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Philosophiques
Héritabilité causale et propriétés émergentes
Brian Garrett
Le matérialisme contemporain
Résumé de l'article
Volume 27, numéro 1, printemps 2000
Sur la base de ce qu’il a appelé « le principe d’héritabilité causale », Jaegwon
Kim a soutenu que les propriétés réalisables de façons multiples ne constituent
pas des sortes causales scientifiques. Mon principal objectif est de répondre
aux arguments de Kim contre le physicalisme non réductionniste. Je défends
l’idée qu’il existe plus de pouvoirs causaux que les seuls pouvoirs causaux
physiques. Cela n’a rien de surprenant puisqu’il existe plus de particuliers que
le nombre total de particules physiques fondamentales. Et la réflexion sur la
nature des individus, et plus spécifiquement sur leur capacité à préserver leur
identité à travers le changement ou le remplacement de leurs parties, indique
que les individus ont des pouvoirs causaux distincts de ceux des particuliers
physiques qui les constituent. Je soutiens que si cela est plausible, alors
l’abandon du principe d’héritabilité causale l’est tout autant.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/004924ar
DOI : https://doi.org/10.7202/004924ar
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Société de philosophie du Québec
ISSN
0316-2923 (imprimé)
1492-1391 (numérique)
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Citer cet article
Garrett, B. (2000). Héritabilité causale et propriétés émergentes.
Philosophiques, 27(1), 139–159. https://doi.org/10.7202/004924ar
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Héritabilité causale et
propriétés émergentes
BRIAN GARRETT
bgarrett@yorku.ca
Department of Philosophy
York University, Canada
PHILOSOPHIQUES 27/1 — Printemps 2000, p. Philosophiques / Printemps 2000
RÉSUMÉ. — Sur la base de ce qu’il a appelé « le principe d’héritabilité causale »,
Jaegwon Kim a soutenu que les propriétés réalisables de façons multiples ne
constituent pas des sortes causales scientifiques. Mon principal objectif est de
répondre aux arguments de Kim contre le physicalisme non réductionniste. Je
défends l’idée qu’il existe plus de pouvoirs causaux que les seuls pouvoirs causaux physiques. Cela n’a rien de surprenant puisqu’il existe plus de particuliers
que le nombre total de particules physiques fondamentales. Et la réflexion sur la
nature des individus, et plus spécifiquement sur leur capacité à préserver leur
identité à travers le changement ou le remplacement de leurs parties, indique
que les individus ont des pouvoirs causaux distincts de ceux des particuliers
physiques qui les constituent. Je soutiens que si cela est plausible, alors l’abandon du principe d’héritabilité causale l’est tout autant.
ABSTRACT. — Jaegwon Kim has recently argued, using what he calls “The Causal
Inheritance Principle”, that multiply realizable properties are not causal, scientific
kinds. My primary concern is to reply to Kim’s arguments against nonreductive
physicalism. I shall defend the idea that there are, indeed, more causal powers
than the physical. But this should come as no surprise, since there are more individuals than the total number of fundamental physical particles. Reflections on
the nature of individuals, specifically, on their ability to survive through change or
replacement of their parts, indicates that individuals have causal powers nonidentical with the causal powers of the physical individuals that constitute them. I
claim that, if this is plausible, the rejection of The Causal Inheritance Principle is
also plausible.
1.
Introduction : épiphénoménisme
ou pouvoirs causaux émergents?
Le physicalisme non réductionniste pose que les particuliers, qu’il s’agisse
d’objets ou d’événements, sont des entités physiques, tout en niant que chaque aspect ou propriété du monde soit identique à un aspect ou à une propriété physique du monde. Cette thèse est appuyée, notamment, par le
fonctionnalisme qui veut que les propriétés mentales soient des propriétés
fonctionnelles distinctes des propriétés physiques qui les réalisent de façon
contingente. Récemment, le physicalisme non réductionniste a été sérieusement critiqué, et l’une des principales difficultés qui lui a été adressée est celle
de savoir si les propriétés survenantes irréductibles1 ont un rôle causal dans la
1. J’entends la notion de survenance (supervenience) en un sens qui implique une relation
de dépendance et une relation de réalisabilité multiple : (D ) N écessairement, pour tout x et toute
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nature ou si elles ne sont que de simples épiphénomènes, sortes d’appendices
aux processus physiques que les matérialistes tiennent pour causalement responsables du changement. Pour plusieurs, la conséquence épiphénoméniste
semble inacceptable dans la mesure où elle minerait certaines conceptions
plausibles de l’action intentionnelle, de la connaissance et de la responsabilité.
M ais si ces propriétés irréductibles (émergentes?) ont réellement une efficacité
causale, alors il semble que cela reviendrait à accepter l’existence de pouvoirs
causaux qui échappent à la théorie physique, ce qui violerait le principe de
clôture du domaine physique, à savoir que chaque changement physique a
une explication physique complète, ou une cause entièrement physique. Il
semble donc que le physicalisme non réductionniste soit confronté à un
dilemme : ou bien les propriétés irréductibles sont causalement inertes et ne
contribuent en rien à l’explication des changements physiques, ou bien elles
sont causalement efficaces et la théorie physique est incomplète.
Dans cet article, je discute deux arguments de Jaegwon Kim, le plus
tenace des critiques du physicalisme non réductionniste. Selon Kim, les deux
termes du dilemme devraient être rejetés. Il propose de revenir plutôt à une
forme de physicalisme réductionniste, à savoir la thèse de l’identité typetype. Dans ce qui suit, je soutiens que le point de vue de Kim nous engage à
une ontologie très peu plausible, et qu’il a certaines implications gênantes
relativement à la question de l’identité des personnes. M ais mon principal
objectif est de répondre à certains arguments importants que Kim a dirigés
contre la thèse du physicalisme non réductionniste. Cependant, plutôt que de
défendre cette thèse telle qu’elle est généralement entendue, c’est-à-dire
comme impliquant la thèse de l’identité token-token, mes arguments en suggèrent une version qui rejette cette autre thèse, à laquelle le physicalisme non
réd uction niste est génér alement asso cié. J’end osse le second term e d u
dilemme et défends l’idée qu’il existe plus de pouvoirs causaux que ce que
nous fournit le monde physique2 . O r cela n’a rien de surprenant, dans la
mesure où il est tout à fait plausible qu’il existe plus de particuliers que le
nombre total de particules physiques fondamentales plus les sommes méréologiques que constituent les agrégats physiques. Si un particulier, à un temps
donné, n’est pas identique à la somme méréologique de ses parties physiques
constituantes3 , alors la différence entre le particulier et celle-ci doit tenir à
certaines propriétés. Autrement dit, si deux particuliers qui ont toutes leurs
propriété M de x , x a une propriété physique P telle que nécessairement tout x qui a la propriété
P a la propriété M ; (R M ) N écessairement, pour toute propriété mentale M et pour toute
propriété physique P, si P nécessite M , il est possible qu’un objet possède M mais ne possède pas P.
2. Kim distingue deux thèses : l’émergentisme et la thèse de la réalisabilité physique
(physical realizationism ). Et sur la base du principe de l’héritabilité causale, il soutient que cette
dernière serait une thèse moniste. M on principal argument est que la réalisabilité physique n’est
pas moniste, car le principe de l’héritabilité causale est erroné.
3. Cela suppose le rejet du principe d’extensionalité méréologique qu’on peut exprimer
de la façon suivante : Pour tout x , pour tout y et pour toute partie p, si certaines parties composent
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parties physiques en commun sont différents, ce doit être en vertu d’une différence dans certaines de leurs propriétés. Et, à mon avis, ces propriétés sont
des propriétés causales.
La réflexion sur la nature des individus, et plus spécifiquement sur leur
capacité à préserver leur identité à travers le changement ou le remplacement
de certaines de leurs parties, indique que les pouvoirs causaux de certains
individus (à un temps t), ne sont pas identiques aux pouvoirs causaux de
leurs parties physiques constituantes considérées dans leur totalité (au
temps t). Considérez par exemple la célèbre statue de M yron, le Discobole,
et la masse de bronze qui le compose. Si le Discobole peut survivre au remplacement de certaines de ses parties, alors que la masse de bronze ne le peut
pas, ou si la masse de bronze peut changer de forme de façon pratiquement
indéfinie tout en préservant son identité, alors que le Discobole ne le peut
pas, alors ce serait une raison de nier que le Discobole est identique à la
masse de bronze qui le compose (au temps t). Cette dernière compose le Discobole mais la composition n’est pas l’identité — du moins selon ce point de
vue qui nie le principe d’extensionalité méréologique. Cet argument métaphysique est connu et, bien qu’il porte à controverse, c’est un argument que
j’accepte. Je veux soutenir que ces individus sont numériquement distincts
parce qu’ils possèdent des propriétés différentes, et que certaines de ces propriétés sont justement des propriétés causalement pertinentes ou efficaces. Si
le Discobole et la masse de bronze qui le compose ont (au temps t) exactement les mêmes propriétés physiques, alors leur différence doit s’expliquer
par une différence de propriétés qui ne sont pas physiques mais qui ne sont
pas pour autant épiphénoménales. Voilà donc une problématique où se rencontrent la métaphysique de l’esprit et celle du changement, de la composition et de l’identité.
