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Babylone, Grenade, villes mythiques Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2014 Bastion d’al-andalus, Reine des Villes et des ContRées, ou GRenade dans la pRose littéRaiRe de lanGue aRaBe Monica BaLda-TiLLier 1 résuMé Cet article s’appuie sur le témoignage d’une monographie, al-IΩāfla fī a¿bār Ġarnāfla de Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb (m. 776/1374), sur le récit de voyage d’Ibn Baṭṭūṭa (m. 770/1369) et sur la description de Grenade qui se trouve dans le plus tardif NafΩ al-flīb fī ġu◊n al-Andalus al-raflīb d’Abū al-ʿAbbās Aḥmad b. Muḥammad al-Maqqarī al-Tilimsānī (m. 1041/1632), pour montrer comment Grenade conserva l’image d’un lieu de refuge, d’une terre promise et d’un paradis terrestre malgré les événements historiques et les bouleversements politiques qui amenèrent la disparition du pouvoir musulman en Andalousie. Les sources arabes tiennent en général un discours élogieux sur al-Andalus, présenté comme une terre que Dieu a comblée de ses bénédictions 2, dont la beauté ne peut être décrite, car elle dépasse toute expression humaine. Il n’a de rivaux ni en Orient ni en Occident 3. À travers les siècles et malgré les événements historiques tragiques qui menèrent à la chute de Grenade et à l’exode des musulmans, l’image paradisiaque d’al-Andalus et de ses villes semble immuable. Selon Alexander E. Elinson, cette représentation, qui se proile dans la poésie comme dans la prose de langues arabe et hébraïque, est le résultat d’un ensemble de thèmes littéraires symboliques, plus que la description d’une véritable entité géographique et politique ixée dans le temps et dans l’espace. Al-Andalus renvoie en réalité à un ensemble constitué de plusieurs lieux situés dans un passé mythique. Le discours littéraire qui la décrit est teinté de nostalgie et d’un sentiment de perte 4. Dans la prose arabe, al-Andalus revêt en effet les couleurs d’un paradis terrestre perdu. Cet Éden n’a jamais réellement existé, n’étant que le produit 1. IFAO, Le Caire et, depuis septembre 2013, Université Stendhal Grenoble 3 et EA 613 ILCEA. 2. NafΩ, I, p. 125 : ‫ ﺳﻘﺘﻬﺎ ﺳﻤﺎء ﺍﻟﺒﺮﻛﺎﺕ‬. 3. NafΩ, I, p. 125 : ‫ﻫﻲ ﺍﻟﺤﺎﺋﺰﺓ ﻗﺼﺐ ﺍﻟﺴﺒﻖ ﻓﻲ ﺃﻗﻄﺎﺭ ﺍﻟﻐﺮﺏ ﻭﺍﻟﺸﺮﻕ‬. 4. Elinson 2009, p. 7-8. M. BaLda-TiLLier d’une mémoire qui idéalise. Les modèles de cette idéalisation sont les lieux sacrées du Ḥiǧāz et les villes de Syrie et d’Iraq à l’apogée de leur splendeur 5. Les thèmes à travers lesquels les sources de langue arabe construisent l’image idéalisée de Grenade constituent le sujet de cet article. L’histoire de la ville de Grenade fait l’objet d’une monographie, intitulée al-IΩāfla fī a¿bār Ġarnāfla, qui traite de l’histoire de Grenade de sa fondation jusqu’à l’époque de rédaction de l’ouvrage qui fut composé entre 761/1359 et 771/1369 par Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb (m. 776/1374) 6. Son contemporain Ibn Baṭṭūṭa (m. 770/1369) 7, donne une description détaillée de la position et des « merveilles » de cette ville dans son récit de voyage (RiΩla). Une place importante est également accordée à la description de Grenade dans le plus tardif NafΩ al-flīb fī ġu◊n al-Andalus al-raflīb d’Abū al-ʿAbbās Aḥmad b. Muḥammad al-Maqqarī al-Tilimsānī (m. 1041/1632) 8, qui ne semble pas avoir été affecté par la chute de Grenade intervenue entre-temps, et reprend en partie le discours élogieux de ses prédécesseurs. Plusieurs notices dans des dictionnaires encyclopédiques mentionnent ensuite l’étymologie du toponyme « Grenade » et offrent une description élogieuse de la ville 9. Enin, parmi les savants andalous célèbres dans tous les domaines de la connaissance qu’Ibn Ḥazm (m. 428/1037) 10 mentionne dans sa Risāla fī Fa¥l al-Andalus wa-ri™ālihā, les Grenadins sont particulièrement nombreux. À partir du viiie/xive et jusqu’au xie/xviie siècle, la prose arabe construit l’image d’une ville idéale dont les caractéristiques ne recoupent que partiellement celles des autres villes et terres d’al-Andalus, du Ḥiǧāz, du Šām ou de l’Iraq. Maintes fois, les 5. Dans son essai sur la vision du paradis chez les musulmans, Shmuel Tamari observe que le paradis céleste dans l’islam est forgé à l’image de la terre au point qu’il est possible de trouver des correspondances précises entre géographie terrestre et géographie céleste (Tamari 1999, p. 11). 6. « Ibn al-Khaṭīb fut le plus grand écrivain musulman de Grenade et un témoin presque unique pour la connaissance de l’histoire et de la culture à la fin du viie/xiiie et durant la majeure partie du viiie/xive siècle. Il se distingua dans presque toutes les branches du savoir et écrivit des ouvrages sur l’histoire, la philosophie, la poésie, la médecine, l’adab et des sujets mysticophilosophique ». Il servit les Naṣrides comme kātib et comme vizir. Bosch-Vilá, « Ibn al-Khaṭīb, Abū ʿAbd Allāh b. Saʿ īd b. ʿAbd Allāh b. Saʿ īd b. ʿAlī b. Aḥmad al-Salmānī », EI2, III, p. 859-860. 7. Écrivain arabe né à Tanger, il fut l’un des maîtres du journal de route (RiΩla). Miquel, « Ibn Baṭṭūṭa », EI2, III, p. 758-759. 8. Al-Maqqarī fut littérateur et biographe. Son œuvre maîtresse, NafΩ al-flīb min ġu◊n al-Andalus al-raflīb wa-‰ikr wazīri-hā Lisān al-Dīn Ibn al-øaflīb est « une immense compilation de renseignements historiques et littéraires, d’épîtres, de citations et de poèmes ». Lévi-Provençal [Pellat], « al-Maḳḳarī », EI2, VI, p. 170-172. 9. Une notice est notamment consacrée à Grenade dans Buldān, IV, p. 195, et Murtaḍā al-Zabīdī (m. 1205/1798), Tā™, XIX, p. 511. 10. Sur cet auteur, voir Arnaldez, « Ibn Ḥazm », EI2, III, p. 814-822. 202 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées sources arabes mentionnent que Grenade est unique au monde et qu’elle ne peut être comparée à aucune autre cité 11. Icône d’un paradis préservé de la destruction dans un monde en désagrégation, Grenade fait igure d’exception. La première partie de cette contribution évoque le rôle d’abri et de refuge pour des populations en fuite que Grenade a joué depuis sa fondation. La deuxième partie analyse les passages qui, dans les sources arabes, décrivent l’architecture militaire et civile de la ville, ses habitants et leurs mœurs ainsi que le gouvernement de Grenade. La troisième partie est enin consacrée au thème de Grenade comme « terre bénie de Dieu » et compare la description de cette ville d’al-Andalus, dans les récits de voyages d’Ibn Ǧubayr (m. 614/1217) 12 et Ibn Baṭṭūṭa (m. 770/1369), avec les pages qu’ils consacrent aux lieux sacrés du Ḥiǧāz, et à La Mecque en particulier. Grenade : une terre de refuge Damas d’al-Andalus Bien que les sources arabes relatives à al-Andalus louent unanimement cette terre, ses villes et sa civilisation, elles n’ignorent pas que tant de beauté est menacée. Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, qui vécut à l’époque des luttes entre les Naṣrides et les rois de Castille, évoque en ces termes la situation dans laquelle vivent les habitants d’Elvira, anciennement appelée Qasṭīliya, une ville à proximité de Grenade : Il ne se passe pas un seul jour sans que ses habitants ne craignent que leurs habitations tombent en poussière et que le désaccord entre les musulmans [itan] prenne le dessus, jusqu’à ce qu’à leur ruine soit complète, qu’ils soient dispersés et que tout leur pays ne soit plus que poussière 13. La détresse des habitants d’al-Andalus et la destruction, causée par un état de guerre permanent entre les chrétiens et les musulmans dans les contrées qui entourent Grenade, ne semblent pas néanmoins affecter la ville elle-même. Elle est au contraire présentée comme un îlot de dār al-islām préservé de la guerre dans un océan de 11. Cette idée est clairement explicitée par le vers anonyme suivant, qu’al-Maqqarī cite dans son NafΩ (I, p. 147) : « Grenade n’a pas de pareil. Que sont donc, [comparés à elle], l’Égypte, le Šām et l’Iraq ? » ( ‫ ﻣﺎ ﻣﺼﺮ ﻣﺎ ﺍﻟﺸﺎﻡ ﻣﺎ ﺍﻟﻌﺮﺍﻕ‬/‫) ﻏﺮﻧﺎﻁﺔ ﻣﺎ ﻟﻬﺎ ﻧﻈﻴﺮ‬. 12. Sur cet auteur, voir Pellat, « Ibn Djubayr », EI2, III, p. 778a. 13. IΩāfla, I, p. 92-93 : ‫ ﻭﺗﻘﺴﻢ‬،‫ ﺣﺘﻰ ﺷﻤﻠﻬﺎ ﺍﻟﺨﺮﺍﺏ‬،‫ ﻭﺍﻟﻔﺘﻦ ﺍﻹﺳﻼﻣﻴﺔ ﺗﺠﻮﺱ ﺃﻣﺎﻛﻨﻬﺎ‬،‫ ﻭﺍﻟﻌﻔﺎء ﻳﺘﺒﻮﺃ ﻣﺴﺎﻛﻨﻬﺎ‬،‫ﻭﻟﻢ ﺗﺰﻝ ﺍﻷﻳﺎﻡ ﺗﺨﻴﻒ ﺳﺎﻛﻨﻬﺎ‬ .‫ ﻭﻛﻞ ﺍﻟﺬﻱ ﻓﻮﻕ ﺍﻟﺘﺮﺍﺏ ﺗﺮﺍﺏ‬،‫ﻗﺎﻁﻨﻬﺎ ﺍﻻﻏﺘﺮﺍﺏ‬ 203 M. BaLda-TiLLier dār al-Ωarb et comme un monument d’« islamité » 14. Elle renouvelle la splendeur des villes syriennes et iraquiennes de l’« âge d’or » de l’empire islamique. Dans les sources qui en parlent de façon extensive, Grenade est comparée à Damas. Selon le NafΩ al-flīb, quand les armées syriennes arrivèrent dans cette ville, ils la nommèrent « Damas », pour la richesse de ses cours d’eau, sa végétation luxuriante et la présence d’une haute montagne qui surplombe la ville. Toutes ces caractéristiques la rendent en effet comparable à la ville orientale qui porte ce nom 15. Le Tā™ al-ʿarūs fī ™awāhir al-Qāmūs, ouvrage encyclopédique qui porte une entrée « Ġarnāṭa », la déinit comme Dimašq bilād al-Andalus, la Damas d’al-Andalus 16. Bien qu’elle apparaisse chez des auteurs tardifs, cette mise en parallèle de Grenade avec Damas n’est pas uniquement due à une ressemblance objective entre les deux villes, mais elle exprime probablement une revendication de l’idéologie naṣride. Cette dynastie créa en effet un royaume avec une structure comparable à celui des Omeyyades de Cordoue et fonda la légitimité de son pouvoir par référence aux Omeyyades de Damas 17. Nouvelle Damas, Grenade est considérée comme le dernier vestige et le symbole d’une ancienne splendeur qui devait être préservée à tout prix. C’est probablement pour cette raison que, dans le NafΩ al-flīb, al-Maqqarī, qui pourtant écrit plus d’un siècle après la chute de Grenade, fait constamment suivre la mention de l’Alhambra, symbole de la ville et de la splendeur de la civilisation musulmane, par l’expression Ωarasahā Llāh taʿ ālā, un appel à Dieu pour qu’Il protège à tout jamais ce palais de la destruction 18. Une ville autosufisante La rivière qui traverse Grenade, le Šanīl, est considérée comme un des principaux atouts de la ville. L’explication sémantique de son nom montre en elle-même comment son importance est exagérée jusqu’à l’hyperbole : Les poètes se sont passionnés pour la description de cette rivière et les langues se sont échauffées, au point qu’on l’a considérée comme supérieure au 14. Menocal 2000, p. 4-5. 15. NafΩ, I, p. 147. 16. Tā™, XIX, p. 511. 17. Cruz Hernàndez 1996, p. 176. 18. NafΩ, IV, p. 405, 413, 417, 421, 425, 430-431, 434, 437, 439 ; V, p. 211, 357, 459, 462 ; VI, p. 272, 334, 365, etc. 204 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées Nil. Son nom [Šanīl] est en effet initié par šīn, qui signiie « mille », comme s’il équivalait à mille fois le Nil [ša-nīl] 19. L’abondance des eaux qui abreuvent la ville est un thème qui apparaît même dans les plus brèves notices des ouvrages encyclopédiques 20. Cette profusion d’eau est peut-être la caractéristique mise en avant le plus souvent dans les recueils consultés. L’existence d’une montagne dominant la ville contribue ensuite à conforter la ressemblance entre Grenade et Damas et justiie encore davantage le choix des armées syriennes de s’installer dans la région et d’y bâtir une ville. Sur le sommet de cette montagne, appelée Bašalīr, les neiges pérennes génèrent trente cours d’eau 21. La présence d’une haute montagne couverte de neige, hiver comme été, accentue le caractère imprenable du lieu. En insistant sur la présence d’une large rivière et d’une haute montagne, les sources arabes soulignent également l’autosufisance de la ville, qui, en cas de siège, peut survivre grâce à ses inépuisables réserves d’eau. Mais ces caractéristiques topographiques et hydrographiques n’ont pas que des implications militaires. À côté de l’aspect « pratique », les sources insistent sur l’aspect « esthétique » de cette coniguration. La ville est entourée de collines et de montagnes qui accrochent l’œil par leur beauté et par la perfection de leurs formes 22. Ces deux aspects, pratique et esthétique, qui cohabitent dans Grenade, sont aussi présents dans les longues descriptions des richesses naturelles dont elle jouit. Ces richesses lui garantissent tout d’abord l’autosufisance au niveau alimentaire. Grenade est en effet appelée dans les sources « mer de blé » (baΩr min buΩūr al-Ωinfla) et « mine de grains » (maʿ din li-l-Ωubūb) 23, car elle possède des réserves de blé et d’orge dont on souligne l’abondance par des expressions hyperboliques. Sa terre donne des raisins, des olives et des fruits en tout genre à profusion 24. Elle produit du coton et beaucoup d’autres plantes textiles. Elle est célèbre en particulier pour sa production de soie dont la qualité est si exceptionnelle qu’elle ne peut être comparée qu’aux plus belles soies iraquiennes 25. En haut du mont Bašalīr abondent les plantes odoriférantes 19. IΩāfla, I, p. 118 (Voir aussi NafΩ, I, p. 149) : ،‫ ﻭﺗﻐﺎﻟﺖ ﺍﻟﻠﻐﺎﺕ ﻓﻴﻪ ﻓﻲ ﺗﻔﻀﻴﻠﻪ ﻋﻠﻰ ﺍﻟﻨﻴﻞ ﺑﺰﻳﺎﺩﺓ ﺍﻟﺸﻴﻦ ﻭﻫﻮ ﺃﻟﻒٌ ﻣﻦ ﺍﻟﻌﺪﺩ‬،‫ﻭﻟﻘﺪ ﻭﻟﻌﺖ ﺍﻟﺸﻌﺮﺍء ﺑﻮﺻﻒ ﻫﺬﺍ ﺍﻟﻮﺍﺩﻱ‬ .