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Xavier LEQUEUX VIGNES, ÉLEVAGES ET PIÉTÉ POPULAIRE EN CHYPRE VERS LA FIN DU MOYEN ÂGE Les conseils pratiques du ms. Parisinus Gr. 2244∗ Dans une description du manuscrit Parisinus Gr. 2244, qui contient une compilation de textes hippiatriques partiellement illustrée, S. Lazaris signala en 1995, la présence, au f. 95r, de «six textes concernant les animaux (bœuf, porc, chèvre, mouton, etc.), le vin et la vigne, présentés comme d’apophtegmes [sic] de saints»1. Le détail ne retint guère l’attention, vraisemblablement à cause de la confidentialité de la publication. Mais dans une analyse, parue en 2006, du contenu de ce qu’elle dénomme la recension RV de la Collection d’hippiatrie grecque, A.-M. DoyenHiguet précisa à propos de la Section X, § 1-18: «Prescriptions diverses, dont beaucoup sont transmises par le seul R [Paris. Gr. 2244]. Les § 13-17 de cette section comportent une série d’indications placées sous le patronage de saints, et concernent non seulement les animaux (bovins, porcs, chèvres et moutons), mais aussi le vin et la vigne. Le premier de ces textes est omis dans V [Vossianus Gr. Q 50] et les quatre autres sont placés à la fin de ce ms.»2. La même année, dans un ouvrage consacré à l’hippiatrie byzantine, Anne McCabe revient sur le même lot de textes: «Another set of spells invokes the aid of diverse saints for whom cows are to be sacrificed, lamps lit, and genuflections performed for the protection of flocks and vines (Pl. 17). The unusual names of these saints, Exouthenios, Eulampios, Photios, and Andronikos, identify them as the Ἅγιοι Ἀλαμᾶνοι. These 300 obscure personages are said to have been anchorites who fled the Holy Land after the Arab conquest (according to Leontios Makhairas) or the thirteenth-century reconquest (according to Étienne de Lusignan) and took refuge in Cyprus»3. ∗ Abréviations bibliographiques, voir infra, p. 172. Nous remercions le Prof. J. Noret pour sa relecture attentive, qui a quelque peu soulagé notre texte de ses imperfections. 1 S. LAZARIS, L’illustration scientifique à Byzance: le Parisinus graecus 2244, f. 1-74, in Études balkaniques, 2 (1995), p. 163-194, en part. p. 167. 2 DOYEN, Épitomé, p. 101. Ce volume inaugure la publication attendue d’une thèse de doctorat défendue il y a plus de vingt-cinq ans, sous le titre: Un manuel grec de médecine vétérinaire. Histoire du texte, édition critique traduite et commentée, 5 vol., Louvain-la-Neuve, 1983. 3 MCCABE, Encyclopaedia, p. 290. Analecta Bollandiana, 128 (2010), p. 163-172. 164 X. LEQUEUX Une reproduction du feuillet en question (pl. 17) est proposée avec la notice suivante: «Paris, gr. 2244, fo. 95r: invoking the aid of Cypriot saints, the Haghioi Alamanoi, for flocks and vineyards». Toutes ces mentions éparses des mêmes textes, présentés tantôt comme invocations, tantôt comme indications voire comme apophtegmes, aiguillonnèrent notre curiosité. Le codex de Paris (Paris. Gr. 2244) dont il est ici question, est un manuscrit composite du XIVe s., bien connu de ceux qui s’intéressent