Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace
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Tracés. Revue de Sciences
humaines
34/2018
La singularité
Articles
Discerner des singularités. De
l’embellissement des façades et
des jardins à la construction des
vertus dans une ancienne cité
minière d’Alsace
Discerning singularities. From the embellishment of facades and gardens to the construction of virtues in an
ancient mining cities of Alsace
CHRISTIAN GUINCHARD ET LAETITIA OGORZELEC
p. 65-81
Résumés
Français English
À partir d’une enquête ethnographique conduite dans les anciennes cités des Mines de potasse
d’Alsace, nous proposons d’examiner comment le discernement dont font preuve les habitants
dans leurs pratiques d’embellissement des façades et des jardins surmonte l’opposition du
singulier et du général. Après avoir présenté le cadre architectural et urbain de ces cités, nous
montrons comment l’attention réciproque que se portent les habitants fonde l’efficacité et
l’intelligibilité de leurs pratiques. Tous sont appelés à affirmer leur singularité dans une
« conversation de gestes » produisant le paysage des cités et permettant d’évaluer chacun selon
l’entretien de sa maison. Le discernement apparaît ainsi comme une compétence
conversationnelle par laquelle les habitants doivent se montrer capables de répondre aux
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attentes des autres. Si cette conversation suscite l’expression et la reconnaissance de vertus
singulières dans le cadre de leurs cités, les habitants peinent à se situer dans un espace social
plus vaste où la construction et la valorisation de qualités personnelles reposent sur d’autres
relations sociales.
Based on an ethnographic survey conducted in the mining towns of the potash mines of Alsace,
we propose to examine how the discernment shown by the inhabitants in their practices of
embellishment of the facades and gardens overcomes the opposition of the singular and the
general. After having presented the architectural and urban framework of these towns, we
show how the reciprocal attention that the inhabitants draw to one another is based on the
efficiency and intelligibility of their practices. Everyone is requested to affirm their singularity
in a “conversation of gestures” producing the landscape of towns and allowing inhabitants to
evaluate one another based on their house maintenance. Discernment appears as a
conversational competence by which the inhabitants must be able to meet the expectations of
others. If this conversation provokes the expression and the recognition of singular virtues
within the framework of their towns, the inhabitants struggle to be located in a larger social
space where the construction and the valorization of personal qualities rest on other social
relations.
Entrées d'index
Mots clés : photographie, singularité, discernement, variation, conversation de gestes, vertu,
cité ouvrière
Keywords : photography, singularity, discernment, variation, conversation of gestures, virtue,
workers’ city
Texte intégral
S’individualiser, l’ouvrier ne le peut guère qu’au café, à la maison, dans la
consommation justement. Là où nul ne peut se substituer à lui : si quelqu’un
boit son verre, c’est lui qui ne le boit plus. Là où il peut choisir un peu : entre
blanc et rouge, et pourquoi pas, le vin nouveau…
Michel Verret, La culture ouvrière (1988)
Premières réflexions sur la singularité
qu’on peut tirer d’une promenade
1
Afin d’engager notre réflexion sur le discernement des singularités, avant de
conduire nos lecteurs dans les rues des cités minières du bassin potassique alsacien,
nous proposons de suivre Leibniz dans une promenade qu’il se plaisait à évoquer
lorsqu’il souhaitait défendre et illustrer le principe d’identité des indiscernables :
Il n’y a point deux individus indiscernables. Un gentilhomme d’esprit de mes
amis, en parlant avec moi en présence de Madame l’Électrice dans le jardin de
Herrenhausen, crut qu’il trouverait bien deux feuilles entièrement semblables.
Madame l’Électrice l’en défia et il courut longtemps en vain pour en chercher.
Deux gouttes d’eau ou de lait, regardées par le microscope, se trouveront
discernables. (1972, p. 422)
2
On pourrait dire que le défi lancé par la princesse engage le gentilhomme à changer
son regard. Face à la diversité irréductible des feuilles qui se donne désormais à ses
yeux, le voici appelé à faire preuve d’un meilleur discernement. Il importe de
remarquer, à cet égard, qu’afin d’établir plus fermement le principe qu’il défend, après
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avoir évoqué l’anecdote de la promenade, Leibniz convoque le pouvoir séparateur du
microscope. Augmentant notre acuité visuelle, l’appareil optique nous permet de passer
d’une perception confuse à une perception distincte.
Aiguisant notre attention et augmentant l’acuité de nos perceptions, le discernement
consiste à reconnaître des différences ou à instaurer des séparations là où l’on ne
percevait d’abord que des similitudes ou de la continuité. Mais faut-il penser que la
connaissance des frondaisons du jardin de Herrenhausen nécessite d’en distinguer
singulièrement chaque composant ? On imagine les difficultés insurmontables des
promeneurs s’il fallait énumérer chaque feuille une à une pour décider si – et où – ils
peuvent se mettre à l’abri du feuillage. Faut-il reconnaître que la perception de ce
dernier repose sur une autre manière de l’envisager, irréductible à la somme des
regards portés sur chaque feuille ? Pour ne pas nous perdre dans un brouillard
d’altérités où chaque chose ne renvoie qu’à elle-même, afin d’éviter d’émousser nos
perceptions en nous référant à des entités grossièrement réduites à leur plus commun
dénominateur, nous proposerons d’articuler la connaissance des différences et celle des
ressemblances en portant notre attention sur des variations. Sur cette base, parce qu’on
les saisit l’un par l’autre, on échappe aux oppositions insurmontables entre le commun
et l’unique, l’unité et la diversité…
Nous tenterons ici, à notre tour, de convaincre les lecteurs, en quelque sorte « par les
yeux », que le discernement est une capacité essentielle dans une « société
singulariste »1 ; qu’il permet d’y comprendre les variations, de les produire et de
s’accorder socialement sur leurs significations et leurs valeurs.
