De l’insignifiance
Massimo Leone
Université de Turin
Numéro 119 | 2016
Le vrai paradoxe est là : à l’échelle cosmique notre durée de vie
est insignifiante, et pourtant ce bref laps de temps où nous
paraissons sur la scène du monde est le lieu d’où procède toute
question de signifiance.
Paul Ricœur, « Le temps raconté », Revue de métaphysique et
de morale, 1984, 4, p. 440.
1. Au Japon, en autobus — apprendre une nouvelle langue
Vous êtes à l’étranger ? Prenez le bus ! C’est parfois une expérience sémiotique hautement
instructive. — A Kyoto en tout cas, pour qui ne connaît pas le japonais, le bus est une mystérieuse boîte
à promesses de signifiance, pleine de défis à la décodification. De rares inscriptions en anglais y font
figure de bouées de sauvetage, tout comme les caractères en rōmaji (nom japonais de l’écriture latine)
reconnaissables deci delà bien qu’espacés de façon tout à fait inhabituelle et entourés de mille signes
inconnus. Mais qu’est-ce qu’un signe sinon une promesse de signification ? Les touristes en route vers
les célèbres temples ont beau ne rien savoir des hiraganas, katakanas et kanji, ces systèmes d’écriture
que le japonais mélange constamment, ils ne doutent pas que ces arrangements « bizarres » de points
et de lignes ne sont pas purement décoratifs. Leur emplacement, leur allure, un minimum de
familiarité avec les alphabets japonais, et surtout l’idée que partout au monde les autobus sont agencés
de façon similaire, tout incite à scruter ces graphismes, à penser que ce sont des signes, et même à
essayer de les décoder au prix de pathétiques efforts. Car telle est la relation désespérée des hommes
avec le langage : même en l’absence de toute chance de comprendre, nous ne pouvons pas nous
empêcher d’essayer de comprendre. Arriver à déchiffrer tant soit peu la langue inconnue où nous nous
trouvons immergés, ce serait commencer à avoir prise sur l’environnement !
Mais les touristes pratiquent peu l’autobus. Ils préfèrent le métro, avec ses règles plus ou moins
globalisées et standardisées, à l’opposé des schémas locaux qu’un usager du bus doit savoir décoder
pour s’y retrouver. Où et quand acheter son billet ? Combien coûte-t-il ? Pour quelle catégorie de
déplacement ? Que faut-il en faire ? Comment deviner si votre arrêt s’approche et faire savoir au
chauffeur que vous voudriez descendre ? De tous côtés, des messages aux écritures inconnues mais
insistantes par la couleur, la police, la taille semblent proclamer à qui mieux mieux : « Je suis très
important ! Lis-moi, comprends-moi, suis mes instructions ! » Hélas, ils resteront pour l’étranger
comme les avertissements d’une déité aussi lointaine qu’incompréhensible. — A moins d’apprendre !
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Mais apprendre une langue est un exercice frustrant, surtout quand cela passe par le décodage
d’un nouveau système d’écriture comme les logogrammes kanji, source majeure de découragement
pour la plupart des visiteurs étrangers. Pourtant, pour la même raison, apprendre une nouvelle langue
est aussi une expérience exaltante. Trajets de bus et manuel de japonais jour après jour, arrive l’instant
miraculeux où le signe tient sa promesse et délivre son contenu. Les écritures syllabiques hiragana et
katakana dévoilent les premières leur valeur sonore et par suite communicationnelle. Mais peu à peu
les kanji cessent aussi d’apparaître comme des méli-mélo de points et de lignes. Sans révéler encore
leurs trésors sémantiques, ils commencent à apparaître comme des configurations structurées soustendues par une logique — une logique qui vous échappe mais dont vous sentez qu’elle existe et peut
être apprise.
Un psychanalyste pourrait sans doute dire que si l’expérience douce-amère consistant à
apprendre une langue est attirante, c’est parce qu’elle nous reporte dans une sorte de seconde enfance.
S’approprier une langue, n’est-ce pas en effet acquérir petit à petit un moyen de contrôle sur
l’environnement, en particulier vis-à-vis des parents ? Apprendre une nouvelle langue, c’est peut-être
avant tout vouloir parler de nouveau à ses parents. Et se placer délibérément dans une situation
d’ignorance linguistique n’est peut-être rien d’autre qu’accepter l’épreuve des laborieuses études par
lesquelles doit inévitablement passer qui veut goûter au plaisir de se construire une nouvelle fois en
tant que soi linguistique entouré par une communauté de parlants. Les polyglottes le sentent bien, le
plaisir d’apprendre des langues peut donner lieu à une vraie dépendance qui provient de ce désir
inconscient d’identité en même temps que d’appartenance.
Psychanalyse mise à part, ce plaisir est aussi intimement lié à l’instinct de conservation. Même
placés dans des contextes culturels inconnus, nous restons convaincus que ce dont nous faisons
l’expérience autour de nous n’est pas simplement de l’ordre du bruit mais se compose de signes, et que
leur déchiffrement transformera les promesses de sens dont ils sont porteurs en de véritables
messages. Apprendre à les lire nous donnera une maîtrise plus assurée sur notre entourage, et par
suite des perspectives de survie plus durables et paisibles. De même que tout être vivant s’acharne à
préserver son existence matérielle dans le milieu qu’il habite, de même, dans la sémiosphère culturelle,
tout être sémiotique lutte pour préserver son existence symbolique en s’efforçant d’attacher du sens à
la myriade de signes qui semblent sans cesse émaner de son entourage et qui, pour indéchiffrables
qu’ils soient dans bien des cas, n’en sont pas moins regardés comme des signes. On mourra, et
pourtant on veut survivre — on ne comprend rien, et pourtant on croit qu’on pourrait comprendre.
Ce parallélisme a son revers négatif. Si l’instinct de survie nous empêche d’accepter tout
uniment notre mortalité, l’instinct sémiotique nous empêche, lui, de devenir pleinement conscients de
ce qui constitue pourtant un élément absolument central de la vie individuelle et collective :
l’insignifiance. L’aspect le plus troublant de cette cécité est qu’elle n’affecte pas uniquement les
profanes mais aussi les sémiologues et les sémioticiens, spécialistes, ou supposés tels en la matière.
Focalisés sur leur objet de prédilection, le « signe », et par delà le signe, la signification, ils n’ont
jamais cessé, depuis la plus lointaine préhistoire de leur discipline, de cultiver un faible pour l’aube de
la signification, ce moment inaugural où les choses deviennent signes, où la réalité se fait promesse de
signification, et, en général sur la base d’un code, délivre finalement un sens. Toute la sémiotique
d’Umberto Eco peut être lue comme une ode à cette anthropologie à la Sherlock Holmes, qui suppose
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que vivre consiste, moyennant des abductions astucieuses, à triompher de l’apparent manque de sens
de l’environnement et à maîtriser les codes permettant l’échange social de messages signifiants 1.