à la littérature hippiatrique byzantine: il conserve avec un manuscrit de Leyde (le Vossianus Q 50, également du XIVe s.) la recension dite RV des Hippiatrica byzantins et d’un résumé de ces derniers, connu sous le vocable d’Épitomé4. Les deux témoins ont déjà suscité une abondante bibliographie, en partie provoquée par l’analyse des illustrations qu’ils recèlent; la datation des codex, située au XIVe s., ne semble pas devoir faire l’objet de contestation, tandis que leur origine demeure inconnue5. Le lot des six «prières» consignées dans le manuscrit de Paris n’est pas totalement inédit. Quatre d’entre elles (ci-après III-VI), qui, comme on l’a mentionné plus haut, figurent également dans le manuscrit de Leyde (f. 219r-220r), furent éditées d’après ce témoin, chez Teubner au siècle dernier6. Les deux premières (I et II) ont été transcrites par A.-M. DoyenHiguet dans le CD-Rom qui accompagne sa récente publication7. Avant d’aborder le contenu de ces textes énigmatiques, nous avons jugé bon d’en fournir une transcription, avec traduction française, d’après le ms. Paris. Gr. 2244, f. 95r. Chaque texte a reçu un numéro pour faciliter les renvois; ce numéro est suivi des diverses identifications proposées jusqu’à présent. 4 Pour une présentation commode des Hippiatrica byzantins, consulter A.-M. DOYENHIGUET, The Hippiatrica and Byzantine Veterinary Medicine, in Dumbarton Oaks Papers, 39 (1984, paru en 1985), p. 111-120; pour une analyse plus détaillée, MCCABE, Encyclopaedia. 5 État de la question dans DOYEN-HIGUET, Épitomé, p. 118-122 (Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Voss. Gr. Q 50 [= V]) et 136-142 (Paris, BNF, gr. 2244 [= R]); MCCABE, Encyclopaedia, p. 44-47 (The RV Recension). 6 CHG, vol. II, p. 311-312. 7 DOYEN-HIGUET, Épitomé, CD-Rom, partie I, p. 223/340 et 224/340. PIÉTÉ POPULAIRE EN CHYPRE 165 I (= DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Section X, § 11 et 12) Εἰς ἀσφαλάγγην1. Ἅψον κανδήλαν τοῦ ἁγίου Παφνουτίου2 καὶ Ἀνδρονίκου, καὶ νή# στευσον ἕως ὀψὲ εἰς ἡμέρας ε´, βαλὼν μ´ γονυκλισίας, καὶ ἄλειψε τὸ ἀποκανδήλισμα εἰς ἐρίασμα3. 1 [ἀσ]φαλάγγην Doyen-Higuet || 2 Πανφνουτίου cod. || 3 Eἰς σερίασμα Doyen-Higuet. Pour une taupe1. Fais brûler une lampe à huile à la Saint-Paphnuce et à la Saint-Andronic2; observe aussi le jeûne jusqu’au soir pendant cinq jours, en faisant quarante génuflexions, et enduis l’huile qui reste dans la lampe3 sur une étoffe de laine (?)4. 1 Ἀσφαλάγγη: à rapprocher du grec classique ἀσπάλαξ, #ακος et σπάλαξ, #ακος. La taupe est considérée, dans les campagnes, comme un animal nuisible, car elle perturbe les semis et sectionne les racines en creusant des galeries. Une altération du substantif neutre φαλάγγι(ον) (la tarentule; voir CHG, I, p. 311-313 sur le moyen de soigner une piqûre de tarentule), comme le propose A.-M. Doyen-Higuet, semble peu probable. 2 Sur cet emploi du génitif: A. N. JANNARIS, An Historical Greek Grammar…, Londres, 1897 (repr. Hildesheim, 1987), p. 323 (§ 1229). 3 ἀποκανδήλισμα: cf. LBG, p. 166. 