Orthodoxie Et Modernité - Par Le Père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Orthodoxie Et Modernité - Par Le Père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Orthodoxie Et Modernité - Par Le Père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Ce même Esprit réconfortait les saints apôtres et les disciples confrontés à leurs
contemporains. A nous également, conscients de participer au même Moment de
l’accomplissement du projet divin, fragiles pourtant devant notre époque (« Temps
modernes », « époque contemporaine », « modernité » et « post-modernité », etc.), le
Consolateur, avec la douceur qui lui est propre, dans l’Aujourd’hui de sa miraculeuse
descente sur les croyants, dit à notre intelligence tournée vers le cœur : « n’aie pas peur,
petit troupeau ! » (Luc 12, 32). Et Il nous console en nous montrant le Christ à la fois
présent avec nous dans le monde et venant vers nous dans ce monde et pour « le siècle qui
vient ».
La modernité s’envisage ainsi dans un registre qui est celui de la seigneurie du Trois fois
Saint sur et dans la temporalité, et donc l’actualité. Nous pouvons envisager l’Orthodoxie
ecclésiale elle-même comme la modernité par excellence, mystère et sacrement de la
Parousie, ouverte à la proue du monde vers le Royaume ; nous pouvons également parler de
la modernité comme actualisation de l’Orthodoxie par le saint Esprit à travers la
communauté des disciples ; mais le rapport de l’Orthodoxie à la modernité constitue
finalement la responsabilité eschatologique des baptisés devant le Père.
A. Quel problème la modernité nous pose-t-elle ? Et pourquoi fait-elle problème pour nous
si notre conscience ecclésiale porte et contemple dans la Foi cette réalité de la présence du
Verbe dans son monde ?
a) prenons le nom d’Orthodoxie pour signifier la juste glorification du Seigneur trois fois
Saint, un sens de la vérité qui s’enracine dans l’expérience ecclésiale. « Vraie foi », au sens
de la Foi confessée par la vie de l’Eglise de façon holistique dès la Pentecôte, elle est en
même temps un mode de vie communautaire – ecclésial – liturgique, censé glorifier
précisément au quotidien la sainte Trinité. L’expérience de l’Eglise catholique c’est-à-dire
« selon la totalité », plénitude de la pensée, de la prière et de la vie, demeure, enracinée
1
dans l’émerveillement des Myrhophores et des compagnons d’Emmaûs, et continuant à se
manifester, dans la trame chronologique du temps, dans chaque chapitre de l’Histoire, y
compris dans celui que notre génération écrit. Christos Yannaras parle, comme critère de
l’Orthodoxie, de « persistance de l’Eglise a identifier la vérité à la vie, et la vie à son seul
vecteur hypostatique : la personne » (FVE p.175).
c) Le concept théologique de « modernité », le mot pris dans son acception la plus forte,
correspond au mot grec συγχρονια qui a une vraie profondeur pour la conscience ecclésiale.
La modernité pour l’Orthodoxie sera la « synchronie », la synthèse de l’éternel et du
temporel ; elle est également « diachronique », c’est-à-dire en expansion dans tous les temps,
contemporaine de tous les âges, du 21ème siècle comme des Pères apostoliques. Le terme de
συγχρονια est antinomique. Les païens voient dans la synchronie la coexistence du divin et
du monde, parce qu’ils ne connaissent par la distinction absolue révélée dans l’acte
créateur. Mais la pensée biblique et ecclésiale, exprimée notamment par Méthode d’Olympe
(ουκ ην τι συγχρονον τω θεω) et saint Jean Chrysostome, dénonce cette confusion, affirmant
que rien ne peut être dit contemporain de Dieu, l’Eternel, le Souverain, Adonaï ! Dieu est
en phase avec lui-même, c’est sa vie éternelle de Père, de Fils et d’Esprit, inconnaissable
cohérence des hypostases dans l’unité de nature. Dans l’absolu, et hors-temps, Dieu n’est
coexistant qu’avec lui-même !
