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Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 Tracés. Revue de Sciences humaines 34/2018 La singularité Articles Discerner des singularités. De l’embellissement des façades et des jardins à la construction des vertus dans une ancienne cité minière d’Alsace Discerning singularities. From the embellishment of facades and gardens to the construction of virtues in an ancient mining cities of Alsace CHRISTIAN GUINCHARD ET LAETITIA OGORZELEC p. 65-81 Résumés Français English À partir d’une enquête ethnographique conduite dans les anciennes cités des Mines de potasse d’Alsace, nous proposons d’examiner comment le discernement dont font preuve les habitants dans leurs pratiques d’embellissement des façades et des jardins surmonte l’opposition du singulier et du général. Après avoir présenté le cadre architectural et urbain de ces cités, nous montrons comment l’attention réciproque que se portent les habitants fonde l’efficacité et l’intelligibilité de leurs pratiques. Tous sont appelés à affirmer leur singularité dans une « conversation de gestes » produisant le paysage des cités et permettant d’évaluer chacun selon l’entretien de sa maison. Le discernement apparaît ainsi comme une compétence conversationnelle par laquelle les habitants doivent se montrer capables de répondre aux https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 1 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 attentes des autres. Si cette conversation suscite l’expression et la reconnaissance de vertus singulières dans le cadre de leurs cités, les habitants peinent à se situer dans un espace social plus vaste où la construction et la valorisation de qualités personnelles reposent sur d’autres relations sociales. Based on an ethnographic survey conducted in the mining towns of the potash mines of Alsace, we propose to examine how the discernment shown by the inhabitants in their practices of embellishment of the facades and gardens overcomes the opposition of the singular and the general. After having presented the architectural and urban framework of these towns, we show how the reciprocal attention that the inhabitants draw to one another is based on the efficiency and intelligibility of their practices. Everyone is requested to affirm their singularity in a “conversation of gestures” producing the landscape of towns and allowing inhabitants to evaluate one another based on their house maintenance. Discernment appears as a conversational competence by which the inhabitants must be able to meet the expectations of others. If this conversation provokes the expression and the recognition of singular virtues within the framework of their towns, the inhabitants struggle to be located in a larger social space where the construction and the valorization of personal qualities rest on other social relations. Entrées d'index Mots clés : photographie, singularité, discernement, variation, conversation de gestes, vertu, cité ouvrière Keywords : photography, singularity, discernment, variation, conversation of gestures, virtue, workers’ city Texte intégral S’individualiser, l’ouvrier ne le peut guère qu’au café, à la maison, dans la consommation justement. Là où nul ne peut se substituer à lui : si quelqu’un boit son verre, c’est lui qui ne le boit plus. Là où il peut choisir un peu : entre blanc et rouge, et pourquoi pas, le vin nouveau… Michel Verret, La culture ouvrière (1988) Premières réflexions sur la singularité qu’on peut tirer d’une promenade 1 Afin d’engager notre réflexion sur le discernement des singularités, avant de conduire nos lecteurs dans les rues des cités minières du bassin potassique alsacien, nous proposons de suivre Leibniz dans une promenade qu’il se plaisait à évoquer lorsqu’il souhaitait défendre et illustrer le principe d’identité des indiscernables : Il n’y a point deux individus indiscernables. Un gentilhomme d’esprit de mes amis, en parlant avec moi en présence de Madame l’Électrice dans le jardin de Herrenhausen, crut qu’il trouverait bien deux feuilles entièrement semblables. Madame l’Électrice l’en défia et il courut longtemps en vain pour en chercher. Deux gouttes d’eau ou de lait, regardées par le microscope, se trouveront discernables. (1972, p. 422) 2 On pourrait dire que le défi lancé par la princesse engage le gentilhomme à changer son regard. Face à la diversité irréductible des feuilles qui se donne désormais à ses yeux, le voici appelé à faire preuve d’un meilleur discernement. Il importe de remarquer, à cet égard, qu’afin d’établir plus fermement le principe qu’il défend, après https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 2 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 3 4 5 6 05/02/2019 16)37 avoir évoqué l’anecdote de la promenade, Leibniz convoque le pouvoir séparateur du microscope. Augmentant notre acuité visuelle, l’appareil optique nous permet de passer d’une perception confuse à une perception distincte. Aiguisant notre attention et augmentant l’acuité de nos perceptions, le discernement consiste à reconnaître des différences ou à instaurer des séparations là où l’on ne percevait d’abord que des similitudes ou de la continuité. Mais faut-il penser que la connaissance des frondaisons du jardin de Herrenhausen nécessite d’en distinguer singulièrement chaque composant ? On imagine les difficultés insurmontables des promeneurs s’il fallait énumérer chaque feuille une à une pour décider si – et où – ils peuvent se mettre à l’abri du feuillage. Faut-il reconnaître que la perception de ce dernier repose sur une autre manière de l’envisager, irréductible à la somme des regards portés sur chaque feuille ? Pour ne pas nous perdre dans un brouillard d’altérités où chaque chose ne renvoie qu’à elle-même, afin d’éviter d’émousser nos perceptions en nous référant à des entités grossièrement réduites à leur plus commun dénominateur, nous