M ais, qu’en est-il du principe de clôture de la théorie physique qui veut
que tout changement physique ait une explication ou une cause physique?
Selon mon point de vue, l’existence d’objets qui sont com posés de sommes
d’objets physiques sans leur être identiques ne viole pas, à strictement parler,
le principe de clôture du domaine physique. Cela permet simplement de disposer de ressources ontologiques additionnelles à celles dont dispose la théorie physique, ressources qui peuvent servir dans des explications causales
additionnelles. Si nous acceptons dans notre ontologie des propriétés causales distinctes des propriétés physiques, nous ne devons pas pour autant nier
que chaque événement physique, ou chaque exemplification physique de
propriétés, ait une cause physique ou une explication physique. M ais cela
suggère qu’il existe, en plus des explications physiques, d’autres explications
l’objet x au temps t et ces mêmes parties composent l’objet y au temps t, alors x = y. Pour des
arguments récents contre ce principe, voir Thomson, J., « The Statue and the Clay », N ous, 1998,
p. 149-172 ; Baker, L. R., « Why Constitution Is N ot Identity », Journal of Philosophy, 94, 1997,
p. 599-621 ; Doepke, F., « Spatially Coinciding O bjects », R atio, 24, 1982.
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causales de certains événements physiques : des explications qui réfèrent à
des propriétés et à des événements causaux non physiques. À mon avis,
l’existence de propriétés causales non physiques est compatible avec le principe de clôture de la théorie physique dans le sens suivant. D’abord, je ne nie
pas que chaque événement physique ou chaque exemplification de propriétés
ait une cause physique, mais l’existence de propriétés causales qui ne sont pas
des propriétés physiques est incompatible avec une doctrine différente, bien
que similaire, que j’appelle « la clôture causale de la théorie physique » et
selon laquelle il n’existerait pas de propriétés ou d’événements causaux
autres que les propriétés ou les événements physiques. C’est cette doctrine
que je considère être fausse4 . Les événements mentaux ne sont pas numériquement identiques aux événements physiques qui les composent, mais ils
ont des relations causales avec d’autres événements physiques, tout comme
les événements physiques qui composent un événement mental ont des relations causales avec d’autres événements5 .
Évidemment, nous nous trouvons sur un terrain métaphysique glissant,
car nous jonglons simultanément avec les notions de propriétés, d’objets, et
d’événements. M a discussion présuppose que les événements sont des particuliers et que, en tant que tel, il n’est pas incohérent de se poser des questions
quant à leur composition par d’autres événements. Le point de vue que je
tente de défendre dans ce qui suit est donc le suivant : les événements physiques composent les événements mentaux mais, de façon analogue au Discobole et à la masse de bronze qui le compose, la relation de composition n’est
pas la relation d’identité. L’événement mental et les événements physiques
qui le composent ont en commun exactement les mêmes propriétés physiques, mais l’événement mental n’en est pas moins distinct de la somme des
événements physiques qui le composent. De plus, les propriétés qui distinguent l’événement mental de la somme des propriétés physiques qui le composent doivent être entendues comme étant causalement pertinentes.
Pour défendre ce point de vue, je dois montrer (i) que les arguments à
l’appui d’une telle différence d’identité numérique d’objets constitués des
mêmes parties physiques sont plausibles, (ii) que les propriétés en vertu desquelles un objet est différent de ses parties physiques constituantes ne sont pas
des propriétés physiques, et (iii) que ces propriétés sont causalement pertinentes. M ais avant de développer ce point de vue, il est utile de montrer clairement
en quoi il est différent du physicalisme de Kim. Aussi, dans la section suivante,
4. Le physicalisme non réductionniste que j’endosse rejette l’identité token-token, mais
il admet que les événements mentaux ont des propriétés physiques (ils ont des constituants
physiques). Bien qu’ils ne soient pas numériquement identiques à des événements physiques, ils
n’en o nt pas m oins des p ropriétés physiq ues. C’est en ce sen s q ue m on point de vue est
compatible avec la clôture du domaine physique.
5. Ce point de vue entraîne donc une forme de surdétermination. M ais celle-ci me
semble acceptable si les causes numériquement distinctes sont dans la relation métaphysique de
la partie au tout. Voir Garrett, B., « N on-Epiphenomenal Event Dualism », manuscrit.
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 143
je discute l’attaque de Kim contre le physicalisme non réductionniste et contre
le fonctionnalisme. Je propose ensuite, dans une autre section, une critique du
point de vue de Kim ainsi qu’un diagnostic des raisons qui l’ont mené à ses conclusions réductionnistes. Finalement, dans la dernière section, je tente de montrer en quoi les questions concernant la composition et l’identité des objets à
travers le temps permettent d’éclairer l’argument de Kim. Si nous souscrivons
à la conception métaphysique que je viens de décrire brièvement, nous pouvons rejeter le principe même sur lequel repose l’argument de Kim.
2.
L’argument de Kim contre le
physicalisme non réductionniste
Dans un texte récent 6 , Kim critique l’interprétation métaphysique du fonctionnalisme qui est largement admise par les tenants du physicalisme non
réductionniste. Les propriétés fonctionnelles sont généralement conçues
comme étant des propriétés de deuxième ordre. Dire qu’un système S a une
certaine propriété fonctionnelle F revient à dire que S a certaines propriétés
de premier ordre P1 ou P2 ou P3, etc., telles que le fait d’avoir l’une ou
l’autre de ces dernières est causalement suffisant pour produire certains
effets. Comme Kim le note :
F est une propriété de deuxième ordre définie sur un ensemble B de propriétés
de base si et seulement si F est la propriété d’avoir une certaine propriété P
appartenant à l’ensemble B, telle que D (P), où D spécifie une certaine condition
sur les membres de B 7.
Si F est une propriété fonctionnelle, alors la condition D spécifie un
certain rôle fonctionnel. Ainsi, par exemple, la solubilité est une propriété
fonctionnelle de deuxième ordre. Pour qu’une substance, disons le sel, soit
soluble, il doit exister une certaine propriété de premier ordre, disons la propriété d’être composé chimiquement de N aCl, telle que le fait d’avoir cette
constitution chimique suffit à ce que le sel se dissolve s’il est placé dans un
certain liquide non saturé approprié.
Il a été largement admis que le rôle fonctionnel est une propriété distincte
des propriétés qui le réalisent. Par exemple, la solubilité est une propriété distincte de la propriété qui caractérise la constitution chimique du sel ou de celle
qui caractérise le sucre : chacune de ces dernières réalise la solubilité. Cette idée
a permis à certains fonctionnalistes comme H ilary Putnam, du moins à l’époque où il était encore fonctionnaliste, et Jerry Fodor de soutenir un certain dualisme des propriétés, puisqu’ils croyaient que les propriétés fonctionnelles ne
sont pas des propriétés physiques, compte tenu de la thèse de la réalisabilité
multiple qui veut qu’une même propriété fonctionnelle puisse avoir des réali6. Kim, J., « The M ind-Body Problem : Taking Stock After Forty Years », dans
Tomberlin, J., dir., Philosophical Perspectives, vol. 11, Boston, Blackwell, 1997.