‫ﻓﻜﺄﻧﻪ ﻧﻴﻞ ﺑﺄﻟﻒ ﺿﻌﻒ‬ 20. Cf. Ā˚ār, p. 327 ; Buldān, IV, p. 195 ; Tāğ al-ʿarūs, XIX, p. 511. 21. IΩāfla, I, p. 96. Voir aussi NafΩ, I, p. 177. 22. IΩāfla, I, p. 115. 23. IΩāfla, I, p. 96. 24. IΩāfla, I, p. 109. 25. IΩāfla, I, p. 99. 205 M. BaLda-TiLLier et les herbes médicinales utilisées en pharmacologie. Sa lavande est la plus parfumée qui soit ; on exporte sa gentiane dans le monde entier pour en faire des remèdes 26. Sur les hauteurs qui l’entourent, on trouve du bois de construction de la meilleure qualité. Son bois d’aloès est ainsi meilleur et plus parfumé que celui qui vient d’Inde. Même les entrailles de la terre regorgent de richesses : l’exploitation de ses mines fournit de l’or, de l’argent, du plomb, du fer et de l’antimoine en grande quantité 27. Terre de paix et de stabilité Grenade est aussi présentée comme une oasis de sérénité où des populations en fuite peuvent s’abriter. Ce rôle d’îlot de paix dans un monde en guerre apparaît à deux reprises, dans des contextes historiques différents. Au début d’al-IΩāfla, Ibn al-Ḫaṭīb rappelle qu’au ive siècle de l’hégire, lors des luttes entre Berbères (al-itna al-barbariyya), des populations provenant d’autres villes d’al-Andalus trouvèrent refuge à Grenade. C’est à la suite de cet exode et de l’installation de ces gens dans la ville qu’elle devint la cité la plus importante de la région (Ωā¥irat al-◊uq ʿ), la « mère de la contrée » (umm al-mi◊r), grâce à sa position de forteresse naturelle facile à défendre 28. Le deuxième passage est beaucoup moins précis sur la chronologie des événements. Il se limite à mentionner que, lorsque les Francs s’emparèrent de la plus grande partie des terres d’al-Andalus, sa population en fuite trouva asile dans Grenade, qui devint ainsi pour eux comme une terre promise (al-mi◊r al-maq◊ūd). Elle fut également la forteresse où s’abritèrent les armées arabes 29. Les termes employés par les sources pour faire état du rôle d’asile que Grenade joua vis-à-vis des civils et des armées sont polysémiques. Le terme Ωā¥ira, par exemple, qui signiie en premier lieu « capitale », mais aussi « ville fortiiée », renvoie également à l’épouse vertueuse, par comparaison à une citadelle imprenable 30. Le terme umm (mère) ne nécessite pas d’explications 31. À plusieurs reprises, Grenade est aussi déinie comme « la mariée » (ʿarūs), c’est-à-dire la plus belle des villes d’al-Andalus 32. Grenade est donc 26. IΩāfla, I, p. 98. 27. IΩāfla, I, p. 98. Voir aussi NafΩ, I, p. 148. 28. IΩāfla, I, p. 93. 29. NafΩ, I, p. 148. 30. IΩāfla, I, p. 93. 31. IΩāfla, I, p. 93. 32. Cf. par exemple TuΩfa, p. 679. Dans un poème attribué à Ibn Zamrak et mentionné dans NafΩ (VII, p. 242), Grenade est décrite comme une mariée au diadème d’or (‫)ﻋﺮﻭﺳﺔ ﺗﺎﺟﻬﺎ ﺳﺒﻴﻜﺔ‬. Le même terme est employé pour décrire Grenade dans un poème anonyme rapporté dans le Tā™ (XIX, p. 511). 206 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées comparée à la fois à une jeune femme d’une beauté exceptionnelle et d’une moralité sans tache et à une mère, capable de secourir ses enfants apeurés qui cherchent protection dans son giron. Les sources arabes soulignent également à plusieurs reprises que la position géographique de Grenade rend la ville facile à défendre (Ωa◊ānat wa¥ ʿ ihā) 33. C’est cette situation privilégiée de forteresse naturelle qui lui a permis de survivre à deux siècles et demi de siège 34 et de devenir une oasis d’ordre et de sécurité, dans un monde dominé par la guerre et le chaos. L’IΩāfla s’exprime ainsi à ce propos : L’apeuré y trouve la sécurité, ce qui était éparpillé s’y organise, les pieds s’y établissent solidement, les frontières se consolident et ainsi de suite 35. Cette terre miraculeuse est donc tout d’abord capable de nourrir, d’habiller et de soigner les populations qui y ont trouvé refuge. Elle fournit ensuite à ses habitants du matériel pour construire leurs maisons, des métaux pour forger des outils de travail et des armes pour se défendre contre les ennemis. Le développement de tous ces thèmes dans les textes contribue à créer l’image d’une terre miraculeuse, comparable à une mère prévoyante qui nourrit, habille, soigne, accorde refuge et protection à ses enfants. Ses dons ne leur garantissent pas seulement le minimum pour survivre, mais leur permettent également de vivre en toute sécurité dans des conditions optimales et dans un cadre d’une beauté ineffable. le gouvernement de la ville Capitale d’al-Andalus Le caractère exceptionnel de Grenade tient aussi à l’œuvre humaine, qui y a été accomplie sous les meilleurs auspices divins. Les palais, les habitations et les ponts que l’homme y a construits sont au moins aussi beaux que son site naturel. Les sources soulignent en particulier le rôle de « capitale » qu’elle joua en al-Andalus et son statut 33. IΩāfla, I, p. 93. 34. Maria Rosa Menocal remarque que « Granada was from beginning to end a besieged vassal state » (Menocal 2000, p. 6). 35. IΩāfla, I, p. 93 : ‫ ﻭﻫﻠﻢ ﺟﺮﺍ‬،‫ ﻭﺗﺄﺛﻞ ﺍﻟﻤﺼﺮ‬،‫ ﻭﺭﺳﺨﺖ ﺍﻷﻗﺪﺍﻡ‬،‫ ﻭﻧﻈﻢ ﺍﻟﻨﺜﺮ‬،‫ﻓﺄﻣﻦ ﻓﻴﻬﺎ ﺍﻟﺨﺎﺋﻒ‬.. Le texte original porte ‫ ﻧﻈﻢ ﺍﻟﻨﺸﺮ‬, mais il s’agit peut-être d’une erreur, car à l’époque médiévale našr désigne plutôt la résurrection des corps ou la diffusion d’un parfum, et ne semble pas convenir dans le contexte. C’est pourquoi nous avons corrigé en naflr, terme qui semble plus approprié, car il reprend la thématique « littéraire » de organisé/éparpillé qui oppose poésie et prose. 