En se concentrant de la sorte sur l’instant euphorique où le vide de sens devient son contraire,
où on passe de la promesse du signe à l’actualité d’un contenu et où la coopération entre les textes et
leurs « lecteurs idéaux » débouche sur des standards herméneutiques (à condition d’avoir affaire à des
communautés d’interprètes parfaitement intégrées), la sémiotique a coupablement négligé un autre
aspect de la question, dont la portée existentielle est pourtant de première grandeur. Elle a entretenu
l’illusion que la plénitude du sens est la règle et l’insignifiance une exception marginale. Est-ce
vraiment le cas ? La sémiotique peut-elle répondre aux questions humainement les plus urgentes sur le
sens, la signification et la communication en adoptant une vision aussi idéaliste ? Imaginons des
médecins qui auraient étudié, enseigné, travaillé durant des millénaires dans l’illusion que le corps
humain est immortel. Quel secours un médecin qui penserait que la mort n’est pas la règle mais
l’exception pourrait-il nous apporter ? Une attitude similaire à l’égard du « bruit », de
l’incompréhension, du vide de sens — en un mot, face à l’insignifiance — ne constitue-t-elle pas un
obstacle à toute compréhension authentique, empathique, et finalement utile de la société ?
C’est, paradoxalement, un malheur que la plus grande part de la théorie sémiotique ait été
conçue par des auteurs qui savaient parfaitement communiquer : un peu comme si la médecine avait
été conçue par des médecins qui n’auraient jamais connu la douleur, la maladie, la mort. Pourtant, le
sort des deux principaux fondateurs de la discipline aurait pu mieux inspirer leurs successeurs : d’un
côté de l’Atlantique, un philosophe génial, mort dans la misère, abandonné de tous ; de l’autre, un
linguiste non moins génial, qui cultivait une passion bizarre pour les anagrammes et mourut lui aussi
presque dépourvu de disciple. Peut-être est-il temps de prendre l’insignifiance au sérieux.
Mais il faut d’abord en circonscrire le concept, en distinguant en premier lieu l’insignifiant
(insignificant) de l’insensé (meaningless)2.
2. L’indéchiffrable, l’incompréhensible, le troublant : triptyque de l’insensé
Insignifiant — insensé : bien que ces deux adjectifs puissent paraître interchangeables, on a là
en effet deux choses très différentes. Nous semble « in-sensé » ce que nous ne comprenons pas, ce qui
pour nous est dépourvu de sens, ou a un sens que nous ne parvenons pas à saisir. Quelque chose dans
l’environnement nous apparaît comme un signe mais ne tient pas sa promesse de signification. Pour la
plupart des touristes, les instructions en kanji sont, de cette manière, privées de sens : bien que le
contexte permette de les identifier comme des signes, ces signes restent pour eux des graphismes tout
au plus potentiellement signifiants, faute de leur donner accès aux contenus qu’ils recouvrent.
1 Umberto Eco et Thomas A. Sebeok, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Bloomington, Indiana University
Press, 1983.
2 Pour la traduction de ce texte initialement rédigé en anglais (« On Insignifiance », à paraître dans l’American
Journal of Semiotics, 2016), nous avons adopté le parti de rendre l’anglais meaningless par « insensé » et
insignificant par « insignifiant ». Nous suivons en cela la convention terminologique adoptée par E. Landowski
dans Les Interactions risquées (Limoges, Pulim, 2004, p. 72 et passim) où sont distinguées deux formes
antithétiques du non-sens. Tandis que l’une est associée à l’idée d’un monde chaotique ne permettant de
reconnaître aucune codification, aucune régularité, et par suite incompréhensible, indéchiffrable et inquiétant —
« insensé » (meaningless) —, l’autre s’enracine dans la vision d’un univers au contraire entièrement codifié,
régulé, programmé de part en part, où l’éternelle et incontournable répétition du même conduit à l’évidement du
sens et à sa dissolution dans l’« insignifiance » (insignificance).
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Autrement dit, les kanji sont dépourvus de sens subjectivement, bien qu’ils ne le soient pas
objectivement. Muets pour certains destinataires, ils restent néanmoins des signes. Un peu d’études, et
viendra l’expérience euphorique évoquée plus haut : le sentiment d’un vide de sens fera place au plein.
Selon cette première acception, insensé est en somme synonyme d’indéchiffrable.
Selon une seconde acception, peut aussi être dit dépourvu de sens, insensé, un signe dont on
comprend le contenu mais qu’on ne parvient pas à intégrer dans un cadre d’intelligibilité plus global.
C’est ce qu’illustre un autre aspect des autobus japonais, non moins déconcertant aux yeux des
étrangers : le comportement de leurs conducteurs. Chaque fois que monte un nouveau machiniste,
avant de prendre le volant, il tire son chapeau et s’incline devant les voyageurs. Bien sûr, même les
étrangers sont tout à fait à même de corréler cette expression gestuelle à un contenu sémantique : il
s’agit d’un geste de « déférence ». Loin d’être en lui-même indéchiffrable, un tel geste relève à
l’évidence d’un code des plus répandus : abaisser la partie supérieure du corps sert de motif expressif
signifiant gestuellement la soumission. Mais les étrangers n’en trouvent pas moins ce geste en
l’occurrence incompréhensible, et c’est là l’autre facette de l’insensé. Car s’ils n’ignorent pas ce que
signifie le geste en question, ils ne voient pas en revanche pour qui il le signifie. Le chauffeur fait sa
petite courbette, personne (sauf quelques touristes ébahis) n’y prête la moindre attention ni ne lui rend
sa politesse, et pourtant à chaque occasion ce même geste est infailliblement répété. Pour qui ?
Pourquoi ? À quoi cela rime-t-il donc ? C’est insensé !
En fait, ce signe lui aussi manque de sens subjectivement, et non objectivement. Le fait qu’il soit
reconnu comme un signe indique que ce qui le fait apparaître dépourvu de sens n’est pas une qualité
intrinsèque mais un facteur extérieur, à savoir le manque de connaissances culturelles des touristes.