proposerons d’articuler la connaissance des différences et celle des ressemblances en portant notre attention sur des variations. Sur cette base, parce qu’on les saisit l’un par l’autre, on échappe aux oppositions insurmontables entre le commun et l’unique, l’unité et la diversité… Nous tenterons ici, à notre tour, de convaincre les lecteurs, en quelque sorte « par les yeux », que le discernement est une capacité essentielle dans une « société singulariste »1 ; qu’il permet d’y comprendre les variations, de les produire et de s’accorder socialement sur leurs significations et leurs valeurs. Les travaux de chercheurs aussi différents que Danilo Martuccelli (2010) ou Bruno Latour (2007) nous montrent que la prise en compte des singularités s’accompagne d’une profonde mise à jour de la sociologie et des sciences humaines en général. Par ce redéploiement, faisant preuve d’un plus grand discernement, ces disciplines enrichissent leur démarche. On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point ce changement de perspective permet d’articuler les singularités avec des entités collectives de diverses natures telles que l’ensemble des habitants d’un quartier, un syndicat, une classe sociale, la conscience collective… Afin de répondre à ce questionnement, prenant modèle sur Leibniz, nous invitons les lecteurs à nous suivre dans une ancienne cité minière du bassin potassique alsacien où nous menons, depuis deux ans, une enquête de type ethnographique. Notre ancrage s’est constitué très progressivement en partant, rue par rue, de prises de vue systématiques des façades des maisons. À l’occasion de ces relevés photographiques, nous avons rencontré des habitants. Des conversations, que nous avons soigneusement retranscrites dans nos carnets d’enquête, se sont engagées lors de ces recueils de clichés. Partant de ces rencontres, nous avons pu solliciter des visites des jardins ainsi que de l’intérieur d’une vingtaine de maisons. Une grande partie du matériel recueilli provient également d’observations réalisées à des moments informels (invitations à des repas où se trouvaient également conviés des voisins de nos hôtes, promenades en leur compagnie dans les quartiers…). Le texte que nous présentons ici repose sur une comparaison de 320 photographies de façades issues de notre corpus, ainsi que sur l’analyse des propos recueillis auprès des habitants lorsque nous les avons prises. Poser le regard en des « lieux pleins de temps » https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 3 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 7 8 05/02/2019 16)37 Du début du XXe siècle et jusque dans les années 1960, pas moins de vingt-neuf cités ont été construites autour des carreaux miniers pour loger le personnel des Mines de potasse d’Alsace (MDPA). Si, après la découverte de gisements de potasse en 1904 dans le sous-sol sud-alsacien, alors sous gestion allemande, de premiers logements ont vu le jour dès 1906, ce n’est qu’à partir de 1924 – après le rachat des mines par l’État français – que les cités ont connu une expansion considérable. Très vite, le développement des installations d’extraction et de traitement du minerai s’est accompagné d’une importante augmentation du personnel. Pour donner une idée de ce déploiement, on peut rappeler que l’effectif ouvrier des MDPA est passé de 3 400 personnes en 1918 à 6 500 en 1924, puis à plus de 11 000 en 1930, année où l’on comptait déjà 4 196 logements construits par l’entreprise. Pleinement intégrées à cette dynamique, les cités minières permettaient d’attirer des bras et d’accueillir les flux de travailleurs nécessaires au développement des puits miniers. En tout, 7 300 logements ont été bâtis au fil des années : loger, retenir, assimiler. Conçues comme des « hétérotopies »2 (Foucault, 1994) coupées du fonctionnement administratif et économique des communes, les cités minières s’appuyaient sur un système privé de gestion des infrastructures telles que le réseau de canalisations de l’eau courante ou l’entretien des rues. Elles offraient surtout un grand nombre de services collectifs dans de nombreux domaines de la vie sociale : des écoles aux églises, des magasins coopératifs aux services médico-sociaux, des bains-douches publics aux installations sportives et aux centres de loisirs pour enfants, etc. On retrouve là les logiques désormais bien connues de la gestion paternaliste : rendre la cité « attrayante », proposer « un système complet de protection » en même temps que développer « l’habitude de l’ordre » (Murard et Zylberman, 1976, p. 160). Le personnel des MDPA était logé gratuitement à vie, ainsi que les veuves des salariés le cas échéant. À partir de 1975, à l’annonce de l’arrêt prochain de l’activité puis de la fermeture des Mines, les MDPA ont commencé à vendre ces logements. Aujourd’hui tous vendus, la plupart ont été achetés par leurs occupants (mineurs en très grande majorité) à des prix bien inférieurs à ceux du marché. En outre, environ 1 200 logements ont été cédés à des bailleurs sociaux locaux avec maintien dans les lieux des ayants droit des Mines, qui continuent ainsi à bénéficier du logement gratuit à vie. Ces logements étaient le plus souvent regroupés par deux, sous forme de maisons mitoyennes avec jardin attenant. Il importe de souligner ici que chaque modèle de maison (on en compte dix) a donné lieu à une production standardisée, déclinant des caractéristiques architecturales semblables. Dans le cadre de notre enquête, nous nous sommes particulièrement intéressés aux maisons mitoyennes d’ouvriers et d’employés. Nous faisons l’hypothèse que ce système sériel offre au chercheur une sorte de laboratoire à ciel ouvert exceptionnellement propice à l’étude d’une singularisation, opérée par des ouvriers dont on a longtemps pensé qu’ils formaient un groupe social condamné à l’homogénéité (Halbwachs, 2011 ; Weber, 1991). En effet, parce qu’il a existé un temps t0 – c’est-à-dire un temps qui permet d’observer la standardisation et la symétrie originelles des logements –, les cités minières constituent un espace dans lequel l’avancée du temps est visible et presque mesurable. À cet égard, reprenant Robert Sennett, nous pourrions dire que nous avons choisi de travailler dans « des espaces pleins de temps » (2000, p. 149), dotés d’une véritable « puissance narrative » (p. 170), nous offrant la possibilité de constater et comparer de multiples changements, aussi bien liés à l’usure des matériaux qu’aux actions humaines d’entretien et de rénovation des habitations. https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 4 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 Les leçons d’un tableau de variations Figure 1. Tableau présentant 4 maisons de « type C pour ouvrier », photographies de Christian Guinchard. 