Les travaux de chercheurs aussi différents que Danilo Martuccelli (2010) ou Bruno
Latour (2007) nous montrent que la prise en compte des singularités s’accompagne
d’une profonde mise à jour de la sociologie et des sciences humaines en général. Par ce
redéploiement, faisant preuve d’un plus grand discernement, ces disciplines
enrichissent leur démarche. On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point ce
changement de perspective permet d’articuler les singularités avec des entités
collectives de diverses natures telles que l’ensemble des habitants d’un quartier, un
syndicat, une classe sociale, la conscience collective…
Afin de répondre à ce questionnement, prenant modèle sur Leibniz, nous invitons les
lecteurs à nous suivre dans une ancienne cité minière du bassin potassique alsacien où
nous menons, depuis deux ans, une enquête de type ethnographique. Notre ancrage
s’est constitué très progressivement en partant, rue par rue, de prises de vue
systématiques des façades des maisons. À l’occasion de ces relevés photographiques,
nous avons rencontré des habitants. Des conversations, que nous avons soigneusement
retranscrites dans nos carnets d’enquête, se sont engagées lors de ces recueils de
clichés. Partant de ces rencontres, nous avons pu solliciter des visites des jardins ainsi
que de l’intérieur d’une vingtaine de maisons. Une grande partie du matériel recueilli
provient également d’observations réalisées à des moments informels (invitations à des
repas où se trouvaient également conviés des voisins de nos hôtes, promenades en leur
compagnie dans les quartiers…). Le texte que nous présentons ici repose sur une
comparaison de 320 photographies de façades issues de notre corpus, ainsi que sur
l’analyse des propos recueillis auprès des habitants lorsque nous les avons prises.
Poser le regard en des « lieux pleins
de temps »
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Du début du XXe siècle et jusque dans les années 1960, pas moins de vingt-neuf cités
ont été construites autour des carreaux miniers pour loger le personnel des Mines de
potasse d’Alsace (MDPA). Si, après la découverte de gisements de potasse en 1904 dans
le sous-sol sud-alsacien, alors sous gestion allemande, de premiers logements ont vu le
jour dès 1906, ce n’est qu’à partir de 1924 – après le rachat des mines par l’État
français – que les cités ont connu une expansion considérable. Très vite, le
développement des installations d’extraction et de traitement du minerai s’est
accompagné d’une importante augmentation du personnel. Pour donner une idée de ce
déploiement, on peut rappeler que l’effectif ouvrier des MDPA est passé de
3 400 personnes en 1918 à 6 500 en 1924, puis à plus de 11 000 en 1930, année où l’on
comptait déjà 4 196 logements construits par l’entreprise. Pleinement intégrées à cette
dynamique, les cités minières permettaient d’attirer des bras et d’accueillir les flux de
travailleurs nécessaires au développement des puits miniers. En tout, 7 300 logements
ont été bâtis au fil des années : loger, retenir, assimiler. Conçues comme des
« hétérotopies »2 (Foucault, 1994) coupées du fonctionnement administratif et
économique des communes, les cités minières s’appuyaient sur un système privé de
gestion des infrastructures telles que le réseau de canalisations de l’eau courante ou
l’entretien des rues. Elles offraient surtout un grand nombre de services collectifs dans
de nombreux domaines de la vie sociale : des écoles aux églises, des magasins
coopératifs aux services médico-sociaux, des bains-douches publics aux installations
sportives et aux centres de loisirs pour enfants, etc. On retrouve là les logiques
désormais bien connues de la gestion paternaliste : rendre la cité « attrayante »,
proposer « un système complet de protection » en même temps que développer
« l’habitude de l’ordre » (Murard et Zylberman, 1976, p. 160).
Le personnel des MDPA était logé gratuitement à vie, ainsi que les veuves des salariés
le cas échéant. À partir de 1975, à l’annonce de l’arrêt prochain de l’activité puis de la
fermeture des Mines, les MDPA ont commencé à vendre ces logements. Aujourd’hui
tous vendus, la plupart ont été achetés par leurs occupants (mineurs en très grande
majorité) à des prix bien inférieurs à ceux du marché. En outre, environ
1 200 logements ont été cédés à des bailleurs sociaux locaux avec maintien dans les
lieux des ayants droit des Mines, qui continuent ainsi à bénéficier du logement gratuit à
vie. Ces logements étaient le plus souvent regroupés par deux, sous forme de maisons
mitoyennes avec jardin attenant. Il importe de souligner ici que chaque modèle de
maison (on en compte dix) a donné lieu à une production standardisée, déclinant des
caractéristiques architecturales semblables. Dans le cadre de notre enquête, nous nous
sommes particulièrement intéressés aux maisons mitoyennes d’ouvriers et d’employés.
Nous faisons l’hypothèse que ce système sériel offre au chercheur une sorte de
laboratoire à ciel ouvert exceptionnellement propice à l’étude d’une singularisation,
opérée par des ouvriers dont on a longtemps pensé qu’ils formaient un groupe social
condamné à l’homogénéité (Halbwachs, 2011 ; Weber, 1991). En effet, parce qu’il a
existé un temps t0 – c’est-à-dire un temps qui permet d’observer la standardisation et
la symétrie originelles des logements –, les cités minières constituent un espace dans
lequel l’avancée du temps est visible et presque mesurable. À cet égard, reprenant
Robert Sennett, nous pourrions dire que nous avons choisi de travailler dans « des
espaces pleins de temps » (2000, p. 149), dotés d’une véritable « puissance narrative »
(p. 170), nous offrant la possibilité de constater et comparer de multiples changements,
aussi bien liés à l’usure des matériaux qu’aux actions humaines d’entretien et de
rénovation des habitations.