7. Ibid., p. 195.
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sations physiquement hétérogènes, comme le sel et le sucre dans l’exemple de
la solubilité8 . De plus, comme les propriétés fonctionnelles sont essentiellement caractérisées en faisant référence à des propriétés de premier ordre qui
ont un certain rôle causal, le fonctionnalisme est apparu comme une façon de
résoudre facilement les problèmes traditionnels concernant l’efficacité causale
des propriétés mentales, désormais considérées comme des propriétés fonctionnelles. En effet, si les propriétés mentales sont des propriétés fonctionnelles
de deuxième ordre, alors elles seraient causalement pertinentes, par définition,
puisque les propriétés fonctionnelles requièrent l’existence de propriétés de
premier ordre qui satisfont un certain rôle causal9 . Finalement, un des attraits
du fonctionnalisme en philosophie de l’esprit est de s’inscrire tout naturellement dans une certaine ontologie fonctionnaliste. Autrement dit, cette
approche fournirait le schéma d’une ontologie générale : les propriétés fonctionnelles, comme William Lycan l’a suggéré, se retrouveraient à divers
niveaux dans une organisation hiérarchique de la nature :
Si nous considérons la nature comme étant hiérarchiquement organisée de cette
façon, alors la distinction « fonction/structure » devient relative : quelque chose
est un rôle par opposition à l’occupant d’un rôle, un état fonctionnel par
opposition à une réalisation de cet état, ou vice versa, modulo un certain niveau
spécifique de la nature10 .
Ainsi, la nature comprendrait une hiérarchie de propriétés ontologiquement distinctes et causalement efficaces, et les propriétés se situant à un
certain niveau seraient survenantes à celles se situant à un niveau inférieur.
Ultimement, toutes seraient survenantes à des propriétés fondamentales,
supposément les propriétés physiques de l’univers. La question de savoir si
une propriété est ou non une propriété fonctionnelle de deuxième ordre
serait une question pragmatique qui dépend de nos intérêts dans divers
contextes 1 1 . Relativement à la psychologie, les propriétés neurologiques
8. Voir Putnam, H ., « Philosophy and O ur M ental Life », dans M ind, L anguage and
R eality : Philosophical Papers, vol. 2, Cambridge (M ass.), Cambridge University Press, 1975 ;
et Fodor, J. « Special Sciences : Still Autonomous After All These Years », dans dans Tomberlin,
J., dir., Philosophical Perspectives.
9. Cependant, Kim lui-même ainsi que N ed Block ont soutenu que la propriété d’avoir
une propriété causalement efficace n’est pas elle-même une propriété causalement efficace ; voir
Block, N ., « Can the M ind Change the World », dans M acDonald, C. et M acdonald, G., dir.,
Philosophy of Psychology. D ebates on Psychological Ex planation, O xford, Blackwell, 1995.
10. Lycan, W., « The Continuity of Levels of N ature », dans Lycan, W., dir., M ind and
Cognition, Cambridge (M ass.), Blackwell, 1990, p. 78.
11. Cette façon de parler pourrait laisser croire que les propriétés fonctionnelles et les
propriétés de deuxième ordre sont une seule et même chose, mais ce n’est pas le cas, comme l’a
noté Fodor dans « Special Sciences : Still Autonomous After All These Years ». Le jade est une
propriété de deuxième ordre car ses exemplifications requièrent l’exemplification de propriétés
réalisantes, mais elle n’est pas fonctionnelle car elle requiert des propriétés réalisantes très
spécifiques et non pas simplement toute propriété réalisante qui capturerait les causes et les
effets macrophysiques du jade.
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seraient des propriétés réalisantes de premier ordre, mais relativement à la
sociologie, les propriétés psychologiques seraient elles-mêmes des propriétés
réalisantes de premier ordre.
Jaegwon Kim a récemment critiqué l’approche fonctionnaliste en
s’appuyant sur divers arguments. Le premier, et peut-être le plus important,
est dirigé contre les arguments de réalisabilité multiple (RM ) qui appuient
l’indépendance ontologique des propriétés fonctionnelles. Kim tente de bloquer ces arguments dans le but de montrer que si les propriétés survenantes
peuvent être réalisées de multiples façons, alors elles ne peuvent être des propriétés scientifiques ou naturelles légitimes, ce qui serait une mauvaise nouvelle pour les tenants de l’irréductibilité ontologique des sciences « spéciales ».
À tout le moins, ce serait une mauvaise nouvelle pour ceux qui, comme Jerry
Fodor, soutiennent que les propriétés irréductibles pourraient être étudiées
systématiquement dans le contexte de lois scientifiques exprimant leurs pouvoirs causaux 12 .
Le deuxième argument de Kim s’attaque à la définition des propriétés
fonctionnelles. Si celles-ci doivent être conçues comme des propriétés de
deuxième ordre, alors nous n’aurions pas de motifs pour faire des affirmations ontologiques substantielles à leur propos. Si une propriété fonctionnelle est une propriété de deuxième ordre, c’est-à-dire la propriété d’avoir
certaines propriétés de premier ordre satisfaisant certains rôles causaux,
alors, nous dit Kim, une telle propriété ne serait pas réellement distincte des
propriétés de premier ordre qui la réalisent. N ous discutons cet argument de
façon plus détaillée dans ce qui suit.
La thèse de la réalisabilité multiple a été utilisée par Putnam et par
Fodor pour soutenir que les propriétés physiques et mentales sont ontologiquement distinctes. L’idée est tout simplement qu’une propriété mentale
serait réalisée par une longue disjonction, voire une disjonction infinie, de
sortes physiques. O r une longue disjonction de sortes physiques n’est pas
elle-même une sorte physique, car le prédicat disjonctif qui dénote cette
« propriété » n’aurait pas le caractère de projectivité qui est un des critères
généralement admis pour qu’un prédicat dénote une sorte physique. Ainsi, la
propriété mentale ne pourrait être identifiée à une propriété physique, puisque cette dernière n’existe tout simplement pas. Kim renverse cet argument
et il l’utilise pour montrer justement que si les propriétés mentales peuvent
être réalisées de multiples façons, alors elles ne constituent tout simplement
pas des sortes naturelles, dans la mesure où les « propriétés » disjonctives qui
leurs sont coextensives ne sont pas des sortes naturelles. Le point central de
l’argument de Kim est que les propriétés survenantes doivent hériter leurs
12. Fodor, J., « Special Sciences, or the Disunity of Science as a Working H ypothesis »,
dans Block, N ., dir., R eadings in Philosophy of Psychology, vol. 1, Cambridge (M ass.), H arvard
University Press, 1980, p. 120-133.
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pouvoirs causaux, et par conséquent leur statut taxinomique, des propriétés
physiques qui les réalisent. Considérons les trois principes suivants :
Principe de réalisabilité m ultiple (RM) : N écessairement, pour toute propriété
mentale M et pour toute propriété physique P qui nécessite M , il est possible
qu’un objet possède M mais ne possède pas P.
Principe d’héritabilité causale (H C) : Si la propriété M est réalisée dans un
système, au temps t, par une propriété physique P, les pouvoirs causaux de
cette occurrence particulière de M (disons M i) sont identiques aux pouvoirs
causaux de cette occurrence particulière de P (disons Pi).
Principe d’individuation causale des sortes naturelles (ICS) : Les sortes naturelles
en science sont individuées sur la base de leurs pouvoirs causaux ; c’est-à-dire
que les objets et les événements sont d’une même sorte naturelle ou partagent
une même propriété seulement s’ils ont des pouvoirs causaux similaires13.
Il est utile de commenter brièvement chacun de ces principes. Selon (RM ), les
propriétés mentales sont réalisées, et peuvent être réalisées, par des propriétés physiques hétérogènes. Les exemples standards incluent la possibilité que
le cerveau d’un extraterrestre, un « cerveau » informatique de silicone et un
cerveau humain puissent réaliser la même propriété psychologique, par
exemple la propriété de croire-que-Leibniz-était-brillant. Le troisième principe illustre le point de vue de Kim à propos des sortes naturelles. En fait, il
exprime sans doute deux thèses différentes, à savoir : (ICS.i) les sortes naturelles en science sont des sortes causales, et (ICS.ii) si K = K*, alors K(a) doit
être causalement similaire à K*(b)14 . (ICS.i) paraît douteux s’il est entendu
comme une généralisation universelle, puisque Kim ne veut probablement
pas dire que les sortes en mathématiques ou dans les sciences abstraites sont
des sortes causales15 . Cela laisse ouverte la possibilité que la psychologie ellemême soit une science abstraite, c’est-à-dire une science qui s’intéresserait
essentiellement à la rationalité, et dont l’objectif serait de produire des
rationalisations plutôt que des généralisations causales. Peut-être. M ais une
telle objection à (ICS.i) ne peut être utilisée dans le cas d’autres sciences
« spéciales » qui s’intéressent également à des propriétés survenantes. Il est
en effet difficile de croire que les propriétés géologiques ou biologiques sont
des propriétés abstraites causalement inefficaces. Donc j’accepte (ICS.i).