9 10 11 Nous ne proposerons pas, à la manière de Leibniz, une promenade dans les rues des cités minières, mais nous examinerons un tableau résultant de notre travail de relevé systématique de prises de vue et regroupant quatre photographies de maisons mitoyennes du « type C pour ouvriers ». S’il ne s’agit pas d’une déambulation, le tableau (fig. 1) que nous présentons tente de mettre la pensée de ses spectateurs « en marche » et les invite à une sorte d’inspection mentale telle qu’on la trouve dans les jeux des sept différences que proposent certains magazines. Les modèles standardisés et symétriques de logement qui ont été dessinés par les architectes des MDPA jouent ici le rôle d’un fond commun sur lequel on peut voir se détacher les variations singulières propres à chacune des maisons. La perception de cette singularisation est accentuée par le fait que ce sont, en fait, huit habitations qui sont données, simultanément, à notre regard. C’est d’abord le « point de vue » ou l’expérience des habitants – telle qu’elle se donne dans les discours que nous avons recueillis – qui peut donner sens à ce jeu des différences. Ainsi, dans la photographie qui se trouve en bas à droite du tableau (fig. 1), la partie droite de la maison mitoyenne nous donne à voir une de ces habitations très peu modifiées, dont les habitants affirment qu’elles sont restées « dans leur jus ». En revanche, la partie gauche de cette même maison présente une modification de sa taille qui ne se trouve sur aucune des autres photographies que nous avons réunies dans ce tableau. Pour parler de ce genre de variations, les habitants se réfèrent à « l’agrandissement » qui, comme nous le verrons plus loin, est un indice de la stabilisation résidentielle des propriétaires ainsi qu’un moyen d’augmenter la valeur de leur maison et d’évaluer celle des autres. À ce propos, nous avons relevé des énoncés tels que : « Il veut vendre sa maison 280 000 euros ; c’est normal, il a fait l’agrandissement. » Les habitants font ainsi preuve d’une capacité cognitive locale de reconnaissance des singularités, que nous nommons ici le discernement. Les observations réalisées à l’occasion des visites de jardins ou d’intérieurs montrent https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 5 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 12 13 14 05/02/2019 16)37 également que, pour chaque habitant, cette compétence est consubstantielle à ses propres manières de faire, telles que tondre sa pelouse ou repeindre la façade de sa maison. Il ne s’agit pas d’un savoir extérieur aux situations et aux engagements pratiques, qui s’appliquerait du « dehors » à des manières de jardiner et d’entretenir sa maison. Les habitants des cités voient immédiatement l’action faite – ou à faire – lorsqu’ils perçoivent certains éléments des façades et des jardins. Ainsi, celui qui conserve les volets « d’origine », tels qu’ils ont été dessinés par les architectes des Mines, sait qu’il s’engage à les repeindre régulièrement. Son action exprime son investissement. Il montre aux voisins et aux passants, ainsi qu’à lui-même, qu’il ne changera probablement pas ses volets en bois pour des volets roulants dans les deux ou trois années à venir. Il sait qu’il engage de nombreuses actions futures par son action présente. On pourrait dire qu’à la manière d’un « symbole significatif » selon George H. Mead (2006, p. 134), cette action agit sur celui qui la produit en même temps que sur les autres. Ce savoir produit de l’efficacité en même temps que de l’intelligibilité ; il éclaircit la situation, pour lui et pour les autres, dans et par l’action. À cet égard, on pourrait dire qu’une partie non négligeable de la vie sociale des habitants des cités passe par la manière de tailler les haies ou de changer le grillage de la barrière quand il commence à rouiller. Ne possédant pas l’expérience des habitants, il nous faut en reconstituer la logique par des moyens détournés. C’est ce que nous tentons ici par le biais de notre tableau de variations (fig. 1). Cet outil permet de faciliter notre discernement de chercheur et nous devons nous demander dans quelle mesure il peut se superposer à celui des habitants ou s’il n’en est qu’une reconstruction, voire s’il n’est qu’un artéfact relevant d’une autre compétence. Il nous faut reconnaître que notre façon de rassembler les maisons sous notre regard n’est pas celle qui les réunit dans le paysage (fig. 1). En effet, jamais elles ne se donnent à voir ainsi dans l’expérience vécue quotidiennement par les habitants – ou même dans notre expérience, lorsque nous réalisons des relevés photographiques. On retiendra d’abord que ce tableau regroupe des photographies prises selon un protocole qui les soumet à un cadrage identique et réitéré – centrer l’objet visé, tenter de garder la même distance, utiliser systématiquement la même focale… Cette façon systématique de recueillir les données produit une vision différente de la manière dont on voit ces habitations au cours d’une déambulation – comme lors d’un aller-retour