Les instructions en kanji étaient dépourvues de sens pour les étrangers parce que, faute de connaître le
code linguistique corrélant ces configurations de points et de lignes avec des contenus sémantiques
déterminés, elles restaient pour eux indéchiffrables. Les gestes de révérence, par contre, paraissent
insensés aux étrangers parce qu’ils sont pour eux incompréhensibles. Ce qui leur manque n’est plus la
connaissance de la langue mais celle du code culturel corrélant ces expressions gestuelles non pas à un
contenu sémantique précis (l’idée de « déférence ») mais à un contenu pragmatique déterminé. Dès
lors, seule une familiarité plus approfondie avec la culture locale leur permettra de transformer ce
manque de sens en son contraire. Ils comprendront que dans la culture japonaise, entrer dans un
espace clos implique une gamme de connotations sémantiques, et par conséquent d’obligations
pragmatiques différentes de celles en vigueur dans la plupart des pays occidentaux. Les délimitations
spatiales opèrent en effet différemment au Japon, et des formules à la fois verbales et gestuelles
doivent s’adapter au sens particulier qu’y revêt la séparation entre le dehors et le dedans.
La célèbre définition du signe donnée par Peirce sous-tend implicitement ces deux manières de
définir le manque de sens, par indéchiffrabilité ou incompréhensibilité. Si le signe est quelque chose
qui signifie quelque chose d’autre que lui-même pour quelqu’un à certains égards et dans certaines
conditions, un destinataire peut ou bien ne pas parvenir à associer le « quelque chose » qu’est le signe
considéré avec le « quelque chose d’autre » qu’il signifie — et le manque de sens résulte alors du
caractère « indéchiffrable » du signe —, ou bien ne pas comprendre pour qui le signe signifie ce qu’il
signifie, et on a alors affaire à un manque de sens qui est de l’ordre de l’« incompréhensible ».
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Cette distinction permet de mieux cerner les données contextuelles grâce auxquelles un signe est
reconnu et reçu en tant que tel, y compris quand il n’honore pas encore pleinement sa promesse de
contenu. Dans notre premier exemple, les étrangers ignorent ce que signifient les instructions en kanji
mais ils ne doutent pas qu’elles signifient « quelque chose pour quelqu’un » : pour les passagers
locaux. C’est la raison pour laquelle ils les considèrent comme des signes, bien qu’indéchiffrables pour
eux. Dans le second exemple, ils ne doutent pas que le geste de salutation signifie quelque chose et ils
saisissent même ce qu’il signifie, mais ils ignorent pour qui. Cependant, là encore, bien que dépourvu
de signification — incompréhensible —, le signe en question garde pour eux le statut de signe.
Qu’en est-il, maintenant, lorsqu’on ignore à la fois ce qu’un signe signifie et pour qui il le
signifie ? Un signe peut-il être reconnu comme tel, comme promesse de signification, si on ignore à la
fois le code sémantique et le code pragmatique de son fonctionnement ? Un troisième exemple, encore
fourni par le même contexte, correspond à cette éventualité. Au Japon, quand on prend l’autobus tard
le soir, on remarque la présence de bouts de ficelles noués aux mains courantes. Quel sens cela peut-il
avoir pour un voyageur de passage ? Aucun. Ces choses paraissent absolument privées de sens parce
qu’à
la
fois
« indéchiffrables »
(ce
qu’elles
pourraient
signifier
reste
énigmatique)
et
« incompréhensibles » (pour qui veulent-elles dire quelque chose n’est pas donné non plus).
Pourtant, si insensés ces bouts de ficelle puissent-ils sembler, quelque chose les qualifie en tant
que signes. Car un passager habituel se rendra bientôt compte qu’ils sont toujours faits de chanvre,
toujours noués aux mêmes mains courantes, et toujours de la même façon. En émane ainsi une
promesse de signification subtile, mystérieuse, un peu troublante sinon inquiétante (uncanny), qui
naît de ce que ces choses bizarres ne paraissent pas faites de n’importe quoi et ne se présentent pas
sous n’importe quelle forme ou dans n’importe quelle position. Au contraire, le fait que seuls certains
aspects de leur constitution matérielle soient systématiquement récurrents alors que d’autres sont
écartés suggère la probabilité que cette sélection fonctionne en tant qu’expression du plan sur lequel
ces « signes », si c’en sont bien, pourraient signifier quelque chose pour quelqu’un. Les passagers
ignorent ce « quelque chose » aussi bien que ce « quelqu’un » mais soupçonnent que de ces bouts de
ficelle émane une promesse de signification, une promesse si faible en l’occurrence que seule leur
qualité potentielle peut être retenue. Toutefois, cela suffit pour que l’ombre du signe apparaisse. Et de
fait, la fréquentation assidue de ces autobus permettra vite de comprendre qu’il s’agit de restes de
prospectus qui ont été disposés là le matin de bonne heure mais qui dans la soirée ont presque tous
disparu, emportés par les passagers. On a donc affaire, tout simplement, aux traces indexicales d’une
pratique de diffusion publicitaire courante dans les transports en commun japonais.
Cela correspond à une troisième définition de l’insensé (meaningless) : quelque chose de
« troublant » sinon d’inquiétant parce qu’on en ignore le fonctionnement à la fois sémantique et
pragmatique. Cette acception est elle aussi contenue dans la définition du signe chez Peirce. Un signe
n’est pas seulement quelque chose qui signifie quelque chose, et pas seulement non plus quelque chose
qui signifie quelque chose pour quelqu’un mais c’est aussi quelque chose qui signifie quelque chose
pour quelqu’un à certains égards et dans certaines conditions. Dans le premier exemple, l’insensé se
transformait en signification grâce à l’apprentissage du code linguistique ; dans le deuxième, il y fallait
un apprentissage du code culturel ; dans le troisième, c’est l’observation empirique qui permet de
dégager du signe sa capacité de signification potentielle. Ce n’est qu’en empruntant à plusieurs
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reprises la même ligne à des horaires différents que ce qui paraît d’abord troublant se transforme en
quelque chose qui va de soi.
Cette tripartition des formes de l’insensé — signe « indéchiffrable » (on ignore son contenu
sémantique mais pas nécessairement son fonctionnement pragmatique), « incompréhensible » (on
ignore son fonctionnement pragmatique mais non son contenu sémantique), « troublant » (on ne
connaît ni son contenu sémantique ni son fonctionnement pragmatique alors même qu’on reconnaît sa
capacité d’agir en tant que signe) — ne correspond pas exactement à la distinction de Peirce entre
symbole, icône et indice, mais les deux typologies se combinent entre elles de façon intéressante. Alors
qu’un « symbole » peut être dépourvu de sens en tant qu’indéchiffrable, il ne peut guère en être
dépourvu en tant qu’incompréhensible ou que troublant, étant donné que reconnaître un signe comme
un symbole équivaut précisément à postuler qu’il signifie quelque chose « pour quelqu’un », même si
on ignore ce qu’il signifie (telles les instructions en kanji dans l’autobus japonais). De façon analogue,
reconnaître un signe comme une « icône » équivaut à postuler qu’il doit signifier quelque chose bien
qu’on ignore pour qui (tel le salut des chauffeurs d’autobus japonais). Enfin, reconnaître un signe
comme un « indice » revient à postuler qu’il doit signifier quelque chose pour quelqu’un dans certaines
conditions, même si ce qu’il signifie, et pour qui, reste ignoré (tels les bouts de ficelle dans les autobus
nocturnes de Kyoto).