207 M. BaLda-TiLLier de « place forte » du pouvoir musulman dans la région. Ibn al-Ḫaṭīb la déinit comme une « demeure inaccessible (dār al-man ʿ a) », la qualiie de « trône du sultan (kursī al-sulflān) » et de « lieu fortiié » (makān al-Ωa◊āna). Si al-Andalus était un bouclier, Grenade en serait la poignée 36. Après que, par la volonté du destin, les gens d’Elvira s’y furent installés, elle devint « la capitale du monde entier » (qā ʿ idat al-dunyā), sa « plus haute demeure » (qarārat al-ʿ uliyā), « le siège du sultan » (Ωā¥irat al-sulflān) 37. L’image que les sources donnent du gouvernement de la ville est également idéalisée. Cela ne transparaît que dans de brefs passages, qui sont néanmoins très explicites. Dans l’IΩāfla par exemple, Grenade est appelée « coupole de justice » (qubbat al-ʿ adl) 38. Cette expression renvoie probablement à la qubbat al-ma˙ālim, la partie du palais de Samarra où le calife al-Muhtadī rendait justice 39. Cette ville d’al-Andalus n’est donc pas seulement un endroit où il fait bon vivre pour sa richesse et sa beauté, mais aussi parce que son gouvernement est juste. Encore une fois, le gouvernement équitable dont jouit Grenade est présenté comme une faveur divine. Cette idée est explicitée, dans le même passage, par l’invocation qu’Ibn al-Ḫaṭīb élève à Dieu ain qu’Il protège cette ville et ceux qui la gouvernent : Que Dieu y fasse durer [Sa] puissance pour les musulmans et pour l’islam. Qu’Il la protège, elle [Grenade], ainsi que Ses vicaires et les alliés de Sa bannière qui s’y sont installés, de Son œil toujours vigilant et de Son soutien qui jamais ne léchit 40. Les habitants de Grenade La beauté du pays et la justice de son gouvernement se relètent sur l’aspect, les mœurs et les esprits de ses habitants qui, selon la description d’Ibn Ḫaṭīb, sont beaux tant au-dehors qu’au-dedans : Nous allons maintenant mentionner les caractéristiques de ses habitants et de leurs mœurs, ainsi que d’autres détails les concernant, brièvement et de façon générale. Du point de vue de la religion, ce sont des sunnites. Leur appartenance religieuse 36. IΩāfla, I, p. 97. 37. IΩāfla, I, p. 93. 38. IΩāfla, I, p. 93. 39. Muru™, VIII, p. 2. 40. IΩāfla, I, p. 93 : ‫ ﺑﻌﻴﻨﻪ ﺍﻟﺘﻲ ﻻ ﺗﻨﺎﻡ ﻭﺭﻛﻨﻪ‬،‫ ﻭﺣﺮﺳﻬﺎ ﻭﻣﻦ ﺍﺷﺘﻤﻠﺖ ﻋﻠﻴﻪ ﻣﻦ ﺧﻠﻔﺎﺋﻪ ﻭﺃﻧﺼﺎﺭ ﻟﻮﺍﺋﻪ‬،‫ﺃﺩﺍﻡ ﷲ ﻓﻴﻬﺎ ﺍﻟﻌﺰ ﻟﻠﻤﺴﻠﻤﻴﻦ ﻭﺍﻹﺳﻼﻡ‬ .‫ﺍﻟﺬﻱ ﻻ ﻳﺮﺍﻡ‬ 208 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées est connue. Ils continuent de se référer à l’école juridique de Mālik b. Anas, l’imām du dār al-hi™ra, et ils obéissent aux émirs qui les gouvernent. Leurs mœurs sont bonnes dans l’endurance du secours qui faiblit. […] Ils parlent éloquemment un arabe mâtiné de barbarismes. Ils ont tendance à pratiquer l’imāla 41. Le passage qui précède évoque plusieurs points importants concernant les habitants de Grenade. Tout d’abord, leur appartenance religieuse est dite sans déviance. Leur comportement correspond à celui qu’on attend des bons musulmans, malgré les conditions dificiles dans lesquelles ils sont obligés de vivre. Ils obéissent ensuite au commandement de leurs chefs et sont éloquents, bien que leur langue ne soit pas « pure », ce qui est justiié par le fait qu’ils appartiennent à des ethnies différentes, souvent non arabes, et qu’ils subissent l’inluence d’une langue étrangère, parlée tout autour d’eux. L’accent est mis, dans ce passage, sur le mérite que les habitants de Grenade ont à garder de bonnes mœurs et à se montrer obéissants vis-à-vis du pouvoir en place, malgré la situation défavorable et la présence de « l’ennemi » à proximité immédiate. Encore une fois, Grenade apparaît comme une petite enclave de dār al-islām dans un environnement dominé par le dār al-Ωarb, sauvée du « mal » qui l’entoure de façon miraculeuse. Ces conditions de vie favorables permettent également aux hommes d’atteindre le sommet de la connaissance et d’accomplir les plus beaux travaux de l’esprit. La RiΩla d’Ibn Baṭṭūṭa porte le témoignage direct de ce voyageur, qui dit avoir été accueilli par les souverains de Grenade avec les plus grands honneurs et y avoir reçu en cadeau une forte somme d’argent. Il raconte également y avoir rencontré un grand nombre de savants et d’hommes de religion, parmi lesquels il nomme des šay¿-s souis célèbres, et avoir visité un couvent dont les membres sont particulièrement connus pour leur piété 42. Le rôle de généreux mécènes joué par les gouvernants de Grenade est également souligné par al-Maqqarī. Selon ce dernier, la ville était remplie de nobles gens au comportement exemplaire, de grands savants, de poètes et de poétesses d’excellence 43. 41. IΩāfla, I, p. 134 : ‫ﻓﻨﺤﻦ ﺍﻵﻥ ﻧﺬﻛﺮ ﺑﻌﺾ ﻣﻦ ﺳﻴﺮ ﺃﻫﻠﻬﺎ ﻭﺃﺧﻼﻗﻬﻢ ﻭﻏﻴﺮ ﺫﻟﻚ ﻣﻦ ﺃﺣﻮﺍﻟﻬﻢ ﺑﺈﺟﻤﺎﻝ ﻭﺍﺧﺘﺼﺎﺭ ﻓﻨﻘﻮﻝ ﺃﺣﻮﺍﻝ ﻫﺬﺍ ﺍﻟﻘﻄﺮ ﻓﻲ‬ ،‫ ﻓﻤﺬﺍﻫﺒﻬﻢ ﻋﻠﻰ ﻣﺬﻫﺐ ﻣﺎﻟﻚ ﺑﻦ ﺃﻧﺲ ﺇﻣﺎﻡ ﺩﺍﺭ ﺍﻟﻬﺠﺮﺓ ﺟﺎﺭﻳﺔ‬،‫ ﻭﺍﻟﻨﺤﻞ ﻓﻴﻬﻢ ﻣﻌﺮﻭﻓﺔ‬،‫ﺍﻟﺪﻳﻦ ﻭﺻﻼﺡ ﺍﻟﻌﻘﺎﺋﺪ ﺃﺣﻮﺍﻝ ﺳﻨﻴﺔ‬ ٌ ‫ﻏﺮﺏ‬ ‫[ ﻭﺃﻟﺴﻨﺘﻬﻢ ﻓﺼﻴﺤﺔ ﻋﺮﺑﻴﺔ ﻳﺘﺨﻠﻠﻬﺎ‬...] ‫ ﻭﺃﺧﻼﻗﻬﻢ ﻓﻲ ﺍﺣﺘﻤﺎﻝ ﺍﻟﻤﻌﺎﻭﻥ ﺍﻟﺠﺒﺎﺋﻴﺔ ﺟﻤﻴﻠﺔ‬،‫ﻭﻁﺎﻋﺘﻬﻢ ﻟﻸﻣﺮﺍء ﻣﺤﻜﻤﺔ‬ .‫ﻛﺜﻴﺮ ﻭﺗﻐﻠﺐ ﻋﻠﻴﻬﻢ ﺍﻹﻣﺎﻟﺔ‬. 42. TuΩfa, p. 680. 43. NafΩ, I, p. 177. 209 M. BaLda-TiLLier Dans aucun autre lieu au monde on ne trouvait autant de rafinement (˙arf) et de culture (adab) 44. L’architecture de la ville Les auteurs arabes décrivent également l’architecture civile et religieuse de la ville andalouse en des termes élogieux. Elle possède des châteaux bien gardés, des minarets bien bâtis, de hautes maisons et des bâtiments carrés 45. Le leuve qui traverse la ville est entrecoupé de ponts 46. Dans la brève notice qu’il consacre à Grenade dans son Mu ʿ ™am al-buldān, Yāqūt al-Ḥamawī (m. 626/1229) évoque également la beauté des Ωammām-s et des fontaines qui se trouvent en grande quantité dans la ville 47. Dans un autre passage, Ibn al-Ḫaṭīb souligne que les richesses dont la ville proite ont permis à ses habitants de se faire construire des demeures magniiques (dūr nā™ima, litt. « des maisons qui regardent les étoiles ») et de hautes tours (burū™ sāmiya) 48. Du point de vue sémantique, la juxtaposition, dans le même passage, des deux termes nā™im et sāmī, qui évoquent respectivement les étoiles et les cieux, n’est sans doute pas anodine, mais symbolise la proximité de Grenade avec le ciel. La même remarque peut être faite pour l’architecture « royale ». Les sources ne peuvent en effet manquer d’évoquer le palais de l’Alhambra, bâti sur une terre où s’ouvrent les portes du paradis 49. Le palais du sultan est d’une telle beauté de par ses proportions, son aménagement et son organisation interne, que le langage humain est incapable de le décrire 50. Le château du sultan Bādīs n’a pas d’égal au monde, ni au pays des musulmans, ni chez les mécréants (bilād al-kufr) 51. 44. Nous avons traduit ici le terme adab par « culture », car cette traduction semble refléter au mieux la polysémie de ce mot. Dans son sens classique, « mêlant l’art du bien vivre et du bien écrire, l’adab éclot dans le microcosme de l’élite citadine (¿ā◊◊a), comme une réflexion à la fois déontologique (sur le métier de secrétaire), éthique (définition des valeurs et vertus), comportementale (l’exercice du pouvoir et les relations des hommes de cour au prince, à leurs pairs et au commun et « anthropologique », ou identitaire (reconnaître les membres de son groupe et se faire connaître par eux) » (Zakharia 2012, p. 317). 