(ICS.ii) porte sur l’individuation des sortes scientifiques. Cependant, ce
principe est plutôt vague : jusqu’à quel point deux occurrences d’une pro13. Fodor, J., « M ethodological Solipsism », dans R ePresentations. Philosophical Essay
on the Foundations of Cognitive Science, Cambridge (M ass.), M IT Press, 1981, p. 225-253.
14. O ù « a » et « b » réfèrent à des particuliers.
15. M ais pourquoi pas? Si les propriétés sont des sortes causales, dans la mesure où leurs
exemplifications en sont des réalisations physiques, alors puisque les propriétés mathématiques
sont exemplifiées par des états physiques, celles-ci seraient également des sortes causales. M ais
peut-être qu’il ne suffit pas qu’une propriété ait des réalisations physiques pour qu’elle constitue
une sorte causale ; quelque chose de plus est peut-être requis.
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 147
priété (dans des objets distincts) doivent-elles être causalement similaires
pour qu’elles soient des occurrences distinctes d’une même propriété? Les
jugements de similarité et d’hétérogénéité sont évidemment relatifs à un
arrière-plan contextuel, et cela vaut également pour les jugements de similarité causale. Le problème n’est pas tant que (ICS.ii) soit erroné (je l’endosse
également), mais qu’il puisse être interprété de telle sorte qu’il constituerait
une pétition de principe contre le physicalisme non réductionniste. Si on
exige que les jugements de similarité causale utilisent le vocabulaire physicaliste, alors le principe devient douteux : les tenants de la thèse selon laquelle
il existe des propriétés causalement efficaces mais irréductibles à des propriétés physiques n’accepteraient pas cette interprétation. Si aucune contrainte
de ce type ne restreint la notion de similarité causale, alors le principe semble
difficilement contestable. Cependant, comme je le montre dans la section suivante, l’argument de Kim devient alors douteux.
Finalement, selon le principe d’héritabilité causale, les occurrences de
propriétés réalisées de multiples façons hériteraient leurs propriétés causales
directement des occurrences de propriétés physiques qui les réalisent. Ce principe est bien évidemment une conséquence directe de la thèse de l’identité
token-token. Si une occurrence de M i, la croyance-que-Leibniz-était-brillant,
est identique à un certain événement neuronal, disons N i, alors cette occurrence mentale doit avoir exactement les propriétés causales de l’événement
neuronal auquel elle est identique! Aussi, dans la mesure où on est enclin à
accepter la thèse de l’identité token-token, on devrait accepter (H C), puisque
selon ce point de vue moniste les occurrences de propriétés mentales sont identiques à des occurrences de propriétés physiques (même si les propriétés mentales elles-mêmes, ou types mentaux, ne sont pas identiques à des propriétés
physiques). Ce point de vue s’accommode bien du monisme anomal de Davidson, pour qui les événements mentaux sont identiques à des événements physiques qui sont eux-mêmes les causes du comportement 16 . Bref, le principe
d’héritabilité causale semble être endossé par les tenants du physicalisme non
réductionniste, et par conséquent il devrait être sacro-saint.
O r ces trois principes semblent avoir des conséquences dévastatrices
pour l’ontologie du physicalisme non réductionniste. Considérons la propriété
mentale M , disons croire-que-p, et deux occurrences de cette propriété, M i et
M ii, réalisées chez deux individus, disons un extraterrestre et un humain. Selon
(RM ), M est réalisée par des événements physiques distincts, qui exemplifient
également deux propriétés physiques P1 et P2. Selon l’héritabilité causale, M i
et Mii auraient respectivement les mêmes propriétés causales que les deux événements physiques (P1i et P2i) qui les réalisent. Or, il semble y avoir un sérieux
problème lorsque nous considérons le troisième principe. En effet, si nous supposons que M i et M ii ont, respectivement, les mêmes propriétés causales que
16. Voir Davidson, D., « M ental Events », dans Foster, L. et Swanson, J. W., dir.,
Ex perience and T heory, Amherst, The University of M assachusetts Press, 1970.
148 · Philosophiques / Printemps 2000
P1i et P2i, la question se pose de savoir comment M i et Mii devraient être individuées, c’est-à-dire sous quelle(s) sorte(s) naturelle(s) nous devrions les catégoriser. M i et M ii auraient des pouvoirs causaux différents puisqu’elles
auraient exactement les pouvoirs causaux des occurrences de propriétés physiques distinctes (P1 et P2). Ainsi, compte tenu du principe d’individuation, M i
et M ii ne seraient pas deux occurrences d’une même sorte scientifique M , car
les deux réalisations de M sont causalem ent diverses et, selon (ICS), elles ne
pourraient être catégorisées comme appartenant à la même sorte naturelle.
Donc, M ne peut constituer une sorte scientifique. Si (RM) vaut généralement
pour les propriétés mentales, géologiques, météorologiques, etc., alors cellesci ne constitueraient tout simplement pas des sortes scientifiques! Les prédicats
utilisés dans ces disciplines exprimeraient simplement des concepts plutôt que
des propriétés naturelles. Comme le note Kim :
Le raisonnement est simple : les occurrences de M qui sont réalisées par une
même base physique doivent être groupées sous une même sorte puisque, comme
nous le supposons, la base physique constitue une sorte causale ; et les occurrences de M qui ont des bases physiques différentes doivent être groupées sous des
sortes différentes puisque, comme nous le supposons toujours, ces bases de réalisation physiques distinctes constituent des sortes causales distinctes. Étant donné que les sortes mentales sont réalisées par des sortes physiques causalement
distinctes, il en résulte donc que les sortes mentales ne sont pas des sortes causales, et ainsi elles ne constituent pas des sortes scientifiques adéquates17 .
L’exemple utilisé par Kim illustre bien son argument. Comme nous le savons,
le jade est coextensif avec la jadéite et la néphrite, qui sont des sortes naturelles distinctes, ce que révèle leur description moléculaire. Une loi à propos du
jade, comme par exemple « Le jade est vert », est nomologiquement coextensive à deux lois : « la jadéite est verte » et « la néphrite est verte ». Ainsi, « Le
jade est vert » n’est pas une généralisation nomologique car le terme « jade »
n’est pas projectible, puisque le jade est tantôt réalisé par la jadéite, tantôt par
la néphrite, lesquelles sont chimiquement hétérogènes. Si nous essayons de
confirmer l’énoncé général « Le jade est vert » et que tous nos échantillons
sont des échantillons de jadéite, alors il ne serait pas légitime d’inférer sur
cette base inductive que le prochain échantillon de jade, disons un échantillon
de néphrite, sera probablement vert. Un tel saut inductif ne serait pas fondé
compte tenu de la différence moléculaire entre la jadéite et la néphrite.
Si (RM ) est vrai, alors les propriétés réalisées de multiples façons ne
sont pas des sortes naturelles, tout comme le jade n’est pas une sorte naturelle compte tenu de ses réalisations hétérogènes. Cependant, le prédicat
« jade » n’en est pas moins utile pour nos explications de la vie de tous les
jours. Ainsi, selon Kim, ce prédicat exprimerait un concept plutôt qu’une
propriété ayant une efficacité causale. Pour reprendre l’exemple que nous
17. Kim, J., « M ultiple Realization and the M etaphysics of Reduction », Philosophy and
Phenom enological R esearch, 52, 1992, p. 19.
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 149
avons déjà utilisé, croire-que-Leibniz-était-brillant ne serait pas une sorte
naturelle, car cette propriété est réalisable de multiples façons par des propriétés physiques différentes, par exemple par des machines de silicone, par
des extraterrestres, par des humains et ainsi de suite.
Le deuxième argument de Kim procède de la façon suivante. Si les propriétés fonctionnelles sont des propriétés de deuxième ordre, alors elles ne
sont rien de plus que les propriétés de premier ordre qui les réalisent. Une
propriété de deuxième ordre est formée par quantification existentielle sur
un domaine de propriétés de premier ordre. La solubilité consiste dans le fait
d’avoir une propriété (chimique) de premier ordre qui a certains effets appropriés (si une substance soluble est plongée dans un liquide approprié dans
certaines conditions C, alors elle se dissout). Le jade est une propriété de
deuxième ordre dans le sens où x est du jade s’il existe certaines propriétés de
base qui satisfont le rôle causal du jade, à savoir la propriété d’être de la
jadéite ou celle d’être de la néphrite. M ais comme le note Kim, ce serait pure
magie si une telle quantification existentielle sur des propriétés de premier
ordre suffisait à générer une nouvelle propriété distincte :
Nous pouvons commencer par reconnaître explicitement qu’en généralisant
existentiellement sur un certain ensemble de propriétés, nous n’amenons pas à
l’existence un nouvel ensemble de propriétés. Cela serait pure magie : par des
opérations logiques sur notre notation, comme la quantification, nous ne pouvons modifier notre ontologie — nous ne pouvons ni la diminuer ni l’augmenter.
