« Métamorphoses du Cantique des cantiques », Théorie et pratique de la traduction aux
e
e
XVII - XVIII siècles actes de la journée d’étude du Centre de recherches sur l’Europe classique,
Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 22 février 2008, Michel Wiedemann (éd.), Narr
Francke Attempto Verlag, Tübingen, 2009, p. 69-83.
Métamorphoses du Cantique des cantiques :
Le Cantique des cantiques entre traduction et interprétation,
de la poésie précieuse à Voltaire.
Claire PLACIAL
Université de Paris IV
On a souvent dans l’idée que l’Eglise catholique aux XVIIe et XVIIIe siècles interdit la
traduction et la lecture de la Bible. La réalité de l’activité traductive en France va à l’encontre
de cette opinion, puisque la Bible est de fait traduite, et surtout commentée, paraphrasée.
Certes l’Eglise catholique délimite les conditions d’accès aux textes bibliques. Lors du concile
de Trente la Vulgate (la traduction latine de Jérôme) est déclarée version authentique ; si la
question de traduction de la Bible en langue vernaculaire n’est pas résolue, en pratique les
traductions existantes sont mises à l’index. Il existe néanmoins une règle ambiguë de l’index,
que vont exploiter les traducteurs catholiques de la Bible en français : la Bible peut être lue, si
le fidèle remplit les conditions de « capacité » et de « permission », c’est-à-dire si son
directeur de conscience estime qu’il connaît assez bien le dogme pour ne pas lire la Bible dans
un sens non accepté par l’Eglise. Partant de là, on trouve quelques rares éditions catholiques
intégrales de la Bible, systématiquement en de nombreux volumes, et qui s’accompagnent
d’un abondant appareil exégétique, dont la fonction est d’orienter le lecteur vers
l’interprétation autorisée par l’Eglise. Mais parallèlement, on produit en abondance des
éditions séparées d’un ou de plusieurs livres bibliques, dont la traduction jouxte un
commentaire, un sermon, une paraphrase.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer les nombreuses éditions séparées du Cantique
des cantiques publiées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ces éditions séparées appartiennent à de très
rares exceptions près à la sphère catholique, et font référence d’une façon ou d’une autre à
l’interprétation catholique traditionnelle du Cantique, la version de Voltaire étant la seule à
faire exception.
Dans le cadre de cette communication, il est impossible d’aborder de façon exhaustive
la totalité des ouvrages publiés aux XVIIe et XVIIIe siècles contenant, sous une forme ou une
autre, une traduction du Cantique des cantiques. Disons toutefois que l’on recense dans les
seules collections de la Bibliothèque nationale de France une quarantaine d’ouvrages
consacrés au Cantique, comprenant une traduction (je ne compte ni les rééditions, ni les
ouvrages de seul commentaire). Il faut relativiser l’importance de ce nombre, dans la mesure
où l’intérêt porté au Cantique des cantiques n’est pas nouveau. Max Engammare a montré
l’importance de ce texte à la Renaissance1. Au XIXe et au XXe siècles la traduction du Cantique
connaîtra une croissance continue : le Cantique reste, de nos jours, un texte très fréquemment
retraduit. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont donc un moment de relative pause dans la production
de traductions du Cantique ; je dis relative, parce que ce livre a tout de même un succès que
les autres livres bibliques ne connaissent pas (les Psaumes et Job sont beaucoup traduits, mais
moins que le Cantique)
1
Max Engammare : Qu’il me baise des baisiers de sa bouche. Le Cantique des cantiques à la Renaissance, étude et bibliographie.
Genève, Droz, 1993 ; Lire le Cantique des cantiques à la Renaissance, suivi de « La violette et le rossignol » et de « Les
colombes de tes yeux », Rumeur des âges, la Rochelle, 1994.
Pourquoi cet intérêt pour le Cantique des cantiques ? Le Cantique, lu dans son sens
littéral, est un dialogue amoureux, voire érotique, dans lequel le nom de Dieu n’est pas
directement mentionné. Ce livre biblique, qui à première vue ne contient pas de discours
historique ou théologique, se prête ainsi facilement à des interprétations très diverses. La
dimension amoureuse du texte en fait un support de choix pour la littérature mystique ; mais
aussi pour une forme plus galante de la traduction et de la paraphrase. Sa relative obscurité
formelle, notamment le fait que les locuteurs ne soient pas clairement distinguables, permet
des interprétations génériques variées. C’est ainsi que le Cantique des cantiques subit, sous la
plume de ses traducteurs qui sont souvent aussi ses commentateurs, plusieurs formes de
métamorphoses. Ce qui m’intéresse au fond ici, c’est comment, à travers le cas du Cantique
des cantiques, on peut interroger les frontières de la traduction et de l’interprétation. J’ai
intitulé cette communication « Métamorphoses du Cantique des cantiques », parce qu’il me
semble qu’en fonction de diverses lectures qu’en ont les traducteurs (lecture religieuse, lecture
poétique, lecture parodique), le texte change véritablement de forme, la traduction étant le
moyen par lequel cette métamorphose s’opère. Chronologiquement, l’éventail des traductions
examinées va des traductions empreintes de poésie précieuse (traduction attribuée à d’Urfé
publiée en 1618) à la traduction de Voltaire en 1759.