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Les leçons d’un tableau de variations
Figure 1. Tableau présentant 4 maisons de « type C pour ouvrier », photographies de
Christian Guinchard.
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Nous ne proposerons pas, à la manière de Leibniz, une promenade dans les rues des
cités minières, mais nous examinerons un tableau résultant de notre travail de relevé
systématique de prises de vue et regroupant quatre photographies de maisons
mitoyennes du « type C pour ouvriers ». S’il ne s’agit pas d’une déambulation, le
tableau (fig. 1) que nous présentons tente de mettre la pensée de ses spectateurs « en
marche » et les invite à une sorte d’inspection mentale telle qu’on la trouve dans les
jeux des sept différences que proposent certains magazines. Les modèles standardisés
et symétriques de logement qui ont été dessinés par les architectes des MDPA jouent ici
le rôle d’un fond commun sur lequel on peut voir se détacher les variations singulières
propres à chacune des maisons. La perception de cette singularisation est accentuée par
le fait que ce sont, en fait, huit habitations qui sont données, simultanément, à notre
regard.
C’est d’abord le « point de vue » ou l’expérience des habitants – telle qu’elle se donne
dans les discours que nous avons recueillis – qui peut donner sens à ce jeu des
différences. Ainsi, dans la photographie qui se trouve en bas à droite du tableau (fig. 1),
la partie droite de la maison mitoyenne nous donne à voir une de ces habitations très
peu modifiées, dont les habitants affirment qu’elles sont restées « dans leur jus ». En
revanche, la partie gauche de cette même maison présente une modification de sa taille
qui ne se trouve sur aucune des autres photographies que nous avons réunies dans ce
tableau. Pour parler de ce genre de variations, les habitants se réfèrent à
« l’agrandissement » qui, comme nous le verrons plus loin, est un indice de la
stabilisation résidentielle des propriétaires ainsi qu’un moyen d’augmenter la valeur de
leur maison et d’évaluer celle des autres. À ce propos, nous avons relevé des énoncés
tels que : « Il veut vendre sa maison 280 000 euros ; c’est normal, il a fait
l’agrandissement. » Les habitants font ainsi preuve d’une capacité cognitive locale de
reconnaissance des singularités, que nous nommons ici le discernement.
Les observations réalisées à l’occasion des visites de jardins ou d’intérieurs montrent
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également que, pour chaque habitant, cette compétence est consubstantielle à ses
propres manières de faire, telles que tondre sa pelouse ou repeindre la façade de sa
maison. Il ne s’agit pas d’un savoir extérieur aux situations et aux engagements
pratiques, qui s’appliquerait du « dehors » à des manières de jardiner et d’entretenir sa
maison. Les habitants des cités voient immédiatement l’action faite – ou à faire –
lorsqu’ils perçoivent certains éléments des façades et des jardins. Ainsi, celui qui
conserve les volets « d’origine », tels qu’ils ont été dessinés par les architectes des
Mines, sait qu’il s’engage à les repeindre régulièrement. Son action exprime son
investissement. Il montre aux voisins et aux passants, ainsi qu’à lui-même, qu’il ne
changera probablement pas ses volets en bois pour des volets roulants dans les deux ou
trois années à venir. Il sait qu’il engage de nombreuses actions futures par son action
présente. On pourrait dire qu’à la manière d’un « symbole significatif » selon George H.
Mead (2006, p. 134), cette action agit sur celui qui la produit en même temps que sur
les autres. Ce savoir produit de l’efficacité en même temps que de l’intelligibilité ; il
éclaircit la situation, pour lui et pour les autres, dans et par l’action. À cet égard, on
pourrait dire qu’une partie non négligeable de la vie sociale des habitants des cités
passe par la manière de tailler les haies ou de changer le grillage de la barrière quand il
commence à rouiller.
Ne possédant pas l’expérience des habitants, il nous faut en reconstituer la logique
par des moyens détournés. C’est ce que nous tentons ici par le biais de notre tableau de
variations (fig. 1). Cet outil permet de faciliter notre discernement de chercheur et nous
devons nous demander dans quelle mesure il peut se superposer à celui des habitants
ou s’il n’en est qu’une reconstruction, voire s’il n’est qu’un artéfact relevant d’une autre
compétence.
Il nous faut reconnaître que notre façon de rassembler les maisons sous notre regard
n’est pas celle qui les réunit dans le paysage (fig. 1). En effet, jamais elles ne se donnent
à voir ainsi dans l’expérience vécue quotidiennement par les habitants – ou même dans
notre expérience, lorsque nous réalisons des relevés photographiques. On retiendra
d’abord que ce tableau regroupe des photographies prises selon un protocole qui les
soumet à un cadrage identique et réitéré – centrer l’objet visé, tenter de garder la même
distance, utiliser systématiquement la même focale… Cette façon systématique de
recueillir les données produit une vision différente de la manière dont on voit ces
habitations au cours d’une déambulation – comme lors d’un aller-retour domiciletravail, d’une promenade ou même d’une « dérive » situationniste – où on les perçoit
successivement sous différents angles. Dans le tableau que nous présentons ici, chaque
photographie est une inscription résultant d’un ensemble de décisions (Benovsky,
2010), engageant dès le moment de la visée photographique une forme d’écriture, afin
de transporter une trace de certaines caractéristiques des maisons dans le disque dur
d’un ordinateur pour faciliter le regroupement des clichés dans un corpus
systématiquement composé en vue de la constitution de tableaux (Latour, 2006).