domiciletravail, d’une promenade ou même d’une « dérive » situationniste – où on les perçoit successivement sous différents angles. Dans le tableau que nous présentons ici, chaque photographie est une inscription résultant d’un ensemble de décisions (Benovsky, 2010), engageant dès le moment de la visée photographique une forme d’écriture, afin de transporter une trace de certaines caractéristiques des maisons dans le disque dur d’un ordinateur pour faciliter le regroupement des clichés dans un corpus systématiquement composé en vue de la constitution de tableaux (Latour, 2006). Pour comprendre la manière dont nous constituons notre discernement, il faut rappeler l’extrême singularisation de la photographie, qui résulte toujours de la rencontre entre un fragment du visible et la visée d’un photographe. Ainsi, lorsque les photographes ont tenté de rendre compte de la réalité sociale en partant de groupes préconstitués, ils ont rencontré des difficultés difficilement surmontables (Maresca, 1996 ; Sander, 2009). Le photographe ne peut produire un portrait de mineur comme le chimiste peut extraire un échantillon d’une substance homogène et purifiée, car il ne rencontre que des singularités concrètes. S’il persiste, il est immanquablement confronté au fait que « sauf à renoncer à l’abstraction, il est […] impossible de passer de l’abstraction au contraire de l’abstraction » (Marx et Engels, 1982, p. 485). https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 6 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 15 05/02/2019 16)37 L’apport de la photographie aux sciences sociales est sans doute, au contraire, de nous rappeler, avec l’auteur de La monadologie, que la diversité est une richesse et que sa réduction peut devenir un appauvrissement : « … casser toutes les porcelaines pour n’avoir que des tasses d’or, n’avoir que des boutons de diamants, ne manger que des perdrix, ne boire que du vin de Hongrie ou de Shiras ; appellerait-on cela raison ? » (Leibniz, 1969, p. 180). La photographie ne nous invite-t-elle pas à renforcer notre discernement afin de mieux différencier les singularités ? Le dispositif d’inscriptions que nous présentons ici réunit des singularités, non pour nier leur diversité et opérer une réduction à leurs communs dénominateurs, mais pour nous inviter à optimiser notre discernement en associant le « singulier » au « fond récurrent » du modèle standard dessiné par les architectes des MDPA. Grâce à lui, nous ne nous situons pas dans une démarche qui englobe les individus dans des totalités où, littéralement, ils deviennent indiscernables, mais dans une approche qui étudie les variations de la manière dont ils constituent leur environnement quotidien en même temps qu’ils l’habitent. La cité comme dispositif d’intervisibilité 16 17 Comme nous le rappelions plus haut, les habitants s’attachent, eux aussi, à observer les détails et à considérer les variations. Pour le comprendre, nous devons revenir à la configuration architecturale des cités. L’espacement y est essentiel. Les cités minières ont été pensées comme une « anti-agglomération » et ont été spatialement édifiées comme telles. Dans un texte de présentation des MDPA datant de 1930, Pierre de Retz (alors directeur général) ainsi qu’Eugène Roux (alors conseiller d’État et président du conseil d’administration) affirmaient que « le principe de construction a été d’assurer à chaque famille un logement sain, pratique en évitant le plus possible la promiscuité et les contacts qui favorisent les épidémies et enveniment toujours les petites difficultés de voisinage » (cité dans Giovanetti, 2011, p. 21). Dans ce but, « assumant les frais supplémentaires » qui en découlaient, le projet de construction initial consistait à espacer les maisons le plus possible en les entourant d’un jardin de 6 à 8 ares de terrain par logement et à réduire les alignements droits en donnant aux maisons des reculs différents par rapport à la rue. D’après ses promoteurs, une telle conception devait se différencier des « casernes » des corons du Nord, en « offrant très largement l’air et la lumière » et en donnant à leur personnel « l’impression du home ». De la lumière, de la verdure, de l’air, de l’espace surtout, nous retrouvons ici un constat également dressé par Lion Murard et Patrick Zylberman : « La cité minière est l’antithèse de la ville ouvrière […]. À la densité de la ville ouvrière, la cité minière oppose l’étendue ; à la concentration, la juxtaposition ; à la foule, la collection d’individus séparés. Elle désentasse, défait les confusions et répartit les corps » (1976, p. 20-21). Si une telle configuration insufflait une atmosphère morale propice à l’assimilation et à la domestication de la masse ouvrière, nous retiendrons surtout que cet art des répartitions instaurait de nouvelles conditions de visibilité des habitants. En effet, permettant le recul constitutif d’un point de vue sur l’ensemble attribué à chaque mineur (logement et jardin), l’espacement et la disposition tout à fait spécifiques des maisons rendaient surtout possible ce que nous pourrions considérer comme un dispositif d’inter-visibilité. À l’opposé des alignements observables dans d’autres cités ouvrières françaises, les habitants des cités minières du bassin potassique https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 7 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 18 05/02/2019 16)37 alsacien étaient moins côte à côte que les uns sous le regard des autres. Diffuse et quotidienne – « capillaire » pour le dire avec les termes de Michel Foucault –, la surveillance n’était pas plus le fait du patron que des bureaux de la direction. Ici, point de système panoptique. Pas de grand « œil du pouvoir ». Le regard qui s’exerçait dans la cité n’était pas celui d’un surveillant surplombant et ordonnateur mais celui des habitants eux-mêmes qui s’entre-regardaient. Dans cette perspective, la disposition