Le parcours que je propose est cependant un parcours davantage herméneutique que
chronologique. Il vise à offrir un panorama des traductions françaises du Cantique des
cantiques publiées aux XVIIe et XVIIIe siècles, afin d’en montrer l’importante diversité tant
idéologique que stylistique ; ce faisant, les contours et les limites de la traduction seront
interrogées.
1- Métamorphoses exégétiques du Cantique des cantiques
La première métamorphose du Cantique des cantiques est une métamorphose
exégétique. J’entends par là la façon dont à travers la traduction (de l’hébreu ou plus souvent
du latin de la Vulgate) une lecture exégétique du Cantique est introduite dans le texte. On peut
distinguer trois modalités de cette interpénétration de l’exégèse et de la traduction, en fonction
du type d’œuvre abordée : paraphrase, commentaire avec traduction, ou traduction seule. En
l’occurrence, pour l’Eglise catholique, la seule interprétation valide du Cantique est une
lecture allégorique (du reste inspirée de la tradition juive), qui perçoit, au-delà de l’union du
couple d’amants, la figure de l’union de Dieu et de l’âme. Cette lecture allégorique est
constamment réaffirmée dans les paratextes.
Prenons les préfaces de deux ouvrages mystiques consacrés au Cantique. Le premier
extrait est tiré du Commentaire de Jeanne Guyon :
Ce livre renferme des choses si mystérieuses qu’il ne faut pas s’étonner que l’explication en
soit si relevée et qu’on n’y découvre qu’avec peine les secrets les plus profonds de l’intérieur ;
aussi porte-t-il avec justice le nom de Cantique des cantiques, c’est-à-dire du plus noble et du
plus excellent de tous les Cantiques ; étant le plus agréable pour sa matière, le plus relevé pour
ses prophéties, le plus riche dans ses figures et dans ses mystères ; et le plus charmant par les
noms si tendre d’Epoux et d’Epouse, sous lesquels sont compris les amours et les
communications réciproques du Verbe et de l’Ame2.
Le second extrait est d’un anonyme, qui publie en 1688 un ouvrage intitulé Le
Cantique des Cantiques de Salomon, interpreté selon le sens mistique & la vraie
representation des etats interieurs :
2In
Les Torrents et Commentaire au Cantique des Cantiques de Salomon, Jeanne Guyon, 1682-1683, texte établi et précédé de
Jeanne Guyon ou la pensée nue, par Claude Morali, Grenoble, Jérôme Millon, 1992.
Car ce Cantique ne se lit avec intelligence que par ceux qui lisent ce qui s’y chante, bien plus
que dans le miroir de l’experience intérieure, que dans le Livre même qu’ils ont devant les
yeux. (…)
Saint Gregoire Pape nous fait encore remarquer, que lors que l’on entend parler dans ce
Cantique, de baisers, d’embrassemens, de joues, de mamelles, de jambes, & de cuisses, de lit,
& de mariage : loin d’en prendre sujet de se moquer de l’Ecriture redoutable ; il faut au
contraire admirer la miséricorde de Dieu, qui a voulu en user envers nous avec tant de bonté ;
que pour nous élever à l’expérience de son divin amour, il s’est abaissé jusqu’à se servir des
termes & des expressions de nôtre amour charnel et impur : s’anéantissant jusqu’à nos façons
de parler, pour porter nôtre intelligence jusqu’aux secrets impenetrables de la Divinité, & de
son union avec les âmes pures3.
Dans ces deux extraits, on voit comment c’est une compréhension spirituelle du texte
qui s’impose comme condition à la méditation mystique. Dans les deux cas, il s’agit de
l’union de Dieu, ou du Verbe, avec l’âme ; dans d’autres ouvrages on pourra trouver les
variantes suivantes : union du Christ et de l’Eglise son épouse, mariage mystique de Marie,
etc. Ces interprétations spirituelles ne sont pas nouvelles, puisqu’elles sont héritées de la
tradition juive, dans laquelle le Cantique représente l’union de Dieu et de son peuple Israël.
Le rapport au texte littéral est cependant contrasté dans ces deux extraits : chez Madame
Guyon, le sens littéral, la dimension amoureuse, fait du Cantique un texte « charmant », là où
l’anonyme de 1688 voit dans le langage amoureux le signe de « la miséricorde de Dieu », qui
consent à user d’un vocabulaire vil pour se mettre à la portée de l’esprit du fidèle. Cette
position, qui témoigne d’un certain mépris pour le corps et les relations amoureuses, est plutôt
majoritaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : il semble que bon nombre de commentateurs ne
puissent affirmer le sens spirituel ou allégorique du Cantique qu’en affirmant l’invalidité de
son sens littéral. Voyons maintenant comment les textes, paraphrases ou traductions à
proprement parler, incorporent ce sens spirituel.
Dans le cas des paraphrases du Cantique, l’influence des interprétations exégétiques
est manifeste, puisque la lecture allégorique est rendue transparente dans la paraphrase même.