Pour comprendre la manière dont nous constituons notre discernement, il faut
rappeler l’extrême singularisation de la photographie, qui résulte toujours de la
rencontre entre un fragment du visible et la visée d’un photographe. Ainsi, lorsque les
photographes ont tenté de rendre compte de la réalité sociale en partant de groupes
préconstitués, ils ont rencontré des difficultés difficilement surmontables (Maresca,
1996 ; Sander, 2009). Le photographe ne peut produire un portrait de mineur comme
le chimiste peut extraire un échantillon d’une substance homogène et purifiée, car il ne
rencontre que des singularités concrètes. S’il persiste, il est immanquablement
confronté au fait que « sauf à renoncer à l’abstraction, il est […] impossible de passer de
l’abstraction au contraire de l’abstraction » (Marx et Engels, 1982, p. 485).
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L’apport de la photographie aux sciences sociales est sans doute, au contraire, de
nous rappeler, avec l’auteur de La monadologie, que la diversité est une richesse et que
sa réduction peut devenir un appauvrissement : « … casser toutes les porcelaines pour
n’avoir que des tasses d’or, n’avoir que des boutons de diamants, ne manger que des
perdrix, ne boire que du vin de Hongrie ou de Shiras ; appellerait-on cela raison ? »
(Leibniz, 1969, p. 180). La photographie ne nous invite-t-elle pas à renforcer notre
discernement afin de mieux différencier les singularités ? Le dispositif d’inscriptions
que nous présentons ici réunit des singularités, non pour nier leur diversité et opérer
une réduction à leurs communs dénominateurs, mais pour nous inviter à optimiser
notre discernement en associant le « singulier » au « fond récurrent » du modèle
standard dessiné par les architectes des MDPA. Grâce à lui, nous ne nous situons pas
dans une démarche qui englobe les individus dans des totalités où, littéralement, ils
deviennent indiscernables, mais dans une approche qui étudie les variations de la
manière dont ils constituent leur environnement quotidien en même temps qu’ils
l’habitent.
La cité comme dispositif d’intervisibilité
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Comme nous le rappelions plus haut, les habitants s’attachent, eux aussi, à observer
les détails et à considérer les variations. Pour le comprendre, nous devons revenir à la
configuration architecturale des cités. L’espacement y est essentiel. Les cités minières
ont été pensées comme une « anti-agglomération » et ont été spatialement édifiées
comme telles. Dans un texte de présentation des MDPA datant de 1930, Pierre de Retz
(alors directeur général) ainsi qu’Eugène Roux (alors conseiller d’État et président du
conseil d’administration) affirmaient que « le principe de construction a été d’assurer à
chaque famille un logement sain, pratique en évitant le plus possible la promiscuité et
les contacts qui favorisent les épidémies et enveniment toujours les petites difficultés
de voisinage » (cité dans Giovanetti, 2011, p. 21). Dans ce but, « assumant les frais
supplémentaires » qui en découlaient, le projet de construction initial consistait à
espacer les maisons le plus possible en les entourant d’un jardin de 6 à 8 ares de terrain
par logement et à réduire les alignements droits en donnant aux maisons des reculs
différents par rapport à la rue. D’après ses promoteurs, une telle conception devait se
différencier des « casernes » des corons du Nord, en « offrant très largement l’air et la
lumière » et en donnant à leur personnel « l’impression du home ». De la lumière, de la
verdure, de l’air, de l’espace surtout, nous retrouvons ici un constat également dressé
par Lion Murard et Patrick Zylberman : « La cité minière est l’antithèse de la ville
ouvrière […]. À la densité de la ville ouvrière, la cité minière oppose l’étendue ; à la
concentration, la juxtaposition ; à la foule, la collection d’individus séparés. Elle
désentasse, défait les confusions et répartit les corps » (1976, p. 20-21). Si une telle
configuration insufflait une atmosphère morale propice à l’assimilation et à la
domestication de la masse ouvrière, nous retiendrons surtout que cet art des
répartitions instaurait de nouvelles conditions de visibilité des habitants.
En effet, permettant le recul constitutif d’un point de vue sur l’ensemble attribué à
chaque mineur (logement et jardin), l’espacement et la disposition tout à fait
spécifiques des maisons rendaient surtout possible ce que nous pourrions considérer
comme un dispositif d’inter-visibilité. À l’opposé des alignements observables dans
d’autres cités ouvrières françaises, les habitants des cités minières du bassin potassique
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alsacien étaient moins côte à côte que les uns sous le regard des autres. Diffuse et
quotidienne – « capillaire » pour le dire avec les termes de Michel Foucault –, la
surveillance n’était pas plus le fait du patron que des bureaux de la direction. Ici, point
de système panoptique. Pas de grand « œil du pouvoir ». Le regard qui s’exerçait dans
la cité n’était pas celui d’un surveillant surplombant et ordonnateur mais celui des
habitants eux-mêmes qui s’entre-regardaient. Dans cette perspective, la disposition
spatiale des maisons instaurait comme une co-veillance entre voisins. Les cités
minières étaient – et sont toujours – des lieux d’échange de regards et d’attentions
réciproques. Rendant « l’inattention civile » presque impossible, elles imposent moins
le rassemblement limité à une simple coprésence que la rencontre impliquant un
engagement réciproque dans une interaction (Goffman, 2013). À cet égard, placé sous
le feu des regards croisés, un couple d’enquêtés nous confiait qu’ils avaient dû se
résoudre à revendre leur maison, car ils ne supportaient plus cette façon de se sentir,
selon leurs termes, « exposés en permanence ».