Toutefois, et c’est là l’essentiel de notre méditation, συγχρονοσ désigne celui qui est
contemporain (Clément d’Alexandrie, Str. 1, 21), celui qui « vit en même temps que »
d’autres (Eusèbe de Césarée, H.E. 4, 7.9). C’est encore celui ou celle qui passe du temps
avec un autre (Origène In Ps. 25, 4), celui qui se trouve εµπαθωσ selon l’expression de Marc
l’Ermite. Telle est la modernité : synchronie et empathie, sympathie et donc compassion,
avec ceux de tous les temps, du Paradis au Royaume, mais en particulier avec ceux du
temps où l’on vit. Moderne, celui qui habite avec nous, comme le dit saint Jean du Verbe
incarné (Jn. 1, 14) : qui « plante sa tente ». C’est une tente, signe du nomadisme de
2
l’Etranger, mais cette tente est plantée dans un sol précis, εν ηµιν, « parmi nous » : « le
Christ est parmi nous ! Il l’est et Il le sera, maintenant et toujours et dans les siècles des
siècles ! », c’est-à-dire contemporain de tous les registres du temps.
Précisément, notre Père parmi les saints Sophrone de Jérusalem, qui avec saint Maxime le
Confesseur, fut appelé à témoigner de la réalité de l’Incarnation et de la présence du Christ
vrai Dieu et vrai Homme dans l’Eglise et dans la création, parle de « synchronie » à propos
de l’Incarnation du Verbe, la glorieuse Union hypostatique. C’est une affirmation qu’i faut
poser en même temps que celle de saint jean Chrysostome : « Il a été dans le monde mais Il
ne l’a pas été en tant que coexistant (συγχρονοσ) au monde » (Hom. 8 sur Jean). La divinité
et l’humanité sont en lui totalement unies, mais sans confusion pour autant ! La
compréhension orthodoxe de la modernité est dans la conscience simultanée de la
coexistence réelle du Christ au monde par son humanité, et de sa transcendance non moins
réelle, par sa nature et sa personne divines : le Christ est et n’est pas synchrone avec son
monde, Il coexiste et ne coexiste pas avec son monde et avec nous. L’antinomie est souvent
le sceau de la juste glorification !
Par ailleurs saint Jean dit encore du Seigneur habitant parmi nous, en nous et parmi nous,
que nous contemplons sa gloire. La modernité selon la conscience ecclésiale est, non
seulement la contemporanéité de Dieu par l’Incarnation, mais encore la révélation de cette
glorieuse présence – Parousie - par le saint Esprit. Vivre l’esprit orthodoxe, c’est voir cette
présence divino humaine ici et maintenant, voir la divinité de Jésus dans la transparence de
son humanité sans confondre ces deux natures, sans jamais prendre la personne divine du
Christ pour une personne humaine ; voir dans l’individualité humaine qu’Il manifesta en son
temps l’icône de son hypostase divine, et, non seulement voir cela dans l’Esprit, mais en
témoigner dans le même Esprit et le manifester de façon naturelle.
Le modernisme passe comme une mode ; la modernité dure. Une méditation sur le rapport
de la vie chrétienne en plénitude et de la modernité est de toujours et pour toujours –
« pour les siècles des siècles ! ». Elle commence quand Adam se trouve à la porte du
Paradis ; elle s’accomplit dans la prière du Bon Larron : « souviens-toi de moi, Seigneur,
quand Tu viendras dans ton Royaume », et dans la réponse du Seigneur : « Aujourd’hui… ».
Quand la liturgie de l’Eglise annonce « Béni est le Royaume du Père et du Fils et du saint
Esprit ! » elle voit par l’Esprit la plénitude de la modernité : Dieu tout en tous ! Et elle voit,
rappelons-le, l’actualité du Second Avènement…
B. L’icône de la modernité est bien Jésus-Christ, Verbe devenu chair, Lui le Dieu Homme,
selon l’expression insistante du saint Père Justin Popovitch.
a) l’Union hypostatique de Dieu le Verbe « au milieu des temps », suivant le langage des
Pères, le rend totalement « synchrone » avec sa création, et en particulier avec la société
humaine. En son hypostase divine, et par l’Esprit du Père en la Vierge, tout l’humain est uni
sans confusion à tout le divin ; les natures échangent même leurs propriétés, saint Jean
Damascène en célèbre le mystère. La foi orthodoxe glorifie une union divino humaine totale
que transcende continuellement la Personne divine de Jésus, et qui ne sera jamais
dissociée. Tous les humains – croyants ou non ! – sont en lui par nature. Marie est justement
appelée Mère de Dieu parce qu’en elle, dès la conception (Annonciation), la divinité s’est
rendue totalement contemporaine de l’humanité – et plus même que contemporaine :
consanguine. Dieu n’est pas seulement incorporé : Il est devenu chair ; Il n’est pas
3
seulement entré dans le temps : Il s’est synchronisé avec la condition humaine et cosmique.