4 Le neutre ἐρίασμα dérive vraisemblablement du substantif ἔριον (τὸ), la laine; pour comprendre le sens de la phrase, on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec l’introduction dans une galerie d’un tissu préalablement imbibé d’huile de ricin ou de pétrole, un procédé encore utilisé de nos jours pour éloigner les taupes. Le syntagme εἰς ἐρίασμα a été interprété par le copiste de R comme étant le titre de la prière suivante; s’étant aperçu de sa méprise, il copia le véritable titre (Εἰς βοῦν) dans la marge. Le syntagme εἰς ἐρίασμα doit par conséquent être rattaché aux mots qui précèdent et ne constitue en rien un titre dépourvu de texte, comme l’a compris A.-M. Doyen-Higuet, qui propose de corriger ἐρίασμα en σερίασμα (à rapprocher de σειριασμόν, affection du pied du cheval, d’après CHG, II, p. 218-219). II (= DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Sect. X, § 13) Εἰς βοῦν1. Τὰς κανθαρίδας2 μετὰ ἐλαίου τρίψας χρίε3. Ὁ ἅγιος Εὐλόγιος καὶ ∆άμιος καὶ Εὐλάμπιος εἰς τὰς τῶν βοϊδίων ἀσθενείας· καὶ δεῖ ἐκτελεῖν τὴν μνήμην αὐτῶν καὶ σφάζει<ν> βοῦν ἐν τῇ μνήμῃ αὐτῶν. Γίνεται δὲ ἡ μνήμη αὐτῶν μηνὶ αὐγούστῳ εἰς τὰς γ´. 1 In marg cod. || 2 σκανθαρίδας cod. || 3 Τὰς – χρίε om. Doyen-Higuet. 166 X. LEQUEUX Pour un bœuf. Frotte en écrasant les cantharides1 avec de l’huile d’olive. Les saints Euloge, Damius2 et Eulampius pour les maladies des jeunes bœufs ! Aussi faut-il célébrer leur fête et égorger un bœuf le jour de leur fête. Leur fête a lieu au mois d’août, le 3. 1 Sur l’utilisation médicale (à usage interne et externe) de la poudre obtenue en écrasant les cantharides, insectes vésicants: P. LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. III, Paris, 1867, p. 288-289, s. v. Cantharides. 2 ∆άμιος = ∆ᾶμις, selon W. Pape (Wörterbuch der griechischen Eigennamen, e 3 éd., Braunschweig, 1884, p. 268). III (= CHG, II, p. 311, n° 196; DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Sect. X, § 14) Εἰς τοὺς χοίρους. Ὁ δὲ ἅγιος Ἀλέξανδρος ὑπὸ τοῦ ἀψίου εἰς τοὺς χοίρους. Καὶ δεῖ σφάζειν εἰς τὴν μνήμην αὐτοῦ1 χοίρους γ´· ἐπιτελεῖται δὲ ἡ μνήμη αὐτοῦ μηνὶ αὐγούστῳ γ´. 1 αὐτῶν cod. Pour les porcs. Saint Alexandre sous l’apsion (?)1 pour les porcs ! Aussi faut-il égorger trois porcs lors de sa fête. Sa fête est célébrée le 3 août. 1 Diminutif de ἄψις ? Il n’est pas assuré que le syntagme ὑπὸ τοῦ ἀψίου doive être rapproché du toponyme ἡ Ἀξύλου, comme l’estime A. McCabe (Encyclopaedia, p. 190). Par contre, il existe bien une localité dénommée Αψιού, située à 20 km au nord de Limassol, localité à laquelle un quelconque saint Alexandre ne semble pouvoir être associé: cf. www.apsiou.org/ekklisies_panagiaamirou.shtml IV (= CHG, II, p. 311, n° 197; DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Sect. X, § 15) Εἰς τὰς αἶγας καὶ εἰς τὰ πρόβατα. Ὁ ἅγιος Ἐξουθένιος εἰς τὰς αἶγας καὶ εἰς τὰ πρόβατα, καὶ δεῖ σφά# ζειν σφακτὰ δέκα· ἐπιτελεῖται δὲ ἡ μνήμη αὐτοῦ μηνὶ ἰουλίῳ1 εἰς τὰς ιγ´. 