Voilà comment sont paraphrasés les versets 1 et 5 du premier chapitre dans Paraphrase sur le
Cantique des cantiques de Salomon de Chanvallon :
Que ne me donnes-tu (cher Amant) un baiser de ta bouche ? afin que tu m’inspires l’esprit de
ta parole, & que tu r’allumes en moy les flammes de ton amour, ensevelies dedans les cendres
de mon ame ? (…)
Il est bien vray, & je l’avoue, je ne suis plus la belle, de qui la beauté donnoit aux Anges
mesmes jalousie. Cette Eglise qui gardoit ses troupeaux aupres de tes pavillons : l’œil de ton
Orient, d’où se levoit ceste Espouse qui te juroit tant d’amour & de fidelité4.
A titre de comparaison, voilà comment la Bible de Port-Royal traduit les mêmes
versets :
L’épouse
1 Qu’il me donne un baiser de sa bouche, car vos mammelles sont meilleures que le vin,
2 & elles ont l’odeur des parfums les plus précieux. Vôtre Nom est comme une huile qu’on a
(…)
3 In Le Cantique des cantiques de Salomon, interpreté selon le sens mistique & la vraie representation des Etats interieurs, à Lyon,
chez Antoine Briasson, 1688.
4 In Paraphrase sur le Cantique des cantiques de Salomon. Dediees au Roy, par le Sieur de Chanvallon. A Paris, chez Laurent
Sonnius, 1601.
4 Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les
pavillons de Salomon.
5 Ne considérez pas que je suis devenüe brune, car c’est le soleil qui m’a ôté ma couleur. Les
enfants de ma mère se sont élevés contre moy. Ils m’ont mise dans les vignes pour les garder,
& je n’ay pas gardé ma propre vigne5.
Si dans le premier verset, la paraphrase développe le sens littéral, dans le verset 5, elle
permet d’introduire le sens spirituel, en explicitant l’assimilation de la figure de la femme, ici
de « l’Espouse », à l’Eglise. On voit ici comment la paraphrase est le lieu de rencontre de la
traduction et de l’interprétation. Si l’on compare les paraphrases au texte latin ou hébreu
auquel elles se réfèrent, il est en général facile de distinguer des éléments qui relèvent bel et
bien de la traduction. On ne saurait assimiler la paraphrase et la traduction, et de fait l’ouvrage
de Chanvallon s’intitule bien « paraphrase », mais son texte montre bien dans quelle mesure
la paraphrase est redevable de la traduction.
Dans les commentaires, la frontière entre traduction et discours exégétique métatextuel
est plus évidente, ne serait-ce que parce que traduction et commentaire sont visuellement
distincts. Leur différenciation se fait par divers procédés : disposition en deux colonnes,
utilisation des italiques pour la traduction, alternance de la traduction et du commentaire
marquée par des alinéas, etc. Ceci dit, la traduction est difficilement préservée de l’influence
du commentaire et de ses présupposés exégétiques. Même en supposant une traduction la plus
littérale possible, la plus dépourvue de vocabulaire à connotation chrétienne (« charité » pour
« amour », par exemple), le fait que le lecteur lise parallèlement le commentaire, et soit
imprégné de la lecture allégorique du texte, peut conditionner chez lui une lecture allégorique
in petto de la traduction.
Du reste, il est possible de percevoir clairement des marques de l’emprise de l’exégèse
sur la traduction. Un exemple en est l’insertion des noms des locuteurs. Que ce soit dans le
texte hébreu ou dans la Vulgate, il est clair dans les originaux que le Cantique des cantiques a
une dimension dialogique forte, et que s’y répondent principalement une voix féminine et une
voix masculine. Néanmoins l’identité des locuteurs n’est pas précisée. Dans les traductions
des XVIIe et XVIIIe siècles, on voit apparaître une mention des noms des locuteurs. Cet ajout
vient en bonne partie de la nécessité que ressentent les traducteurs de clarifier un texte qui
peut sembler obscur. La plupart des traducteurs insèrent donc dans la traduction le nom des
locuteurs. C’est le plus souvent « l’Epoux » et « l’Epouse » : ces dénominations sont
intéressantes, dans la mesure où elles sont à la jonction du sens littéral, et du sens mystique
(l’âme, épouse mystique du Christ), dans un texte où du reste les locuteurs s’appellent « mon
amant », « mon amie », « ma sœur-fiancée », mais où il n’est pas fait référence au mariage.
Même sans l’introduction d’un appareil exégétique au sein de la traduction, l’allégorie peut
être présente en creux, et guider la lecture, si bien que le lecteur ne voit plus dans le Cantique
la lettre du texte, c’est-à-dire le dialogue amoureux ; la lecture allégorique s’y substitue, et
s’impose comme sens premier, comme nouvelle littéralité, pour ainsi dire. La présence
d’arguments résumant le propos de la traduction est ici tout à fait significative. Dans le cas
des traductions intégrales de la Bible par exemple, qui ne comportent ni paraphrase, ni
commentaire du texte, on trouve souvent en tête de chapitre un argument, qui explique le sens
allégorique du chapitre en question. Ainsi dans la version en un seul volume de Bible de PortRoyal (parue d’abord en de nombreux volumes séparés), pour le premier chapitre :
5
In Cantique des cantiques traduit en françois, avec une explication tirée des saints Pères & des Auteurs Ecclésiastiques. A Paris,
chez Guillaume Desprez, 1694.