spatiale des maisons instaurait comme une co-veillance entre voisins. Les cités minières étaient – et sont toujours – des lieux d’échange de regards et d’attentions réciproques. Rendant « l’inattention civile » presque impossible, elles imposent moins le rassemblement limité à une simple coprésence que la rencontre impliquant un engagement réciproque dans une interaction (Goffman, 2013). À cet égard, placé sous le feu des regards croisés, un couple d’enquêtés nous confiait qu’ils avaient dû se résoudre à revendre leur maison, car ils ne supportaient plus cette façon de se sentir, selon leurs termes, « exposés en permanence ». Ce dispositif d’inter-visibilité n’est pas sans conséquence sur l’entretien des maisons. En multipliant les occasions de contacts visuels, nous pourrions dire, à la manière d’Erving Goffman, qu’il entraîne un travail de gestion et d’apprêtement des façades tout autant que de la face. Il n’était pas besoin ici de surveillants chargés de faire appliquer les consignes concernant l’ordre dans les cités ou de veiller à l’entretien des maisons. Si de tels règlements existaient, la technologie spatiale renfermait dans une formule bien plus discrète le secret d’un assujettissement nettement moins brutal et bien plus efficace. Les MDPA organisaient, par exemple, des concours de fleurissement des jardins et d’embellissement des maisons, au cours desquels des jurys composés d’habitants comparaient les habitations et activaient ainsi dans la cité ce puissant ressort qu’est l’émulation. Mais, alors que toutes les maisons sont vendues, bien après l’arrêt de l’exploitation des puits miniers, arpentant les rues des cités, nous pensons que la poursuite de cette rhétorique des apparences mérite d’être mieux comprise. Des échanges de regards singularisants 19 20 Nous devons notamment à Goffman cette révélation troublante : la manière dont les autres nous voient importe, car nous pouvons sentir, à certains regards, que la valeur sacrée de notre face n’est qu’un prêt qu’ils nous consentent (1974, p. 13). Cette révélation prend, sur notre terrain, une dimension particulière. Parce que la cité minière fonctionne comme un espace d’exposition réciproque, les habitants s’attachent à observer – comme nous le faisons aussi – les détails et les variations. Les entretiens que nous avons menés nous ont permis de comprendre qu’ils y perçoivent plus que des nuances esthétiques ou de simples opérateurs de distinction. Ils y reconnaissent des indices de moralité. À cet égard, si les maisons présentent et traduisent les trajectoires sociales de leurs propriétaires, ne sont-elles pas aussi et surtout des supports de présentation de soi ? Cette présentation de soi possède une forte dimension morale. Si l’on veut bien prendre au sérieux ce qui se passe là où nous avons choisi d’ancrer notre investigation, on peut dire que s’occuper de son potager et nettoyer sa cour, tondre régulièrement son gazon et tailler ses haies, etc., sont des activités par lesquelles les habitants donnent à voir aux autres leurs qualités morales (le goût du travail et de l’effort, la persévérance et l’assiduité, la constance et la rigueur…). Il importe aussi de préciser que nous ne https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 8 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 21 05/02/2019 16)37 sommes pas pleinement dans les situations de coprésence temporelle que décrit Goffman lorsqu’il analyse les échanges de regards. Ici, ces derniers ne sont pas forcément directs. Ils ont lieu, le plus souvent, à partir d’un décalage temporel. Les maisons sont, en effet, exposées dans les deux sens du terme : constamment visibles, elles sont exhibées et, en même temps, soumises aux jugements qui peuvent les critiquer, voire les démolir symboliquement. N’est-ce pas à partir de ce constat qu’il convient de comprendre cette remarque d’un de nos enquêtés : « Si c’est sale dehors, tu peux être sûr à 80 % que c’est aussi le bordel dedans » ? De la même façon, une habitante de la cité nous racontait cette anecdote : elle avait été invitée à boire un café chez une voisine. Cette dernière se plaignait alors de son mari qui, selon ses propos, « laissait tout aller dehors ». Or, l’enquêtée nous expliquait qu’à l’intérieur de la maison « c’était le même bordel qu’à l’extérieur », au point qu’elle « ne savait même pas où poser [sa] tasse de café ». Elle avait conclu son récit en précisant que le mari de cette voisine « buvait » et que cela expliquait sans doute le désordre dans la cour. Cette dernière indication n’est pas anecdotique. Dans les discours que nous avons recueillis, le désordre et l’absence d’investissement sont le plus souvent interprétés comme les symptômes d’une défaillance morale (paresse, négligence…). À la manière de certains sportifs et artistes (Guinchard, 2005), mais aussi à la manière des jardiniers des jardins ouvriers pour qui le jardin devient une sorte de « signature » (Weber, 1998, p. 259), les habitants des anciennes cités des MDPA semblent engagés dans une perpétuelle présentation d’eux-mêmes sous le regard d’un « public », ici formé par leurs voisins. L’embellissement de sa maison et de son jardin est une préoccupation constante qui appelle sans cesse un renouvellement des formes, des couleurs, des matériaux, au moyen de nouvelles performances. Il ne s’agit pas seulement d’une question de goût, car il faut aussi donner à voir ses compétences techniques, se montrer astucieux et faire preuve d’originalité. Depuis deux ans, nous avons ainsi vu apparaître et se multiplier les clôtures constituées de murets de gravier enchâssé dans des grillages de ferraille. Nicolas et Karine, premiers habitants de leur cité à mobiliser ces matériaux, étaient fiers d’afficher leur originalité. Ils sont un peu déçus de voir d’autres habitants utiliser les mêmes matériaux, mobiliser les mêmes savoir-faire… N’y a-t-il pas là une logique susceptible de réinterroger