45. IΩāfla, I, p. 120. 46. NafΩ, I, p. 148. 47. Buldān, IV, p. 195. 48. IΩāfla, I, p. 125. 49. NafΩ, I, p. 187 : ‫ ﺗﻨﻬﻰ ﻓﻲ ﺍﻷﺭﺽ ﺍﻟﺘﻲ ﻓﺘﺢ ﻓﻴﻬﺎ ﺃﺑﻮﺍﺏ ﺍﻟﺠﻨﺔ‬. 50. NafΩ, I, p. 148. 51. NafΩ, I, p. 196. 210 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées Le caractère exceptionnel des palais princiers de Grenade est renforcé par l’évocation de son ineffable beauté et du fait que ses portes donnent accès à un endroit véritablement édénique : les jardins connus sous le nom de Generalife. Maria Rosa Menocal souligne à ce propos que les Naṣrides, auxquels on doit la construction de l’Alhambra, « existed culturally in a state of siege, isolated from other cultures of al-Andalus in ways previously unimagined. [...] And it is in this corner and in a state of perpetual defensiveness [...] that they built a itting nearly sepulchral monument for themselves : the Alhambra celebrates what they seemed to have always known they would lose since » 52. Tout, dans la description de l’architecture royale de Grenade, renvoie à une dimension surhumaine et eschatologique. En faisant l’éloge du gouvernement de Grenade, de ses habitants, de ses savants et de son architecture, les sources arabes semblent construire l’image d’une ville idéale, qui peut trouver des similitudes dans la polis de Platon de l’Antiquité ou dans la ville d’Utopie imaginée par Thomas More au début du xvie siècle. un lieu béni par dieu La richesse naturelle L’économie fabuleuse de la région de Grenade repose sur sa position géographique privilégiée et sur un climat tempéré avantageux. Ce sont là des thèmes récurrents dans la description de la ville. Les auteurs arabes soulignent que cette situation exceptionnellement favorable de Grenade est unique : Aucun autre pays, ni à l’intérieur ni à l’extérieur ne peut être mesuré à son aune. Nulle contrée [waflan] ne l’égale ni par la dimension de ses espaces habités [ittisā ʿ ʿ imāratihā] ni par l’agrément de sa position. Nulle igure de rhétorique ne sufirait à décrire sa beauté et les multiples aspects de sa grandeur 53. Ces conditions privilégiées sont spéciiquement attribuées à la volonté divine. Cela apparaît de façon encore plus explicite dans un autre passage de l’IΩāfla : 52. Menocal 2000, p. 5-6. 53. IΩāfla, I, p. 93 : ٌ ،‫ﻭﻁﻦ ﻣﻦ ﺍﻷﻭﻁﺎﻥ‬ ‫ ﻭﻻ ﻳﻀﺎﻫﻴﻬﺎ ﻓﻲ ﺍﺗﺴﺎﻉ ﻋﻤﺎﺭﺗﻬﺎ ﻭﻁﻴﺐ ﻗﺮﺍﺭﺗﻬﺎ‬،‫ﻻ ﻳﻌﺪ ﻟﻬﺎ ﻓﻲ ﺩﺍﺧﻠﻬﺎ ﻭﻻ ﺧﺎﺭﺟﻬﺎ ﺑﻠﺪ ﻣﻦ ﺍﻟﺒﻠﺪﺍﻥ‬ .‫ﻭﻻ ﻳﺄﺗﻲ ﻋﻠﻰ ﺣﺼﺮ ﺃﻭﺻﺎﻑ ﺟﻤﺎﻟﻬﺎ ﻭﻋﺪ ﺃﺻﻨﺎﻑ ﺟﻼﻟﻬﺎ ﻗﻠﻢ ﺍﻟﺒﻴﺎﻥ‬ 211 M. BaLda-TiLLier Dieu a déroulé sa terre comme un tapis sillonné par des canaux et traversé par des ruisseaux, [terre] sur laquelle se serrent villages et jardins 54. L’idée que la ville a été l’objet d’une intervention divine directe transparaît également dans le passage suivant du NafΩ al-flīb : Dieu l’a parée d’ornements en la disposant sur une terre unie et égale, traversée par des rivières [qui coulent comme] des lingots d’or fondus au milieu d’arbres [semblables à] des topazes. Par la brise [qui y soufle comme celle] du Naǧd et la splendeur de ses couleurs, elle provoque dans les regards et dans les cœurs une douceur qui convient au tempérament et l’apaise, et qui fait surgir ce qu’il a de bon et de beau dans la découverte et dans l’invention 55. La beauté exceptionnelle dont Dieu a pourvu Grenade et ses environs parle aux esprits des hommes, qui s’ouvrent ainsi à l’invention et à la création. C’est pour cette raison que, comme nous l’avons vu, Grenade est remplie de savants dans tous les domaines de la connaissance humaine. De plus, dans la citation qui précède, les comparaisons entre cours d’eau et lingots d’or, entre arbres et pierres précieuses, ainsi que l’utilisation du terme Ωūr (houris), établissent clairement un parallèle entre la ville andalouse et le paradis. Dieu a donné à la ville de Grenade une eau et un air exceptionnellement doux, et l’a comblée de Ses bénédictions. Sa terre est si fertile et son climat si favorable à l’agriculture qu’elle produit des fruits durant toute l’année. Les animaux d’élevage y ont sans arrêt des portées, quelle que soit la saison 56. Sa richesse n’est pas coninée au périmètre restreint de la ville, mais s’étend aussi aux villages qui l’entourent. Les sources soulignent que les terres proches de Grenade sont fertiles et qu’elles rapportent beaucoup d’argent à l’exploitation 57. Elles insistent aussi sur la beauté et l’harmonie du paysage qui entoure Grenade. Dans ses terres, les constructions humaines sont comparées à des étoiles qui brillent parmi la luxuriante verdure sillonnée de cours d’eau : 54. IΩāfla, I, p. 93 : .‫ﻗﺪ ﺩﺣﺎﻩ ﷲ ﻓﻲ ﺑﺴﻴﻂ ﺳﻬﻞ ﺗﺨﺘﺮﻗﻪ ﺍﻟﻤﺬﺍﻧﺐ ﻭﺗﺘﺨﻠﻠﻪ ﺍﻷﻧﻬﺎﺭ ﺟﺪﺍﻭﻝ ﻭﺗﺘﺰﺍﺣﻢ ﻓﻴﻪ ﺍﻟﻘﺮﻯ ﻭﺍﻟﺠﻨﺎﺕ‬ Nous avons rendu basīfl al-sahl, qui signifie littéralement la terre plane et facile d’accès, par l’image du tapis. 55. NafΩ, III, p. 217-218 : ‫ﻭﺯﺍﻧﻬﺎ ﷲ ﺗﻌﺎﻟﻰ ﺑﺄﻥ ﺟﻌﻠﻬﺎ ﻣﺮﺗﺒﺔ ﻋﻠﻰ ﺑﺴﻴﻄﻬﺎ ﺍﻟﻤﻤﺘﺪ ﺍﻟﺬﻱ ﺗﻔﺮﻋﺖ ﻓﻴﻪ ﺳﺒﺎﺋﻚ ﺍﻷﻧﻬﺎﺭ ﺑﻴﻦ ﺯﺑﺮﺟﺪ ﺍﻷﺷﺠﺎﺭ ﻭﻟﻨﺴﻴﻢ‬ ‫ﻧﺠﺪﻫﺎ ﻭﺑﻬﺠﺔ ﻣﻨﻈﺮ ﺣﻮﺭﻫﺎ ﻓﻲ ﺍﻟﻘﻠﻮﺏ ﻭﺍﻷﺑﺼﺎﺭ ﺍﺳﺘﻠﻄﺎﻑ ﻳﺮﻭﻕ ﺍﻟﻄﺒﺎﻉ ﻭﻳﺤﺪﺙ ﻓﻴﻬﺎ ﻣﺎ ﺷﺎءﻩ ﺍﻹﺣﺴﺎﻥ ﻣﻦ ﺍﻻﺧﺘﺮﺍﻉ‬ .‫ﻭﺍﻻﺑﺘﺪﺍﻉ‬. 56. IΩāfla, I, p. 98. 57. IΩāfla, I, p. 125. 212 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées Sur trois côtés la ville est entourée de jeunes vignobles, [véritable] collier broché, les reliant aux montagnes de l’arrière, s’étendant aux collines et aux vallées et recouvrant les vallons et les plateaux. [Sur le quatrième côté] de larges chemins la relient à l’est, à partir de la porte d’Elvira, à al-Ḫandaq al-ʿamīq 58. L’air pur recouvre ses nombreuses prairies et ses bâtiments, et fait briller ses constructions qui scintillent [comme des étoiles] parmi les vergers, les oliviers et les autres arbres fruitiers comme les amandiers, les pruniers, les poiriers. [Ces vergers] sont entourés de vignobles généreux, de plantes odoriférantes et foisonnantes, et de rivières gonlées d’eau qui alimentent une région riche en jardins et citadelles 59. Grenade et La Mecque La prose arabe décrit Grenade comme une ville jouissant de la faveur divine et insiste sur l’idée qu’il s’agit d’une terre bénie de Dieu. La Mecque est considérée par les musulmans comme la ville choisie par Dieu pour y envoyer aux hommes son dernier prophète. Elle abrite aussi l’enceinte sacrée de la Ka ʿ ba et représente, pour l’islam, le lieu de pèlerinage par excellence. Elle est donc, dans l’imaginaire collectif des musulmans, une ville idéalisée. C’est pour cette raison que, bien