Ce dispositif d’inter-visibilité n’est pas sans conséquence sur l’entretien des maisons.
En multipliant les occasions de contacts visuels, nous pourrions dire, à la manière
d’Erving Goffman, qu’il entraîne un travail de gestion et d’apprêtement des façades
tout autant que de la face. Il n’était pas besoin ici de surveillants chargés de faire
appliquer les consignes concernant l’ordre dans les cités ou de veiller à l’entretien des
maisons. Si de tels règlements existaient, la technologie spatiale renfermait dans une
formule bien plus discrète le secret d’un assujettissement nettement moins brutal et
bien plus efficace. Les MDPA organisaient, par exemple, des concours de fleurissement
des jardins et d’embellissement des maisons, au cours desquels des jurys composés
d’habitants comparaient les habitations et activaient ainsi dans la cité ce puissant
ressort qu’est l’émulation. Mais, alors que toutes les maisons sont vendues, bien après
l’arrêt de l’exploitation des puits miniers, arpentant les rues des cités, nous pensons que
la poursuite de cette rhétorique des apparences mérite d’être mieux comprise.
Des échanges de regards
singularisants
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Nous devons notamment à Goffman cette révélation troublante : la manière dont les
autres nous voient importe, car nous pouvons sentir, à certains regards, que la valeur
sacrée de notre face n’est qu’un prêt qu’ils nous consentent (1974, p. 13). Cette
révélation prend, sur notre terrain, une dimension particulière. Parce que la cité
minière fonctionne comme un espace d’exposition réciproque, les habitants s’attachent
à observer – comme nous le faisons aussi – les détails et les variations. Les entretiens
que nous avons menés nous ont permis de comprendre qu’ils y perçoivent plus que des
nuances esthétiques ou de simples opérateurs de distinction. Ils y reconnaissent des
indices de moralité. À cet égard, si les maisons présentent et traduisent les trajectoires
sociales de leurs propriétaires, ne sont-elles pas aussi et surtout des supports de
présentation de soi ?
Cette présentation de soi possède une forte dimension morale. Si l’on veut bien
prendre au sérieux ce qui se passe là où nous avons choisi d’ancrer notre investigation,
on peut dire que s’occuper de son potager et nettoyer sa cour, tondre régulièrement son
gazon et tailler ses haies, etc., sont des activités par lesquelles les habitants donnent à
voir aux autres leurs qualités morales (le goût du travail et de l’effort, la persévérance et
l’assiduité, la constance et la rigueur…). Il importe aussi de préciser que nous ne
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sommes pas pleinement dans les situations de coprésence temporelle que décrit
Goffman lorsqu’il analyse les échanges de regards. Ici, ces derniers ne sont pas
forcément directs. Ils ont lieu, le plus souvent, à partir d’un décalage temporel. Les
maisons sont, en effet, exposées dans les deux sens du terme : constamment visibles,
elles sont exhibées et, en même temps, soumises aux jugements qui peuvent les
critiquer, voire les démolir symboliquement. N’est-ce pas à partir de ce constat qu’il
convient de comprendre cette remarque d’un de nos enquêtés : « Si c’est sale dehors, tu
peux être sûr à 80 % que c’est aussi le bordel dedans » ? De la même façon, une
habitante de la cité nous racontait cette anecdote : elle avait été invitée à boire un café
chez une voisine. Cette dernière se plaignait alors de son mari qui, selon ses propos,
« laissait tout aller dehors ». Or, l’enquêtée nous expliquait qu’à l’intérieur de la maison
« c’était le même bordel qu’à l’extérieur », au point qu’elle « ne savait même pas où
poser [sa] tasse de café ». Elle avait conclu son récit en précisant que le mari de cette
voisine « buvait » et que cela expliquait sans doute le désordre dans la cour. Cette
dernière indication n’est pas anecdotique. Dans les discours que nous avons recueillis,
le désordre et l’absence d’investissement sont le plus souvent interprétés comme les
symptômes d’une défaillance morale (paresse, négligence…).
À la manière de certains sportifs et artistes (Guinchard, 2005), mais aussi à la
manière des jardiniers des jardins ouvriers pour qui le jardin devient une sorte de
« signature » (Weber, 1998, p. 259), les habitants des anciennes cités des MDPA
semblent engagés dans une perpétuelle présentation d’eux-mêmes sous le regard d’un
« public », ici formé par leurs voisins. L’embellissement de sa maison et de son jardin
est une préoccupation constante qui appelle sans cesse un renouvellement des formes,
des couleurs, des matériaux, au moyen de nouvelles performances. Il ne s’agit pas
seulement d’une question de goût, car il faut aussi donner à voir ses compétences
techniques, se montrer astucieux et faire preuve d’originalité. Depuis deux ans, nous
avons ainsi vu apparaître et se multiplier les clôtures constituées de murets de gravier
enchâssé dans des grillages de ferraille. Nicolas et Karine, premiers habitants de leur
cité à mobiliser ces matériaux, étaient fiers d’afficher leur originalité. Ils sont un peu
déçus de voir d’autres habitants utiliser les mêmes matériaux, mobiliser les mêmes
savoir-faire… N’y a-t-il pas là une logique susceptible de réinterroger une vision qui
condamne, le plus souvent, les classes populaires à l’utilitarisme ? Ne s’agit-il pas
davantage de se constituer, activement, dans le regard des autres (et peut-être grâce à
ce regard) comme un sujet vertueux ? Si chaque façade constitue une vitrine de la
réussite ou de l’échec du propriétaire de la maison concernée – ainsi, une enquêtée
nous assurait qu’elle pouvait nous montrer « les maisons où il y a du pognon » –, elle
est aussi le lieu d’exposition du travail et de l’effort ou, au contraire, du relâchement et
de l’abandon.
