Sciences du jeu
9 | 2018
Du ludique au narratif. Enjeux narratologiques des jeux vidéo
Design narratif : considérations préalables à son
étude et à l’analyse de compositions
ludofictionnelles sous le modèle EST
Vincent Mauger
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sdj/985
ISSN : 2269-2657
Éditeur
Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles
Education
Référence électronique
Vincent Mauger, « Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de
compositions ludofictionnelles sous le modèle EST », Sciences du jeu [En ligne], 9 | 2018, mis en ligne
le 06 juin 2018, consulté le 21 juin 2018. URL : http://journals.openedition.org/sdj/985
Ce document a été généré automatiquement le 21 juin 2018.
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
Design narratif : considérations
préalables à son étude et à l’analyse
de compositions ludofictionnelles
sous le modèle EST
Vincent Mauger
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Réfléchir et écrire au sujet du design, du jeu ou du récit peut vite devenir déroutant : aux
frontières floues ou difficiles à établir, ces trois notions révèlent des termes
polysémiques, en relation avec les cultures, usages, langues et individus les employant. Il
en va de même pour les qualités « narrative » ou « interactive », d’une grande malléabilité
langagière. Partant de ce fait, les réflexions ici présentées exploreront sous différents
angles d’approche la question du « design narratif », notamment différentes appellations
et pratiques, avant d’en arriver plus précisément aux spécificités du jeu vidéo. Le but
d’une telle démarche est d’établir une distance critique qui permet de souligner certaines
manifestations concrètes, culturelles et médiatiques de pratiques créatives liées à
l’élaboration d’éléments narratifs et fictionnels avant de proposer une stylistique
structurelle. Celle-ci prend la forme d’un modèle formel utilisable tant à titre d’outil
d’analyse que de guide à la création.
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Aujourd’hui, la plupart du temps, romans, films, jeux vidéo et autres produits dérivés
prennent part à des « complexes transmédiatiques » (Arsenault et Mauger, 2012) associés
au développement de riches univers fictionnels ou de franchises médiatiques établies, à
savoir des projets vastes réunissant un ensemble hétérogène d’intervenants. A priori, nous
définirons donc succinctement la notion de design narratif comme « l’élaboration et la
gestion de matières fictionnelles et d’éléments narratifs nécessaires à la création de
produits culturels ».
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Cette relecture nécessaire d’un champ émergent du design dépasse ainsi l’approche
fonctionnaliste (l’utilité uniquement) souvent réduite à des domaines d’applications
spécifiques. À titre de position fréquemment avancée par des héritiers du modernisme
industriel, l’on oublie trop souvent les héritages métaphysique, symbolique et artistique
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
de cette tradition disciplinaire ayant longtemps évoqué quelques « divines proportions »
de « formes qui parlent à l’esprit » en arts appliqués. Car dès lors que le designer, par la
reconfiguration d’objets, transforme les rapports aux choses et fait advenir de nouvelles
attentes et émotions, il s’apparente, d’une certaine façon, au dramaturge. « Un designer
est un comploteur perfide qui tend des pièges », écrit Vilèm Flusser (1999, p. 17, ma
traduction). La création ancrée, tant formée de matière que de sens redéfini, apparaît
alors porteuse d’une histoire, d’un dessein. Celui-ci comprend corolairement le scénario
de sa consommation, voire son appropriation et sa critique même, tout en projetant
l’ensemble dans un nouvel univers riche d’expériences subsidiaires.
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Pour résumer, l’on retrouve le design narratif, aussi constitué d’approches de design
diffuses, tant chez des communautés de développeurs que de joueurs, de professionnels
que d’amateurs, d’experts que de débutants : il s’accompagne par conséquent d’une
variété d’états d’esprit créatifs, tels que le proposent des approches collaboratives visant
à différents degrés des changements socioculturels, du design activiste (Fuad-Luke, 2009)
au co-design solidaire ayant des visées à plus long terme (Chapman et Gant, 2007). Cette
compréhension des différences et des rapprochements de leurs applications respectives
permet alors de réaliser la subtilité inhérente à la variété de tâches rattachées au design
narratif, plus spécifiquement à celui du jeu vidéo devenu objet artistique et composante
indiscutable des pratiques culturelles de la vie quotidienne animant la société
contemporaine.
Pratiques créatives d’un domaine en émergence
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Comment engendre-t-on la narrativité ? L’élasticité des locutions « récit interactif » ou
encore « scénarisation interactive » amène, elle aussi, son lot d’enjeux conceptuels.
Employer l’association « récit + interactif », dont l’interactivité peut être comprise comme
une addition aux formes narratives plus traditionnelles, entraîne un risque patent de
mécompréhension des défis et des occasions qu’offrent les récits interactifs à titre de
formes distinctives d’expression narrative, où l’interactivité constitue un ingrédient
fondamental et non une simple fonctionnalité ajoutée (Koenitz, 2016).
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Dans un premier temps, avant d’en arriver aux différentes pratiques du design narratif, il
importe de définir la « narrativité », un caractère et une qualité recherchée, afin de la
distinguer du « récit », une entité plus spécifique, à savoir : sa forme structurante et les
façons de la mettre en place. Cette distinction est d’autant plus nécessaire qu’en contexte
interactif, les formes de narrativité tendent à s’hybrider et peuvent désormais construire
bien plus que de simples entités narratrices qui racontent ou suggèrent, les notions de
choix et de liberté relative étant désormais posées entre les mains d’utilisateurs.
Efficacement résumé par Molino et Lafhail-Molino dans Homo fabulator (2003), le récit
peut alors renvoyer à quatre réalités distinctes : différents existants et opérations
(l’ensemble des mots, des images ou des gestes qui représentent une série d’évènements,
réels ou imaginaires) ; l’ensemble des évènements que le discours narratif, quel que soit le
matériau, est censé représenter (une « histoire ») ; l’acte par lequel est produit le discours
narratif (une « narration ») ; enfin, le type de discours particulier qui représente des
actions, par opposition au dialogue et à la description.
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À la lumière de telles clarifications, nous pouvons déduire qu’analyser la planification
puis le développement d’environnements narratifs dépasse le contexte expérientiel, voire
événementiel, de la consommation simple de textes constitués de mots, d’images ou de
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sons. Deux représentations de ce qu’est un design « narratif » devraient dans ces
conditions être prises en compte au préalable.
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Premièrement : le design contemporain à titre de réalité narrative dans un environnement de
travail numérique. Cette conception étendue de la notion de design répond d’habitudes,
d’opérations et de philosophies disciplinaires (d’un « phylum intellectuel commun »
comprenant l’architecture et le génie ; Hatchuel, 2005, p. 208). Elles ont une incidence
certaine sur le design d’éléments narratifs, comme c’est le cas au sein d’autres domaines
de design ou champs professionnels.
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En contexte professionnel, tant du côté de l’écriture de récit littéraire ou filmique que de
la scénarisation interactive ou encore du design de systèmes de narration interactive sur
supports numériques, l’on remarque des discours établissant une infrastructure sociale et
des cadres d’action qui guident les projets. Le récit, ici compris dans son sens le plus
étendu, va bien au-delà du fait de raconter des histoires : en plus de ne pas être contraint
aux seuls contenus de mots écrits ou dialogués, il se réfère à des intrigues émergentes
relatives aux interactions et situations interpersonnelles ainsi qu’aux produits
intentionnels d’actions sociales impliquant des « forces illocutoires » et des
« positionnements » par rapport à celles-ci (positioning, selon Davies et Harré, 1990).