1 ἰουλλίῳ cod. Pour les chèvres et pour les moutons1. Saint Exouthenius pour les chèvres et pour les moutons, et il faut égorger dix ovins2; sa mémoire est célébrée au mois de juillet, le 13. PIÉTÉ POPULAIRE EN CHYPRE 167 1 Dans V (= Lugdun. Voss. Q 50) d’après l’édition Oder-Hoppe, le titre est dépourvu de sa seconde partie καὶ εἰς τὰ πρόβατα et le terme σφακτὰ fait l’objet d’une glose: τουτέστιν φασκατά. 2 Le substantif σφακτό est synonyme de αἶξ et de κτῆνος, d’après Du Cange (Glossarium … Graecitatis, Lyon, 1688, col. 1496-1497). V (= CHG, II, p. 311, n° 198; DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Sect. X, § 16) Εἰς οἶνον ὄφελος. Ὁ ἅγιος Φώτιος εἰς οἴνων ὄξυσιν· καὶ δεῖ ἐπιτελεῖν τὴν μνήμην αὐτοῦ φεβρουαρίῳ εἰς τὰς ιε´. Remède pour le vin. Saint Photius contre l’aigreur des vins1! Et il faut célébrer sa fête en février, le 15. 1 Les éditeurs Oder et Hoppe ont corrigé la leçon du ms. de référence V οἶνον ὀξησιν en un improbable οἴνου αὔξησιν VI (= CHG, II, p. 311-312, n° 199; DOYEN-HIGUET, Épitomé, Collection hippiatrique, Sect. X, § 17) Εἰς τοὺς ἀμπελῶνας. Ὁ ἅγιος Ἐπιφάνιος, Τύχων καὶ Τρύφων ὠφέλιμοί εἰσι καὶ βοη# θοῦσιν τοὺς ἀμπελῶνας ἐν καιρῷ ὑπὸ σκωλήκων καὶ μωμουδιοῦ1. Τὸ ἀποκανδήλισμα αὐτῶν ῥᾶνον τὸ ἀμπέλιον μετὰ τῶν τροπαρίων τῶν ἁγίων ψαλλομένων. 1 μωμούδην (legendum μωμούδιν) cod. Pour les vignobles. Saint Épiphane, (saint) Tychon et (saint) Tryphon sont utiles et, au moment opportun, viennent au secours des vignobles sous les larves et la vermine1. Asperge la jeune vigne du reste d’huile (provenant de la lampe allumée) en leur honneur2, tout en psalmodiant les tropaires des saints. 1 D’après LBG (p. 1064), le substantif neutre μωμούδιν doit être rapproché de μαμούδιν (ibid., p. 968); cf. en grec moderne, μαμούδι, #ιοῦ (τό). 2 L’Euchologium de Goar consigne deux prières, à rapprocher de l’opération ici décrite: – la première est prononcée, après la messe, lors de l’aspersion par le prêtre des vignes au moyen de l’huile récoltée d’une lampe allumée en l’honneur de S. Tryphon (ou d’autres saints) et mêlée d’eau; 168 X. LEQUEUX – la seconde en appelle à S. Tryphon et invite une série d’insectes nuisibles à se détourner des récoltes8. Ces textes que nous venons de publier ne sont pas à proprement parler des prières: ils n’en suivent pas la formulation. Il s’agit plutôt de prescriptions ou de recettes, mettant à profit le pouvoir des saints, afin de rencontrer les préoccupations d’un milieu rural, soucieux de voir ses cultures et ses élevages prospérer. Ainsi s’en remet-on à certains saints pour favoriser la vigne et le vin, pour protéger le cheptel ou éliminer les parasites. Par bonheur, plusieurs de ces conseils pratiques fournissent accessoirement une date de commémoraison pour les hommes de Dieu dont elles sollicitent l’appui: Texte Saint(s) invoqué(s) animaux, plantes, produits concernés date de la commémoraison I Paphnuce, Andronic taupes II Eulogius, Damius, Eulampius bœufs 3 août III Alexandre porcs 3 août IV Exouthenius chèvres et moutons 13 juillet V Photius vin 15 février VI Épiphane, Tychon, Tryphon vigne Dans ce tableau, le nom peu usité d’Exouthenius, dont la mémoire est fixée au 13 juillet, attire l’attention. La date proposée pour sa commémoraison permet de