3. En deçà ou au-delà de l’insensé, l’insignifiance
Toutefois, ni l’indéchiffrable, ni l’incompréhensible ni le troublant ne se confondent avec
l’insignifiant. Un signe peut être regardé comme dépourvu de sens faute d’accès à son contenu
sémantique, à son fonctionnement pragmatique, ou aux deux à la fois. Mais un signe ne peut pas être
insignifiant. Ce serait une contradiction dans les termes. Pour qu’un signe soit insignifiant, il devrait
nier sa nature même de signe. Il devrait apparaître comme quelque chose dont on ignore non
seulement ce qu’il signifie et pour qui, mais aussi les conditions dans lesquelles il le signifie. Or un
signe qui ne signifie rien, pour personne et à aucun égard ne peut être qu’un non-signe, une simple
chose.
La sémiotique moderne, en particulier depuis les années 1960, a constamment négligé la
possibilité d’un tel non-signe, d’une telle chose. Les plus éminents sémioticiens ont au contraire
proclamé avec insistance, au point d’en faire la vulgate de la discipline, que tout peut être étudié en
tant que signe3. Selon cette perspective, peu importe qu’un signe n’ait de sens pour aucun interprète. Il
suffit qu’il puisse signifier pour un interprétant, autrement dit qu’il ouvre une potentialité
d’interprétation : vision à la Goethe, pour qui rien dans l’univers n’est irrémédiablement insignifiant…
Les circonstances appropriées étant données, tout pourra trouver place dans la chaîne de la « sémiosis
illimitée », sorte de serpent bigarré capable de se déployer sur l’univers entier en allumant de toutes
parts l’étincelle de l’intelligibilité. Vu sous cet angle, « insignifiant » (insignificant) est simplement
synonyme de « dépourvu de sens » (meaningless), en sorte qu’il suffirait d’un peu de temps et
d’attention pour que tout objet échappe à son apparente insignifiance et finisse par trouver place au
lumineux royaume de la signification.
3 Umberto Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1976.
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Est-ce vraiment là la manière dont les hommes, dans leur vallée de larmes, font l’expérience du
sens ? Sommes-nous réellement environnés par une infinité de stimuli potentiellement plus excitants
les uns que les autres et dont chacun recèlerait la clef de quelque nouvelle aventure de la connaissance
et de l’interprétation ? Il est difficile de ne pas soupçonner que derrière cette conception d’une
productivité illimitée du fonctionnement de la signification se cachent les préjugés de savants et de
chercheurs qui ont abordé la question du sens d’un point de vue particulièrement privilégié, celui
d’esprits exceptionnellement doués, curieux et inquisiteurs. Beaucoup de sémioticiens ont vu en
Sherlock Holmes, ce maître indépassable de l’abduction, le champion de leur discipline. N’est-il pas, de
fait, l’exemple de la plus haute perspicacité, l’incarnation de l’esprit humain traçant son chemin à
travers le dédale de la sémiosis ? Mais peut-être le temps est-il venu de suggérer que la plupart des
êtres humains ne sont pas des Sherlock Holmes — plutôt des Watson.
Pour eux, le monde n’est que platitude, et ce qui leur arrive n’est au regard du reste du monde
que trivialité. Le train-train de leur vie se situe en deçà de l’insensé — il est irrémédiablement de
l’ordre de l’insignifiant. Même le génie d’un Sherlock Holmes ne parviendrait pas à en faire la source
d’intuitions riches de sens. Il n’y trouverait aucune matière qui moyennant la découverte d’un
interprétant approprié permette d’y associer un contenu sémantique et une valeur pragmatique
quelconques à la lumière de quelque code linguistique ou dans le cadre de quelque sémiosphère
culturelle particulière. Il n’y trouverait rien qui sorte de l’ordre de la « chose », de la chose qui ne
signifie rien, pour personne et dans aucune condition : un trou noir dans la supposée entéléchie de
l’univers, un coin obscur, un son muet, une transparence à travers laquelle personne ne regarde, une
lettre que personne ne lira non seulement parce qu’elle est écrite dans un langage que nul ne parle
mais aussi parce qu’elle est enfermée dans une bouteille à la mer que personne n’ouvrira jamais —
pire, que jamais personne ne reconnaîtra en tant que lettre. De l’insignifiant à l’état pur.
Voilà ce dont les sémioticiens même les plus avertis ne parlent jamais, ne veulent ou ne peuvent
pas parler. Car s’il est une chose que des savants, à raison même de leur créativité et de leur vivacité
intellectuelle ont, instinctivement, toujours ignorée, c’est bien l’insignifiance. Ils préfèrent la recouvrir
de mille fantaisies et effusions encyclopédiques. Et pourtant, si la vie coïncide avec la sémiosis (et vice
versa), comme d’insouciants bio-sémioticiens ne cessent de le répéter à la manière d’un mantra, alors
c’est avec la mort qu’il faut associer l’insignifiance sous l’empire de laquelle l’immense majorité des
hommes sont condamnés à vivre.
3.1. S’éveiller de l’insignifiance
L’insignifiance se reconnaît par contraste avec la signifiance, et cela de deux manières possibles.
C’est le cas tout d’abord lorsqu’on passe, comme dans ce qui précède, de l’insignifiance à la signifiance.
Retournons donc un instant à Kyoto et à notre autobus.