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Les processus du design de produits peuvent être étudiés avec cette approche narrative.
Elle permet la réduction de la complexité par le biais d’intrigues et de personnifications
émergentes rendant la situation intelligible et applicable à d’autres processus de création.
Par exemple, dans le processus de création d’objets, en rétrospective, des histoires de
succès linéarisées sont racontées. On observe qu’au cours du temps, des attributions et de
la typification s’opèrent sous forme d’histoires prenant part aux interactions sociales
(Deuten et Rip, 2000). Il faut par conséquent reconnaître le rôle constitutif de la
narrativité, les histoires étant bien plus que des outils : elles sculptent le paysage
organisationnel.
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De plus, alors que le récit consolide les pratiques de conceptions variées, les jeux vidéo et
les médias numériques en général entraînent de nouvelles formes de participation et de
collaboration donnant désormais accès à une variété inédite de moyens de production et
de distribution. Les médias collaboratifs (Löwgren et Reimer, 2013) encouragent
aujourd’hui des expressions originales de la pratique médiatisée et de la culture qu’est
devenu le design numérique. Il est donc essentiel de tenir compte de cette réalité afin de
la décrire avec justesse et d’assurer le développement optimal des projets catalysés.
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La deuxième représentation qui doit être prise en compte est celle du « design narratif »
compris comme domaine distinctif. Celui-ci comprend la création de mondes imaginaires
ou d’histoires en plus de la production de scénarios, de documents et de systèmes
interactifs à caractère narratif. En contexte vidéoludique, on l’associe souvent aux enjeux,
contraintes et outils en lien avec la narration interactive à même les jeux. Celle-ci consiste
alors à marier d’indispensables notions de design de jeu à une narration intégrée dans
l’expérience vidéoludique par des rythmes et tensions adéquates (Le Breton, 2017). Le
design narratif participe aussi au développement d’autres produits culturels et
interactifs, et renferme un ensemble étendu de pratiques, de méthodes et de recettes
fondées sur des idéologies et traditions créatives. La prochaine section centrale de cet
article en constitue un panorama non exhaustif.
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Figure 1 : Dessin de définition (blueprint) de la ville fictive d’Arkham City.
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La figure 1 montre une trace de design narratif conséquent : les développeurs du jeu
vidéo Batman : Arkham Asylum (2009) révèlent ici par anticipation le prochain chapitre de
leur série de jeux vidéo à l’aide de cet indice dissimulé. Il expose du même coup un travail
cohérent prévoyant au-delà d’un seul produit l’usage d’un monde fictionnel bien campé.
Le design du récit écrit
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En premier lieu, il n’y a pas si longtemps, « narrative design » a été un terme employé par
Madison Smartt Bell (1997), auteur et enseignant américain, afin de décrire la forme ou
structure de première importance et décisive pour toute œuvre de fiction. Près d’une
dizaine d’années avant son introduction plus courante dans l’industrie du jeu vidéo
(Dinehart, 2011), il renvoyait alors à une approche de l’écriture attentive aux éléments
formels du récit et à son idéation qui facilitait la pratique et la critique de la création
littéraire. L’écrivain le qualifie lui-même comme « axé sur un art minutieux, non pas un
processus » (craft-centered, not process-centered), gérant les « ingrédients » d’une fiction
(intrigue, personnages, ton, temporalité, point de vue, dialogue, thème, imaginaire, etc.).
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Bell divise son narrative design en deux familles. D’abord, un « design linéaire » (linear
design, Bell, 1997, pp. 25-32), conçu tel un vecteur pointé vers le futur. Un récit organisé
de la sorte doit être compris architecturalement comme une structure à la forme statique,
un squelette sur lequel il est ensuite possible de travailler avec finesse, voire
d’improviser, si l’auteur en ressent le besoin. Selon Bell, le design linéaire est holistique et
s’apparenterait à celui du sculpteur.
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Ensuite, le « design modulaire » (modular design, Bell, 1997, pp. 213-216) obéit à des règles
organiques et libérées de la logique linéaire, telle la temporalité ou autres conventions
romanesques. La forme y devient inséparable du sens et ce mode de création rappelle le
travail du mosaïste. Une illustration éloquente de ce principe est l’algorithme littéraire de
La Vie mode d’emploi de Georges Perec (1978) : cette œuvre suit le tracé de la polygraphie
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du cavalier aux échecs au long de la grille de 10 par 10 de l’immeuble où se déploie le
récit.
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Ce genre d’approche plutôt « pédagogique » proposée par Bell rappelle celle de divers
guides pratiques dédiés à la création de jeux vidéo, qui découlent essentiellement de la
tradition des guides de scénarisation filmique (voir notamment McKee, 1997). Sous
l’approche en question, un certain impérialisme narratologique réduit ce « narrative
design » à la création d’un récit devant être mis en œuvre dans un contexte interactif,
c’est-à-dire la tâche quasi exclusive de concevoir une « bonne histoire » : celle qu’on peut
clairement communiquer d’une façon optimale afin que le public s’y immerge avec le plus
d’effets réalisables.
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Il est ici utile de rappeler que cette attitude a été décriée avec raison par le
« mouvement » ludologique, mais associée de façon erronée aux études narratologiques
elles-mêmes au tournant du dernier siècle, moment charnière où s’organisaient les études
du jeu vidéo dans le monde anglo-saxon. En ce contexte, la « ludologie », un terme
ambigu, pouvait référer à trois réalités distinctes : l’étude des jeux en général, une
approche de la recherche sur les jeux, ou encore le mouvement susmentionné (Espen J.
Aarseth, 2014). Aujourd’hui perçus comme une critique de positions théoriques ou encore
d’esthétiques quant à l’hybridation entre les jeux vidéo et les récits, l’on reconnaît, avec
plus de nuances, que les principes narratologiques et ludiques peuvent se contenir les uns
les autres. Il en va ainsi dans certains récits numériques tant du côté de la littérature
électronique (Ryan, 2006) que chez de nombreux jeux vidéo qualifiés d’ « à demi-réel »,
entre des règles véritables et des mondes fictionnels (half-real, Juul, 2005), ou même dans
le « jeu littéraire » (literary gaming, Ensslin, 2014) allant du simple corps exquis à la plus
complexe hyperfiction poétique d’avant-garde.
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Néanmoins, cette tendance dirigiste est observable dans plusieurs guides techniques à
l’intention des scénaristes de jeux vidéo. Par exemple, dans le livre Professionnal
Techniques for Video Game Writing (Despain, 2008), on emploie parfois les termes de récit et
d’histoire sans distinction1. Dans le manuel Creating Emotion in Games (2003), David
Freeman présente de son côté des techniques de création littéraire et d’écriture de
scénario de film adaptées aux jeux vidéo. En réalité, il y discute donc de scénarisation
interactive en recommandant l’adoption d’une sensibilité particulière, une esthétique.
Freeman parle d’emotioneering : sa méthode personnelle pour favoriser l’immersion
émotionnelle dans les jeux vidéo.
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Il faut ici comprendre que ces procédés narratifs pour stimuler des émotions chez les
joueurs par l’entremise du récit ne sont qu’un type parmi bien d’autres que le médium
vidéoludique permet d’évoquer. Les émotions dans les jeux vidéo ne proviennent pas
exclusivement d’une courroie allégorique de transmission narrative. Les supports
numériques et l’interactivité changent la donne.