L’époux de ce divin cantique est J.-C. même : l’Eglise est son épouse. Amour de l’Eglise pour
J.-C. Elle est persécutée. Instruction que J.-C. lui donne. Faveurs qu’elle reçoit de J.-C.
Louanges que se donnent mutuellement J.-C. et son Eglise.
Cette façon de donner, dans un argument, l’interprétation allégorique du chapitre à
suivre, est une innovation catholique, qui apparaît au XVIIe siècle. Elle procède bien de la
volonté de guider le lecteur dans sa lecture, pour qu’il ne s’écarte pas du sens allégorique du
Cantique.
La paraphrase mystique et le commentaire sont les lieux privilégiés de la lecture
exégétique, mais les traductions à proprement parler, quand bien même elles rendent compte
de la littéralité du texte, peuvent être le relais de la lecture allégorique du texte, de façon peutêtre moins consciente.
2- Métamorphoses génériques du Cantique des cantiques
On peut considérer comme métamorphoses génériques les opérations traductives qui
font passer le texte du Cantique de la forme dans laquelle il est reçu (huit chapitres composés
chacun d’une quinzaine de versets) à une forme littéraire différente. Ces métamorphoses vont
de la recomposition du texte en sous-unités estimées plus cohérentes (Bossuet distingue ainsi
dans le Cantique un poème en sept journées), à une transformation générique et/ou stylistique
radicale, aboutissant à des traductions sous forme poétique en vers français réguliers, ou sous
forme théâtrale. À l’origine de ces métamorphoses se trouve la conviction que le texte reçu,
hébreu ou latin, est incomplet, ou du moins ne donne pas satisfaction, parce que sa forme, son
style, ne correspondent pas à des critères génériques acceptables. La tâche du traducteur est
donc de produire un texte second qui, lui, y corresponde ; mais du point de vue des
traducteurs, il ne s’agit pas tant de réécrire, d’arranger le Cantique, que de remettre de l’ordre
là où on estime qu’on en a perdu. Le traducteur se pose en quelque sorte en archéologue qui
tente de déchiffrer, à travers un texte qu’il estime lacunaire, l’ordre primitif du texte.
Bossuet publie en 1696 un commentaire en latin, dans lequel il distingue dans le
Cantique une action continue s’étendant sur sept jours :
At postquam antiquos mores imitatus pastoralem eclogam canere agressus est (…) Congruum
ergo Salomoni visum est septem dierum spatio carmen nuptiale definire : quos dies
diligentissime, quoad fieri poterit, certis notis distinctos, in iisque vitae perfectae incrementa
dabimus6.
La recomposition ici se fait selon un facteur temporel : une unité narrative est conférée
au texte, dans lequel on reconnaît une succession de sept jours et nuits. Par ailleurs, le
Cantique est rapproché du genre de l’églogue, avec laquelle il partage une tonalité amoureuse
et bucolique. Il fallait semble-t-il à Bossuet ces deux éléments pour rendre raison d’un texte
qui, pris tel qu’il est reçu, peut sembler décousu, fragmentaire. Cette interprétation de Bossuet
aura une grande postérité par la suite, puisqu’elle est encore de nos jours à l’origine de
recompositions du Cantique par les traducteurs. Par ailleurs, quand le père Joseph Bonnet a
retrouvé dans la bibliothèque impériale de Saint Pétersbourg un sermon anonyme du XVIIe
siècle sur le Cantique, il l’a attribué à Bossuet, tant était grand le rayonnement de ce dernier,
et de son interprétation du Cantique. Il ne semble pas que cette attribution soit fondée.
6
In Libri Salomonis. Proverbia, Ecclesiastes, Canticum canticorum, Sapientia, Ecclesiasticus, cum Notis Jacobi Benigni Bossuet,
Episcopi Meldensis. Accesserunt ejusdem supplenda in Psalmos. Parisiis, Apud Joannem Anisson Typographiae Regiæ
Directorem, via Jacobea, sub Lilio florentino. 1693.
Néanmoins ce sermon nous est parvenu, sous le double patronage de Bossuet, et de Rilke qui
l’a traduit en allemand en 19097.
Une deuxième métamorphose générique, plus spectaculaire, est celle qui présente le
Cantique des cantiques sous une forme théâtrale. Là encore, cette interprétation est ancienne,
puisque les traducteurs qui l’adoptent font fréquemment référence à Saint Jérôme ou à
Origène. Elle prend cependant aux XVIIe et XVIIIe siècles une ampleur toute particulière, sous
l’influence du développement du genre dramatique en Europe, et de la codification des règles
d’unité inspirées d’Aristote.