[...] En quantifiant sur des propriétés, nous ne pouvons créer de nouvelles propriétés, pas plus que nous ne pouvons créer de nouveaux individus en quantifiant sur des individus. Q uelqu’un a assassiné Dupont et cet assassin est ou
Dumont, ou Durand, ou Tremblay. Ce « quelqu’un » qui a assassiné Dupont
n’est pas une autre personne en plus de Dumont, Durand, et Tremblay, et il serait
absurde de postuler une personne disjonctive, soit Dumont-ou-Durand-ouTremblay qu’on identifierait à l’assassin. Le même raisonnement vaut pour les
propriétés de second ordre et leurs réalisations18 .
Tout comme une disjonction de propriétés P1 ou P2 ou ... Pn n’exprime
pas u ne pr opriété, u ne qu an tificatio n existen tielle comm e « Il y a une
propriété P telle que x est P » n’exprimerait pas non plus une propriété. Le
fonctionnalisme, qui veut que les propriétés fonctionnelles soient des propriétés
de deuxième ordre formées par quantification existentielle sur des propriétés de
premier ordre, ne nous permettrait pas de réifier les propriétés fonctionnelles
comme étant de nouvelles propriétés irréductibles. Par conséquent, si les propriétés invoquées dans les sciences spéciales sont bien des propriétés de
deuxième ordre, elles ne seraient finalement pas différentes des propriétés de
premier ordre qui les réalisent. Si, par exemple, la propriété d’être un glacier
n’est rien d’autre que la propriété d’avoir certaines propriétés de premier ordre
ayant un certain rôle causal que l’on peut attendre des glaciers — comme celle
18. Kim, « The M ind-Body Problem : Taking Stock After Forty Years », p. 201.
150 · Philosophiques / Printemps 2000
d’être de la glace et celle d’être de la neige —, alors la propriété d’être un glacier
ne serait pas une propriété au-delà de ses propriétés réalisantes.
3.
Objections à l’argument de Kim
Kim croit qu’il serait moins trompeur de parler de concepts plutôt que de propriétés de deuxième ordre. Il serait préférable, selon lui, d’entendre les propriétés fonctionnelles comme étant des concepts ou des descriptions qui
dénotent des propriétés de premier ordre. Si les « propriétés » fonctionnelles
sont entendues comme n’étant rien d’autre que des concepts, cela nous permettrait d’en préserver l’utilité conceptuelle tout en faisant une économie
ontologique : nous pouvons utiliser de tels concepts fonctionnels tout en restant silencieux à propos des propriétés de premier ordre. N ous pouvons parler de la solubilité d’une substance sans avoir à être plus précis sur les
propriétés chimiques qui sont suffisantes pour la solubilité. De tels concepts
véhiculent de l’information pertinente dans les contextes où nous les utilisons,
information qui pourrait être occultée si nous utilisions plutôt les prédicats
exprimant les propriétés de premier ordre. L’approche de Kim est attrayante,
principalement parce qu’elle est ontologiquement parcimonieuse : avoir une
propriété fonctionnelle n’est rien d’autre que d’avoir une propriété réalisante
quelconque. N ous n’avons pas besoin d’empiler les unes par-dessus les autres
des propriétés de plusieurs niveaux différents.
M ais la position générale qui résulte de l’approche de Kim est difficile
à croire, car si elle est correcte, alors il serait exclu que les propriétés fonctionnelles soient des sortes scientifiques. Plus exactement, il n’existerait pas
de propriétés réalisables de multiples façons mais seulement des concepts qui
peuvent être appliqués de multiples façons, et la hiérarchie de propriétés
fonctionnelles irréductibles s’effondrerait. Les propriétés physiques existent
et elles sont fondamentales mais elles ne seraient pas fondamentales au sens
où elles seraient constitutives des propriétés des diverses sciences, mais simplement dans le sens où elles détermineraient les conditions d’applicabilité
des concepts utilisés dans ces diverses sciences. S’il doit exister dans les sciences spéciales des propriétés ontologiquement robustes, alors celles-ci ne
pourraient être réalisées de multiples façons, car elles seraient coextensives à
des sortes causales légitimes du domaine physique. Dans la mesure où la plupart des « propriétés » des sciences spéciales sont réalisées de façons multiples, comme Jerry Fodor l’a souligné, l’argument de Kim serait du coup un
argument pour l’élimination ontologique de la très vaste majorité des propriétés des sciences spéciales. Dès lors, l’extraterrestre et l’humain qui ont la
croyance-que-Leibniz-était-brillant n’auraient plus de propriété en commun,
bien que le concept « croire que Leibniz est brillant » pourrait leur être appliqué, tout comme le concept « jade » peut être appliqué à deux quantités de
jadéite et de néphrite. L’argument de Kim est peu crédible.
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 151
Il semble peu plausible qu’il n’existe pas de propriétés des sciences spéciales réalisées de multiples façons. S’il n’existe pas de telles sortes scientifiques,
alors que dire des objets qui instancient ces « propriétés »? Si le prédicat « est
une montagne » peut être réalisé de façons multiples alors, selon Kim, il n’y
aurait pas de propriété causale d’être une montagne. Cela semble avoir pour
conséquence qu’à proprement parler, il n’existerait pas un objet d’étude scientifique dont la caractéristique est d’avoir cette propriété. Mais une telle conclusion n’est-elle pas difficile à croire? Q uel serait donc cet objet que les géologues
ont essayé de comprendre? De plus, cette conclusion est parfaitement générale :
il n’y aurait pas d’objets scientifiques individués par des propriétés réalisées de
multiples façons (car il n’y a pas de telles propriétés), de sorte que la plupart des
objets que nous acceptons dans le discours de tous les jours n’existeraient pas
comme objets scientifiques. M ais ici nous devons être prudents : l’argument de
Kim n’entraîne pas la conclusion qu’il n’existe pas de montagnes ou qu’il
n’existe pas de créatures psychologiques. Par contre, ce qui résulte de son argument, c’est qu’il ne peut y avoir de science causale des propriétés psychologiques ou de science causale de la propriété d’être une montagne.
Si les propriétés psychologiques sont réalisées de multiples façons —
disons dans des créatures de silicone et dans des créatures de carbone — alors
ces « propriétés » ne seraient pas des sortes causales tombant dans le domaine
d’étude de la science psychologique, puisque aucune science psychologique ne
pourrait subsumer sous une même catégorie ces deux créatures. Une science
psychologique causale pourrait subsumer sous une même catégorie les êtres
humains, à condition que les réalisations physiques des propriétés psychologiques des humains ne soient pas hétérogènes. M ême si les extraterrestres, les
machines à base de silicone et les être humains ne tombent pas tous sous des
sortes naturelles de la psychologie humaine, cela n’exclut pas la possibilité de
diverses sciences psychologiques, par exemple la psychologie proprement
humaine, la psychologie des extraterrestres, et la psychologie des machines.
Cependant, il faut bien voir que même si ces diverses sciences portaient toutes
le nom de « psychologie », ces sciences ne seraient pas liées entre elles comme
différentes familles d’une même espèce, car elles ne s’intéresseraient aucunement à des propriétés psychologiques communes à des créatures de diverses
sortes. Ce qui est gênant avec un tel point de vue c’est qu’il aurait le désavantage de nous faire perdre des généralisations qui paraissent subsumer correctement ces diverses créatures, comme N ed Block l’a souligné19 .
Si nous devions accepter le point de vue de Kim, certaines thèses métaphysiques tout à fait plausibles concernant l’identité personnelle et la continuité devraient être abandonnées. Considérons, par exemple, un processus
extrêmement lent par lequel les neurones et les connexions neuronales de votre
cerveau seraient graduellement remplacés par des mécanismes artificiels capa19. Block, N ., « Anti-Reductionism Slaps Back », dans Tomberlin, J., dir., Philosophical
Perspectives, p. 107-132.