La plupart des visiteurs étrangers s’étonnent de voir tant de Japonais s’endormir dans les
transports en commun. Bus, métro, train, peu importe, on se trouve partout environné de voyageurs
qui s’assoupissent, somnolent ou dorment profondément, affaissés sur leurs sièges, pelotonnés,
périlleusement inclinés ou à demi allongés, et qui néanmoins se réveillent miraculeusement à
l’approche de leur arrêt. La plupart des touristes s’en amusent, comme il arrive souvent face à ce que
nous ne comprenons pas et qui pourtant nous concerne. Des observateurs à peine moins superficiels
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formuleront l’hypothèse que les Japonais travaillent trop, qu’ils se réveillent trop tôt ou qu’ils passent
trop de temps dans les transports publics. Mais ce spectacle inattendu peut lui aussi être l’occasion
d’un passage de l’insignifiance à la signifiance qui n’aurait pas été possible sans l’expérience
anthropologique du voyage dans une culture très différente. Il ne s’agit plus alors simplement
d’interpréter un usage, un habitus sémiotique spécifiquement japonais — dormir dans les transports
en commun —, c’est-à-dire de donner un sens à une conduite incompréhensible, moyennant
l’établissement d’un rapport entre cet usage et un aspect déterminé de la sémiosphère locale. Le
passage de l’insignifiance à la signifiance s’accompagne en pareil cas d’une découverte plus
bouleversante, qui concerne le statut de l’espace public dans la culture même, par hypothèse nonjaponaise, de l’observateur.
Le fait de constater combien facilement et habituellement les Japonais s’endorment dans les
transports en commun conduira en effet au moins certains étrangers à se dire que pour leur part ils ne
se sentiraient pas tellement à l’aise en faisant la même chose à Paris, dans le métro, dans un autobus à
Rome ou dans un train de banlieue à Madrid. De fait, les Japonais ne dorment pas dans les transports
publics seulement parce qu’ils en ont besoin (comme le suggèrent les interprétations naïves du genre
« ils travaillent trop dur », etc.), mais aussi parce qu’ils peuvent le faire. Et s’ils le peuvent aussi
tranquillement, sans se préoccuper le moins du monde des regards ou des intentions d’autrui, c’est
qu’ils ont entière confiance en leur espace public, en leur société, en leurs concitoyens. En cela consiste
le passage de l’insignifiance à la signifiance auquel conduit cette observation anthropologique.
Lorsqu’on emprunte un bus au Japon, l’état de veille dans les transports publics, état qui, ailleurs, va
de soi et nous semble par là-même insignifiant, cesse de l’être quand on le voit d’ici, du Japon. La
nervosité avec laquelle des passagers épuisés s’efforcent, « chez nous », de se tenir éveillés cesse de
sembler un état naturel et se laisse voir tout à coup pour ce qu’il est : comme un choix signifiant,
comme le produit d’un système social tout entier, comme le résultat quotidien, banal et par là même
d’autant plus insidieux, d’une longue et complexe histoire de violence et d’injustice, de siècles de faim,
de pauvreté, d’exploitation, de crime, qui, que ce soit à Paris ou à Rome, à Londres ou à Madrid, pèse
sur les épaules de chaque passager du métro et lui chuchote comme une mise en garde : « Attention,
ne t’endors pas ! C’est dangereux ! »
À cela correspond le passage de l’insignifiance à la signifiance. Des voix jusqu’alors jamais
entendues se mettent à nous chuchoter leur message de vérité, un nouveau code se met en place,
capable d’ébranler les muettes évidences de notre propre culture, vécue comme une seconde nature, et
de nous révéler son poids d’histoire. Si le voyage, moyennant la familiarisation progressive avec un
autre code culturel, transforme souvent l’insensé en son contraire, il peut avoir aussi pour résultat,
plus exceptionnellement, outre la découverte et l’apprentissage d’un code étranger, l’émergence d’un
nouveau code de lecture de sa propre culture, qui du même coup y gagne une intelligibilité nouvelle. Se
tenir éveillé dans les transports publics cesse alors de sembler tout naturel, « normal », trivial, insignifiant, en même temps que le comportement opposé perd ce qu’il pouvait avoir de risible.
Mais rares sont de tels passages de l’insignifiance à la signifiance. Ils n’émergent le plus souvent
qu’à la faveur de ces activités de privilégiés que restent encore aujourd’hui, en dépit des apparences,
les grands voyages, et plus encore l’exploration ethnographique. Pour la plupart des êtres humains, la
violence de l’espace public, la faim, la pauvreté, la saleté, l’oppression, etc. ne sont pas simplement
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dépourvus de sens, ce qui reviendrait à dire que moyennant des recherches et des décisions
appropriées on pourrait identifier les causes de ces maux et les éradiquer. Ce qui est plus grave, c’est
que pour la plupart, la douleur, la pauvreté, la saleté, l’oppression et la violence ne sont pas
simplement insensées, elles sont insignifiantes. Elles le sont non pas tant pour leurs observateurs que
pour ceux-là mêmes qui en souffrent. Elles les blessent, mais de façon « naturelle », comme la canicule
de l’été ou le grand froid de l’hiver. Pour un enfant qui toute sa vie a connu la faim, pour la femme
battue depuis l’adolescence, pour le travailleur opprimé et exploité depuis l’enfance, si la douleur vécue
est in-signifiante, ce n’est pas en tant qu’« habitus sémiotique » mais à la manière d’une condition
d’existence sans horizon alternatif.
A cela répond l’une des fautes morales les plus graves de la sémiotique moderne : le fait de
penser que les habitus sémiotiques sont innocents parce qu’ils seraient le résultat d’un long travail
sémiotique de la part d’une communauté d’interprètes. Les habitus sémiotiques non seulement ne sont
pas nécessairement innocents, ils sont aussi en majorité aveugles, en ce sens qu’une fois établis, ils
n’offrent aucun accès à l’activité libératrice que permettrait l’interprétation sémiotique. Seuls les
savants, dans leur confortable existence, ont pu penser que la sémiosis illimitée est destinée à se
cristalliser dans les usages les mieux adaptés, les plus rationnels et les plus équitables dont une
communauté soit capable.
L’anthropologie linguistique a établi depuis longtemps la distinction féconde entre les
perspectives -etic et -emic4. La sémiotique semble bizarrement l’ignorer. Pour la plupart des
sémioticiens, les habitus sémiotiques sont l’aboutissement rationnel auquel conduit naturellement le
fonctionnement du signe dans un processus de sémiosis illimitée. A leurs yeux, ils constituent la
meilleure réponse qu’une communauté d’interprètes puisse donner au casse-tête de la signification.
Une telle perspective, en négligeant la distinction anthropologique entre -emic et -etic, interdit de
comprendre que ces habitus ne sont en réalité des effets sémiotiques que vus du dehors. Car c’est
seulement du point de vue extérieur propre à l’analyste qu’ils peuvent être considérés comme des
constructions culturelles « vivantes » émergeant de la configuration momentanée d’un code, de son
établissement progressif, et finalement de sa solidification en forme de signes stables, capables de
résister aux accidents de l’histoire dès le moment où une communauté idéale d’interprètes s’accorde
sur leur rationalité.