l’identifier avec Αὐξουθένιος, l’un des quatre ἅγιοι Ἡλιόφωτοι (alias Ἡλιόφωτος, Αὐξουθένιος, Ἐπαφρόδιτος, Εὐθένιος), que les Chypriotes vénèrent encore aujourd’hui le 13 juillet, dans le sanctuaire qui conserve leurs reliques, situé à Κορώνη9. En dépit de toute vraisemblance, ce groupe d’ascètes qui seraient venus de Phénicie et qui auraient vécu probablement à Chypre au Ve s., est traditionnellement rangé dans un en8 J. GOAR, Euchologium sive rituale Graecorum…, 2e éd., Venise, 1730 (repr. Graz, 1960), p. 554 et 555: Τάξις γινομένη εἰς χωράφιον, ἢ εἰς ἀμπελῶνα, ἢ εἰς κῆπον, εἰ συμβῇ βλάπτεσθαι ὑπὸ ἑρπετῶν ἢ ἄλλων εἰδῶν et Εὐχὴ τοῦ ἁγίου μάρτυρος Τρύφωνος, λεγομένη εἰς κήπους καὶ ἀμπελῶνας καὶ εἰς χωράφια. Ce dernier texte a été inséré dans la BHG sous le n° 1858p. 9 Sur ces saints, voir CHARITON (Moine), Οἱ ἐν Κύπρῳ ὅσιοι καὶ θεοφόροι ἀσκηταὶ Ἡλιό8 φωτος, Αὐξουθένιος, Ἐπαφρόδιτος καὶ Εὐθένιος: ἡ βυζαντινὴ ᾀσματικὴ Ἀκολουθία καὶ ὁ ἀπωλεσθεὶς (;) Βίος αὐτῶν, in Κυπριακαὶ Σπουδαί, 66 (2002), p. 43-107; l’édition de l’acolouthie conservée dans l’unique témoin connu, le ms. Sinaiticus Gr. 627 (XIe s.), f. 40r-48r, occupe les p. 77-97. PIÉTÉ POPULAIRE EN CHYPRE 169 semble plus vaste de trois cents saints qu’une légende locale, inspirée par l’introduction dans le sanctoral chypriote, après 1196, de saints occidentaux et développée par les chroniqueurs du XVe et du XVIe, finira par prétendre originaires ἐκ τῆς τῶν Ἀλαμάνων10. Parmi ces saints d’origine soi-disant germanique, dont A. McCabe rappelle à juste titre l’existence, figure également un saint Alexandre11: il s’agit peut-être de celui dont le texte III sollicite l’intervention. Il n’est pas exclu non plus que les Paphnuce et Andronic (I), les Εὐλόγιος, ∆άμιος et Εὐλάμπιος, fêtés ensemble le 3 août12 (II), ainsi que Photius, célébré le 15 février (V)13, doivent aussi être assignés au même contingent, dont il n’existe par ailleurs aucun recensement exhaustif14. L’histoire de ces cinq personnages ne semble pas avoir inspiré davantage les hagiographes: leur nom n’apparaît pas dans le dépouillement de la littérature hagiographique de Chypre, naguère prodigué par Tomadakis15. Le saint Tryphon invoqué dans le texte VI n’est autre que le martyr de Nicée (1er février), protecteur attitré des campagnes, contre les insectes dévastateurs16. Quant aux Épiphane et Tychon, l’on ne peut s’empêcher de les identifier avec leurs célèbres homonymes, titulaires respectifs des sièges de Salamine (12 mai) et d’Amathonte (16 juin). De plus, Tychon est le patron des vignes dans la région de Limassol17. 10 Sur cette armada de saints arrivés à Chypre en provenance de Terre Sainte, tantôt après la conquête arabe, tantôt lors de la reconquête des mêmes territoires vers la fin du XIIIe s., voir H. DELEHAYE, Saints de Chypre, in AB, 26 (1907), p. 161-297, en part. 233-256, et plus récemment KYRRIS, Alaman Saints. – Nous ignorons si la version étendue de cette dernière contribution, promise pour l’Ἐπετηρὶς τοῦ Κέντρου Ἐπιστημονικῶν Ἐρευνῶν, 20 (1993), a effectivement paru. 11 K. K. ΚΥRRIS, art. Ἀλέξανδρος, ὁ Ἀλαμᾶνος Ἅγιος, in Θρησκευτικὴ καὶ ἠθικὴ ἐγκυκλο8 παιδεία, 2 (1963), col. 99-100: le personnage y est associé au toponyme ἡ Ἀξύλου. 