La scénarisation interactive
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Ce type de (pré)production d’une grande variété médiatique concerne plusieurs formes
en émergence et fait appel tant aux outils du designer qu’à ceux de l’écrivain :
hyperfiction, espaces muséologiques ou virtuels, installations interactives, sites web
informationnels, environnements urbains, technologies mobiles et géolocalisées, etc.
Alors que l’on associe usuellement la scénarisation au cinéma et au jeu des acteurs (
screenwriting), on lie d’ordinaire la scénarisation interactive à des applications
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multimédias où des composantes textuelles, visuelles et sonores sont mises en
interrelation par l’entremise d’une interface. La nomenclature archaïque du design de
page-écran (screen design) et du design web s’est depuis substituée aux pratiques de design
d’interface utilisateur (UI, user interface design) prenant part aux domaines étendus du
design numérique d’interaction (IxD, interaction design) plus près du design industriel ou
de l’interaction humain-machine (HCI, human–computer interaction), « un processus plus
inclusif dont le centre d’intérêt est l’interaction entre les actions des êtres humains et les
réponses des systèmes automatisés » (Murray, 2012, p. 10, notre traduction).
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À l’aide de méthodes de préproduction comme le plan de communication et le synopsis,
ou encore par des outils de visualisation tels le scénarimage (storyboard) ou la description
commentée de la navigation, d’évènements et de contenus, un enchaînement narratif
présenté de façon linéaire, chronologique, pourra être réalisé. Ce mode de
développement s’applique à merveille aux jeux et aux espaces analogiques, comme les
parcours scénarisés, les activités s’apparentant au jeu de rôle ou encore les projets
vidéoludiques à petite échelle.
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Tout bien pesé, les aspects ludiques de ces produits et expériences à scénariser
n’entravent en aucun cas leur disposition à diffuser des contenus informatifs,
éducationnels, historiques ou culturels. Le récit et les environnements fictionnels et
interactifs partagent d’ailleurs bien des points en commun. Ils reposent, entre autres, sur
la suggestion ou communication d’un monde artificiel, aussi minimaliste soit-il, peuplé
d’entités qui supposent une suspension délibérée de l’incrédulité (Coleridge, 1817)
correspondante aux contenus proposés, condition qui permet de mieux ressentir la
situation évoquée. Cependant, dans le contexte des médias numériques abordé d’ici peu,
l’on observera plutôt une « création active de la crédulité/croyance » (active creation of
belief) (Murray, 2012, p. 24) à l’œuvre dans tout environnement bien conçu où se
conjuguent immersion et agentivité.
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De surcroît, l’entremise d’un personnage, explicite ou implicite (« implied » dirait Wolf,
2003, p. 50), comme courroie d’action est nécessaire, qu’elle ne soit que pure
performativité du personnage-joueur en contexte interactif ou encore fiction plus
élaborée. Les principes narratifs et ludiques agissent donc de façon complémentaire.
Finalement, l’univers narratif, instrumentalisé sous les réflexions du joueur, procure un
contexte significatif supplémentaire pouvant contribuer à l’immersion vidéoludique.
Chez certains amateurs qui suscitent ce type d’interaction, la richesse sémiotique
entraîne un engagement supérieur dans l’univers ludique.
Le design de récits interactifs
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La production d’un récit interactif s’étend plus loin que la création des fictions et des
histoires non linéaires destinées à un jeu ou encore à une œuvre écrite ou filmique. Cette
pratique consiste en une phase d’idéation et de recherche préliminaire menant à
l’élaboration d’un environnement fictionnel parfois minimal, puis à l’élaboration d’une
structure dramatique prenant la forme d’un réseau plus ou moins complexe où
s’engagera un participant.
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Les fictions spatialisées, les parcours éducatifs ou touristiques et le contexte muséal
offrent leur lot de situations pour mettre en place des récits interactifs. Dans un contexte
numérique, les champs d’application du design d’expérience (Laurel, 1990, 1991 ;
Shedroff, 2001) et du design d’interaction (Moggridge, 2007), comme, dans une certaine
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mesure, celui du design de jeu (Schell, 2008) relevant lui-même du domaine de
l’esthétique des systèmes interactifs (Salen, 2008, p. 185), peuvent prendre part à
l’élaboration, à l’encadrement et à la communication de matières narratives et
fictionnelles, le concepteur de jeu (game designer) étant une forme de concepteur de
système (system designer) (Heussner et al., 2015, p. 24).
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En somme, les tâches centrales du design de récits interactifs se concentrent sur un
travail minutieux de la trame narrative et de ses « lignes d’action » : elle suit des
arborescences aux parcours et embranchements alternatifs hérités des livres-jeux ou
encore des structures semi-linéaires, ouvertes ou plus complexes se rapprochant des
théories des graphes et des réseaux. On y spécifie alors les objectifs principaux,
intermédiaires, alternatifs ou facultatifs ainsi que le flux de certaines ressources et
informations : le tout est établi et se communique à l’aide d’une armature
schématique nommée « charte de processus » ou flowchart (Brown, 2007) ; un logigramme
cousin de l’organigramme de programmation.
Le design des récits numériques interactifs
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Terme rattaché au champ de recherche des techniques et méthodes de narration
interactive (interactive storytelling) associant le domaine des lettres et des sciences
humaines à l’intelligence artificielle, le design des récits numériques interactifs (
interactive digital narrative) requiert la distinction entre le récit interactif (interactive
narrative) comme produit singulier et le système de narration interactive (interactive
storytelling system) comme technologie le supportant (Koetnitz, 2016). La démocratisation
des outils numériques de production au 21e siècle, tout comme l’entremise des
technologies mobiles et des médias sociaux, a aussi lancé de nouvelles vagues de
narrations distribuées, combinées et parfois plutôt chaotiques (Alexander, 2011), des jeux
à réalité augmentée à ceux à réalité alternée (ARG).
29
Essentiellement, les types de systèmes narratifs les plus courants sont, par exemple, une
arborescence hybride, un langage de script où des éléments sont considérés comme des
personnages placés sur une « scène » numérique, ou encore des systèmes à planification
universelle (orientée-personnage ou non) parfois émergents et tributaires d’une
programmation informatique plus dynamique ou fonctionnelle. Le cœur de cette pratique
de conception consiste alors en l’élaboration, la gestion et les ajustements de contenus
associés à la programmation des systèmes de narration interactive desquels dépend
l’expérience narrative, même si, dès le moment de la pré-production d’un produit
numérique, une phase d’écriture liée à la création de contenus est nécessaire.
L’écriture vidéoludique
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Écrire pour le jeu vidéo (game writing) a beaucoup en commun avec la scénarisation et
l’écriture de fiction, notamment par l’usage des personnages, des points de vue, du
dialogue ou encore de situations dramatiques. « Je suis écrivain au sens narratif classique
du terme, j’utilise des mots pour créer des histoires, structurer des univers, faire évoluer
les personnages », explique d’emblée Jeffrey Spock (Prudent, 2014), un « écrivain de jeux
vidéo » associé à la franchise Heroes of Might and Magic (Ubisoft).
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De ce point de vue, l’écriture d’un jeu n’est pas si loin de l’écriture pour la télévision, le
cinéma ou le théâtre ; la vision de la personne qui construit l’idée initiale est filtrée et
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
transposée par toutes les personnes responsables de la mise en scène, du décor, du son,
du jeu des comédiens, etc. » (Pirou, 2009, p. 121).