Et sa Résurrection de Nouvel Adam – l’Homme Nouveau - est l’accomplissement de tous les
temps, et, dans sa nouveauté absolue, le point de départ des temps nouveaux qui
s’inscrivent diachroniquement dans la trame de l’Histoire universelle. Il s’est inscrit dans les
conditionnements de son époque précise et de toutes les époques ; et Il a également
modifié l’Histoire, rendant progressivement inacceptable pour la conscience humaine
l’asservissement d’un être humain à un autre, par exemple, et provoquant, dès les jours de
son existence sociale, l’émergence de la personne humaine près du puits de Jacob,
s’interposant pour qu’une femme ne soit pas lapidée, et en tant d’autres lieux et moments
du pèlerinage évangélique, choisissant d’être torturé à la place d’un autre.
Le Seigneur Jésus ne s’est donc pas seulement inscrit librement dans le temps, Lui Dieu
qu’on ne peut circonscrire ; Il transfigure le temps, telle est sa modernité : l’Esprit donne
aux croyants la vision de sa transparence dans l’Histoire et dans l’actualité, et le charisme
d’être, dans la sanctification de leur vie, transparents à leur tour à la présence du Verbe
incarné – modernité des saints ! Ainsi l’esprit orthodoxe contemple le temps comme mystère,
sacrement de la synchronicité divino humaine du Seigneur de gloire fait Homme. Telle est à
nos yeux pneumatisés, et pour notre adoration, l’icône chantée le premier dimanche de
Carême, Dimanche de l’Orthodoxie, dimanche de la rénovation de l’Icône : « Devant ta très
pure Icône nous nous prosternons, Toi qui es Bon, demandant le pardon de nos péchés,
Christ Dieu ; librement Tu as voulu dans la chair monter sur la Croix, pour délivrer de
l’esclavage de l’Ennemi ceux que Tu as créés. C’est pourquoi nous te rendons grâce en nous
écriant : Tu as tout rempli de joie, ô notre Sauveur, t’étant rendu présent au monde pour le
sauver! ». L’Incarnation, l’Union hypostatique, consiste pour le Verbe à se rendre présent
(παραγιγνοµενοσ) au monde, à être à côté de lui, à l’accompagner et à l’assister – Dieu avec
nous, l’Emmanuel – à le libérer du pouvoir de Satan et à le faire participer à sa vie éternelle !
L’icône est l’emblème de la modernité de l’Orthodoxie parce qu’elle révèle apophatiquement
la présence totale de la Personne divine du Verbe dans le temps qu’Il transcende comme son
Seigneur.
c) Quand nous parlons d’Orthodoxie, nous entendons l’orthodoxie ecclésiale. L’Eglise est le
sacrement de la présence du Verbe dans son peuple, dans son monde, et dans toute
l’humanité et dans toute la création ; elle anticipe mystériquement et liturgiquement le
« tout en tous » du siècle qui vient, comme l’a souvent rappelé notre Père en Dieu le
protopresbytre Boris Bobrinskoy. Elle assure diachroniquement la continuité de
l’Incarnation divine à travers tous les temps, et synchroniquement pour chaque temps –
contemporaine de tous les temps, et particulièrement de ce temps-ci, le moment opportun
où nous parlons, en ce dimanche de l’Orthodoxie 2007. Ne sont-ils pas actuels, la chair à
laquelle nous communions et le sang que nous buvons ? N’est-ce pas « aujourd’hui » que
nous est donné le « pain substantiel » de la Parole faite chair ? N’employons pas le mot
liturgie au pluriel ; disons plutôt la divine liturgie, car elle est une et unique, dans Le Jour
indéfiniment et eucharistiquement distribué de la célébration. Ainsi nous voyons déjà par le
saint Esprit comment s’articule la synchronie divino humaine pour chaque époque :
modernité de la communion eucharistique ! Le Verbe incarné, tête de son Eglise où l’Esprit
par une épiclèse continuelle assure sa présence continue et durable (rappelé par Père Boris
dans une conférence du 6 février 2007), se donne en communion et appelle à la communion
à sa vérité et à sa vie les personnes de tous les temps. C’est eucharistiquement d’abord que
l’Eglise assume la contemporanéité. Modernité eucharistique de la Tradition comme
révélation toujours neuve grâce à l’Esprit de nouveauté, le Consolateur, le Souffle de la
révélation (Πνευµα τησ αληθειασ).