D’un point de vue interne, au contraire, ces habitus n’apparaissent aucunement comme des
produits sémiotiques. Ils sont vécus comme in-signifiants. Ils ne différent guère à cet égard des
croyances religieuses, des routines, ou de n’importe quel autre genre de comportement où le choix
culturel s’est cristallisé à la manière d’une seconde nature, comme un standard allant de soi et
traduisant une normalité incontestable. Il serait par suite insuffisant de dire que nos habitus
sémiotiques sont, au moins pour beaucoup d’entre eux, « dépourvus de sens » — in-sensés — dans la
mesure où, bien souvent, nous ne savons ni ce qu’ils signifient, ni pour qui ni dans quelles conditions.
De façon bien plus déconcertante, ils sont in-signifiants parce qu’ils constituent le mécanisme bioculturel par lequel des choix d’ordre social se métamorphosent en réalités d’ordre « naturel ». Croire
que de cette transsubstantiation résulterait toujours le meilleur possible, ou qu’un coup de génie
4 Kenneth Lee Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, La Haye,
Mouton, 1967.
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pourrait à tout moment faire échapper à la torpeur sémiotique qu’elle engendre et redonner vie à une
sémiosis illimitée et libératrice, cela serait tout bonnement immoral.
Dans la plupart des villes européennes, l’espace des transports en commun est peu sûr. On ne se
laisserait guère aller jusqu’à s’y endormir. On dort chez soi, dans sa voiture, au bureau le cas échéant,
mais même là un trop grand manque de vigilance ne serait pas sans risque. Et pourtant, les Européens
ne ressentent pas comme un manque le fait de ne pas pouvoir dormir en public. C’est là une pratique
qu’ils ignorent, qui en général ne leur vient pas même à l’esprit. La relation d’exclusion mutuelle entre
« sommeil » et « espace public » est insignifiante à leurs yeux, du moins tant que leurs habitus sociosémiotiques ne se sont pas révélés en tant que tels à la faveur de la rencontre avec une civilisation
différente. Mais qu’une telle rencontre ait lieu, et la relation en question devient soudain signifiante.
On comprend alors non seulement qu’une forme différente d’espace public est possible mais aussi que
cette forme alternative est préférable. On devient tout à coup conscient d’une violence qu’on avait
jusqu’alors subie sans y prêter attention, sans même la voir : violence dans cette mesure même
insignifiante, ou du moins vécue comme telle. C’est de cette manière que fonctionnent beaucoup
d’usages et d’habitudes sémiotiques : non pas comme des sédimentations encyclopédiques raffinées
que les communautés auraient élaborées au fil de l’histoire moyennant de placides dialogues
académiques, non pas comme des choix que les populations adopteraient en confrontant la réalité à
des interprétants alternatifs, mais plutôt comme les petits cailloux qui se glissent dans les chaussures
et vous font mal en marchant : ce n’est qu’au moment où on s’en débarrasse qu’on se rend compte
qu’on marche mieux sans eux, et que si on y avait prêté attention plus tôt on aurait pu marcher bien
mieux depuis longtemps. De même de certaines douleurs à tel point incrustées dans le corps qu’on en
arrive à les oublier tout en en souffrant atrocement. A leur manière, nombre d’usages sémiotiques ne
sont aussi que des maladies chroniques auxquelles on s’est habitué.
Dire que les habitus sémiotiques tendent vers l’insignifiance pour ceux qui les vivent n’équivaut
pas à prôner l’utopie d’une vie qui serait à tout instant sous-tendue et renouvelée par une sémiosis
illimitée. A supposer qu’une telle option soit viable pour certains privilégiés (les artistes, par exemple),
elle est d’emblée exclue pour la plupart de nos semblables. La réflexion sur l’insignifiance des habitus
sémiotiques n’en est pas moins justifiée, dans la mesure où elle tend à subvertir l’idée de leur
rationalité intrinsèque. Il n’est pas vrai qu’une communauté d’interprètes choisit toujours les meilleurs
interprétants comme résultante de la chaîne de la sémiosis, tout comme il n’est pas vrai non plus que
cette résultante soit toujours temporaire, toujours ouverte à sa propre réactivation — pas même quand
il arrive qu’une communauté juge que des interprétants alternatifs offriraient des solutions meilleures
que celles que dicte le sens à un moment partagé, le « sens commun ». De ce point de vue, on pourrait
définir la violence comme la persistance, dans une communauté d’interprètes, d’habitus sémiotiques
qui, tout en demeurant invisibles pour la majorité des membres de la communauté, infligent de la
souffrance à une partie d’entre eux au bénéfice des autres.
L’esclavage lui-même a constitué, pendant très longtemps, un habitus sémiotique. Lui aussi était
alors tenu pour la représentation la plus appropriée compte tenu d’une chaîne d’alternatives entre
lesquelles il s’est progressivement fixé comme interprétant final. Et en tant que tel, il a formé des
mentalités, façonné des comportements, donné lieu à toute une économie, à un commerce, à des
juridictions. Et il a infligé des souffrances indicibles. Mais il n’en était pas moins insignifiant pour la
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majorité des hommes. Il n’était pas dépourvu de sens, pas insensé, puisqu’il n’était ni indéchiffrable ni
incompréhensible ni même troublant. Il était vécu comme une seconde nature. Pourtant, il était
monstrueux. Et lorsque des esprits courageux furent capables de le dénoncer comme tel, de le
combattre et finalement de le rendre illégal, alors l’humanité entière se rendit compte à quel point il
avait été intolérable de transformer ce choix en un habitus sémiotique. Peut-être s’apercevra-t-on un
jour, par un décillement du même ordre, combien il nous aura fallu être aveugle pour admettre que des
hommes meurent en essayant de franchir des frontières, ou combien intolérable aura été l’habitus
sémiotique de massacrer d’autres animaux pour nourrir l’espèce humaine. Et ainsi de suite.
Les sémioticiens n’ont certes pas pour vocation première de combattre l’injustice et la violence
dans le monde. Mais leur vocation n’est pas non plus de se transformer en chantres de la rationalité de
la sémiosis, en penseurs détachés du monde, occupés à développer des théories sophistiquées à seule
fin de justifier le statu quo. Seule une position historique et sociale éminemment privilégiée peut
conduire à proclamer le bien-fondé intrinsèque de la sémiosis. Dès qu’on sort de cette perspective
ouatée, on comprend que les êtres humains transforment souvent des interprétations violentes en
habitus sémiotiques, les diffusent au sein de communautés d’interprètes, les figent sous forme de
règles morales et de normes de droit, infligent de la souffrance par leur truchement, soutiennent des
intellectuels chargés de présenter ces habitus comme le produit raisonnable de la rationalité
interprétative, et en définitive créent un royaume dans lequel la violence, l’injustice, et la souffrance se
perpétuent comme une seconde nature, incontestée, muette, insignifiante. Les sémioticiens devraient
montrer que tout ce qui est insignifiant n’est pas nécessairement juste et que tout ce qui est juste n’est
pas nécessairement signifiant. Leur devoir serait de dire la souffrance « in-signifiante » de l’humanité.