une vision qui condamne, le plus souvent, les classes populaires à l’utilitarisme ? Ne s’agit-il pas davantage de se constituer, activement, dans le regard des autres (et peut-être grâce à ce regard) comme un sujet vertueux ? Si chaque façade constitue une vitrine de la réussite ou de l’échec du propriétaire de la maison concernée – ainsi, une enquêtée nous assurait qu’elle pouvait nous montrer « les maisons où il y a du pognon » –, elle est aussi le lieu d’exposition du travail et de l’effort ou, au contraire, du relâchement et de l’abandon. Une « conversation de gestes » 22 Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, les choix esthétiques des habitants doivent être compris comme des manières de souligner leurs vertus morales, d’en accentuer les formes pour les rendre voyantes. Si le quartier est « beau », c’est parce qu’ainsi appelés à rejeter la monotonie des couleurs et des formes, ils peuvent s’entre-admirer dans le miroir que chacun tend à l’autre (Weber, 1998, p. 198). Tous doivent concourir (dans les deux sens du terme : rivaliser et courir avec) à l’embellissement de l’espace résidentiel. Au regard de ce concours, le dallage d’une allée, par exemple, ne forme pas un objet autosuffisant qu’on peut envisager pour lui-même. C’est d’abord une sorte de https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 9 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 23 24 25 05/02/2019 16)37 réplique dans un dialogue que les habitants tiennent entre eux en se répondant les uns aux autres3. Comme dans une conversation, on tond sa pelouse parce que le voisin a taillé sa haie. Faire recrépir la façade de sa maison, planter un nouveau rosier dans son jardin… chacune de ces actions appelle des réponses des voisins. Si, comme nous l’avons vu, les anciennes cités des MDPA sont des espaces d’exposition réciproque, faisant un pas de plus, nous pouvons dire qu’elles sont aussi des espaces de dialogue. Ainsi, certains voisins alignent leurs rangées de légumes afin de produire, d’un jardin à l’autre, selon leurs dires, « un prolongement » ou « une cohérence ». Habitué à une telle pratique, Michel est désolé que son voisin Roger, très affaibli par une longue maladie, remplace sa culture de légumes par un gazon. En discutant avec Michel, nous comprenons que ce n’est pas seulement une continuité esthétique qui s’efface mais aussi un ensemble de repères dans la scansion de sa pratique. Jusque-là, chacun, voyant que l’autre engageait telle ou telle action d’entretien ou de culture, pouvait se dire « il est temps de m’y mettre aussi ». À de nombreuses reprises, nous avons entendu dire par des habitants qu’ils entretenaient leur jardin parce que les voisins le faisaient régulièrement et qu’il fallait faire un effort pour ne pas « les contaminer » avec de mauvaises graines. On peut s’appuyer sur les analyses de Mead et formuler l’hypothèse qu’en se répondant, les gestes tels que repeindre ses volets ou désherber son allée produisent le paysage de la cité comme un acte collectif. En agissant, chacun produit un effet sur l’autre comme sur lui-même. En taillant sa haie, on invite son voisin à réparer sa barrière et on se dispose à ratisser le gravier de l’allée… Les gestes se totalisent pour s’intégrer à des actes collectifs et composer des conduites individuelles. Si on reprend ce modèle, on peut dire qu’à travers cette conversation, au fil de ces ajustements réciproques, les individus se constituent comme des personnes dotées de qualités singulières en adoptant la position des autres à propos d’eux-mêmes (Mead, 2006, p. 280). La conversation incite effectivement chacun à affirmer sa « personnalité », son « originalité », à faire valoir sa singularité aux yeux des autres. Ainsi, il est gratifiant d’être le premier à installer un nouveau type de portail ou de muret, à mobiliser une nouvelle technique ou un nouvel outil pour arroser son gazon et ses fleurs… On retrouve ici cette sorte d’ambivalence fort bien décrite par Florence Weber lorsqu’elle s’attachait à mieux comprendre « l’honneur des jardiniers » (1998). À l’inverse, nous avons pu constater à plusieurs reprises que chacun est obligé de répondre, car l’attitude de ceux qui « ne jouent pas le jeu » est perçue comme une sorte de réponse négative, un refus de participer à la conversation, qui les pousse à la marge. Il importe d’ajouter qu’ici le regard d’autrui n’oblige pas seulement celui qui est regardé à prendre conscience de lui-même en adoptant l’attitude d’autrui à son égard, mais que l’attention réciproque des habitants appelle chacun à sentir que le monde dans lequel il habite est également objectivé. Le regard d’autrui le prive de la place souveraine qu’il occupe habituellement, sans y penser, dans son environnement. Il doit le recomposer, de manière partagée, avec ceux qui le regardent (Guinchard, 2016). De ce point de vue, on peut envisager le discernement comme une compétence conversationnelle qui incite les habitants à faire preuve d’originalité dans leur conduite, en même temps qu’il les appelle à s’ajuster les uns aux autres pour produire le paysage de la cité comme un acte collectif. Une combinatoire singulière d’éléments standards https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 10 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 CAR À TOUT PRENDRE, LA DIFFÉRENCE, ICI, VOISINERAIT MIEUX AVEC LA RESSEMBLANCE QU’AVEC LA DISSEMBLANCE… MICHEL VERRET, LA CULTURE OUVRIÈRE (1988) 26 27 Face à certaines de nos photographies, une architecte nous faisait remarquer : « Pour quelqu’un qui est de la partie, on voit bien sur vos photos que ce ne sont que des produits standardisés de l’industrie. Les barrières en PVC, on les achète au mètre dans de grandes enseignes et les volets ce sont des choses toutes faites… » Ainsi, la banalité surgirait au moment le plus inattendu pour les habitants de ces cités : dans les pratiques où chacun d’entre eux pense donner