Une « conversation de gestes »
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Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, les choix esthétiques des habitants doivent
être compris comme des manières de souligner leurs vertus morales, d’en accentuer les
formes pour les rendre voyantes. Si le quartier est « beau », c’est parce qu’ainsi appelés
à rejeter la monotonie des couleurs et des formes, ils peuvent s’entre-admirer dans le
miroir que chacun tend à l’autre (Weber, 1998, p. 198). Tous doivent concourir (dans
les deux sens du terme : rivaliser et courir avec) à l’embellissement de l’espace
résidentiel. Au regard de ce concours, le dallage d’une allée, par exemple, ne forme pas
un objet autosuffisant qu’on peut envisager pour lui-même. C’est d’abord une sorte de
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réplique dans un dialogue que les habitants tiennent entre eux en se répondant les uns
aux autres3. Comme dans une conversation, on tond sa pelouse parce que le voisin a
taillé sa haie. Faire recrépir la façade de sa maison, planter un nouveau rosier dans son
jardin… chacune de ces actions appelle des réponses des voisins. Si, comme nous
l’avons vu, les anciennes cités des MDPA sont des espaces d’exposition réciproque,
faisant un pas de plus, nous pouvons dire qu’elles sont aussi des espaces de dialogue.
Ainsi, certains voisins alignent leurs rangées de légumes afin de produire, d’un jardin à
l’autre, selon leurs dires, « un prolongement » ou « une cohérence ». Habitué à une
telle pratique, Michel est désolé que son voisin Roger, très affaibli par une longue
maladie, remplace sa culture de légumes par un gazon. En discutant avec Michel, nous
comprenons que ce n’est pas seulement une continuité esthétique qui s’efface mais
aussi un ensemble de repères dans la scansion de sa pratique. Jusque-là, chacun,
voyant que l’autre engageait telle ou telle action d’entretien ou de culture, pouvait se
dire « il est temps de m’y mettre aussi ». À de nombreuses reprises, nous avons
entendu dire par des habitants qu’ils entretenaient leur jardin parce que les voisins le
faisaient régulièrement et qu’il fallait faire un effort pour ne pas « les contaminer » avec
de mauvaises graines.
On peut s’appuyer sur les analyses de Mead et formuler l’hypothèse qu’en se
répondant, les gestes tels que repeindre ses volets ou désherber son allée produisent le
paysage de la cité comme un acte collectif. En agissant, chacun produit un effet sur
l’autre comme sur lui-même. En taillant sa haie, on invite son voisin à réparer sa
barrière et on se dispose à ratisser le gravier de l’allée… Les gestes se totalisent pour
s’intégrer à des actes collectifs et composer des conduites individuelles.
Si on reprend ce modèle, on peut dire qu’à travers cette conversation, au fil de ces
ajustements réciproques, les individus se constituent comme des personnes dotées de
qualités singulières en adoptant la position des autres à propos d’eux-mêmes (Mead,
2006, p. 280). La conversation incite effectivement chacun à affirmer sa
« personnalité », son « originalité », à faire valoir sa singularité aux yeux des autres.
Ainsi, il est gratifiant d’être le premier à installer un nouveau type de portail ou de
muret, à mobiliser une nouvelle technique ou un nouvel outil pour arroser son gazon et
ses fleurs… On retrouve ici cette sorte d’ambivalence fort bien décrite par Florence
Weber lorsqu’elle s’attachait à mieux comprendre « l’honneur des jardiniers » (1998). À
l’inverse, nous avons pu constater à plusieurs reprises que chacun est obligé de
répondre, car l’attitude de ceux qui « ne jouent pas le jeu » est perçue comme une sorte
de réponse négative, un refus de participer à la conversation, qui les pousse à la marge.
Il importe d’ajouter qu’ici le regard d’autrui n’oblige pas seulement celui qui est
regardé à prendre conscience de lui-même en adoptant l’attitude d’autrui à son égard,
mais que l’attention réciproque des habitants appelle chacun à sentir que le monde
dans lequel il habite est également objectivé. Le regard d’autrui le prive de la place
souveraine qu’il occupe habituellement, sans y penser, dans son environnement. Il doit
le recomposer, de manière partagée, avec ceux qui le regardent (Guinchard, 2016). De
ce point de vue, on peut envisager le discernement comme une compétence
conversationnelle qui incite les habitants à faire preuve d’originalité dans leur conduite,
en même temps qu’il les appelle à s’ajuster les uns aux autres pour produire le paysage
de la cité comme un acte collectif.