152 · Philosophiques / Printemps 2000
bles d’effectuer les mêmes transferts d’énergie et d’information que ceux effectués par vos neurones. Afin d’éviter la dégénérescence prévue de vos cellules
nerveuses et de leurs fonctions, il n’est pas inconcevable que vos neurones puissent être remplacés de la sorte par des éléments artificiels ou par un matériau
biologique artificiellement « cultivé », éléments qui seraient physiquement différents des neurones d’origine. M on intuition est qu’un tel processus pourrait
préserver intactes nos propriétés psychologiques. Comme le but pratique visé
dans un tel scénario est justement de préserver le fonctionnement psychologique de l’individu, c’est uniquement la préservation des effets pertinents pour ce
but qui est désirée. Les mécanismes artificiels, qu’ils soient biologiques ou non,
pourraient eux-mêmes être constitués de propriétés physiques hétérogènes et
ils auraient donc des pouvoirs causaux différents. Ces mécanismes pourraient
avoir des effets tout à fait distincts s’ils étaient placés dans d’autres médiums,
mais dans le contexte d’un cerveau ils pourraient bien accomplir les mêmes
tâches. Le point important est qu’un tel processus de remplacement graduel des
neurones pourrait réussir et, si c’était le cas, qu’il produirait un patient qui, du
point de vue de la troisième personne, serait en parfaite santé psychologique.
M ais en raison du changement supposé dans la base de réalisation
qu i transforme une neurophysiologie humaine en l’une ou l’autre de ces
« physiologies » artificielles, Kim doit nier que le patient exemplifie les
mêmes propriétés psychologiques que celles qu’il exemplifiait avant l’opération. Selon son point de vue, une telle opération devrait échouer en principe
si le but est de préserver la psychologie d’origine du patient. Kim pourrait
sans doute répondre que même s’il n’y a pas de continuité psychologique
avant et après l’opération, il y aurait un isomorphisme fonctionnel. M ais
cela équivaudrait à la perte de la personne en cours d’opération et, curieusement, ce serait une perte de propriétés psychologiques que seul un physicien pourrait détecter! À mon avis, même si cette objection n’est peut-être
pas dirimante, dans la mesure où les opinions philosophiques à propos de la
nature de l’identité personnelle divergent considérablement, elle soulève
tout de même une sérieuse difficulté. Kim pourrait sans doute accepter la
conséquence selon laquelle des opérations de ce genre ne préserveraient pas
l’identité personnelle, puisqu’elles ne préserveraient pas la continuité psychologique. M ais les conséquences épistémologiques d’un tel point de vue sont
quelque peu déroutantes. En effet, il semble bien que ni le patient d’une telle
opération ni des observateurs extérieurs ne seraient en mesure de savoir qu’il
y a eu perte de la personne au cours de l’opération, à moins qu’ils ne connaissent les faits physiques pertinents, ce qui semble épistémiquement contre-intuitif. Par ailleurs, Kim pourrait nier que l’identité personnelle dépende
de la continuité et de la connectivité psychologiques20 . Peut-être que l’identité
personnelle à travers le temps pourrait être préservée en faisant l’économie de
20. Les notions de continuité psychologique et de connectivité psychologique ont été
caractérisées par Derek Parfit. Selon Parfit, il y a connectivité psychologique lorsqu’il existe
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 153
ces deux caractéristiques. Cependant, je dois admettre que je ne comprends
tout simplement pas en quel sens une théorie qui nie la nécessité de la continuité psychologique ou de la connectivité (plutôt que de nier simplement que
ce sont là des conditions suffisantes) puisse être une théorie de l’identité des
personnes, plutôt qu’une théorie de leur corps.
La position générale de Kim a donc des conséquences qui semblent difficilement acceptables. Q u’a-t-il bien pu se passer? La critique la plus intéressante (et sans doute la plus discutable) consiste à rejeter un ou plusieurs
des trois principes sur lesquels repose l’argument de Kim. Dans ce qui suit,
je propose de rejeter le principe d’héritabilité causale. M ais revenons d’abord
à l’ambiguïté du principe d’individuation causale des sortes naturelles. Selon
ce principe « [...] les objets et les événements sont d’une même sorte naturelle, ou partagent une même propriété, seulement s’ils ont des pouvoirs causaux similaires ». M ais si nous considérons deux particuliers quelconques,
ceux-ci peuvent toujours être considérés comme ayant des pouvoirs causaux
similaires ou hétérogènes, si nous prenons la peine de choisir de façon judicieuse la mesure de similarité. Ainsi, deux exemplifications d’une certaine
propriété physique seront causalement hétérogènes relativement à une certaine mesure. N os jugements de similarité causale dépendent des détails auxquels nous portons attention, c’est-à-dire des effets et des causes qui nous
importent dans un contexte particulier.
L’objection est que nous devons toujours décider d’une certaine mesure
de similarité avant de pouvoir évaluer la situation. Un tenant de l’efficacité
causale des propriétés réalisables de multiples façons ne manquera pas de
noter que, par définition, (RM ) requiert l’hétérogénéité à un certain niveau de
description et l’homogénéité à un autre niveau. Ainsi, les occurrences de propriétés survenantes réalisables de multiples façons ont des effets très similaires
lorsque ces occurrences sont catégorisées à l’aide du vocabulaire de la discipline appropriée. O n pourrait tenter de résister à cette objection en insistant
sur le fait que les propriétés réalisables de multiples façons doivent être des
sortes causales, que deux occurrences d’une même sorte doivent être causalement similaires, et qu’il serait correct de dire qu’elles le sont seulement si nous
sommes forcés de mesurer leur similarité causale par des standards physiquem ent adéquats. M ais un tel raisonnement semble justement présupposer ce
qu’il tente d’établir. Comme je l’ai déjà noté, la notion de « similarité causale »
que nous utilisons dans cette discussion doit être neutre (topic neutral).
certaines connexions psychologiques directes entre des états m entaux du sujet. De telles
connexions directes sont des relations causales. La connectivité psychologique est une question
de degré qui dépend du nombre de telles connexions directes. Sur cette base, Parfit caractérise la
notion de connectivité forte qui, bien qu’elle ne puisse être définie strictement, signifie tout
simplement que le degré de connectivité psychologique est « assez grand » pour que le sujet
soitune personne. La continuité psychologique est ensuite définie comme une chaîne continue
de relations de connectivité forte, qui se chevauchent. Voir Parfit, D., R easons and Persons,
O xford, Clarendon Press, p. 206.
154 · Philosophiques / Printemps 2000
O n pourrait également être tenté de répliquer en notant que l’occurrence particulière d’une propriété survenante est un événement identique à
l’occurrence de la propriété physique qui la réalise et, par conséquent, que le
même cr it èr e d e sim ila r it é ca u sa le d evr a it s’a pp liq u er à « ch a cu n e » .
Comme, selon (RM ), les diverses réalisations sont hétérogènes, alors, étant
donné l’identité token-token, les propriétés survenantes seraient aussi hétérogènes. M ais cette réplique passe à côté de l’objection. M ême si nous concéd ion s cet te ver sio n du ph ysicalisme no n r édu ctio nn iste — b ien qu e
finalement je désire résister à cette interprétation —, nous devrions de toutes
façons poser la question de savoir si les deux événements sont ou non causalement similaires. Imaginons, par exemple, deux événements qui sont des
cas d’ingestion d’une substance dormitive, dans un cas de l’opium et dans
l’autre un sédatif obtenu à la pharmacie. Q ue ces deux événements soient
causalement similaires ou non dépend, encore une fois, des types d’effets et
de causes que nous considérons être pertinents. Si toutes les différences
étaient pertinentes, alors nous devrions abandonner l’idée qu’une propriété
causalement efficace puisse être exemplifiée plus d’une fois. Si nous ne considérons que la similarité de ce qu’on pourrait appeler les micro-effets
comme étant pertinente, alors les deux événements pourraient bien être causalement différents, dans la mesure où il s’agit d’ingestion de deux types de
sédatifs différents ; mais si la similarité d’effets macroscopiques sur la psychologie humaine est notre critère, ces événements pourraient être classifiés
comme étant causalement similaires.
4.