des preuves de son originalité. On sait que Pierre Bourdieu ne manquait pas de dénoncer « les impostures de l’égotisme narcissique ». En montrant « la banalité dans l’illusion de la rareté, le commun dans la recherche de l’unique » (1980, p. 41), il rappelait comment ces mécanismes contribuent largement au maintien de l’ordre social dominant. Si, à un premier niveau qui semble donner raison à Bourdieu, il faut bien reconnaître que les habitants mobilisent des matériaux de bricolage et de décoration standardisés dans les soins accordés aux façades et aux cours de leurs maisons, la multiplication des offres de matériel de bricolage nous montre que nous sommes bien désormais dans le cadre de cette « économie de la singularité » qu’analyse Lucien Karpik (2007). À cet égard, on peut rappeler que l’industrie multiplie ses gammes : une chaîne de grandes surfaces spécialisée dans les produits de bricolage et de décoration propose ainsi 58 modèles de clôtures en béton, 256 types de grillages et 187 types de piquets et accessoires pour installer ces derniers… De plus, la standardisation de l’offre n’impose pas celle des usages (Weber, 1998, p. 164). Même s’il s’agit de produits industriels sérialisés, il est indispensable de se demander comment ils sont utilisés et ce qu’on « fabrique » véritablement avec eux (de Certeau, 1990 ; Verret, 1988 ; Chevalier, 2013). Dans cette perspective, par exemple, présentant le cadre de ses travaux sur la constitution matérielle de la sphère privée, Sophie Chevalier explique : Les différents éléments qui composent ce décor sont le plus souvent du mobilier et des objets produits en grande série. Ils ne singularisent pas en euxmêmes l’intérieur qu’ils aménagent et ornent. En revanche, c’est la combinaison de ces meubles et objets, et les relations qu’ils entretiennent entre eux, à chaque fois uniques, qui sont l’expression de l’identité du ménage. (2010, p. 200) 28 29 De la même manière, souvent présentés sur catalogues, les éléments de décoration extérieure produits en série ne prennent-ils pas tout leur sens quand ils sont intégrés à des conversations de gestes qui les associent à de nombreux autres produits et outils ? C’est bien, effectivement, une combinatoire que donnent à voir les quatre photographies du tableau que nous présentons ici (fig. 1). On voit, par exemple que seul le propriétaire de la partie droite de la maison présentée en haut à gauche du tableau a conservé un encadrement en bois de la grande fenêtre arrondie. On constate que la maison qui se trouve en haut à droite du tableau présente deux variantes d’encadrement en PVC ajustées assez artificiellement aux arrondis des fenêtres… Le discernement n’est-il pas précisément un savoir, assurant la compossibilité de ces éléments dans une sorte de combinatoire pratique qui garantit l’ajustement des variations ? Par-delà le choix des matériaux, l’embellissement des façades, des jardins et des cours traduit un « souci » qu’il convient de mieux comprendre au lieu de le dévaloriser. Dans ce but, il faut revenir sur ce que vise, au fond, le discernement de ces microscopiques écarts esthétiques « singularisants ». Afin de s’ajuster réciproquement, les habitants ont, en quelque sorte, recours à une lecture et une production d’indices. https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 11 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 Ils semblent vivre dans un monde de traces à la manière des chasseurs qu’évoque Carlo Ginzburg (1989). Il s’agit – pour eux comme pour nous – de poser le regard et d’orienter l’attention sur des objets jugés habituellement insignifiants en considérant qu’ils nous donnent à voir autre chose qu’eux-mêmes. Mais que cherchent-ils à débusquer dans des détails en apparence aussi négligeables que la netteté de la limite entre le gazon et les graviers de l’allée ? L’entretien régulier de cette limite manifeste, en réalité, les caractéristiques morales d’un voisin, en faisant apparaître ce qui, sans cela, resterait relativement invisible aux yeux des autres habitants : sa persévérance, sa rigueur ou encore son goût du « travail propre » pour reprendre un terme souvent prononcé par les enquêtés. Qu’il « laisse aller » son jardin ou qu’il se montre moins attentif à l’ordre régnant dans sa cour, et l’on s’interrogera, voire on interprétera son relâchement comme un symptôme de sa négligence. Le discernement cherche ici des « détails révélateurs » susceptibles de fonder une confiance entre voisins. Les anciens mineurs interviewés font d’ailleurs volontiers le lien entre ce que montrait la maison et ce qui se passait au travail, car il fallait pouvoir compter sur les autres quand on était « au fond ». Il importait alors de « savoir à qui on avait affaire ». * 30 31 Si, depuis 2002, les mineurs ne descendent plus dans la mine pour exploiter la potasse, on peut s’interroger sur ce qui fonde et fait tenir ensemble ce souci de soi et des autres. Alors qu’ils ne sont plus réunis par le travail, mais seulement par leurs logements, la singularisation des maisons ne traduit-elle pas une forme illusoire d’union des habitants ? Notre ancrage nous invite à réexaminer la remarque de Michel Verret selon qui « il faut bien plus que la propriété de sa maison pour faire de l’ouvrier un bourgeois. Peut-être même cette propriété l’attache-t-elle plus aujourd’hui à sa condition qu’elle ne l’en délie » (1979, p. 114). Caractérisant cet attachement, nous avons pu constater, lors de situations informelles d’observation telles que des repas auxquels nous avons été invités par des habitants, l’expression de véritables stratégies d’immobilité sociale liées à la volonté souvent affirmée de « rester sur place ». Ainsi, lorsque l’occasion s’en présente, de nombreux enfants d’anciens mineurs reviennent habiter dans une des cités minières pour bénéficier de ce cadre de vie où « tout le monde connaît tout le monde » en résidant auprès de