que la comparaison de Grenade avec d’autres villes soit possible, celle entre La Mecque et Grenade semble être la plus intéressante pour évaluer la constitution de Grenade en mythe littéraire. On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre les descriptions de Grenade et celles qu’offrent de La Mecque les voyageurs arabes. Dans leurs récits de voyage, Ibn Ǧubayr et Ibn Baṭṭūṭa décrivent tous les deux La Mecque. Ibn Baṭṭūṭa décrit à la fois Grenade et La Mecque, ce qui permet d’établir aisément un parallèle entre les deux villes. Les deux voyageurs andalous s’accordent sur le fait que la ville ḥiǧazienne de La Mecque est un endroit qui a été comblé par la bénédiction divine. Il est donc devenu, grâce à cela, d’une richesse et d’une prospérité exceptionnelles. Celui qui s’y rend y trouve tout au long de l’année les produits alimentaires les plus délicieux, disponibles même hors saison. Tous les produits manufacturés qu’on y vend sont de la meilleure qualité 60. Ibn Baṭṭūṭa afirme y avoir mangé des fruits d’une saveur sans comparaison, du miel et de la viande délicieux, qui lui irent oublier ceux qu’il 58. Cette expression qui signifié « fossé profond » est peut-être un toponyme. 59. IΩāfla, I, p. 120 : ‫ ﻓﺘﻌﻢ‬،‫ ﻳﺘﺼﻞ ﺑﻤﺎ ﻭﺭﺍءﻫﺎ ﻣﻦ ﺍﻟﺠﺒﺎﻝ‬،ً‫ ﻁﻮﻗﺎ ً ﻣﺮﻗﻮﻣﺎ‬،‫ ﺍﻟﻜﺮﻭﻡ ﺍﻟﺒﺪﻳﻌﺔ‬،‫ﺗﺮﻛﺐ ﻣﺎ ﺍﺭﺗﻔﻊ ﻣﻦ ﻫﺬﻩ ﺍﻟﻤﺪﻳﻨﺔ ﻣﻦ ﺟﻬﺎﺗﻬﺎ ﺍﻟﺜﻼﺙ‬ ‫ ﻣﺘﺼﻼ ﺑﺸﺮﻗﻲ ﺑﺎﺏ ﺇﻟﺒﻴﺮﺓ ﺇﻟﻰ ﺍﻟﺨﻨﺪﻕ ﺍﻟﻌﻤﻴﻖ‬،‫ ﺇﻻ ﻣﺎ ﺍﺧﺘﺺ ﻣﻨﻬﺎ ﺑﺎﻟﺴﺒﻞ ﺍﻷﻓﻴﺢ‬،‫ ﻭﺗﺸﻤﻞ ﺍﻟﻐﻮﺭ ﻭﺍﻟﻨﺠﺎﺩ‬،‫ﺍﻟﺮﺑﻰ ﻭﺍﻟﻮﻫﺎﺩ‬ ‫ ﻭﺳﺎﺋﺮ ﺫﻭﺍﺕ‬،‫ ﺗﻠﻮﺡ ﻣﺒﺎﻧﻴﻬﺎ ﻧﺎﺟﻤﺔً ﺑﻴﻦ ﺍﻟﺜﻤﺎﺭ ﻭﺍﻟﺰﻳﺘﻮﻥ‬،‫ ﺗﻐﻤﻲ ﻋﻠﻰ ﺍﻟﻌﺪ ﺃﻣﺮﺍﺟﻪ ﻭﻣﺼﺎﻧﻴﻌﻪ‬،‫[ ﻭﺟ ٌﻮ ﻋﺮﻳﺾ‬...] ‫ ﺑﺒﺤﻮﺭ ﻁﺎﻣﻴﺔ ﺗﺄﺗﻲ ﺍﻟﺒﻘﻌﺔ‬،‫ ﻭﺍﻟﺮﻳﺎﺣﻴﻦ ﺍﻟﻤﻠﺘﻔﺔ‬،‫ ﻣﺤﺪﻗﺔ ﻣﻦ ﺍﻟﻜﺮﻭﻡ ﺍﻟﻤﺴﺤﺔ‬،‫ ﻣﻦ ﺍﻟﻠﻮﺯ ﻭﺍﻹﺟﺎﺹ ﻭﺍﻟﻜﻤﺜﺮﻱ‬،‫ﺍﻟﻔﻮﺍﻛﻪ‬ .‫ ﻭﺍﻟﺤﺼﻮﻥ‬،‫ ﻓﻔﻴﻬﺎ ﻛﺜﻴﺮ ﻣﻦ ﺍﻟﺒﺴﺎﺗﻴﻦ ﻭﺍﻟﺮﻳﺎﺽ‬،‫ﺍﻟﻤﺎء‬. 60. Ta‰kira, p. 92-93 ; TuΩfa, p. 154-155. 213 M. BaLda-TiLLier avait pu déguster ailleurs 61. Cependant, toutes les denrées alimentaires, les parfums et les produits de luxe qu’il mentionne proviennent de l’extérieur, comme l’atteste le terme ™alaba (attirer, mais aussi amener, transporter) qu’il emploie à plusieurs reprises pour signiier que des produits sont importés. La richesse de La Mecque ne repose donc pas sur une production locale particulièrement abondante ou de qualité exceptionnelle, mais est garantie par le commerce. La richesse et le confort que les activités commerciales assurent à la ville ḥiǧazienne sont dus, pour Ibn Ǧubayr comme pour Ibn Baṭṭūṭa, à la grâce divine. La Mecque est en effet une ville opulente grâce à l’afluence des pèlerins qui la visitent pendant toute l’année et qui stimulent l’activité commerciale. Ibn Ǧubayr déclare dans sa RiΩla qu’il croyait qu’al-Andalus était la plus prospère des terres jusqu’à ce qu’il ait vu La Mecque et ait dû changer d’avis. Cependant, dans la description qu’en font les sources, Grenade semble bénie par Dieu au moins autant que La Mecque. L’évocation de la ville andalouse et de sa région est sans cesse accompagnée par la mention de l’abondance des eaux qui les sillonnent. Cependant, dans un passage du NafΩ al-flīb 62, elles sont même implicitement comparées au paradis par le biais d’une citation coranique, « ta™rī min taΩtihā al-anhār » (Coran XLVII, 12 63.) Là où il y a beaucoup d’eau, il y a aussi grande abondance de verdure. À côté du thème de l’eau, celui des jardins à la végétation luxuriante est le plus récurrent dans la description de Grenade. Pour faire état de la richesse de la verdure, Ibn Baṭṭūṭa utilise les trois parasynonymes : basātīn, ™inān et riyā¥. Ces termes ont des connotations différentes. Basātīn, pluriel de bustān, désigne un endroit cultivé avec des arbres fruitiers. Il peut être également traduit par « verger ». ©inān, pluriel de ™anna, nomme un jardin maintenu par la main de l’homme. Au singulier ce terme est utilisé pour désigner le paradis. Riyā¥, pluriel de raw¥a, indique une extension de terrain vert couvert de leurs et qui, le plus souvent, n’est pas entouré de murs 64. Il n’est donc pas entretenu quotidiennement, mais représente l’œuvre spontanée de la nature. La beauté des jardins de Grenade n’est donc pas seulement due au travail humain, mais elle est aussi faite d’une végétation spontanée que Dieu offre à ses créatures. 61. TuΩfa, p. 155. La saveur de la viande qu’on mange à La Mecque est mentionnée aussi dans Ta‰kira, p. 95. 62 NafΩ, II, p. 393. 63. Voici le verset complet, dans la traduction de D. Masson : « Dieu fera certainement entrer ceux qui auront cru et qui auront accompli des œuvres bonnes, dans des Jardins où coulent les ruisseaux. » (Coran XLVII, 11.) 64. Cf. Kazimirski 1860, entrée : rā¥a. 214 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées Bien que la position des deux villes dans une vallée aux pieds des montagnes soit analogue 65, elles sont donc tout à fait différentes en ce qui concerne leurs eaux. À La Mecque, Ibn Ǧubayr fait l’éloge de la célèbre source de Zamzam, afirmant que son eau miraculeuse, qui a le goût du lait, désaltère toute soif car elle a été bénie par Dieu. Les deux voyageurs andalous mentionnent également qu’elle aurait des pouvoirs thaumaturgiques, car elle guérit de tous ses maux celui qui s’y lave. Malgré ses qualités exceptionnelles, la source de Zamzam demeure le seul point d’eau mentionné dans cette région désertique. Il va de soi que les voyageurs andalous n’évoquent, pour cette terre, ni de jardins entretenus par les hommes ni d’endroits couverts d’une végétation spontanée. La présence d’une eau aux vertus prodigieuses est aussi mentionnée pour la région de Grenade. Dans la brève notice qu’il lui consacre dans son Ā˚ār al-bilād wa-a¿bār al-ʿ ibād, al-Qazwīnī (m. 682/1283) 66 évoque l’existence, à proximité de cette ville, d’une source et d’un olivier à côté d’une église. Les gens de Grenade s’y rendent le matin d’un jour particulier de l’année. Si le soleil brille, la source déverse une grande quantité d’eau, qui parvient jusqu’à l’olivier et l’arrose. En un rien de temps, ce dernier se couvre de leurs qui se transforment très rapidement en fruits. Les olives mûrissent en l’espace d’une journée, au point que les gens peuvent en cueillir de grandes quantités avant que la nuit tombe 67. Bien qu’on ne puisse que douter de la véridicité de ce récit, ce qui importe ici est que Grenade est présentée comme une « terre miraculeuse ». La source et l’olivier « magiques » ne sont d’ailleurs pas les seuls phénomènes exceptionnels signalés pour cette ville. Parmi les merveilles d’al-Andalus, l’on compte aussi deux châtaigniers si gros qu’on a pu construire un métier à tisser à l’intérieur de chacun. L’un des deux était réputé se trouver à Grenade 68. 