Une combinatoire singulière
d’éléments standards
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CAR À TOUT PRENDRE, LA DIFFÉRENCE, ICI, VOISINERAIT MIEUX AVEC LA RESSEMBLANCE
QU’AVEC LA DISSEMBLANCE…
MICHEL VERRET, LA CULTURE OUVRIÈRE (1988)
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Face à certaines de nos photographies, une architecte nous faisait remarquer : « Pour
quelqu’un qui est de la partie, on voit bien sur vos photos que ce ne sont que des
produits standardisés de l’industrie. Les barrières en PVC, on les achète au mètre dans
de grandes enseignes et les volets ce sont des choses toutes faites… » Ainsi, la banalité
surgirait au moment le plus inattendu pour les habitants de ces cités : dans les
pratiques où chacun d’entre eux pense donner des preuves de son originalité. On sait
que Pierre Bourdieu ne manquait pas de dénoncer « les impostures de l’égotisme
narcissique ». En montrant « la banalité dans l’illusion de la rareté, le commun dans la
recherche de l’unique » (1980, p. 41), il rappelait comment ces mécanismes contribuent
largement au maintien de l’ordre social dominant.
Si, à un premier niveau qui semble donner raison à Bourdieu, il faut bien reconnaître
que les habitants mobilisent des matériaux de bricolage et de décoration standardisés
dans les soins accordés aux façades et aux cours de leurs maisons, la multiplication des
offres de matériel de bricolage nous montre que nous sommes bien désormais dans le
cadre de cette « économie de la singularité » qu’analyse Lucien Karpik (2007). À cet
égard, on peut rappeler que l’industrie multiplie ses gammes : une chaîne de grandes
surfaces spécialisée dans les produits de bricolage et de décoration propose ainsi
58 modèles de clôtures en béton, 256 types de grillages et 187 types de piquets et
accessoires pour installer ces derniers… De plus, la standardisation de l’offre n’impose
pas celle des usages (Weber, 1998, p. 164). Même s’il s’agit de produits industriels
sérialisés, il est indispensable de se demander comment ils sont utilisés et ce qu’on
« fabrique » véritablement avec eux (de Certeau, 1990 ; Verret, 1988 ; Chevalier, 2013).
Dans cette perspective, par exemple, présentant le cadre de ses travaux sur la
constitution matérielle de la sphère privée, Sophie Chevalier explique :
Les différents éléments qui composent ce décor sont le plus souvent du
mobilier et des objets produits en grande série. Ils ne singularisent pas en euxmêmes l’intérieur qu’ils aménagent et ornent. En revanche, c’est la
combinaison de ces meubles et objets, et les relations qu’ils entretiennent entre
eux, à chaque fois uniques, qui sont l’expression de l’identité du ménage. (2010,
p. 200)
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De la même manière, souvent présentés sur catalogues, les éléments de décoration
extérieure produits en série ne prennent-ils pas tout leur sens quand ils sont intégrés à
des conversations de gestes qui les associent à de nombreux autres produits et outils ?
C’est bien, effectivement, une combinatoire que donnent à voir les quatre
photographies du tableau que nous présentons ici (fig. 1). On voit, par exemple que seul
le propriétaire de la partie droite de la maison présentée en haut à gauche du tableau a
conservé un encadrement en bois de la grande fenêtre arrondie. On constate que la
maison qui se trouve en haut à droite du tableau présente deux variantes
d’encadrement en PVC ajustées assez artificiellement aux arrondis des fenêtres… Le
discernement n’est-il pas précisément un savoir, assurant la compossibilité de ces
éléments dans une sorte de combinatoire pratique qui garantit l’ajustement des
variations ?
Par-delà le choix des matériaux, l’embellissement des façades, des jardins et des
cours traduit un « souci » qu’il convient de mieux comprendre au lieu de le dévaloriser.
Dans ce but, il faut revenir sur ce que vise, au fond, le discernement de ces
microscopiques écarts esthétiques « singularisants ». Afin de s’ajuster réciproquement,
les habitants ont, en quelque sorte, recours à une lecture et une production d’indices.
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Ils semblent vivre dans un monde de traces à la manière des chasseurs qu’évoque Carlo
Ginzburg (1989). Il s’agit – pour eux comme pour nous – de poser le regard et
d’orienter l’attention sur des objets jugés habituellement insignifiants en considérant
qu’ils nous donnent à voir autre chose qu’eux-mêmes. Mais que cherchent-ils à
débusquer dans des détails en apparence aussi négligeables que la netteté de la limite
entre le gazon et les graviers de l’allée ? L’entretien régulier de cette limite manifeste,
en réalité, les caractéristiques morales d’un voisin, en faisant apparaître ce qui, sans
cela, resterait relativement invisible aux yeux des autres habitants : sa persévérance, sa
rigueur ou encore son goût du « travail propre » pour reprendre un terme souvent
prononcé par les enquêtés. Qu’il « laisse aller » son jardin ou qu’il se montre moins
attentif à l’ordre régnant dans sa cour, et l’on s’interrogera, voire on interprétera son
relâchement comme un symptôme de sa négligence. Le discernement cherche ici des
« détails révélateurs » susceptibles de fonder une confiance entre voisins. Les anciens
mineurs interviewés font d’ailleurs volontiers le lien entre ce que montrait la maison et
ce qui se passait au travail, car il fallait pouvoir compter sur les autres quand on était
« au fond ». Il importait alors de « savoir à qui on avait affaire ».