12 Le trio est inconnu par ailleurs. Aurait-on affaire à un groupe de martyrs locaux ? 13 Dans sa Chronique (§ 34: ed. DAWKINS, t. I, p. 34, l. 8-10), Machairas mentionne un saint Photius, toutefois honoré le 18 juillet. 14 Inventaire partiel dans J. HACKETT, Ἱστορία τῆς ὀρθοδόξου Ἐκκλησίας τῆς Κύπρου, t. 2, Le Pirée, 1927, p. 274-287 (§ 248-307). 15 N. TOMADAKIS, Ἡ Κυπριακὴ ἁγιολογία καὶ ὑμνογραφία ἐν σχέσει πρὸς τὰς Κυπριακὰς ἀκολουθίας, in Ἐπετηρὶς Ἑταιρείας Βυζαντινῶν Σπουδῶν, 46 (1983-1986), p. 189-278. À moins que notre Andronic ne soit l’époux d’Athanasie, tous deux étant honorés le 9 octobre. 16 G. A. MEGAS, Ἑλληνικαὶ ἑορταὶ καὶ ἔθιμα τῆς λαϊκῆς λατρείας, Athènes, 1963, p. 87-88; E. RIZOPOULOU-EGOUMENIDOU, Fêtes et rites agraires à Chypre: le blé, l’olivier et la vigne, in Fêtes et rites agraires en Europe. Métamorphoses ?, dir. J. BONNET CARBONELL – L. S. FOURNIER, Paris, 2004, p. 82. 17 RIZOPOULOU-EGOUMENIDOU, Fêtes et rites…, p. 93-94; sur le miracle de S. Tychon relatif au raisin mûr avant la date normale, voir H. DELEHAYE, in AB, 28 (1909), p. 121-122. 170 X. LEQUEUX Les textes véhiculés par la recension RV des Hippiatrica n’assignent aucune provenance germanique aux saints dont ils sollicitent les grâces. Tout se passe comme s’ils remontaient à une époque où la légende n’avait pas encore fait son travail. Le processus a dû connaître plusieurs étapes. La plus ancienne attestation avérée de la légende réside dans un excursus de Leontios Machairas dans sa Chronique composée peu après 1458: il y énumère 42 saints issus d’un groupe constitué de 300 personnages réfugiés de Syrie18, ainsi que d’autres individus tels que saint Jean de Montfort († 1248)19. Il n’y est pas question d’une quelconque origine germanique. La germanisation du contingent des 300 est arbitrairement opérée un siècle plus tard dans la Chronique de l’île de Chypre de Florio Bustron20, et immédiatement entérinée dans les travaux d’Étienne de Lusignan21. Copiées au XIVe s., soit plusieurs décennies avant la Chronique de Machairas, les prescriptions du ms. de Paris, comme celles du ms. de Leyde, ne pouvaient deviner le destin étonnant des saints locaux dont elles réclament la collaboration; identifier ces derniers au moyen de l’appellation «Ἅγιοι Ἀλαμᾶνοι» relève donc de l’anachronisme. L’époque où ces prescriptions dignes d’un almanach furent formulées pour la première fois reste difficile à déterminer: celle-ci est logiquement antérieure à la copie des codex aujourd’hui conservés à Paris et à Leyde. Quoi qu’il en soit, ces conseils pratiques qui virent le jour dans les campagnes chypriotes, associent certainement l’île à l’histoire textuelle de la recension RV des Hippiatrica byzantins22. 