L’interprétation théâtrale part du présupposé évoqué plus haut, que le Cantique tel
qu’il est reçu est incomplet. Charles Hersent, dans sa Pastorale Sainte de 1635, écrit :
Cette distinction de la piece en Actes & Scenes facilitera beaucoup son intelligence. Car il m’a
semblé que ce livre jusques icy avoit esté peu entendu, pource que son ordre, liaison &
distinction n’estoit point cognue ; mesme qu’on a creu que beaucoup de versets y manquoient,
& que nous ne l’aurions qu’à battons rompus. Ce qui provenoit, de ce que la distribution qui
en a esté faicte par les Hebreux en chapitres, n’est pas raisonable : Car quelquesfois un
chapitre commence par un verset, qui devroit estre la fin du precedent, comme il se voit
clairement au chapitre cinquiesme ; & de ce que le Poëme devoit plustost avoir sa distinction
dans les Actes que dans les chapitres8.
Le traducteur-paraphraste Hersent estime ici que l’ordre du texte reçu n’est pas
« raisonnable » ; sa tâche est de recomposer le texte de façon à ce qu’il gagne en « ordre,
liaison et distinction ». Le travail du traducteur est donc un travail de rationalisation. Par
ailleurs l’introduction à la traduction de Hersent témoigne de l’importance accordée à la
nomenclature générique :
Surquoy l’on demande quelle sorte de pieces il peut estre, ou Comedie, ou Tragicomedie, ou
Pastorale ? pour ne point parler de la Tragedie, qui ne peut estre la qualité de ce livre, dans
lequel on ne remarque que peu ou point de sang épandu, & dont la conclusion est pleine de
bon succez, qui est la jouyssance reciproque & paisible de nos amans. (…)
Cette piece n’est pas seulement distinguée en personnages, mais en Actes, qui contiennent la
narration ou representation de quelque chose de nouveau dans l’histoire de Sullamithe.
Genebrard n’y en veut que quatre ; pour moy j’y en trouve cinq, qui monstrent que la
Pastorale est entiere9.
Les genres auxquels Hersent fait référence sont ceux que le XVIIe siècle français
s’attache justement à codifier. Précisons qu’ils n’existent pas dans la littérature biblique, et
qu’on ne connaît aucun exemple de théâtre hébreu. Le titre de son ouvrage l’annonce :
Hersent opte pour le genre de la pastorale, pour des raisons cette fois non narratives, mais
stylistiques. Il considère que la pièce comporte cinq actes, et qu’ainsi, « la Pastorale est
entiere ». Cette appréciation est révélatrice : l’appréciation générique du Cantique se fait à
l’aune des critères contemporains : le Cantique est estimé complet dès lors qu’il se conforme
à la norme dramatique émergente en 1635. Ce genre de considérations est assez répandu à
l’époque ; en témoignent les réponses que se font les traducteurs et paraphrastes du Cantique
les uns aux autres, via les introductions et préfaces. La traduction de l’Abbé Cotin a eu à
Cf. Rainer Maria Rilke : L’Amour de Madeleine, traduction d’un sermon anonyme français du xviiesiècle, Orbey, Arfuyen, 2000.
8 In La Pastorale Saincte, ou Paraphrase du Cantique des cantiques de Salomon Roy d’Istraël, selon la lettre & selon les sens
allégorique & Mystique. Avec une ample introduction. Par Charles Hersent Predicateur, & Chancelier de l’Eglise Cathedrale de Metz.
A Paris, chez Pierre Blaise, rue sainct Jacques, pres sainct Yves. 1635. Avec Privilege du Roy.
9 Ibid.
7
l’époque un assez grand retentissement, puisque nombreux sont les traducteurs qui se réfèrent
à lui par la suite. L’ouvrage de Cotin répond lui-même à celui de Hersent, dont il reprend le
titre : La Pastorale sacrée, ou périphrase du Cantique des cantiques selon la lettre. Son
appréciation générique est la suivante :
Ce chef d’œuvre de Salomon est semblable à cette Poësie, que les Italiens appellent Poësie
récitative, qui passe de beaucoup la longueur des Dialogues & des recits ordinaires quoy
qu’elle n’aille pas du pair avec les pieces Tragiques ou les Comedies. Ce ne sont pas icy de
grandes & de longues Aventures : Ce sont des Odes, avec quelque suite & quelque
changement de Scenes, pour une plus belle diversité, & une plus grande magnifiscence10.
Cotin introduit une donnée nouvelle : sa paraphrase est entièrement versifiée. Cette
utilisation des vers est la conséquence, chez Cotin, de l’analyse générique. Le Cantique des
cantiques est certes une œuvre théâtrale, et Cotin l’affirme, « c’est une piece que l’on joue, &
qu’on represente » ; mais par ailleurs il s’agit d’une suite d’odes, d’une « belle Poësie » ; or,
au XVIIe siècle, traduire ou paraphraser une œuvre poétique implique de faire des vers français.
Cela donne ainsi pour le début du Cantique :
Acte I
L’Epouse et l’Epoux.
L’Epouse
Elle parle en elle-même
Qu’il me donne un baiser de sa Divine bouche,
Mais le voicy qui vient : que sa grace me touche !
Que son air est charmant, il me cherche en tous lieux ;
Et le feu de son cœur éclate dans ses yeux.
