donnant
tionnent finalement comme des
les cartes des terrains parcourus.
cartes : ils sont valables, mais relaMarx dit que les seuls problèmes
i l’être ne va pas
tifs à un type de projection donné
théoriques qu’une époque peut se
sans le connaître,
qui configure différemment le
poser sont ceux qu’elle est capable
la conclusion de
monde, en ne retenant que certains
de résoudre par la pratique. Il
cette enquête est que
traits du paysage. Jacques
semble aujourd’hui possible d’unil’on ne peut résoudre
Morizot70, qui a introduit son
fier les théories de la conservationce problème ontologique
œuvre en France, souligne à ce
restauration en même temps que la
sans poser celui
propos que ce constructionnisme
discipline étend son champ. La
de l’épistémologie
ne s’oppose pas au réalisme et relaphilosophie contemporaine disdu domaine.
tivise l’ontologie : il existe de nompose d’outils adaptés. Mais cette
breuses façons de faire des
résolution théorique ne peut se
mondes, selon Goodman, et tous
faire indépendamment de la prasont réels. La question est maintetique, et l’on peut donc se
nant de savoir si l’on peut construire ainsi celui de la
demander si elle pourra se faire en France, tant les
conservation-restauration des biens culturels.
mondes de la restauration, de la recherche et, surtout, de
la philosophie sont éloignés. Pour ma part, je n’ai pas
voulu dire que le patrimoine est une construction
Conclusion
sociale. Mais j’espère avoir montré en quel sens on peut
En nous intéressant à la question de la légitimité et de
le penser. L’historiographie de la conservation-restaural’authenticité dans le champ de la conservation-restauration des biens culturels conduit à s’intéresser à son ontotion des biens culturels, nous avons donc voulu exalogie, en posant la question de l’investiture. Si l’être ne
miner le rapport de l’être, du savoir et du pouvoir dans
va pas sans le connaître, la conclusion de cette enquête
le domaine. Nous sommes donc partis du fond de la
est que l’on ne peut résoudre ce problème ontologique
caverne imaginée par Platon et des individus que
sans poser celui de l’épistémologie du domaine.
Porphyre situe au bas de son arbre. Nous sommes finalement parvenus à remonter de ces particuliers aux
REMERCIEMETS
espèces, puis au genre qui les contient tous, en suivant
Je remercie Katia Baslé, Marie Berducou, David Cueco,
le chemin qui monte des artéfacts vers les biens cultuDenis Guillemard, Françoise Joseph, Jean-Michel
rels, jusqu’au patrimoine. Nous pouvons maintenant
Leniaud, Pierre Livet, Thierry Martel, Grazia icosia et
indiquer la route que nous avons suivie, cette dialectique
Roger Pouivet pour leur soutien dans le troisième épiascendante, où l’on part de rien – de la forme et de la
sode de cette aventure, qui leur doit l’essentiel de ses
matière d’une revue – pour arriver à tout : au monde
réflexions.
S
69. Nelson Goodman,
Manière de faire
des mondes, Jacqueline
Chambon, Nîmes, 1992.
70. Jaques Morizot,
La Philosophie de l’art
de elson Goodman,
Jacqueline Chambon,
Nîmes, 1996.
20
crbc n° 27