*
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31
Si, depuis 2002, les mineurs ne descendent plus dans la mine pour exploiter la
potasse, on peut s’interroger sur ce qui fonde et fait tenir ensemble ce souci de soi et
des autres. Alors qu’ils ne sont plus réunis par le travail, mais seulement par leurs
logements, la singularisation des maisons ne traduit-elle pas une forme illusoire
d’union des habitants ? Notre ancrage nous invite à réexaminer la remarque de Michel
Verret selon qui « il faut bien plus que la propriété de sa maison pour faire de l’ouvrier
un bourgeois. Peut-être même cette propriété l’attache-t-elle plus aujourd’hui à sa
condition qu’elle ne l’en délie » (1979, p. 114). Caractérisant cet attachement, nous
avons pu constater, lors de situations informelles d’observation telles que des repas
auxquels nous avons été invités par des habitants, l’expression de véritables stratégies
d’immobilité sociale liées à la volonté souvent affirmée de « rester sur place ». Ainsi,
lorsque l’occasion s’en présente, de nombreux enfants d’anciens mineurs reviennent
habiter dans une des cités minières pour bénéficier de ce cadre de vie où « tout le
monde connaît tout le monde » en résidant auprès de leurs parents. Nombre d’entre
eux, visant les places libres, subalternes mais « bien payées », du marché de l’emploi
suisse, ne voient pas d’intérêt à s’engager dans des études. La mobilité sociale ne les
motive guère plus que la mobilité géographique.
Il faut peut-être reconnaître que, longtemps après la fermeture des MDPA, le
dispositif de logement des cités minières reste une hétérotopie et que l’attachement
évoqué par Verret prend la forme d’une fermeture de la cité et de ses habitants sur euxmêmes. D’une manière générale, ces derniers peinent à se situer en référence à des
ensembles sociaux plus vastes dont l’organisation repose sur des règles plus abstraites
et où l’on joue des rôles détachables des individus qui les assument. Dans la cité,
moyennant les efforts pour entrer dans la « conversation de gestes » que nous avons
décrite, chacun est pleinement reconnu dans et par l’expression de sa singularité. Nous
appuyant sur Mead, nous pourrions dire que, dans les cités d’anciens mineurs, la
socialisation fondée sur les rapports à des « autrui significatifs » renforce la
singularisation, alors que la référence à des « autrui généralisés » qui prévaut dans la
société englobante renvoie à des rôles détachables des individus que les anciens
mineurs et leurs enfants ont du mal à incarner et avec lesquels ils évitent de se
confronter4.
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Notes
1 C’est par cette expression que Danilo Martuccelli (2010) rend compte de la « tendance
structurelle qui fait de la singularité à la fois une réalité et un projet présents dans différents
domaines sociaux ».
2 Michel Foucault (1994) définit les hétérotopies comme des « espaces autres », localisés à
l’intérieur d’une société et obéissant à des règles spécifiques.
3 Pour l’auteur de L’esprit, le soi et la société, les gestes sont des « phases de l’acte social »
(Mead, 2006, p. 133) qu’on ne saurait isoler les unes des autres sans perdre leur réelle
signification. En d’autres termes, l’acte social est une totalité dynamique constituée par des
gestes qui se répondent les uns les autres. Et c’est en ce sens que l’acte peut être décrit comme
une « conversation de gestes » : « L’attitude d’un individu, écrit Mead, provoque une réponse
chez un second individu qui, à son tour, suscite de nouvelles attitudes et réponses chez le
premier individu, et ainsi de suite, indéfiniment » (ibid., p. 106). Reprenant cet exemple, Mead
note : « Nous retrouvons une situation analogue dans le cas de la boxe ou de l’escrime. La
feinte de l’un provoque la parade de l’autre, qui amène le premier à modifier son attaque »
(p. 132). Dans cette approche « la réponse d’un organisme au geste d’un autre organisme est la
signification de ce geste » (p. 161). C’est ainsi que, « en escrime, parer c’est interpréter une
botte » (ibid.).
4 Il importe de distinguer ce que Mead nomme l’« autrui significatif » et l’« autrui
généralisé » en les renvoyant aux deux formes de socialisation dans lesquelles ils se
constituent. Dans un premier temps, par le moyen de jeux libres où il s’identifie à des
personnes importantes pour lui (ses parents, ses enseignants…), l’enfant explore les attentes
réciproques qui organisent son environnement. Il provoque en lui-même les réponses de sa
mère, ou il reconstruit l’attitude de ses enseignants à travers des jeux de rôles spontanés.
« L’autrui significatif » est cette figure singulière dont il intériorise le regard afin de mieux
répondre à ses attentes. Dans un second temps, l’enfant s’engage dans des jeux de sociétés plus
complexes, où il faut comprendre la conduite de chaque participant en référence à un tout
articulé. « L’autrui généralisé » n’est plus une personne particulière mais un rôle qui doit être
saisi dans son articulation avec d’autres, comme celui de gardien de but vis-à-vis des rôles liés
à chacune des autres positions. À cet égard, Mead affirme que « c’est seulement dans la mesure
où il assume les attitudes de son groupe social organisé envers l’activité coopérative qu’un
individu développe un soi complet ou qu’il maintient le soi complet qu’il a réalisé » (2006,
p. 223).
Table des illustrations
Titre Figure 1. Tableau présentant 4 maisons de « type C pour ouvrier »,
photographies de Christian Guinchard.
URL
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Fichier image/jpeg, 621k
Pour citer cet article
Référence électronique
Christian Guinchard et Laetitia Ogorzelec, « Discerner des singularités. De l’embellissement
des façades et des jardins à la construction des vertus dans une ancienne cité minière
d’Alsace », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 02
juillet 2018, consulté le 05 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/traces/8023 ;
DOI : 10.4000/traces.8023
Auteurs
Christian Guinchard
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maître de conférences habilité à diriger des recherches en sociologie à l’université BourgogneFranche-Comté (LASA)
Laetitia Ogorzelec
maîtresse de conférences en sociologie à l’université Bourgogne-Franche-Comté (LASA)
Droits d’auteur
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