Comme elle faisoit ces reflexions le Berger s’avance
Mon Berger, tes amours sont plus delicieuses
Que des Rois d’Orient les tables precieuses,
Que les libres festins par la joye animez,
Et la douce liqueur des vases parfumez :
Des jasmins odorans l’huile tant estimée,
S’espand-elle aussi loin que fait ta renommée ?11
La version de Cotin, version théâtrale versifiée, implique concrètement deux types
d’ajouts : des ajouts externes au texte traduit à proprement parler, c’est-à-dire la constitution
d’un l’appareil scénique ; et des ajouts internes, nécessités par le choix des vers. A la suite de
Cotin, plusieurs traducteurs et paraphrastes optent pour le genre dramatique : Marolles en
1672, M. de la Bonnodière en 1708 font de plus explicitement référence à Cotin, ce dernier
pour dire que « la traduction de l’Abbé Cotin est devenue très rare ». Au cours du XVIIe siècle,
les traducteurs ne font plus référence à cette version. Quand Renan en 1860 traduit le
Cantique sous une forme théâtrale, c’est aux Allemands Herder 12 et Hezel 13 qu’il fait
référence, non aux traducteurs français du XVIIe siècle.
10
In La Pastorale sacrée, ou périphrase du Cantique des cantiques selon la lettre. Avec plusieurs Discours et Observations. Par M.
Charles Cotin, Conseiller & Aumosnier du Roy. A Paris, chez Pierre Le Petit, 1662.
11 Ibid.
12
Voir Paradisal Love : Johann Gottfried Herder and the Song of Songs, Journal for the study of the Old Testament, supplement series,
298, John D. Baildam, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1999.
13
Voir Wilhelm Friedrich Hezel’s neue Uebersetzung und Erklärung des Hohen Liedes Salomons. Nebst zween Briefen an einen
Staatsmann an einem herzogli. Sächsis. Hofe, über einige interessante Gegenstände der Bibel. Leipzig und Breslau, 1777.
Une dernière métamorphose générique est celle qui aboutit à des traductions françaises
versifiées. Notons bien au passage que les frontières stylistiques sont poreuses, puisque la
version de Cotin. Cette métamorphose se fonde sur des présupposés différents. Il ne s’agit pas
de rétablir, par une traduction clarifiante, un original perdu. Le choix des vers est plutôt
déterminé par l’idée qu’il n’y a pas d’autre option lorsqu’on traduit de la poésie, et que quoi
qu’il en soit la traduction française doit respecter une certaine idée de pureté de la langue
française. L’approbation incluse dans l’ouvrage de M. de la Bonnodière, paru en 1708,
exprime cette idée en ces termes :
Les Poëtes en prenant cette divine Pastorale pour le modèle de leurs Eglogues, la supposent
écrite en vers : & rien, ce semble, ne peut en rendre la lecture plus agréable, qu’en la
traduisant dans ce même genre d’écrire. C’est ce que Monsieur de la Bonnodière nous paroît
avoir fidellement exécuté dans la traduction, également pure pour la langue françoise, & pour
les bonnes mœurs14.
Les premières traductions non exégétiques du Cantique aux XVIIe et XVIIIe siècles sont
essentiellement des traductions poétiques, stylistiquement assez proches de la littérature
précieuse. C’est ce qui a fait attribuer à Honoré d’Urfé un ouvrage intitulé Paraphrases sur le
Cantique des cantiques de Salomon, et autres sur les Pseaumes de David, conservé à la
Bibliothèque nationale de France, en l’absence de page de titre. Une comparaison avec un
deuxième exemplaire disposant, lui, d’une page de titre, nous apprend que le véritable auteur
de cette paraphrase en vers est C. Geuffrin. Quoi qu’il en soit, voici comment Geuffrin traduit
le premier verset du Cantique :
En cet ardent desir des douceurs de ta couche,
Qu’un regard de tes yeux, un baiser de ta bouche
Soulagent ma langueur,
Et me fais, cher Amant, cette courtoise grace,
Que quand tu me ravis des beautez de ta face
Je ravisse ton cœur15.
Et, au début du troisième chapitre :
Durant les jours de ton absence,
Mon Dieu, avec impatience,
J’attends celuy de ton retour :
Un moment m’est une journee,
Une heure me dure une annee,
Et ce m’est un siecle qu’un jour.
On voit ici comment la mise en vers du Cantique a pour conséquence, d’une part, un
allongement important du texte, d’autre part, un travail sur la langue et les vers qui ne relève
pas de la traduction, mais bien plutôt de l’exercice de style. Le Cantique, par sa tonalité
amoureuse et bucolique, est particulièrement en phase avec la vogue de la littérature pastorale.
De nos jours, on aurait tendance à qualifier la traduction de Geuffrin d’adaptation, mais la
question ne se pose alors pas en ces termes. Ce qui est intéressant pour nous ici, c’est la façon
14 In Le Cantique des cantiques, pastorale sainte. A Monsieur, et Madame, le duc, et la duchesse de Bourgogne. Par
Monsieur de la Bonnodière. A Caen, chez Guillaume Richard Poisson, 1708.
15 Paraphrases sur le Cantique des cantiques de Salomon, et autres sur les Pseaumes de David. A la Royne. C. Geuffrin. A Paris,
chez Claude Collet, 1618.
dont, dans la traduction ou l’adaptation, réapparaissent les caractéristiques stylistiques de la
poésie précieuse, qui s’approprie véritablement l’objet traduit.