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Pourtant, la pratique rédactionnelle diffère sensiblement de l’écriture pour les médias
plus traditionnels : si l’interactivité devient prépondérante, comme dans le cas d’autres
formes de récits interactifs, les « affordances » diffèrent sensiblement du côté du jeu
vidéo. Dit simplement, elles sont les qualités ou les propriétés d’un objet qui suggèreront
ses utilisations possibles ou indiqueront clairement aux utilisateurs comment il peut ou
doit être utilisé, un peu comme les boutons d’une manette de jeu semblent appeler nos
doigts. Le concept a été introduit par James Gibson (1977) dans son essai « The Theory of
Affordances », puis a été popularisé par Donald Norman (2002) dans son ouvrage phare
pour les domaines de l’expérience de l’utilisateur et de l’interaction humain-ordinateur :
The Design of Everyday Things. La notion peut alors être étendue aux attentes subtiles, mais
importantes, qu’une communauté porte quant à l’évaluation de ce que l’on peut faire ou
non avec une forme culturelle, tel le jeu, ou ce que la configuration même de tels artéfacts
suggère (Sharp, 2015, p. 5).
33
Effectivement, les scénarios cinématographiques, les romans et les nouvelles offrent la
plupart du temps des avenues prédéfinies dans leur matériel : tous leurs mécanismes
textuels sont déposés entre les mains des lecteurs et demeurent ouverts à
l’interprétation. En revanche, les jeux vidéo sont un pur mélange d’adaptation dynamique
et de réactions prescrites quant aux choix et aux performances des joueurs : les actions
possibles, leurs effets et les évolutions de la jouabilité (gameplay) doivent être établis puis
tenus en compte suivant différentes esthétiques (de l’ordre du divertissement, de
l’hommage, des arts médiatiques, propice à la détente, etc.) et cultures (locales,
vernaculaires, populaires, professionnelles, etc.). Certains codes, attentes et limites, tels
que les genres vidéoludiques (Despain, 2009), sont uniques au médium et se rapprochent
de la rédaction technique, tel le codage de contenus interchangeables et des évènements
scénarisés (Bateman, 2007).
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Dans ces conditions, bien que certains rédacteurs puissent guider les façons dont les jeux
engendrent la narrativité et intègrent des séquences d’action ou des scènes cinématiques
(cut-scenes), leur principale tâche est la création et la codification d’information narrative.
Ils écrivent les dialogues et les évènements scénarisés et composent parfois des textes
nécessaires au rayonnement du jeu à titre de produit culturel, ce qui implique
d’abondantes documentations informationnelles et communicationnelles. Ces formats
d’écriture sont variés et peuvent avoir un modèle général de présentation, prendre la
forme de scripts de programmation adaptés au projet en cours, ou encore celle de
dialogues mis en forme pour le besoin des acteurs prêtant leurs voix. On complète parfois
l’ensemble avec des traductions, des références fournies par les animateurs ainsi que
d’autres commentaires jugés utiles par l’équipe artistique (Bateman, 2007).
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Les scénaristes de jeux sont une partie de l’ensemble de l’équipe de développement du
jeu : ils peuvent écrire en groupe, sur des éléments spécifiques de récits volumineux, ou
être engagés à titre de pigistes contractuels répondant d’un membre de l’équipe de
création. En résumé, leurs rôles et tâches rassemblent l’écriture des détails du récit, en
passant par les contenus rédactionnels du jeu et de certains produits dérivés, en plus de la
rédaction de dialogues et de documentations variées tels que des documents
promotionnels ou des documents directeurs. Si certains scripts interactifs doivent être
formatés, les rédacteurs ne font pas de programmation avancée ni de design de systèmes.
Les écrivains et les rédacteurs répondent donc des développeurs : ils ne créent pas le jeu
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
comme tel, même s’ils devraient idéalement être impliqués dès le départ dans les
réunions de conception et les phases de remue-méninges qui lancent son développement,
car ils enrichissent en réalité leurs formes, à l’instar des artistes visuels.
Le « narrative designer » dans l’industrie vidéoludique :
rôles et tâches usuelles
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Pour aborder cette fonction, une clarification préalable est primordiale : la scénarisation
de parcours ou l’écriture d’éléments prenant part à un jeu ne sont pas une spécialité
analogue à sa conception même, allant de l’idéation à l’élaboration puis au raffinement de
ses règles et procédures, son « game design ». Sur le marché du travail, les écrivains, les
rédacteurs et les scénaristes derrière les jeux produiront des ressources aussi variées que
spécifiques : des actifs d’entreprise matériels et immatériels distincts. Leur lien avec la
jouabilité s’incarne par la maîtrise des dossiers documentaires du design de jeu (GDD :
game design document). Pour tout dire, il s’agit là d’une méprise fréquente résultant de la
relation étroite entre le récit d’un jeu et le maintien d’une vision cohérente derrière
celui-ci.
37
Les éléments scénarisés d’un jeu vidéo doivent en réalité être suffisamment adaptables,
représentatifs des actions que les joueurs sont susceptibles d’essayer en cours de partie,
et, en même temps, limités afin de répondre aux scripts et autres spécifications du
matériel informatique et des logiciels employés dans leur compagnie. Cela peut être une
tâche considérable dans le cas des jeux vastes et complexes où la narrativité sera
émergente, car, plus les jeux se développent et se raffinent, plus les systèmes de gestion
des histoires deviennent complexes. Le design narratif s’exerce ainsi à différents niveaux
d’une hiérarchie : de celui macroscopique du directeur narratif (narrative director), aux
designers narratifs senior ou junior, aux emplois plus spécialisés tels les scripteurs
d’évènements, les rédacteurs analystes (story editor) ou encore les designers scéniques de
ressources narratives (narrative assets staging designer). Il n’est donc pas étonnant de
constater que ces praticiens aguerris proviennent souvent de l’écriture vidéoludique,
sinon cinématographique, ou encore du design ou développement de jeu, là où ils ont fait
leurs premières armes (Heussner et al., 2015).
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Dans le milieu professionnel du jeu vidéo, le terme « narrative designer » et l’apparition de
débats rattachés à son rôle auraient été signalés pour la première fois à la Game Developers
Conference (GDC) tenue à Austin en 2004, selon Mary DeMarle, alors « Lead Game Writer »
chez Eidos Montréal (Dinehart, 2011). Stephen Dinehart, entre autres garant du carnet
virtuel The Narrative Design Explorer « dédié à l’exploration de la narration interactive » (
dedicated to exploring interactive storytelling), aurait été, en 2006, l’un des premiers à porter
le titre. Il travaillait alors pour un studio établi à Vancouver, Relic Entertainment (Sega
Corporation), auparavant propriété de l’éditeur et développeur THQ, fermé depuis 2013.
Dinehart y écrivit la description du poste sous l’aval de Relic et THQ, à l’initiative de son
directeur général, Tarrnie Williams, et de son directeur cinématographique, Owen
Hurley :
le cœur de mon travail consiste à défendre l’histoire et la chaîne de traitement de la
production narrative pour l’entièreté du produit. […] En tant que designer narratif,
j’ai le luxe de me concentrer uniquement sur le récit et l’évolution du jeu (Despain,
2007, ma traduction).