Contre le principe d’héritabilité causale
Le principe d’héritabilité causale joue un rôle fondamental dans l’argument de Kim. Le nom de ce principe est particulièrement évocateur. Lorsque
nous héritons de quelque chose nous obtenons quelque chose qui nous faisait
défaut ; mais lorsque nous héritons, nous n’héritons pas nécessairement de la
totalité des biens héritables : il peut arriver que nous n’obtenions qu’une partie du magot, le reste pouvant aller à des œuvres de charité ou à d’obscurs
cousins oubliés. De plus, être un héritier ne requiert pas que nous soyons au
préalable indigents. O r Kim utilise la notion d’héritabilité comme un principe qui n’accepte pas de degré et qui s’applique de façon tout ou rien. Les
occurrences de propriétés mentales nettoient tout sur leur passage : elles héritent très exactement de tous les pouvoirs causaux des occurrences de propriétés physiques qui les réalisent. J’aimerais suggérer que la métaphore
d’héritabilité ne devrait pas être restreinte de la sorte et que le principe
devrait être révisé. Comme je l’ai déjà noté, le principe est le suivant :
Principe d’héritabilité causale (H C) : Si la propriété mentale M est réalisée
dans un système, au temps t, en vertu d’une base de réalisation physique P, les
pouvoirs causaux de cette occurrence particulière de M (disons M i) sont
identiques aux pouvoirs causaux de cette occurrence de P (disons Pi).
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 155
Cette thèse est particulièrement plausible pour une certaine version du physicalisme non réductionniste, à savoir la thèse du monisme anomal de Davidson. Si les événements mentaux sont des particuliers concrets et qu’ils sont
id en t iq u es à d es évén emen t s p h ysiq u es, a lo r s, en ver t u d e la r ela t io n
d’identité21 , ils doivent avoir exactement les mêmes propriétés que ces derniers, incluant les propriétés causales22 . M ais le monisme anomal n’est pas la
seule version possible du physicalisme non réductionniste. Celui-ci peut
s’appuyer sur la notion de constitution, ou de « composition », qui est différente de celle d’identité23 . O r, ce qui est vrai des particuliers, comme les
objets, peut bien l’être également des événements24 . Les événements peuvent
être composés d’autres événements, mais si la composition n’est pas l’identité, alors nous pouvons nier la thèse de l’identité token-token, sans rejeter
pour autant la thèse physicaliste puisqu’il semble tout à fait plausible que
tous les événements soient composés d’événements physiques.
Considérons l’exemple paradigmatique de particuliers concrets que
sont les objets. Je soutiens que deux objets numériquement distincts, par
exemple une certaine masse de matière et vous-mêmes, peuvent coïncider
dans une certaine région de l’espace et du temps. Les arguments en faveur de
cette approche métaphysique insistent particulièrement sur le rejet de l’essentialisme méréologique25 , et ils présupposent que chacun des deux objets
nommés existent réellement comme des entités distinctes, malgré leur coïncidence dans l’espace et dans le temps26 . Évidemment, l’existence de tels
objets coïncidents porte à controverse, mais je considère très sérieusement la
plausibilité d’arguments comme les suivants27 . Considérons une petite statue, à un temps t, disons une réplique en argile du Discobole que vous avez
placée sur une étagère, ainsi que la masse d’argile à partir de laquelle cette
statue a été fabriquée. Au temps t, la statue et la masse d’argile ont toutes
21. Je ne suis pas un fan de la notion d’identité contingente, dont j’ai du mal à comprendre
la cohérence.
22. Je parle de propriétés plutôt que de prédicats, tout comme le fait Davidson dans
« M ental Events », bien que Davidson soit officiellement un nominaliste.
23. Voir Doepke, « Spatially Coinciding O bjects » ; Thomson, « The Statue and the
Clay » ; et Johnston, M ., « Constitution is N ot Identity », M ind, 99, 1998.
24. Les objets et les événements sont différents, mais je crois qu’ils partagent la propriété
d’avoir des parties. Les événements n’existent pas dans leur totalité à des temps différents, alors
que les objets se répètent à travers le temps.
25. Il y a deux versions importantes de cette thèse : un objet ne peut survivre (i) à la
destruction d’une de ses parties, et (ii) s’il perd une de ses parties. Ces thèses semblent être
fausses de la plupart des objets macroscopiques.
26. Peter Van Inwagen rejette l’existence de votre corps et celle d’artefacts ; voir Van
Inwagen, P., M aterial Beings, Ithaca, Cornell University Press, 1990. Donc, selon lui, ces
arguments sont faibles. M ais notons qu’un effort considérable d’argumentation non circulaire
doit être déployé lorsqu’il s’agit de nier l’existence de notre propre corps.
27. Voir Doepke, « Spatially Coinciding O bjects », et Thomson, « The Statue and the
Clay ». L’exemple qui suit s’inspire d’exemples similaires de Thomson et de Baker, « Why
Constitution Is N ot Identity ».
156 · Philosophiques / Printemps 2000
leurs parties physiques en commun, mais il n’est pas nécessaire qu’elles aient
toujours toutes leurs parties physiques en commun. La statue peut survivre
à la perte de l’une de ses parties si, par exemple, lors d’une crise de dégoût
esthétique, vous en brisez un des pieds que vous jetez ensuite par la fenêtre.
Votre statue est endommagée mais elle est toujours sur l’étagère. Il n’en va
pas de même pour la masse d’argile. Si celle-ci existe encore, ce qui paraît
douteux, elle se sera dispersée : une de ses parties sera toujours sur l’étagère
et le reste se retrouvera dans la cour. Briser l’un des pieds ne fait qu’endommager la statue, mais cela semble tout simplement détruire la masse d’argile
ou, à tout le moins, la disperser dans l’espace28 .
Certains philosophes ne sont pas convaincus par ces arguments en raison d’un certain scepticisme relativement au statut ontologique des artefacts29 . M ais les arguments de ce genre semblent encore plus plausibles pour
les « objets » humains :
1) H ermès peut perdre un pied et être toujours là où il était.
2) La masse de chair qui, à un certain temps t, coïncide dans l’espace
et dans le temps avec H ermès ne peut perdre la partie qui coïncide
avec le pied d’H ermès et être toujours là où elle était.
Donc : H ermès n’est pas la masse de chair.
Comme dans le cas de la statue, l’amputation du pied d’H ermès ne le détruit
pas et ne le disperse pas. M ais si on considère la masse de chair dans son
entier, alors ou bien l’amputation la disperse ou bien elle la détruit (et la
masse de chair qui reste serait alors différente). Donc, H ermès n’est pas identique à la masse de chair. D’autres arguments de ce type peuvent être construits en utilisant des propriétés essentielles30 :
1) H ermès est essentiellement une personne ou un être psychologique.
2) La masse de chair n’est pas essentiellement une personne ou un
être psychologique.
Donc : H ermès n’est pas la masse de chair.
Plusieurs objections peuvent être adressées à ce type d’arguments, et leur
défense exige beaucoup de travail. M on but ici est simplement de développer
ce point de vue métaphysique et d’en montrer la pertinence pour la discussion de l’argument de Kim. Si nous trouvons que ces thèses métaphysiques
sont plausibles, et à mon avis elles le sont, alors le rejet du principe d’héritabilité causale devient tout à fait plausible.
28. Dans « The Statue and the Clay », Thomson suggère une autre version de cet
exemple : vous remplacez la masse d’argile qui répugne à votre bon goût par une autre masse.
Dans ce cas, la statue semble être complètement sur l’étagère, alors que la masse d’argile
originale ne s’y trouve pas complètement.
29. Voir Van Inwagen, M aterial Beings.
30. Il s’agit ici d’une adaptation d’un argument de Baker, « Why Constitution Is N ot
Identity ».
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 157
La différence entre H ermès et la masse de chair, que l’on peut appeler
son corps, est que H ermès est essentiellement une personne, tandis que la
masse de chair pourrait survivre même si les conditions requises pour que
H ermès soit une personne cessaient d’être satisfaites, par exemple la condition d’être une créature qui pense. Ainsi, les deux objets diffèrent relativement à une certaine propriété, à savoir la propriété d’être-essentiellementune-créature-qui-pense, ou celle d’être-une-personne. Selon moi, il s’agit là
d’une propriété causalement pertinente des objets et des événements qui
l’exemplifient 31 . La propriété d’être-une-créature-qui-pense est causalement
pertinente pour les objets qui pensent : ils peuvent raisonner et agir sur la base
de leurs raisonnements. Pouvoir survivre sans penser est une différence causale qui distingue la masse de chair de la personne. (Il en va de même pour la
capacité de survivre à la perte d’un tiers de votre masse corporelle.) Les différences modales entre des objets sont souvent des différences causales. Considérons les deux énoncés contrefactuels suivants, qui sont des énoncés causaux
à propos de moi et de la masse de chair. Il semble y avoir des différences
importantes entre eux. L’énoncé « Si je cessais de penser et que je m’effondrais
sous la porte, je bloquerais le passage » est faux (à moins d’utiliser « je » de
façon équivoque), car une personne ne peut survivre à la perte de la pensée et
une personne qui n’existe pas ne bloque rien. M ais la masse de chair n’est pas
assujettie à une telle limitation. En effet, il est plausible que l’énoncé suivant
soit vrai : « Si la masse de chair cessait de penser et s’effondrait sous la porte,
elle bloquerait le passage. » Ainsi certains objets distincts peuvent coïncider
spatiotemporellement. Ils sont numériquement distincts, car différents ensembles d’énoncés contrefactuels s’y appliquent. Et il est plausible que ces énoncés
contrefactuels révèlent des différences et des propriétés causales.