65. À propos de La Mecque, TuΩfa, p. 154 dit : .‫ ﻓﻼ ﻳﺮﺍﻫﺎ ﻗﺎﺻﺪﻫﺎ ﺣﺘﻰ ﻳﺼﻞ ﺇﻟﻴﻬﺎ‬،‫ ﻓﻲ ﺑﻄﻦ ﻭﺍ ٍﺩ ﺗﺤﻒ ﺑﻪ ﺍﻟﺠﺒﺎﻝ‬،‫ﻭﻫﻲ ﻣﺪﻳﻨﺔ ﻛﺒﻴﺮﺓ ﻣﺘﺼﻠﺔ ﺍﻟﺒﻨﻴﺎﻥ ﻣﺴﺘﻄﻴﻠﺔ‬ (« La Mekke vénérée est une grande ville dont les édifices ne sont pas disséminés, qui a une forme allongée, et qui est située dans le fond d’une vallée bordée de montagnes » ; Traduction Charles-Dominique 1995, p. 486). De la même façon, IΩāfla, I, p. 96 mentionne que Grenade est entourée de montagnes à l’est et dans la direction de la qibla. 66. Al-Qazwīnī est un cosmographe et géographe arabe. Son Ā˚ār al-bilād connu aussi sous le nom de Géographie, contient une description de la terre divisée en sept climats. Dans chacun de ces climats sont décrits, dans l’ordre alphabétique, les villes, les pays, les montagnes, les fleuves, etc. qui y sont situés. Lewicki, « Al-Ḳazwīnī », EI2, IV, 898a-900b. 67. Ā˚ār, p. 327. 68. NafΩ, I, p. 150 : ‫ﻭﻣﻦ ﻏﺮﺍﺋﺐ ﺍﻷﻧﺪﻟﺲ ﺃﻥ ﺑﻪ ﺷﺠﺮﺗﻴﻦ ﻣﻦ ﺷﺠﺮ ﺍﻟﻘﺴﻄﻞ ﻭﻫﻤﺎ ﻋﻈﻴﻤﺘﺎﻥ ﺟﺪﺍ ﺇﺣﺪﺍﻫﻤﺎ ﺑﺴﻨﺪ ﻭﺍﺩﻱ ﺁﺵ ﻭﺍﻷﺧﺮﻯ ﺑﺒﺸﺮﺓ‬ .‫ﻏﺮﻧﺎﻁﺔ ﻓﻲ ﺟﻮﻑ ﻛﻞ ﻭﺍﺣﺪﺓ ﻣﻨﻬﻤﺎ ﺣﺎﺋﻚ ﻳﻨﺴﺞ ﺍﻟﺜﻴﺎﺏ ﻭﻫﺬﺍ ﺃﻣﺮ ﻣﺸﻬﻮﺭ‬ 215 M. BaLda-TiLLier En ce qui concerne les habitants de La Mecque, Ibn Ǧubayr s’attarde ensuite à décrire les magniiques ornements des chameaux et des palanquins sur lesquels les pèlerins y arrivent au mois de ra™ab. Les gens qui peuplent les rues à cette période de l’année prennent soin de s’habiller des plus élégants costumes et portent les plus riches des bijoux 69. Ces gens qu’Ibn Ǧubayr décrit dans sa RiΩla sont néanmoins des « étrangers », des pèlerins venus de tous les pays de dār al-islām. Ils habitent la ville ḥiǧazienne un mois par an tout au plus. Ibn Baṭṭūṭa parle plus diffusément de gens qui habitent La Mecque tout le long de l’année. Il décrit la bonté de leurs mœurs et tout particulièrement leur générosité, qui les pousse, même les plus pauvres d’entre eux, à partager leur pain avec les moins fortunés qu’eux et à prendre soin des orphelins. Leurs femmes sont belles et chastes et utilisent des parfums exquis et persistants, au point qu’on peut les sentir encore longtemps après qu’elles ont quitté l’enceinte de la Ka ʿ ba, après la prière du vendredi 70. L’apparence et les mœurs pratiquées par les habitants de Grenade font aussi l’objet d’éloge. Ibn al-Ḫaṭīb décrit ainsi la beauté physique des hommes : Ils ont des bonnes mœurs et ils sont beaux. Leurs nez sont bien proportionnés et jamais pointus ; leurs cheveux, qu’ils laissent descendre sur les épaules, sont noirs. Ils ont des silhouettes moyennes et bien proportionnées, tendant vers le petit ; leur teint est d’un rose légèrement mélangé de rouge. Ils parlent éloquemment l’arabe 71. Il en va de même pour les femmes, dont on souligne la noblesse de l’allure et de l’esprit, qui transparaît dans leur façon de converser : Leurs femmes sont belles. Elles sont décrites comme des enchanteresses charmantes aux corps délicats, aux cheveux longs et aux bouches pures et parfumées. Elles accomplissent des mouvements légers et parlent noblement. Elles conversent agréablement. Elles sont rarement de grande taille 72. Bien habillés, ces gens portent des vêtements de toutes les couleurs, faits de coton ou de soie. Le vendredi, lorsqu’ils sortent de la mosquée, ils ressemblent à des 69. Ta‰kira, p. 103. 70. TuΩfa, p. 167-168. 71. IΩāfla, I, p. 134 : ‫ ﺇﻟﻰ‬،‫[ ﺟﻤﻴﻠﺔ ﻭﺻﻮﺭﻫﻢ ﺣﺴﻨﺔ ﻭﺃﻧﻮﻓﻬﻢ ﻣﻌﺘﺪﻟﺔ ﻏﻴﺮ ﺣﺎﺩﺓ ﻭﺷﻌﻮﺭﻫﻢ ﺳﻮﺩٌ ﻣﺮﺳﻠﺔ ﻭﻗﺪﻭﺩﻫﻢ ﻣﺘﻮﺳﻄﺔ ﻣﻌﺘﺪﻟﺔ‬...] ‫ﻭﺃﺧﻼﻗﻬﻢ‬ .‫ ﻭﺃﻟﻮﺍﻧﻬﻢ ﺯﻫﺮ ﻣﺸﺮﺑﺔ ﺑﺤﻤﺮﺓ‬،‫ﺍﻟﻘﺼﺮ‬ 72. IΩāfla, I, p. 139 : ،‫ ﻭﻃﻴﺐ ﺍﻟﻨﺸﺮ‬،‫ ﻭﻧﻘﺎء ﺍﻟﺜﻐﻮﺭ‬،‫ ﻭﺍﺳﺘﺮﺳﺎﻝ ﺍﻟﺸﻌﻮﺭ‬،‫ ﻭﺗﻨﻌﻢ ﺍﻟﺠﺴﻮﻡ‬،‫ ﻣﻮﺻﻮﻑ ﺑﺎﻟﺴﺤﺮ‬،‫ﻭﺣﺮﻳﻤﻬﻢ ﺣﺮﻳﻢ ﺟﻤﻴﻞ‬ . ‫ ﺇﻻ ﺃﻥ ﺍﻟﻄﻮﻝ ﻳﻨﺪﺭ ﻓﻴﻬﻦ‬،‫ ﻭﺣﺴﻦ ﺍﻟﻤﺤﺎﻭﺭﺓ‬،‫ ﻭﻧﺒﻞ ﺍﻟﻜﻼﻡ‬،‫ﻭﺧﻔﺔ ﺍﻟﺤﺮﻛﺎﺕ‬ 216 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées leurs ouvertes qui s’épanouissent grâce à l’abondance de l’eau qui les arrose et à la douceur de l’air qu’elles respirent 73. Leurs femmes portent des bijoux magniiques, même si Ibn al-Ḫaṭīb leur reproche d’en faire un usage excessif. Il adresse d’ailleurs une prière à Dieu pour que ce comportement ne provoque pas la discorde entre les musulmans et Le supplie de fermer les yeux sur cette déviance et de continuer à protéger Grenade 74. La beauté de la ville de Grenade semble donc se reléter aussi sur ses habitants. Elle représente encore l’un des dons que Dieu a voulu faire à cette ville, la beauté des êtres étant en Islam un signe de la grâce divine 75. Ibn al-Ḫaṭīb est néanmoins conscient que toute cette beauté est constamment menacée de disparaître à tout jamais si la faveur divine quittait Grenade. La Mecque et les lieux sacrés de l’islam sont regardés par Ibn Ǧubayr et par Ibn Baṭṭūṭa avec les yeux de la foi et ne peuvent donc être décrits par eux que dans des termes élogieux. Cependant, sous la plume de ces deux voyageurs andalous, la ville ḥiǧazienne ne revêt jamais les couleurs d’un « paradis » sur terre ou d’une terre promise. La situation est toute différente pour Grenade. Tout d’abord, la ville n’est jamais nommée sans que sa beauté soit mentionnée, même dans les textes qui ne lui consacrent que de brefs passages. Le tableau ci-dessous montre quatre extraits 76 où il est question de la beauté de Grenade, dans quatre ouvrages différents : source TuΩfa, p. 679 (Charles Dominique 1995, p. 1019) NafΩ I, p. 177 texte original en arabe traduction ‫ ﻗﺎﻋﺪﺓ‬،‫ﺛﻢ ﺳﺎﻓﺮﺕ ﻣﻨﻬﺎ ﺇﻟﻰ ﻣﺪﻳﻨﺔ ﻏﺮﻧﺎﻁﺔ‬ ‫ ﻭﺧﺎﺭﺟﻬﺎ‬،‫ ﻭﻋﺮﻭﺱ ﻣﺪﻧﻬﺎ‬،‫ﺑﻼﺩ ﺍﻷﻧﺪﻟﺲ‬ .‫ﻻ ﻧﻈﻴﺮ ﻟﻪ ﻓﻲ ﺑﻼﺩ ﺍﻟﺪﻧﻴﺎ‬ Je partis ensuite pour Grenade, capitale d’al-Andalus et sa plus belle ville. Ses environs sont sans pareils dans le monde. ‫ ﻭﻗﺎﻝ ﺍﻟﺸﻘﻨﺪﻱ ﻏﺮﻧﺎﻁﺔ ﺩﻣﺸﻖ ﺑﻼﺩ ﺍﻷﻧﺪﻟﺲ‬Al-Šaqandī a dit : Grenade est le .‫ ﻭﻣﺴﺮﺡ ﺍﻷﺑﺼﺎﺭ ﻭﻣﻄﻤﺢ ﺍﻷﻧﻔﺲ‬Damas andalou, plaisir du regard à perte de vue. Ā˚ār, p. 327 Buldān IV, p. 195 ‫ ﻣﻦ‬،‫ﻣﺪﻳﻨﺔ ﺑﺎﻷﻧﺪﻟﺲ ﻗﺪﻳﻤﺔ ﺑﻘﺮﺏ ﺍﻟﺒﻴﺮﺓ‬ .‫ﺃﺣﺴﻦ ﻣﺪﻥ ﺑﻼﺩ ﺍﻷﻧﺪﻟﺲ ﻭﺃﺣﺼﻨﻬﺎ‬ [Grenade est] une ville d’al-Andalus, ancienne, proche d’Elvira. Elle fait partie des villes les plus belles et les mieux fortiiées d’al-Andalus. ‫ﻏﺮﻧﺎﻁﺔ ﺭﻣﺎﻧﺔ ﺑﻠﺴﺎﻥ ﻋﺠﻢ ﺍﻷﻧﺪﻟﺲ ﺳﻤﻲ‬ .‫ﺍﻟﺒﻠﺪ ﻟﺤﺴﻨﻪ ﺑﺬﻟﻚ‬ Grenade signiie « grenade » dans la langue non arabe d’al-Andalus. Elle a été ainsi nommée pour sa beauté. 73. IΩāfla, I, p. 135. 74. IΩāfla, I, p. 139. 75. Voir par exemple, à ce propos, Arazi 1990, p. 41 et Gonzalez 2001, p. 7-8. 