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
39
Dans The Game Narrative Toolbox, quatre designers narratifs expérimentés ont traité le
sujet de façon généreuse pour exprimer en quoi consistent cet emploi et l’écriture de jeu
vidéo.
40
Le design narratif de jeu vidéo est l’art de raconter une histoire à l’aide d’un ordinateur
en employant les techniques et appareils disponibles. C’est l’art d’utiliser le gameplay et
l’ensemble des méthodes visuelles et acoustiques pour créer une expérience divertissante
et stimulante pour le joueur.
Un designer narratif de jeu vidéo est le gardien protecteur d’une histoire
interactive […] puis combine les rôles de l’écrivain et du designer de jeu. En
travaillant avec d’autres spécialités […], le designer narratif organise et intègre
l’histoire au jeu en utilisant les mécanismes, designs et ressources disponibles
(Henssler et al.., 2015, pp. 1-2, ma traduction).
41
Pour ces auteurs, les termes de l’industrie manquent toutefois de précision ou de
définitions, ce qui complique la communication : un studio peut employer un terme d’une
façon alors qu’un autre le fera différemment. Comme dans le cas des outils utilisés à
l’interne, l’important est alors de comprendre leurs rôles. Certaines tendances sont
néanmoins observables parmi les multiples offres d’emplois et descriptions disponibles
en ligne (comme celles de THQ en 2006, Monolith en 2009, Microsoft en 2011 ou Ubisoft en
2016). Nous en dégageons six :
• La primauté du design. C’est ce qui distingue le designer narratif (narrative designer) de
l’écrivain ou du rédacteur. Par sa participation active à l’équipe de développement, il
soutient les autres designers pour tout ce qui concerne le récit dans le projet en vue de sa
complétion, tout particulièrement l’intégration harmonieuse du gameplay à sa structure
narrative et aux évènements scriptés.
• Une expérience multiple de la culture vidéoludique. Sa compréhension fine du jeu vidéo comme
objet culturel, des tendances de l’industrie, ainsi que des devoirs et enjeux du travail de
conception de ses collègues développeurs le particularisent tout autant quant aux
rédacteurs. S’il n’a pas à être un expert praticien des logiciels de graphismes, d’édition
sonore, d’animation 2D, 3D ou vidéo, ceux-ci doivent lui être familiers. Le designer narratif
s’efforce de la sorte à faire œuvrer la narrativité et les mécaniques ludiques du design de jeu
[game design] en tandem pour livrer une plus grande charge émotive aux joueurs par
l’entremise d’histoires qui doivent être avant tout les leurs.
• Une implication étendue. Le designer narratif est présent du début de l’idéation et de la
création jusqu’au moment du prototypage, des phases de test puis de la post-production. Il
participe donc à l’ensemble de la réalisation du projet, fort d’une expérience pratique et
théorique du développement de jeux.
• La variété des activités. S’il peut collaborer à l’élaboration et à la fabrication d’un monde
fictionnel, à la création des personnages et des intrigues puis à l’écriture des dialogues, dont
la livraison sera parfois sous sa responsabilité directe, le designer narratif assistera
cependant au design même des systèmes de quêtes ou d’univers virtuels et à leur
implémentation. Il emploiera pour ce faire des éditeurs de jeu (souvent modifiés ou
augmentés) et des systèmes de scripts essentiels à ses activités professionnelles.
• L’autorité. Le designer narratif supervise la rédaction des documents officiels en lien avec les
aspects narratifs – voire les écrit lui-même –, de la synthèse originale (pitch) à la
documentation officielle produite tout au long du développement. L’intégration, la
réception, l’approbation, l’échéancier et la mise à jour des documentations internes ou
matières produites à l’externe par d’autres intervenants, tels des synopsis, scénarios,
traductions ou doublages, seront parfois sous sa responsabilité.
Sciences du jeu, 9 | 2018
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
• Le cœur de communication. En ce qui a trait aux éléments fictionnels du jeu, le designer
narratif est un routeur d’information et la ressource centrale en matière de narrativité. Il la
traduit entre les disciplines, en explicitant par exemple des mécaniques de jeu à des
écrivains ou des ambiances à l’équipe de design sonore et il maintient son équipe à jour sous
une même vision générale quant au récit du jeu.
42
Par rapport à l’écrivain ou au scénariste, le designer narratif ne s’attardera pas à raffiner
les contenus textuels ou à concevoir des dialogues destinés à être joués par des acteurs, ce
qui implique de les réviser rigoureusement de façon itérative. L’enrichissement des
différents historiques et autres détails se rapportant à la trame de fond de l’histoire (
backstory) sera ainsi délégué à des collègues de travail ou à des spécialistes à contrats
temporaires.
Un précurseur, le « worldbuilder » : créateur de mondes
imaginaires
43
Traduisible par « construction de mondes », le mot worldbuilding est associé d’ordinaire à
la notion d’univers fictionnels, même si son usage précoce renvoyait à une application à
des spéculations astronomiques afin de traiter de mondes possédant des lois physiques
différentes du nôtre. Comme l’exprime l’astrophysicien britannique Arthur Eddington,
« [o]n pourrait croire que ce genre d’étranges constructions de mondes a peu à voir avec
des problèmes pratiques, mais ce n’est pas certain » (Eddington, 1920, p. 160, ma
traduction).
44
L’utilisation du terme anglais worldbuilding en littérature remonte, quant à lui, aux années
1960 : il provient d’ateliers de création, principalement en science-fiction (Gillett, 1996) et
en fantasy (Silverstein, 2012). Il s’agit de techniques d’idéation variées pour élaborer et
critiquer un monde construit de toutes pièces : son histoire, sa géographie, son écologie,
sa métaphysique, sa population, ses différentes cultures, etc. Cette pratique est désormais
associée aux recherches conceptuelles et thématiques pour la création de jeux vidéo
(Heussner et al., 2015) et a une influence marquée sur le design des niveaux (« level design
»), car c’est ici qu’on en précise les contenus, leurs formes concrètes (p. 58).
45
Arda (la Terre) dans Eä (l’univers) chez J. R. R. Tolkien, le satirique Disque-monde de
Terry Pratchett, ou encore Toril, la planète supportant le continent de Féérune
qu’apprécient les rôlistes qui utilisent le décor de campagne des « Royaumes oubliés »
pour jouer à Donjons et Dragons, sont quelques exemples de cette pratique créative de la
« sous-création » (subcreation), où l’invention d’un monde imaginaire devient souvent
transmédiatique, transnarratif et transauctorial (Wolf, 2012). Alors que les écrivains
cherchent depuis longtemps à créer des personnages intéressants pouvant vivre de
multiples histoires, l’ont tend de plus en plus à créer des univers permettant de supporter
une multitude de personnages et d’histoires aptes à porter des franchises, susciter la
création collaboration (collaborative authorship, Jenkins, 2006) et produire des jeux
favorables à la sérialité. Mais comment créer un monde ?
46
Les éléments du monde sont les composantes élémentaires des histoires. Selon la
terminologie de Seymour Chatman (1978), ces éléments sont : 1) des existants, les
personnages et les éléments du cadre spatio-temporel (setting), puis 2) les évènements (
events), c’est-à-dire soit des actions, des actes produits par les agents, ou des happenings,
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
des incidents, des fruits du hasard et de la situation pour le bien du récit dont les
personnages seront sujets.