3.2. Sombrer dans l’insignifiance
Mais explorer, sonder, dénoncer l’insignifiance, c’est aussi effectuer le parcours inverse, qui, de
la signifiance fait régresser vers l’insignifiance. Le fait qu’il y ait toujours quelque chose de grisant dans
la découverte d’un sens nouveau ne doit pas nous empêcher de reconnaître que si le contraire, la perte
du sens, l’aliénation est généralement douleur, elle est parfois, aussi, une sorte de plaisir.
Sombrer dans l’indistinction, devenir une machine, percevoir le monde comme une chose et non
plus comme langage, vivre une existence programmée, sans alternatives, embrasser la nécessité : rien
de tout cela n’est exclu. Mais, c’est là une tendance ou une tentation dangereuse, une dépendance
périlleuse, dont les retombées morales apparaissent dès qu’on envisage l’insignifiance non pas comme
un point de départ — comme ce qui nous incite à un éveil moral, à la prise de conscience du fait qu’un
monde meilleur est possible — mais comme un point d’arrivée, comme l’aboutissement d’une torpeur
morale, comme l’intériorisation de l’idée qu’on vit dans le seul monde possible. Prendre goût à
sombrer de la sorte dans l’insignifiance, c’est en fait être déjà devenu incapable d’en percevoir les
seuils. Car qui commence à prendre plaisir à agir comme un robot n’agit plus en réalité « comme un
robot » : il est déjà devenu robot.
A l’opposé, tant qu’on assume sa propre humanité, tant qu’on reste fidèle à sa constitution biocognitive, on ne peut pas se réjouir de devenir une machine. Quand il nous arrive de nous rendre
compte que ce que nous faisons ou disons ne signifie rien, pour personne et sur aucun plan, nous
devrions ressentir une vive douleur. Nous devrions éprouver le besoin irrépressible d’échapper à nousActes Sémiotiques n°119 | 2016
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même. Nous devrions changer. Ce n’est pas là un impératif seulement moral mais aussi d’ordre biocognitif. Si nous acceptons de vivre environnés non plus par le langage et le sens mais par de pures et
simples choses, alors nous reculons dans l’histoire de l’espèce, nous abdiquons notre rôle dans
l’évolution. Transformer l’environnement en univers de sens, c’est au contraire très précisément ce qui
donne à l’humanité le meilleur contrôle possible sur ses propres conditions d’existence. Certains
voudraient renoncer à cette capacité, préférant l’utopie d’une union mystique avec la nature.
Malheureusement, dans la majorité des cas, lorsque des hommes tendent à sombrer dans
l’insignifiance, à faire et à dire des choses dont ils ignorent ce qu’elles signifient, ils se transforment
tout simplement eux-mêmes, de sujets sémiotiques en choses. Et loin de réaliser leur utopie, ils
permettent du même coup à d’autres hommes de les utiliser comme des « outils humains ». Plonger
dans l’insignifiance, c’est s’asservir à d’autres hommes qui sauront en tirer profit.
Quelles leçons en tirer sur un plan plus personnel ? Si la présente réflexion a pris comme terrain
d’expériences sémiotiques les autobus japonais, c’est parce que l’auteur les a récemment beaucoup
pratiqués, entre la maison et le bureau, à titre de professeur invité durant un semestre à l’université de
Kyoto. Une période sabbatique peut se révéler enchanteresse pour un chercheur. Soudain, on vous
donne la possibilité de passer des journées entières dans les bibliothèques, les archives, les
laboratoires, de rencontrer de nouveaux collègues, d’entretenir avec eux de longues conversations
philosophiques en partageant une cuisine exotique, de transmettre de nouvelles connaissances à des
auditeurs attentifs, de s’isoler dans un bureau que n’encombrent guère les objets personnels, de lire,
écrire, penser… Mais à vrai dire, n’est-ce pas exactement pour cela qu’un professeur-chercheur est
payé tout au long de sa carrière ? Ce sont bien, en effet, des activités de ce genre qui devraient rendre
signifiante la vie d’un chercheur, du moins s’il est convaincu que ce qu’il fait est pertinent dans un
domaine correspondant à sa vocation, à sa formation, à ses compétences. Pendant un congé
sabbatique réussi, un professeur universitaire se repaît ainsi de signifiance, certain que ses efforts ne
seront pas vains, qu’ils contribueront pour leur modeste part à une humanité meilleure.
Or ce sentiment de signifiance contraste cruellement avec la condition existentielle que
connaissent la majorité des professeurs d’université quand ils travaillent chez eux, dans leurs propres
institutions. Il y a bien sûr des universités meilleures que d’autres, qui donnent plus de liberté que
d’autres, plus de chances de rencontres fructueuses, un espace de travail plus vaste, plus calme, etc.
Mais la question n’est pas là. Si un congé sabbatique constitue la meilleure des expériences possibles
pour un chercheur, quelle que soit son institution de provenance, c’est avant tout parce qu’il lui donne
l’occasion de se soustraire à la plus grande part de ce qui, dans la vie universitaire, est au contraire, à
proprement parler, insignifiant.
Pendant la récente crise économique et financière, les universités italiennes ont introduit un
système d’évaluation et d’auto-évaluation compliqué, à plusieurs niveaux, afin de rationaliser les
pratiques et d’éliminer progressivement les comportements improductifs. L’évaluation et l’autoévaluation sont certainement utiles dans tout domaine d’activité. Toutefois, comme cela est souvent le
cas en Italie ou dans des pays de culture comparable, ce cadre d’auto-observation, à l’origine nordique,
a été importé dans sa forme mais non dans son esprit. En tant que directeur d’un programme de
master, l’auteur du présent article doit rassembler chaque année une longue série de données
statistiques, les compiler dans un rapport préformaté, juger de la situation du programme et formuler
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des promesses pour son amélioration. Tout cela donne une très belle impression. En réalité, les
données statistiques sont souvent fausses, ou du moins elles sont recueillies de façon si rudimentaire
qu’elles ne sont absolument pas représentatives de l’état du programme ; en se concentrant
uniquement sur les chiffres, le rapport échoue à saisir ce qui importe vraiment, à savoir la qualité de
l’enseignement et de la recherche ; il n’y a pas de crédits pour réaliser ce qu’on promet dans le
rapport ; pis encore, personne ne lit véritablement ces rapports à l’exception de quelques bureaucrates
immotivés qui se bornent à en vérifier la correction formelle. Par conséquent, cette activité
d’évaluation et auto-évaluation 1) ne signifie rien, car elle ne représente pas vraiment l’état du
programme ; 2) elle n’a de sens pour personne, car personne, étudiant, professeur ou décideur
institutionnel, ne la prendra au sérieux ; et 3) faute de sélectionner les aspects signifiants de l’objet
qu’elle est censée représenter, elle n’a de sens à aucun égard. La mise au point de ces rapports est
néanmoins obligatoire et requiert une énorme quantité de temps, un temps très précieux qui pourrait
être consacré à des activités plus significatives, par exemple la lecture d’un livre ou une conversation
avec un étudiant.