L’Eglise, qui est, en dyptique, à la fois, comme hiérarchie et comme Corps du Christ, l’icône
de l’Incarnation et, comme communauté, l’icône de la Trinité, vit au quotidien en tant que
Tradition - transmission vivante et synchronique avec chaque moment historique et dans le
Moment ultime du retour glorieux. Dans le ministère de l’Eglise, c’est le Christ Lui-même,
nous le savons, qui est le Pontife : « c’est Lui qui distribue et qui est distribué » ; c’est Lui
qui pardonne ; c’est Lui qui guérit ; c’est Lui qui illumine par le saint Esprit tout être
humain « venant dans le monde », ou bien« en venant dans le monde », suivant les deux
traductions possibles. L’identité orthodoxe, et sa modernité, se trouvent dans le partage
organique de la vie et de la vérité qui sont celles du Verbe incarné lui-même, qui ont été
données en communion aux saintes femmes et aux saints apôtres et qui sont proposées, « en
ce jour », comme un banquet pour tous les humains : « Avec crainte de Dieu, foi et amour,
approchez ! »
En tant que Maître de la Tradition, le Seigneur la gère Lui-même, même s’Il nous le confie,
ce talent à faire fructifier dans l’actualité du temps présent avant de le lui rendre dans le
Jour qui vient. Nous le savons, et l’Esprit nous le rappelle, Jésus Christ a accompli « les
Ecritures » et, quand Il dit à Judas « fais ce que tu as à faire », c’est pour cela : le
Donateur gère son don, et cela dans le don de Soi ; la Tradition, en sa substance, n’est
autre que l’offrande que le Seigneur fait de lui-même dans le temps absolu dont nous avons
parlé (et qui n’est pas l’éternité) et en chaque époque, en chaque divine opportunité du
temps chronologique (c’est le καιροσ, autre terme grec pour discerner le temps). En grand
liturge et grand Pontife de son propre mystère, notre Seigneur Jésus Christ a célébré la
Pâque, la sienne, celle de son Peuple et celle de toute l’humanité, et Il a « accompli » le
saint et grand Jeudi, le saint et grand vendredi, et sur la Croix encore, tout ce qu’Il a dit
par les prophètes. Et le don parfait et total de l’Esprit au Jour de Pentecôte est encore
l’accomplissement de l’Ecriture : c’est pourquoi l’Eglise est l’Ecriture continuée, tradition
continuelle et permanente du don initial, celui du Paradis, celui de l’Union hypostatique
jusqu’à la Résurrection, et celui de l’Esprit qui couronne tout le vouloir du Père. Nous
6
savons tout cela ; nous savons également que c’est du Verbe incarné que nous avons reçu le
don de dire « Père, notre Père, qui es aux cieux ! … donne-nous aujourd’hui notre pain
substantiel !». Notre conscience ecclésiale est celle du don de Dieu et de sa modernité
pour chaque temps.
c) l’esprit moderne comme non jugement. En tout cela, le Verbe incarné discerne et nous
apprend une modernité qui ne juge pas. « Je ne suis pas venu juger le monde ; Je suis venu
sauver le monde ! » La modernité de la Tradition « catholique » - « selon le tout »
« catholistique » - sauve : elle ne condamne pas. Le redoutable Tribunal de l’amour du
Christ est pour un siècle qui vient ; il n’est pas pour celui-ci. Même ceux dont Il dénonçait
vigoureusement les abus de pouvoir, Jésus est monté sur la Croix pour eux. Il est monté en
Croix pour ceux mêmes qui le crucifiaient, pour les hypocrites, pour les gens de pouvoir,
pour les tortionnaires et pas seulement pour les torturés. La modernité que nous montre,
dans sa juste glorification de la volonté du Père, le Seigneur Jésus, est une modernité pleine
d’amour, pleine de compassion, pleine de respect pour ceux qui croient comme pour ceux
qui ne croient pas. C’est un esprit de modernité qui s’émerveille devant la foi ou la pureté
de cœur des non Juifs, des Samaritains, des hétérodoxes eux-mêmes ! Ce qui est moderne
chez Jésus, c’est la miséricorde, la divine miséricorde des « entrailles paternelles » de Dieu,
sa douceur et son respect à l’égard de la veuve de Naïm, du Centurion, du Bon Larron et
de tant de personnes. Nous allons, en ce temps pascal, écouter à nouveau – c’est-à-dire « de
façon neuve », « anew », comme dit l’anglais – ces paroles. Nous allons, dans toute la
jouvence de la sainte Tradition dont nous sommes organiquement porteurs, vénérer le
Seigneur Jésus dans l’icône scripturaire de son saint Evangile. Nous vénérerons son absence
de jugement et sa modernité aimante…
7
Il ne nous suffit pas d’imiter l’attitude de Jésus Christ, comme celle d’un maître extérieur ;
mais l’Esprit saint nous invite, nous qui sommes membres du Christ Sauveur, à agir en lui et
par lui, à communier à lui, à son jeüne et à son sacrifice plein d’amour pour le monde, sceau
de la modernité.