47
Avant de meubler les mondes, il est toutefois recommandé de tracer leurs contours
généraux pour éviter un travail inutile sur des éléments non essentiels au projet de
création. Plusieurs approches de départ s’offrent à l’auteur. En voici sept, inspirées des
catégories suggérées par Richard Baker (1996) :
• L’approche macroscopique : du général au particulier, telle une cosmogonie :
• L’approche microscopique : du particulier au général, par effet boule de neige ;
• L’approche sociologique : une société et sa composition comme point de départ ;
• L’approche orientée vers le personnage : le protagoniste comme élément central ;
• L’approche situationnelle : un évènement décisif comme fondation ;
• L’approche historique : la saga familiale, les fresques à la Guerre et paix, etc. ;
• L’approche littéraire : l’utilisation d’une fiction établie, tel le Mythe de Cthulhu.
48
À noter qu’il est possible, voire encouragé, d’employer conjointement ces stratégies
créatives, tout comme le fait de maintenir un certain recul sur cet ensemble d’éléments
au cœur de futures expériences narratives. Le modèle formel bientôt proposé, qui suggère
une stylistique structurelle à titre d’outil de création et d’analyse, invite d’ailleurs à la
veille intellectuelle. À titre d’exemple, par souci de réalisme, détenir une notion des
infrastructures élémentaires d’une région fictionnelle sera essentiel, même dans un cadre
restreint. Aussi, les aspects sociologiques et historiques ne pourront être entièrement
escamotés afin d’expliquer pourquoi certains évènements surviennent, faute de quoi les
joueurs se trouveront perdus ou distants devant l’incohérence que propose cet univers
synthétique.
La transmédialité et la fabrication de mondes
artificiels
49
À un niveau différent, une conception plus étendue de l’univers fictionnel, ici ancrée dans
le réel, est celle du world-making, d’une « fabrication du monde » de façon concrète. Au
moment de la réalisation, on doit prendre en considération les diverses réalités
médiatiques qu’il évoquera. Henry Jenkins le décrit comme :
le processus de design qui permettra à l’univers fictionnel de soutenir le
développement d’une franchise médiatique par son haut degré de détails, tout en
faisant en sorte que plusieurs histoires émergent de celle-ci avec assez de
cohérence pour que chacune des histoires individuelles semble répondre des
autres » (Jenkins, 2006, p. 335, ma traduction).
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
Figure 2 : Schématisation de l’interaction entre les notions de création fictionnelle et de fabrication
transmédiatique des mondes construits
50
Passer ainsi d’un mode à l’autre implique toutefois quelques transitions entre différents
champs conceptuels :
51
1) De l’imaginaire à la réalisation concrète : créer un monde fictionnel crédible demande une
certaine recherche documentaire, une réflexion et des choix d’auteur.
52
2) De l’idéation à la conception et son processus de design : établir ce monde dans un ensemble
médiatique demande analyse, évaluation et révision au sein d’un processus itératif. Ici,
divers domaines et spécialités collaborent. Cette coopération pose toutefois un défi
majeur : leurs langages, leurs objectifs et leurs échéanciers diffèrent sensiblement. Il
devient délicat, entre autres, d’imaginer un jeu vidéo cohérent à partir d’un opus original
autour duquel gravitent des bandes dessinées, des romans graphiques et des courtsmétrages.
53
3) De la fiction aux supports médiatiques : le fait de donner vie à un monde en y insufflant de
l’action, par la narrativité ou l’apport d’une expérience directe, est modulé par le média
support de ce monde. Il influence concrètement les façons de concevoir ce qui devrait se
passer à même ce monde, tout comme les approches de conception qui lui sont associées.
Créer de bonnes mécaniques interactives pour un jeu vidéo tiré de l’univers d’un roman
contemplatif demeure ainsi un défi d’actualité.
54
Le monde imaginaire d’une novélisation peut impliquer un ensemble d’ouvrages sur des
médias variés, qui devront être pris en compte lors de la recherche et du développement
de l’univers fictionnel prenant part à cette « franchise » (Jenkins, 2003). On peut par
conséquent définir celle-ci de façon plus précise en la qualifiant de « complexe
transmédiatique ».
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
Figure 3 : Quelques composantes d’un complexe transmédiatique [Schéma inspiré des recherches
de Henry Jenkins et de Stephen Dinehart]
55
En résumé, « la mise en récit est devenue l’art de créer un monde fictionnel » : les artistes
créent maintenant des environnements convaincants qui ne peuvent être pleinement
explorés ou épuisés dans une seule œuvre ou par un seul support médiatique (Jenkins,
2006, p. 116, ma traduction). « [L]a mise en récit transmédiatique est l’art de fabriquer un
univers », à l’ère où profiter pleinement d’un monde fictionnel signifie que le public doit
assumer le rôle de « chasseur-cueilleur ». En traquant des morceaux d’histoires par
l’entremise de différents canaux médiatiques tout en collaborant avec sa communauté de
fans, le consommateur avide de détails sait que, grâce à celle-ci, ceux qui investissent
temps et efforts en viendront à acquérir une expérience de divertissement plus riche (p.
21).
56
Notre défi, tant à titre de créateurs que de critiques vidéoludiques, exige donc de
répondre à une courte question : comment analyser puis (re)hausser la qualité de ces
mondes ?
Modèle EST pour un design narratif
57
Le modèle EST (pour Éléments [4], Schémas [3] et Transversaux [2]) a été développé
comme outil d’enseignement et guide de création pour les designers d’œuvres à fort
contenu fictionnel et narratif, tout spécialement celles interactives, dont le jeu vidéo
constitue actuellement la pierre de touche. Ce cadre présente une approche formelle
prônant l’ouverture – et non le formalisme – et devrait être intégré dès le départ du
processus itératif de design lors des phases d’idéation puis de pré-production.
58
Quatre sources essentielles ont mené à son émergence. D’abord, l’approche formelle
« MDA » (Mechanics-Dynamics-Aesthetics) en design de jeu (Hunicke, LeBlanc et Zubek,
2004) présente ses composantes, telles différentes optiques d’analyse pour envisager les
jeux (rappelant Schell, 2008) : si elles y sont séparées, elles demeurent toutefois
causalement reliées. Ensuite vient la triade « Rules/Play/Culture » d’Eric Zimmerman, qui
établit trois « schémas primaires » (Salen et Zimmerman, 2003, p. 101) à titre de cadres
synthétiques pour interpréter l’information et guider la pensée. La « ludostylistique
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
fonctionnelle » d’Astrid Ensslin (2014, p. 50) pour l’analyse d’œuvres ludolittéraires et
finalement l’angle d’analyse de Jesper Juul dans Half-Real (2005) complètent le lot. Ce
dernier comprend, comme nous le faisons, les jeux vidéo à titre de combinaisons
d’ensembles formels de règles devant être déterminées et de mondes fictionnels et
imaginaires dans la majorité des cas incomplets (voire « sciemment inachevés », ou «
underdesigned » dirait Gerhard Fischer, 2003).
59
Le modèle EST permet un raffinement des diverses structures conceptuelles liées au
design narratif qui se trouvent rassemblées dans un jeu vidéo par la consolidation
synthétique et holistique de leur forme et leur fond. L’exercice s’avère utile au
développement de jeux plus significatifs, ou même de fictions plus riches en général, par
l’atteinte d’une meilleure cohérence interne. Les chercheurs et amateurs de critique
ludonarrative, ludofictionnelle ou vidéoludique y verront un tremplin pour décomposer,
étudier et repenser un vaste spectre d’œuvres, de mondes imaginaires et artificiels, voire
d’autres pratiques créatives où l’on retrouve de la composition de fictions. Ce modèle se
décline sous trois parties modulaires : quatre éléments, trois schémas et deux axes
transversaux.