18 Machairas, Chronique, § 30-40 (ed. DAWKINS, t. I, p. 28-40); voir en particulier § 31 et 37. Le témoignage de Machairas présente d’évidentes similitudes avec un bref éloge de la sainte île de Chypre, conservé dans le ms. Londres, British Library, Additional 34554, XVIe s., f. 184v186v: la pièce a été éditée par Th. Papadopoullos (Ἐκ τῆς ἀρχαιοτάτης ἱστορίας τοῦ Πατριαρχείου Ἱεροσολύμων. Ἡ ἐπίσκεψις τῆς ἁγίας Ἑλένης εἰς Παλαιστίνην καὶ Κύπρον, in Νέα Σιών, 47 [1952], p. 206-235, en part. 232-235). Contrairement à ce que pense Kyrris (Alaman Saints, p. 204), le fait que l’éloge de Londres mentionne Germain Pèsimandros, qui occupait encore le siège archiépiscopal après 1260, ne permet pas d’établir que le copiste ait effectivement utilisé un modèle du XIIIe siècle. – Sur ce prélat orthodoxe, voir V. LAURENT, La succession épiscopale des derniers archevêques grecs de Chypre, de Jean le Crétois (1152) à Germain Pésimandros (1260), in Revue des Études Byzantines, 7 (1949), p. 33-41, en part. 39-40. 19 Machairas, Chronique, § 33 (éd. DAWKINS, t. I, p. 32, l. 10-13). Sur ce croisé mort en Chypre durant la croisade de saint Louis, cf. la notice de A. DEMURGER, in Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. XXVII, Paris, 2000, col. 313-314. 20 Florio Bustron, Chronique de l’île de Chypre: éd. R. DE MAS LATRIE, in Mélanges historiques: choix de documents, t. V (= Collection de documents inédits sur l’histoire de France), Paris, 1886, p. 32. 21 22 Références dans KYRRIS, Alaman Saints, p. 205-206 (§ 4). Comme le soupçonne déjà A. McCabe (Encyclopaedia, p. 290-291); voir aussi Byzantinische Zeitschrift, 102 (2009), p. 236. PIÉTÉ POPULAIRE EN CHYPRE 171 Plusieurs des textes édités fixent le nombre d’animaux domestiques à sacrifier en mémoire d’un saint, lors de sa fête annuelle: – un bœuf pour Eulogius, Damius et Eulampius, le 3 août (texte II); – trois porcs pour Alexandre, le 3 août (III); – dix ovins pour Exouthenius, le 13 juillet (IV). La mise à mort d’animaux domestiques dans un contexte héortologique est attestée dès le VIe s., comme en témoigne la Vie de Nicolas de Sion (BHG 1347): le texte rapporte que le saint visita plusieurs sanctuaires de Lycie, qu’il y fit des sacrifices d’animaux domestiques et invita chaque fois les fidèles à faire ripaille, avant de rendre grâces à Dieu23. De tels sacrifices, suivis de la consommation des viandes, sont encore organisés aujourd’hui dans quelques villages de Grèce, à l’occasion de certaines fêtes religieuses orthodoxes24. L’Euchologe Barberini gr. 336, rédigé en Italie du Sud25 durant la seconde moitié du VIIIe s., propose également une «Prière pour le sacrifice de bœufs» prononcée par le prêtre en présence des fidèles réunis pour sacrifier un bovin lors de la fête d’un saint, afin que Dieu leur accorde la prospérité26. La recension RV des Hippiatrica byzantins révèle que cette démonstration de piété populaire se perpétua en Chypre à la fin du Moyen Âge; les manuscrits grecs de Leyde et de Paris en constituent, à notre connaissance, l’une des rares, sinon l’unique, attestations pour la période. Xavier LEQUEUX 23 § 54-58: éd. I. ŠEVČENKO – N. PATTERSON-ŠEVČENKO, The Life of Saint Nicholas of Sion. Text and Translation (= The Archbishop Iakovos Library of Ecclesiastical and Historical Sources, 10), Brookline, 1984, p. 84-93 = Die Vita Nicolai Sionitae. Griechischer Text. Übers. und komm. von H. BLUM, Bonn, 1997, p. 70-75. 