Si la vie est sémiosis, et si la signifiance est la destinée de l’espèce humaine, alors la bureaucratie
académique est la mort. Compiler des rapports insignifiants est un peu comme mourir : cela équivaut à
se transformer en un robot, une machine, une chose. Cela équivaut à renoncer à ce que les savants ont
de plus cher — à savoir une relation amoureuse avec le langage — pour devenir les automates d’une
forme de vie insignifiante. Et comme on l’a suggéré plus haut, ce passage de la signifiance à
l’insignifiance n’est pas innocent. Chaque fois qu’un peu d’énergie cognitive est détournée d’une
relation signifiante avec l’environnement et dirigée vers une relation insignifiante, quelqu’un ou
quelque chose est en train d’utiliser cette énergie-là comme un outil, comme un dispositif de stupidité.
Dans le cas de la bureaucratie académique, l’éventail des hypothèses concernant la source de cette
exploitation est large. Qui donc tire profit du fait que le temps de la signifiance est soustrait de la vie de
professeurs et des étudiants dans le seul but de satisfaire les demandes d’une bureaucratie insatiable ?
La réflexion sur la sémiotique de l’insignifiance est importante non seulement pour répondre à
cette question, mais aussi afin de comprendre que la bureaucratie académique n’est que la pointe de
l’iceberg de l’aliénation sémiotique. Si la plupart des professeurs d’université sont aujourd’hui
profondément troublés et inquiets — à un point qui semble incompréhensible, risible ou même
méprisable d’un point de vue extérieur —, c’est que la majorité d’entre eux peuvent encore voir la
différence entre signifiance et insignifiance. Il existe évidemment aussi des chercheurs suicidaires qui,
s’étant résolument mis du côté de la bureaucratie, se donnent pour mission existentielle, si on peut
dire, de bureaucratiser le temps libre de leurs collègues. Ils demeurent heureusement l’exception. Sans
doute ont-ils cessé depuis longtemps d’être des chercheurs, ou même ne l’ont jamais vraiment été. La
plupart, en revanche, comprennent encore parfaitement combien leur vie devient lumineuse lorsqu’ils
peuvent étudier en profondeur un sujet avant d’en discuter avec les étudiants ; lorsqu’ils peuvent lire
un nouveau livre ; lorsqu’ils peuvent prendre le temps de travailler un argument qui leur survivra. Et
ils sont également conscients de la violence qui les force à se sentir obligés de mener à terme des
tâches insignifiantes. L’irritation et le malaise ressentis au passage de la signifiance à l’insignifiance
sont des états d’âme salutaires, tout comme il est salutaire pour tout être humain de se rendre compte
que les choses ne sont pas comme elles devraient être, et qu’elles pourraient être meilleures. La
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protestation, l’émigration, la philosophie : autant de réactions qui, bien que totalement différentes,
relèvent de la même incapacité humaine de s’accoutumer à la douleur, à la souffrance, à l’injustice, à
l’exploitation.
Mais chez la plupart des êtres humains, cet instinct de survie sémiotique s’est éteint depuis
longtemps. Ils ont été contraints à accepter des formes de vie insignifiantes dont ils ne peuvent même
plus saisir l’insignifiance, et cela au bénéfice de vies plus significatives. Dans les années 1960, les
utopistes rêvaient d’un monde dans lequel il n’y aurait pas de travail sans créativité, et inversement,
pas non plus de créativité sans travail. Dans les conditions présentes, demander que chacun reçoive la
chance de mener une vie créative ne serait sans doute pas seulement utopique mais de plus
moralement inapproprié. Ce serait en effet ne pas voir qu’aujourd’hui la plupart des vies humaines non
seulement n’ont rien de créatif mais sont marquées du sceau de l’insignifiance. Les vies ordinaires
consistent à brûler jour après jour du temps et de l’énergie afin d’accomplir des activités programmées
dont on ignore complètement ce qu’elles signifient, pour qui, et à quel égard.
La sémiotique doit dénoncer l’insignifiance de la vie humaine et stigmatiser aussi, avec la même
véhémence, tous ses placebos. Les gens sont affamés de signifiance : ils la désirent ardemment et,
aujourd’hui, peuvent de temps en temps la trouver dans les frissons microscopiques d’une satisfaction
égotiste procurée par des instants d’exposition dans les réseaux sociaux ; ils la poursuivent aussi, bien
que d’une tout autre manière, lorsqu’ils sombrent dans l’irrationalité en embrassant le
fondamentalisme, la superstition, l’obscurantisme ; ils la cherchent encore lorsque, plus banalement,
ils cèdent aux appâts de la consommation ; et c’est d’elle aussi qu’ils rêvent en imaginant l’instant
existentiel glorieux où, finalement, leurs efforts signifieraient quelque chose, pour quelqu’un, et dans
quelque domaine.
La sémiotique ne peut ni ne doit dire le « sens de la vie ». Mais elle a les moyens de mettre en
garde contre la mort du sens. Et cela, du moment où elle le peut, elle le doit.
Références bibliographiques
Eco, Umberto, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1976.
— et Thomas A. Sebeok, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Bloomington, Indiana University
Press, 1983.
Landowski, Eric, Les Interactions risquées, Limoges, Pulim, 2004.
Peirce, Charles S., Collected papers, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1935, 8 vols.
Pike, Kenneth Lee, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, La
Haye, Mouton, 1967.
Ricœur, Paul, « Le temps raconté », Revue de métaphysique et de morale, 1984.
Pour citer cet article : Massimo Leone. «De l’insignifiance», Actes Sémiotiques [En ligne]. 2016, n°
119. Disponible sur : <http://epublications.unilim.fr/revues/as/5641> Document créé le 30/06/2016
ISSN : 2270-4957
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