Tableau 1 : Modèle ETS
60
1) Les éléments ont le rôle de guider une multitude de concepteurs (auteurs, dramaturges,
scénaristes, etc.) à constituer le tout énumérable qui composera l’ensemble prescrit d’un
monde fictionnel, d’une diégèse. Les quatre familles que sont l’espace, le temps, les
existants et la métaphysique prennent la forme de listes souvent longues et nombreuses
associées à des descriptions.
61
2) Les schémas servent d’ancrages à la pratique étendue de la conception narrative dans
une réalité sociale par-delà les formes fixes, c’est-à-dire à même le régime des
perceptions humaines et du bassin de culture qui nourrit le design et qu’il nourrit luimême en retour. Ils orientent notre regard sur la façon dont nous regardons les jeux
comme objets culturels et sont d’ordre formel [A], expérientiel [B] ou contextuel [C].
62
Formel [1A, 2A, 3A, 4A]. Ce schéma associe des ensembles de ressources informationnelles
nécessaires tant à la création d’œuvres qu’à l’établissement de leur structure statique et
systémique, originalement fermée. Il est la somme des manifestations suivant l’usage de
méthodes d’idéation, d’annotation, d’élaboration fictionnelle et de techniques
rédactionnelles. La vertu fondamentale de ces éléments de design narratif est leur haut
potentiel de réutilisation par une transfictionnalité éventuelle en plus de leur
(pré)disposition à l’adaptation transmédiatique.
63
Expérientiel [1B, 2B, 3B, 4B]. Les éléments de ce schéma constituent la pierre d’assise
permettant la participation humaine à même le système proposé, parfois ouvert à
d’autres joueurs ou utilisateurs. Il rassemble les limites et les composantes dynamiques
relatives aux règles, au code informatique ou aux scripts qui influencent l’expérience
humaine dans un cadre interactif. Le schéma expérientiel implante la temporalité, le
dynamisme, les économies et relations internes du système narratif en plus de raffiner les
attributs de ses éléments formels (c’est-à-dire leurs propriétés et qualités, par exemple
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
par la définition de la grammaire d’actions fondamentales offerte au joueur d’un jeu puis
leurs effets dans l’arène de jeu).
64
Contextuel [1C, 2C, 3C, 4C]. Ce schéma sonde les conjonctures avec les milieux plus vastes
au sein desquels les produits culturels sont créés. Ses éléments se rattachent aux
échanges, transitions et transactions externes avec nos environnements immédiats de la
vie quotidienne, à leur signification étendue ainsi qu’aux influences ou répercussions
collectives des activités mises en forme. Nécessairement ouvert sur le monde, ce schéma
est sans limites : portée sociale du projet, de ses liens intertextuels avec une franchise
principale ou d’autres références culturelles, gestion périphérique d’activités en
communauté, aspects éthiques, métajeu, etc.
65
3) Deux axes transversaux jouent, de leur côté, le rôle de mire pour que les designers
narratifs de médias interactifs puissent maintenir leur attention sur les enjeux rattachés
au domaine spécifique du design de systèmes d’interaction, plus spécifiquement de la
famille générale d’un design de jeu qui assume une esthétique particulière : celle de la
recherche du ludique et du récréatif. Plus subtile, l’utilisation de ces axes consiste à
toujours lier les déclinaisons d’éléments et de schémas aux particularités médiatiques des
jeux, au caractère numérique des plateformes informatiques tout comme à l’agentivité
qu’elles devraient accorder (c’est-à-dire la capacité d’agir, de transformer, d’influencer).
66
L’axe règle est axiomatique, c’est-à-dire logique, mathématique : son bien-fondé réside en
l’a priori établissant le jeu comme système autonome et structure (game) qui délimite un
cadre d’opérations précis, ce qui ne l’écarte en rien de la notion de fiction (Caïra, 2011).
Cette optique focalise l’attention du designer narratif par un cadrage plus strict au long
de la réalisation de projets à caractère récréatif afin qu’il effectue ses jugements de design
en fonction des défis et objectifs à atteindre par les joueurs, évitant de la sorte certaines
errances et écueils créatifs nuisibles au processus général de design.
67
L’axe interaction définit des procédures facilement associables aux règles par l’entremise
du code informatique et des langages de programmation. Il rassemble les moyens et outils
mis en œuvre pour exercer des actions entre constituants, joueurs humains y compris, ce
qui entraîne l’émergence d’un système avec une liberté partielle offrant un jeu (play)
relatif sur les règles. Cette optique rappelle au designer narratif que les problèmes de
design de jeu relèvent d’un deuxième ordre, car les règles (incarnées par l’expérience
interactive du « joué ») sont propices aux pratiques émergentes et à la réappropriation.
Le « game » designer ne crée pas le « play ». « Le designer de jeu ne conçoit
qu’indirectement l’expérience du joueur en concevant directement les règles de jeu »
(Salen, 2008, p. 185, ma traduction).
68
En gardant en tête cette double sensibilité transversale, les intervenants dans le design
narratif d’un projet peuvent alors se lancer dans la couverture des douze déclinations
élémentaires ci-dessous, que le modèle EST dégage.
Tableau 2 : Stylistique structurelle du design narratif en 12 déclinaisons
1A Espace formel
1B
Descriptions des lieux, frontières et paysages ; p. ex. villes et
écosystèmes principaux [WB] ; design spatial des niveaux [GD]
Espaces
Délimitations de l’arène du jeu et de l’interface, points de repère,
expérientiels
déplacements possibles, défis des niveaux, etc. [GD/SIM]
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1C
Espaces
contextuels
Portée des fictions et récits transmédiatiques d’une franchise
médiatique, intégration ou renvois directs à des éléments du monde
réel, etc. [WM]
Historique [WB] ; aspects dramaturgiques et évènements scriptés (kairos
2A Temps formalisés
: synchronismes et opportunités) ; aîon : durée minimale (avec
raccourcis), essentielle (récit principal), moyenne (avec extras) et totale
(« complétioniste ») [SIM]
2B
2C
Temps
systémiques
Contextes
temporels
Régie du rythme (pacing) et du passage du temps quantifié (chronos)
[GD] ; dramaturgie interactive et système de gestion du moteur narratif
[SIM] (avec la supervision des développeurs)
Dévouements
(grinding,
playbor,
hobby
annexe,
etc.),
activités
périphériques (préparatifs, auto-entraînement, etc.) ou collectives
(socialisation, communications, intendance, etc.) [GD]
Listes : populations et personnages [WB/WM], avatar(s), objets passifs
3A Existants formels et interactifs [GD/SIM], dialogues, sons, textes et autres éléments
informationnels ou contenus narratifs [SIM]
3B
3C
4A
4B
4C
Existants
Inventaire détaillé des affordances et des interactions : grammaires
expérientiels
d’actions, aspects multijoueurs, métajeu/metaplay, etc. [GD]
Existants
contextuels
Références
culturelles,
représentations
directes,
intertextualité,
éléments de quêtes transmédiatiques (p. ex. ARG), paratextes, métajeu/
metagame, culture ludique des groupes de fans, etc. [WM]
Métaphysique
Description des forces cosmiques, magiques ou divines (mana, destinée,
formalisée
entéléchie, etc.) du monde créé [WB]
Métaphysique
Convergence entre les aspects métaphysiques et les règles (p. ex.
expérientielle
métaphores fonctionnelles, comme « sorts = armes ») [GD]
Métaphysique
Aspects religieux, philosophiques, mythologiques, etc. [WB] ; dès le
contextualisée
départ, l’inclure dans la recherche thématique du projet [SIM]
Légende
[GD] « game design » : aspects fondamentaux du design de jeu.