Tant les adaptations théâtrales que les traductions poétiques se rapprochent ainsi d’une
littérature galante particulièrement en vogue dans le XVIIe siècle précieux. Néanmoins, les
traducteurs ne perdent pas de vue l’origine biblique du Cantique. Ce n’est pas le moindre
paradoxe de ces traductions. Là où les traducteurs des Bibles intégrales s’en tiennent à des
versions formellement assez proches des originaux, les auteurs de traductions ou paraphrases
séparées composent des versions du Cantique génériquement très diverses ; en revanche,
toutes affirment la primauté du sens spirituel, la nature allégorique du texte, avec plus ou
moins d’implications concrètes sur les traductions elles-mêmes. Reste à savoir s’il ne s’agit
pas là essentiellement d’un rempart contre la censure.
3- Une métamorphose parodique : le « Précis du Cantique des cantiques » de Voltaire
Cette précaution prise par les traducteurs galants du Cantique des cantiques, Voltaire
refuse de la prendre lorsqu’il en publie une version en 1759. Cela dit il n’affirme pas pour
autant que le texte est un texte profane. Voici l’intégralité de l’avertissement placé en tête de
la traduction :
Après avoir donné un Précis de l’Ecclésiaste, qui est l’ouvrage le plus philosophique de
l’ancienne Asie, voici le Cantique des cantiques, qui est le Poëme le plus tendre, & même le
seul de ce genre qui nous soit resté de ces temps reculés. Tout y respire une simplicité de
mœurs, qui seule rendroit ce petit Poëme précieux. On y voit même une esquisse de la Poésie
dramatique des anciens Grecs. Il y a des chœurs de jeunes hommes & de jeunes filles, qui se
mêlent parfois au Dialogue des deux personnages. Les deux interlocuteurs sont le Chaton & la
Sulamite. Chaton est le mot hébreu qui signifie l’Amant ou le Fiancé. La Sulamite est le nom
propre de la Fiancée. Plusieurs Auteurs ont attribué cet Ouvrage à Salomon ; mais on y voit
plusieurs versets qui font douter qu’il puisse en être l’Auteur.
On a rassemblé les principaux traits de ce Poëme, pour en faire un petit ouvrage régulier, qui
en conservât tout l’esprit. Les répétitions & le désordre, qui êtoient peut-être un mérite dans le
style Oriental, n’en sont point dans le nôtre. On s’est abstenu, sur-tout, de toucher aux
sublimes & respectables allégories que les plus graves Docteurs ont tirées de cet ancien Poëme,
& on s’en est tenu à la simplicité non moins respectable du Texte16.
La parodie émerge cependant dans cet avertissement. Voltaire, après avoir présenté le
Cantique dans des termes voisins de ceux employés par ses prédécesseurs (« Poëme »,
« esquisse de la Poésie dramatique des anciens Grecs »), expose, comme il est d’usage dans
les versions théâtrales, les personnages de la pièce : le Chaton & la Sulamite. Le nom de
« Sulamite » est très fréquemment employé pour désigner le personnage féminin du Cantique,
et est fondé philologiquement puisque c’est ainsi que ce personnage est appelé au premier
verset du chapitre 7. Quant au terme « Chaton », il peut renvoyer au mot hébreu חָתָ ן, qui selon
les circonstances signifie gendre, fiancé. Cela dit il ne me semble pas que ce terme soit utilisé
dans le Cantique ; c’est plutôt le mot דּוֹדִ יqui signifie mon ami, mon amant, qui est employé.
Quoi qu’il en soit, l’emploi du mot « chaton », quel que soit son lien avec l’hébreu, a en
français un effet comique, parodique, que Voltaire ne pouvait pas ignorer.
Les traducteurs et commentateurs du Cantique se sont par la suite beaucoup offusqués
de la version de Voltaire. En 1767, l’abbé Armand de Gérard publie un ouvrage intitulé Le
16
Le Cantique des cantiques, en vers, avec le texte, en vers, par Mr. de Voltaire. A Paris, 1759.
Cantique des cantiques, idylle prophétique, dont la raison d’être est la réfutation du texte de
Voltaire :
Cette interprétation du Cantique des cantiques, est d’une ancienne date. Elle ne fut entreprise
que pour venger la Religion de l’odieuse sortie que fit un Auteur célebre contre ce Livre saint
il y a quelques années. L’insulte ayant été repoussée avec avantage, cette interprétation parut
être moins nécessaire17.
Cela dit, la lecture du Cantique des cantiques de Voltaire est presque décevante pour
qui, d’après l’ampleur des réactions qu’elle a provoquées, s’imaginerait y trouver des
passages très érotiques ou très anticléricaux. Sa charge polémique est d’une autre nature.
La traduction de Voltaire se présente sur deux colonnes : à gauche, le texte en prose,
qui est une traduction assez proche de la Vulgate ; à droite, un dialogue en vers. La version de
Voltaire est frappante par son adéquation à l’esthétique de son temps : les vers sont réguliers,
avec ce que cela implique d’allongements et d’ajouts pour les compléter ; l’identification du
Cantique à un dialogue est source de l’introduction d’un appareil dramaturgique ; enfin
certains passages, estimés redondants, sont supprimés, au nom du bon goût, et de l’impératif
de clarté que l’on retrouve assez universellement chez les traducteurs des XVIIe et XVIIIe siècles.