24 Sur ce folklore, héritier du sacrifice vétéro-testamentaire et non d’une pratique païenne antique, S. GEORGOUDI, L’égorgement sanctifié en Grèce moderne: les «Kourbánia» des saints, in La cuisine du sacrifice en pays grec, éd. M. DETIENNE et al. (= Bibliothèque des histoires), Paris, 1979, p. 271-307. 25 A. JACOB, Une édition de l’Euchologe Barberini, in Archivio storico per la Calabria e la Lucania, 64 (1997), p. 5-31, en part. p. 5. 26 Εὐχὴ ἐπὶ θυσίας βοῶν: éd. S. PARENTI – E. VELKOVSKA, L’Eucologio Barberini gr. 336 (ff. 1-263) (= Bibliotheca «Ephemerides liturgicae». Subsidia, 80), Rome, 1995, p. 253-254 (n° 230); sur cette édition voir le jugement d’A. Jacob (note précédente), à compléter par ID., Une seconde édition «revue» de l’Euchologe Barberini, ibid., 66 (1999), p. 175-181. Pour le contexte religieux de cette prière: M.-F. AUZÉPY, Les Isauriens et l’espace sacré: l’église et les reliques, in Le sacré et son inscription dans l’espace, à Byzance et en Occident, dir. M. KAPLAN (= Byzantina Sorbonensia, 18), Paris, 2001, p. 13-24, en part. p. 23 et 24. 172 X. LEQUEUX Abréviations CHG = E. ODER – C. HOPPE, Corpus hippiatricorum Graecorum, 2 vol., Leipzig, 1924 et 1927. ed. DAWKINS = Leontios Makhairas. Recital Concerning the Sweet Land of Cyprus Entitled ‛Chronicle’. Edited with a Translation and Notes by R. M. DAWKINS, 2 vol., Oxford, 1932. DOYEN-HIGUET, Épitomé = A.-M. DOYEN-HIGUET, L’ Épitomé de la Collection d’hippiatrie grecque. Histoire du texte, édition critique, traduction et notes, t. I (= Publications de l’Institut Orientaliste de Louvain, 54), Louvain-la-Neuve, 2006 (paru en 2007). KYRRIS, Alaman Saints = C. P. KYRRIS, The ‛Three Hundred Alaman Saints’ of Cyprus: Problems of Origin and Identity. A Summary, in A. A. M. BRYER – G. S. GEORGHALLIDES, The Sweet Land of Cyprus. Papers Given at the 25th Jubilee Spring Symposium of Byzantine Studies, Birmingham, March 1991, Nicosie, 1993, p. 203-235. LBG = Lexikon zur byzantinischen Gräzität, besonders des 9.-12. Jh. Erstellt von E. TRAPP et al. (= Veröffentlichungen zur Byzanzforschung, 6/1- ), Vienne, 1994- . MCCABE, Encyclopaedia = A. MCCABE, A Byzantine Encyclopaedia of Horse Medicine. The Sources, Compilation, and Transmission of the Hippiatrica (= Oxford Studies in Byzantium), Oxford, 2007. Summary. The manuscripts Parisinus Gr. 2244 and Lugdunensis Vossianus Gr. Q 50, two collections of vetinary texts copied in the 14th century, contain practical advice featuring saints who enjoyed great veneration on the island of Cyprus: they are invoked on behalf of the prosperity of the live-stock (sheep and cattle) and in the fight against parasites in vineyards and crops. The six prescriptions, some of which lay down the number of animals to be sacrificed on the saint’s feast, provide an insight into the everyday reality of the mediaeval countryside, where the peasants very naturally relied on the benevolence of God by the intercession of his saints.