[SIM] : scénarisation (« game/screen writing ») interactive ou multimédia (« interactive storytelling »)
[WB] » worldbuilding » : techniques de « construction de mondes » imaginaires qui prennent
habituellement part à un univers fictionnel.
[WM] » world-making » : la « fabrication des mondes » par des manifestations concrètes afin de les
intégrer à un complexe transmédiatique.
Conclusion
69
Face à la prolifération de la technique, des objets complexes qu’elle génère et des
pratiques créatives qui augmentent et cannibalisent l’expérience humaine, le design
narratif, avant d’être réduit à une boîte à outils d’éléments formels, demeure avant tout
une fonction incarnée par un designer. La conceptualisation d’univers, de structures
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
narratives, de dialogues, de personnages et de cinématiques lui demande inévitablement,
en plus d’énormément de pratique, des facultés d’adaptation et de résolution de
problème. Responsable de manifester de nouveaux sentiments quant à l’existence à
travers le design à l’ère post-industrielle, le rôle d’un designer éthique ne serait-il pas de
rendre plus poétique la part du monde sur laquelle il est en mesure d’agir de par ses
compétences approfondies ?
70
Cette exploration du domaine du design narratif en vue de sa reconnaissance, l’industrie
vidéoludique l’a débuté il y a deux décennies à peine : dans ces conditions, une grande
part de son lexique et de sa terminologie demeure à construire, particulièrement en
français. La proposition du modèle EST pour l’analyse du design narratif est un effort
d’éclaircissement en ce sens pour entraîner un enrichissement conceptuel, thématique et
esthétique au cours du processus de création de produits culturels à fort contenu
fictionnel.
71
Par curiosité et défi, celui-ci a été testé pour examiner l’évolution du cadre de campagne
Ravenloft (module I6 du jeu de rôle sur table Donjons et Dragons ; Hickman et Hickman,
1983) et de son monde fictionnel, qui se sont sophistiqués au long de (ré)éditions,
adaptations et ré-imaginations (Mauger et al., 2017). Conjointement à une étude
prospective d’une série de publications passées, il a permis de dégager une vision
d’ensemble de nombreux éléments eux-mêmes pourvus d’une certaine ampleur en frais
de données potentielles à examiner ou exploiter. La description des environnements et la
récupération directe de ressources ont mené à un constat d’agrandissement et
d’alourdissement constant du côté de la spatialisation sous une apparente logique
encyclopédique. Les caractérisations et comportements suggérés des personnages se
raffinent également suivant le développement d’une finesse documentaire, d’un
supplément d’aspects dramatiques ainsi que d’une diversité d’expériences de jeu
envisagées par les différents auteurs. À vrai dire, la modulation du degré ou de l’intérêt
quant à la complexification des règles et des ressources ludiques au cours des différentes
éditions de jeu entraînent chez elles des changements fondamentaux quant aux
expériences qu’elles encadrent et orientent (tels que passer des combats et pièges
dirigistes à des phases d’exploration plus ouvertes).
72
Au-delà du médium vidéoludique, les réflexions variées que le modèle a permis de
dégager font de ce dernier un outil d’analyse prometteur pour l’étude des jeux
analogiques à caractères fictionnels, ou encore des diégèses élaborées à même des
franchises médiatiques plus anciennes, comme celles portées par des médias jugés
« traditionnels ». Effectuer un cadrage plus serré, ou bien adapter ce dernier pour une
pratique scénaristique ou un médium spécifique en omettant, par exemple, un axe
transversal tel que les règles ou les interactions, s’avère ici plutôt aisé. Il en ira de la
même façon dans le cas du critique qui choisira de focaliser son attention, avec le plus
grand souci du détail, sur les déclinaisons élémentaires constitutives d’un monde
fictionnel dans le but d’effectuer une investigation transmédiatique.
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NOTES
1. Comme dans l’extrait suivant : « le design narratif est la création de cette histoire et le design
des mécaniques par lesquelles il est raconté [narrative design is the creation of that story and the
design of the mechanics through which it is told] » (Posey, 2008, p. 55).
RÉSUMÉS
Cet article propose en premier lieu un sommaire de pratiques dont la littérature est lacunaire en
langue française, soit le domaine émergeant du design d’éléments narratifs, avant d’en arriver à
ses applications plus étroitement liées aux jeux vidéo contemporains. Les domaines de la création
d’univers imaginaires et d’histoires ou encore de la fabrication concrète de mondes artificiels
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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de com...
comprennent un ensemble de démarches et méthodes fondées sur diverses traditions créatives,
théoriques ou professionnelles antérieures au design de jeu vidéo. De surcroît, saisir comment les
productions de scénarios, de documents et de systèmes interactifs s’entrelacent au long du
développement de produits culturels est devenu essentiel en vue d’atteindre une teneur
esthétique estimée par le public et, par conséquent, attendue dans l’arène compétitive de la
production vidéoludique. Pour ces raisons, un cadre formel résumant les composantes
stylistiques du design narratif (« narrative design ») est ainsi présenté par l’auteur dans l’objectif
de guider ou d’encourager les membres de la communauté de recherche en sciences du jeu et en
design vidéoludique à raffiner leurs démarches de création et d’analyse. Il est synthétisé sous le
modèle EST (Éléments, Schémas, Transversaux), un outil utile à la conception fictionnelle, à la
scénarisation interactive et au design de jeu vidéo à forte teneur narrative, qui peut servir de
guide complémentaire à la critique tout en étant bénéfique aux processus itératifs de design.
This paper first summarizes practices of an emerging design domain lacking definition in French
language: narrative design, the design of fictional elements and other narrative assets.
Worldbuilding, the creation of imaginary worlds, and “world-making”, the effective production
of stories by its virtue, or the production of scenarios, documents and systems involved in
cultural products development, predates game design and encompass a large set of techniques
based on a variety of creative, theoretical and professional traditions. In addition, understanding
how the production of scenarios, documents and interactive systems intertwine throughout the
development of cultural products has become essential in order to achieve an aesthetic content
appreciated by the audience and therefore expected in the competitive arena of video game
development. For these reasons, in a second step, a formal approach for understanding what
constitutes narrative design is introduced in order to guide members of the game studies and
design research communities. The EST framework (Elements, Schemata, Transversals), a useful
tool for fiction design, interactive storytelling and story-rich video game development, offers
guidelines for criticism while being beneficial to iterative game design processes.
INDEX
Mots-clés : pratique du design, design de jeu vidéo, récit, fiction, écriture vidéoludique,
scénarisation interactive, transmédialité, outil d’analyse
Keywords : design practice, video game design, narrative, fiction, game writing, transmedia
storytelling, worldbuilding, framework
AUTEUR
VINCENT MAUGER
Université Laval
Sciences du jeu, 9 | 2018
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