leurs parents. Nombre d’entre eux, visant les places libres, subalternes mais « bien payées », du marché de l’emploi suisse, ne voient pas d’intérêt à s’engager dans des études. La mobilité sociale ne les motive guère plus que la mobilité géographique. Il faut peut-être reconnaître que, longtemps après la fermeture des MDPA, le dispositif de logement des cités minières reste une hétérotopie et que l’attachement évoqué par Verret prend la forme d’une fermeture de la cité et de ses habitants sur euxmêmes. D’une manière générale, ces derniers peinent à se situer en référence à des ensembles sociaux plus vastes dont l’organisation repose sur des règles plus abstraites et où l’on joue des rôles détachables des individus qui les assument. Dans la cité, moyennant les efforts pour entrer dans la « conversation de gestes » que nous avons décrite, chacun est pleinement reconnu dans et par l’expression de sa singularité. Nous appuyant sur Mead, nous pourrions dire que, dans les cités d’anciens mineurs, la socialisation fondée sur les rapports à des « autrui significatifs » renforce la singularisation, alors que la référence à des « autrui généralisés » qui prévaut dans la société englobante renvoie à des rôles détachables des individus que les anciens mineurs et leurs enfants ont du mal à incarner et avec lesquels ils évitent de se confronter4. https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 12 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 Bibliographie BENOVSKY Jiri, 2010, Qu’est-ce qu’une photographie ?, Paris, Vrin. BOURDIEU Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Minuit. DOI : 10.3406/arss.1976.3383 DE CERTEAU Michel, 1990, L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard. CHEVALIER Sophie, 2010, « De la marchandise au cadeau », Revue du MAUSS, vol. 36, no 2, p. 197-210. 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De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 Notes 1 C’est par cette expression que Danilo Martuccelli (2010) rend compte de la « tendance structurelle qui fait de la singularité à la fois une réalité et un projet présents dans différents domaines sociaux ». 2 Michel Foucault (1994) définit les hétérotopies comme des « espaces autres », localisés à l’intérieur d’une société et obéissant à des règles spécifiques. 3 Pour l’auteur de L’esprit, le soi et la société, les gestes sont des « phases de l’acte social » (Mead, 2006, p. 133) qu’on ne saurait isoler les unes des autres sans perdre leur réelle signification. En d’autres termes, l’acte social est une totalité dynamique constituée par des gestes qui se répondent les uns les autres. Et c’est en ce sens que l’acte peut être décrit comme une « conversation de gestes » : « L’attitude d’un individu, écrit Mead, provoque une réponse chez un second individu qui, à son tour, suscite de nouvelles attitudes et réponses chez le premier individu, et ainsi de suite, indéfiniment » (ibid., p. 106). Reprenant cet exemple, Mead note : « Nous retrouvons une situation analogue dans le cas de la boxe ou de l’escrime. La feinte de l’un provoque la parade de l’autre, qui amène le premier à modifier son attaque » (p. 132). Dans cette approche « la réponse d’un organisme au geste d’un autre organisme est la signification de ce geste » (p. 161). C’est ainsi que, « en escrime, parer c’est interpréter une botte » (ibid.). 4 Il importe de distinguer ce que Mead nomme l’« autrui significatif » et l’« autrui généralisé » en les renvoyant aux deux formes de socialisation dans lesquelles ils se constituent. Dans un premier temps, par le moyen de jeux libres où il s’identifie à des personnes importantes pour lui (ses parents, ses enseignants…), l’enfant explore les attentes réciproques qui organisent son environnement. Il provoque en lui-même les réponses de sa mère, ou il reconstruit l’attitude de ses enseignants à travers des jeux de rôles spontanés. « L’autrui significatif » est cette figure singulière dont il intériorise le regard afin de mieux répondre à ses attentes. Dans un second temps, l’enfant s’engage dans des jeux de sociétés plus complexes, où il faut comprendre la conduite de chaque participant en référence à un tout articulé. « L’autrui généralisé » n’est plus une personne particulière mais un rôle qui doit être saisi dans son articulation avec d’autres, comme celui de gardien de but vis-à-vis des rôles liés à chacune des autres positions. À cet égard, Mead affirme que « c’est seulement dans la mesure où il assume les attitudes de son groupe social organisé envers l’activité coopérative qu’un individu développe un soi complet ou qu’il maintient le soi complet qu’il a réalisé » (2006, p. 223). Table des illustrations Titre Figure 1. Tableau présentant 4 maisons de « type C pour ouvrier », photographies de Christian Guinchard. URL http://journals.openedition.org/traces/docannexe/image/8023/img-1.jpg Fichier image/jpeg, 621k Pour citer cet article Référence électronique Christian Guinchard et Laetitia Ogorzelec, « Discerner des singularités. De l’embellissement des façades et des jardins à la construction des vertus dans une ancienne cité minière d’Alsace », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 02 juillet 2018, consulté le 05 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/traces/8023 ; DOI : 10.4000/traces.8023 Auteurs Christian Guinchard https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 14 sur 15 Discerner des singularités. De lʼembellissement des façades et des…la construction des vertus dans une ancienne cité minière dʼAlsace 05/02/2019 16)37 maître de conférences habilité à diriger des recherches en sociologie à l’université BourgogneFranche-Comté (LASA) Laetitia Ogorzelec maîtresse de conférences en sociologie à l’université Bourgogne-Franche-Comté (LASA) Droits d’auteur Tracés est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. https://journals.openedition.org/traces/8023 Page 15 sur 15