76. Un passage analogue à la citation du NafΩ figurant dans le tableau et qui utilise les mêmes termes se trouve dans Tā™ al-ʿarūs, XIX, p. 511. 217 M. BaLda-TiLLier La beauté apparaît dans les passages ci-dessus comme le caractère le plus saillant de la ville. Elle est tellement intrinsèque à Grenade qu’elle devient une sorte d’épithète, qui en accompagne chaque évocation. L’expression « Grenade la Belle » aurait pu être autrefois aussi connue et répandue que Tūnis al-¿a¥rā, « Tunis la Verte », l’est aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de La Mecque, qui, sous la plume d’Ibn Ǧubayr et d’Ibn Baṭṭūṭa, pourtant sensibles à sa valeur spirituelle, n’est jamais décrite comme une terre édénique offerte en cadeau aux hommes, comme un avant-goût de paradis. Cette idée d’un endroit paradisiaque est en revanche bien claire dans la description de Grenade. Elle est conirmée, entre autres, par le thème des fortiications protégeant la ville des attaques extérieures, thème presque aussi récurrent que celui de la beauté dans la description de la ville. Comme le paradis, Grenade est un lieu clos et dificile d’accès, une terre promise dans laquelle n’entrent que ceux qui le méritent. Grenade apparaît aussi dans les sources comme un lieu immuable. Le discours d’al-Maqqarī, qui écrit après la chute de la ville aux mains des chrétiens, ne change pas par rapport à celui de ses prédécesseurs. Même lorsqu’elle est privée de son rôle de dernier bastion de l’Islam en Europe, Grenade est toujours décrite comme un paradis sur terre. Conclusion Nous avons déjà mentionné que la notice du Mu ʿ ™am al-buldān de Yāqūt al-Ḥamawī s’ouvre sur l’étymologie du nom de Grenade. Les populations locales auraient en effet appelé la ville d’après le fruit homonyme en raison de sa beauté 77. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il n’y a pas de tentative d’arabiser l’origine du terme « grenade » ni de donner à la ville un nom arabe concurrent de son nom d’origine. Ce nom devait donc être perçu comme parfaitement approprié, car il rend compte d’emblée de la caractéristique principale de la ville, sa beauté. Les auteurs arabes, qu’ils évoquent Grenade en lui donnant les attributs d’une femme splendide ou ceux d’une mère prévoyante, ou qu’ils en fassent une ville idéale ou un paradis terrestre, ne tarissent jamais d’éloges lorsqu’ils parlent de Grenade. La description de cette ville est entièrement construite sur l’hyperbole. Elle ne s’appuie pas sur la réalité, mais représente une reconstruction purement littéraire d’un endroit en dehors du temps et de l’espace, qui n’a jamais réellement existé. Le discours 77. Buldān, IV, p. 195. 218 BasTiOn d’aL-andaLus, reine des viLLes eT des COnTrées des sources littéraires savantes sur elle ne change pas avec le temps. Les guerres et les événements historiques qui provoquèrent le départ des musulmans d’al-Andalus ne semblent en effet pas changer le discours que la prose arabe tient sur la ville. Non seulement elle représente un paradis terrestre dans lequel les hommes peuvent vivre aisément sans trop de labeur, mais le gouvernement juste et les bonnes mœurs de ses habitants contribuent aussi à en faire une ville idéale et un endroit où « il fait bon vivre ». Tout ce qui existe au monde de plus beau et de meilleur se trouve à Grenade, car elle jouit de la faveur divine. Elle apparaît comme la plus haute réalisation que les hommes aient jamais accomplie sur terre. Malgré cette vision idyllique que les textes arabes s’efforcent de donner de Grenade, ils ne peuvent pas ignorer le danger qui la menace. Les auteurs ont conscience que le salut de cette ville ne tient qu’à un il, qui pourrait casser à tout moment si la protection que Dieu lui assure venait à manquer. C’est pour cette raison que les passages qui concernent Grenade sont très souvent entrecoupés par des invocations à Dieu pour qu’Il la protège de ses ennemis. Cette apologie atemporelle de Grenade, constamment accompagnée par des invocations à Dieu pour qu’Il garde sur elle Son œil bienveillant et y préserve la paix entre les musulmans, n’est pas seulement un thème littéraire, mais relète une idéologie bien précise. Grenade est un don de Dieu aux hommes, mais ce don n’est pas gratuit. L’image idéalisée que les auteurs arabes donnent de Grenade, combinée à ce que nous savons de l’histoire de cette ville, semble en faire la terre du ™ihād par excellence. Non seulement Dieu a doté cette terre de caractéristiques morphologiques qui la rendent quasiment imprenable pour l’ennemi, mais Il l’a aussi rendue si belle que la jouissance de cette terre représente la première récompense que Dieu a prévue pour les musulmans qui la défendent. En raison de l’effort (ceci est le sens premier du mot ™ihād) qu’ils doivent déployer pour y défendre l’islam, les habitants de Grenade sont les meilleurs des hommes, non seulement pour leurs connaissances, mais aussi pour leurs mœurs. Bien qu’elle n’ait pas la même valeur spirituelle pour les musulmans, Grenade est décrite aussi positivement que La Mecque. Immuable à tout jamais, Grenade semble représenter ce qu’il y a de meilleur dans les villes de l’empire arabo-musulman. Elle constitue donc le symbole de la splendeur du pouvoir arabo-islamique sur terre et son plus grand achèvement. Cet endroit symbolique doit être préservé à tout jamais, si ce n’est dans la réalité, du moins dans les esprits. Comme tout mythe, l’image symbolique de Grenade comme « ville du ™ihād » est intemporelle et ne pâlit pas, même plusieurs siècles après que tout espoir de restauration d’un pouvoir musulman en al-Andalus a été perdu. 219 M. BaLda-TiLLier BIBLIOGRAPHIE sources Le Coran, Essai d’interprétation du Coran Inimitable (Coran), trad. D. Masson, Beyrouth, 1967. TuΩfa = iBn Baṭṭūṭa, RiΩlat Ibn Baflflūfla al-musammāt TuΩfat al-nu˙˙ār fī ġarā’ib al-am◊ār wa-ʿa™ā’ib al-asfār, Beyrouth, 1992. Ta‰kira = iBn ǦuBayr, al-Ta‰kira bi-a¿bār ʿan ittifāqāt al-asfār ou RiΩlat Ibn ©ubayr, Le Caire, 1908. iBn ḤazM, Rasā’il Ibn ºazm al-andalusī, I. ʿAbbās (éd.), Beyrouth, 1980. IΩāfla = iBn aL-Ḫaṭīb, al-IΩāfla fī a¿bār Ġarnāfla, Le Caire, 1973. NafΩ = Al-MAqqArī, aḥmad b. Muḥammad al-Tilmisānī, NafΩ al-flīb min ġu◊n al-Andalus al-raflīb, Beyrouth, 7 vol., 1968. Murūğ = aL-Masʿ ūdī, Muru™ al-‰ahab, Ch. Barbier de Meynard, a. Pavet de Courteille (éd.), Paris, 1861. 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