Illustrons cette idée en considérant le rôle causal/fonctionnel d’un objet.
Le rôle causal/fonctionnel d’une propriété correspond aux généralisations
nomologiques où elle figure. Pour les objets, nous pouvons spécifier le rôle causal en faisant la liste des divers énoncés contrefactuels qui s’y appliquent compte
tenu de diverses circonstances actuelles et contrefactuelles. Ainsi le rôle causal
de Hermès et celui de la masse de chair seront différents. Les propriétés qui rendent une personne différente de la masse de chair qui la compose (ou de son
corps) sont des propriétés causalement efficaces. Être-une-créature-qui-pense
ou être-essentiellement-une-créature-qui-pense sont causalement pertinentes.
M ais qu’est-ce que cela implique relativement au principe d’héritabilité
causale? N otons d’abord que ce principe concerne la relation d’héritabilité
de pouvoirs causaux, qui est une relation entre deux particuliers : soit
31. Cet argument peut sembler circulaire mais il ne l’est pas. Kim lui-même reconnaît
l’existence de propriétés psychologiques causalement efficaces, à condition qu’elles soient
identifiées à des propriétés physiques homogènes. Le point de vue que j’élabore ici ne dépend pas
de la thèse de la réalisabilité multiple mais uniquement de l’efficacité causale des propriétés
psychologiques.
158 · Philosophiques / Printemps 2000
l’occurrence d’une propriété mentale (être-une-créature-qui-pense) et celle
d’une propriété physique (être-une-masse-de-chair). M ais si mes arguments
sont corrects, alors il existe des différences causales entre ces deux particuliers, même s’ils coïncident dans l’espace et dans le temps. L’occurrence de la
propriété être-une-personne, ou être-une-créature-qui-pense, ou même êtremoi (si l’on est prêt à accepter une telle propriété), n’a pas nécessairement les
mêmes pouvoirs causaux que ceux de l’occurrence coïncidente de la propriété physique. La relation d’héritabilité causale n’implique pas que ce soit
nécessairement ou bien tous les pouvoirs causaux qui sont hérités, ou bien
aucun. Ce qui est hérité au tem ps t, c’est, dans le meilleur des cas, les causes
et les effets actuels : mais ceux-ci ne constituent pas la totalité de ce qui pourrait être hérité. De plus, les occurrences de propriétés survenantes ne sont pas
des indigents : elles peuvent hériter mais elles travaillent également pour
gagner leur vie, en ce sens qu’elles font aussi un travail explicatif puisqu’elles
entrent dans des lois ceteris paribus ou dans des généralisations. Une occurrence de la propriété d’être-une-créature-qui-pense a des propriétés modales
distinctes de celles d’une occurrence de la propriété d’être-une-masse-dechair, même si cette dernière est constitutive de la première.
M ais que devrions-nous dire alors des propriétés de deuxième ordre?
Kim soutient qu’il n’existe d’autres propriétés que les propriétés de premier
ordre : « En quantifiant sur des propriétés, nous ne pouvons créer de nouvelles propriétés, pas plus que nous pouvons créer de nouveaux individus en
quantifiant sur des individus32 ». Considérons l’exemple suivant :
Être-dormitif est une propriété de deuxième ordre relativement à un ensemble
de propriétés de base B (être-de-l’opium, être-un-tranquilisant-à-cheval, etc.)
si et seulement si être-dormitif, c’est avoir une certaine propriété P (par
exemple être-de-l’opium) telle que D (P) (par exemple, faire-dormir-un-sujet
(opium)), où D spécifie une certaine condition sur les membres de B.
M ais qu’est-ce à dire au juste que l’opium satisfasse une certaine condition (causale)? Cela ressemble curieusement à une quantification : tous les
membres de B possèdent la propriété de faire-dormir-un-sujet, ou la propriété
de dormitivité! Les quantificateurs apparaissent deux fois plutôt qu’une dans
cette définition des propriétés de deuxième ordre. Q uantifier sur des propriétés n’amène pas de nouvelles propriétés à l’existence, mais quantifier sur deux
ensembles de propriétés (les propriétés de base et celles qu’elles réalisent) nous
engage ontologiquement à deux ensembles de propriétés. Bien sûr, le débat
porte en grande partie sur cette question : y a-t-il deux ensembles de propriétés ou un seul? Si nous prenons aux sérieux les exemples que j’ai discutés (statue/argile et personne/corps), nous avons des raisons de croire qu’il y a bien
deux ensembles de propriétés. Une occurrence d’opium constitue, ou compose, une occurrence de la dormitivité, mais celles-ci ne satisfont pas les
mêmes contrefactuels causaux et ne sont donc pas identiques.
32. Kim, « The M ind-Body Problem : Taking Stock After Forty Years », p. 201.
Héritabilité causale et propriétés émergentes · 159
Bien que je défende le point de vue selon lequel il existe des particuliers
qui ne sont pas identiques aux particuliers qui les composent, dans la mesure
où les premiers auraient des propriétés causales distinctes de celles des
seconds, il semble assez évident que de tels particuliers et certaines de leurs
propriétés ne peuvent exister qu’à condition que d’autres particuliers et
d’autres propriétés existent. (C’est pourquoi ce point de vue n’est pas exactement cartésien.) Et c’est justement là que réside l’attrait d’une conception
de la nature comme étant organisée dans une hiérarchie de niveaux, ainsi que
la motivation à l’appui de la notion de propriété de deuxième ordre.
Cette problématique soulève plusieurs autres questions. D’où est-ce
que les particuliers tiennent leurs pouvoirs causaux sinon complètement de
leurs bases constitutives? Devrait-on croire que le domaine physique n’est
pas causalement clos, que certains événements physiques n’ont pas de causes
physiques? Je suis plutôt enclin à dire que les particuliers obtiennent leurs
propriétés causales des propriétés qu’ils instancient. Q ue ces propriétés ne
soient pas uniquement des propriétés physiques de premier ordre explique
pourquoi les particuliers ne sont pas identiques aux particuliers qui les composent (la masse d’argile, de chair, d’atomes).
Mais qu’en est-il de la clôture causale du domaine physique, cette thèse
selon laquelle tout changement physique a une explication physique complète,
ou une cause physique complète? Si nous admettons que la statue soit une
entité causale distincte de la masse d’argile qui la compose, n’admettons-nous
pas du coup l’existence de pouvoirs causaux non physiques? Si nous admettons que les événements mentaux sont causalement distincts des événements
physiques qui les composent, n’admettons-nous pas l’existence de pouvoirs
causaux non physiques? Effectivement, il semble que j’admette l’existence de
tels pouvoirs causaux, mais cela n’entraîne pas la conséquence additionnelle
qu’il existerait des événements physiques qui ne sont pas causés par d’autres
événements physiques. Autrement dit, je ne nie pas que chaque événement physique ait une cause physique complète et une explication physique complète,
mais je soutiens simplement qu’il ex iste certains événements physiques qui sont
causés par des événements constitués par des événements physiques mais non
identiques à ceux-ci. Bien que le principe de clôture de la théorie physique soit
correct, c’est-à-dire que tout événement physique a une cause physique, le principe de clôture causale du domaine physique doit être rejeté. En d’autres termes, même si chaque événement physique a une cause physique, certains de ces
événements ont également une cause mentale : ils sont aussi causés par des événements mentaux distincts de leurs constituants physiques. Cette thèse peut
paraître surprenante. M algré les apparences, j’aimerais suggérer qu’elle ne se
prononce pas tant sur la nature du domaine physique, mais qu’elle montre plutôt le caractère insaisissable de la nature des relations causales33 .
33. Ce texte a été traduit de l’anglais par Paul Bernier. Je remercie Antonia LoLordo et
Paul Bernier pour leurs commentaires portant sur des versions antérieures de ce texte.