Ce qui a provoqué les foudres de la censure (le livre a été brûlé en place publique),
c’est davantage le glissement du texte vers un univers orientalisant, celui des harems tels que
se les imaginent les Français de 1750 à travers les Lettres Persanes ou les premières
traductions par Galland des Mille et une Nuits. La traduction des versets 5 et suivants du
premier chapitre suggère que la Sulamite a perdu sa virginité dans les vignes :
La Sulamite
J’ai peu d’éclat, peu de beauté ; mais j’aime ;
Mais je suis belle aux yeux de mon amant :
Lui seul il fait ma joie & mon tourment.
Mon tendre cœur n’aime en lui que lui-même.
De mes parents la sévère rigueur
Me commanda de bien garder ma vigne :
Je l’ai livrée au maître de mon cœur ;
Le vendangeur en étoit assez digne18.
Ceci dit, on reste dans la métaphore, et le texte original, pour être moins galant,
n’exclut pas une lecture identique. Voilà le texte de la Bible de Port-Royal, qu’on ne peut
accuser de parodie impie :
Ne considérez pas que je suis devenüe brune, car c’est le soleil qui m’a ôté ma couleur. Les
enfants de ma mère se sont élevés contre moy. Ils m’ont mise dans les vignes pour les garder,
& je n’ay pas gardé ma propre vigne19.
Voltaire va plus loin lorsqu’il transcrit en ces termes la préférence du « Chaton » pour
la Sulamite :
Le Chaton
17 In Le Cantique des cantiques, idylle prophétique, le Pseaume XLIV, et la célèbre Prophétie d’Emmanuel, fils de la Vierge, aux
chapitres VII, VIII et IX d’Isaïe, Interprétés sur l’Hébreu, dans le sens littéral. A La Rochelle, chez P. Mesnier, 1767.
18 Le Cantique des cantiques, en vers, avec le texte, op. cit.
19 Cantique des cantiques traduit en françois, avec une explication tirée des saints Pères & des Auteurs Ecclésiastiques. A Paris, chez
Guillaume Desprez, 1694.
(…)
Salomon dans son palais
A cent femmes, cent maîtresses,
Seul objet de leurs tendresses,
Et seul but de tous leurs traits.
Mille autres sont renfermées
Dans ce Palais des plaisirs,
Et briguent par leurs soupirs,
L’heureux moment d’être aimées.
Je ne possède que toi ;
Mais ce sérail d’un grand Roi,
Ces compagnes de sa couche,
Ces objets si glorieux
N’ont point d’attrait qui me touche ;
Rien n’approche sous les cieux,
D’un sourire de ta bouche,
D’un regard de tes beaux yeux20.
Dans la traduction de Port-Royal, les versets correspondants sont les suivants :
7 Il y a soixante reines et quatre-vingt femmes du second nombre, et les jeunes filles sont sans
nombre.
8 Mais une seule est ma colombe et ma parfaite amie ; elle est unique à sa mère, et choisie
préférablement par celle qui lui a donné la vie. Les filles l’ont vue, et elles ont publié qu’elle
est très heureuse ; les reines et les autres femmes l’ont vue et lui ont donné des louanges21.
La dimension parodique est ici plus flagrante, même si elle reste discrète. Dans le
glissement du palais de Salomon à un harem des Mille et une nuits, ce « Palais des plaisirs »,
le texte est tiré de son contexte sacré pour être finalement assimilé à un texte oriental
vaguement érotique. La dimension parodique de la version de Voltaire reste dans la
suggestion. Ce n’est pas tant la dimension amoureuse de sa version qui est choquante pour les
censeurs de Voltaire: la traduction en vers attribuée à d’Urfé l’était tout autant. Le problème
posé par cette version est plutôt le suivant : Voltaire voit dans le Cantique un exemple de
littérature orientale d’origine profane, et il traduit ce texte biblique sans lui conférer le statut
de texte sacré ; a fortiori il ne rappelle pas l’interprétation spirituelle du texte, dans la mesure
où il considère le texte dans une perspective littérale. Peut-être cette version choque-t-elle
aussi parce que c’est Voltaire qui en est l’auteur, et qu’il traîne derrière lui une réputation
sulfureuse. En tout cas la position traductive qu’il adopte préfigure déjà l’attitude qu’aura par
exemple Renan, à la suite des philologues allemands à peine postérieurs à Voltaire. La version
de Voltaire se situe à un tournant dans l’histoire des traductions françaises du Cantique : pour
schématiser à grands traits, elle marque, à travers la parodie, l’apparition de la critique
biblique aux méthodes philologiques.
20
Le Cantique des cantiques, en vers, avec le texte, op. cit.
Ct, 6, 7-8, in Cantique des cantiques traduit en françois, avec une explication tirée des saints Pères & des Auteurs Ecclésiastiques.
A Paris, chez Guillaume Desprez, 1694.
21