II. La modernité comme actualisation de l’Orthodoxie par le saint Esprit : il nous revient, à
la demande de nos frères, de saluer, en cette grande fête de l’Orthodoxie, l’action du saint
Esprit qui continuellement nous manifeste la jeunesse du Christ et de son don à travers le
temps, à travers les temps et en chaque temps. Dans l’Aujourd’hui de Dieu nous
communions à la modernité de la Personne divine du Verbe incarné.
Toutefois, ce n’est pas seulement dans le témoignage écrit ou oral que l’on constate en
notre temps l’évaluation nouvelle de la personne humaine dans l’Eglise. Dans la vie de notre
Eglise, dans nos paroisses, dans nos monastères, rayonne la personne ! Notre théologie est
dans la Communauté, là est l’Orthodoxie, là est sa modernité. Nous rendons hommage au
dévouement, à la créativité, à l’engagement et au témoignage pneumatiquement courageux
de tant des membres du Laos orthodoxe : pensons aux fondateurs des mouvements de
jeunesse, notamment dans l’Eglise souveraine d’Antioche ; aux acteurs de la Fraternité
orthodoxe en France ; aux théologiens laïcs que nous venons de nommer et auxquels il faut
joindre Eilsabeth Behr-Sigel de bienheureuse mémoire, ou les grands laïcs (nous les appelons
ainsi parce que nous leur devons tant !) Christos Yannaras, Leonid Ouspensky, et tant
d’autres, tout de même ! Nous pensons plus concrètement encore à la participation,
souvent si humble, si anonyme et pourtant si personnelle, des laïcs à la vie paroissiale, dans
les conseils paroissiaux ou épiscopaux, à leur sacrifice au service de l’icône, à leur mission
auprès des malades, dans les prisons, dans les grandes associations qui ont fleuri sous
l’impulsion d’Orthodoxes ou avec leur participation active – et ceci dans tous les pays d’une
Orthodoxie devenue mondiale. Le Seigneur qui voit tout se souvient Lui-même de
l’offrande de tous ces cœurs aimants, tous ceux que nous n’avons pas le temps ou la force
de nommer ici, les vivants et les défunts. Le temps nous manque pour rendre hommage à
tous, à tous ceux notamment qui furent, pour les Orthodoxes nouveau venus à l’Eglise, en
8
Europe occidentale et d’ailleurs sur tous les continents, ainsi que pour les migrants en
découverte d’Orthodoxie, des maîtres, des guides et des exemples.
L’émergence de la personne créée, en son mystère insondable, en son image divine, est la
clef de la synchronie dont nous appelons la modernité. C’est la personne qui synchronise,
dans le saint Esprit, qui actualise le patrimoine donné par le Christ en Tradition dans son
Eglise. Elle est, selon Christos Yannaras, « le vecteur hypostatique de la vérité et de la vie ».
C’est par elle, par les questions que, en synchronie avec ce temps, elle pose (questions sur la
famille, sur le travail, sur la science et ses recherches, sur la technique, sur la sexualité, sur
l’éducation, la bioéthique, etc.), que l’Orthodoxie est vécue comme modernité, pour la
personne elle-même et pour ceux de ce temps avec lesquels elle est en dialogue. La
personne et son témoignage, force moderne de l’Orthodoxie – parce que la personne est
une identité communautaire, une identité ecclésiale, un « être eclésial », selon l’expression
du métropolite Jean – homme et femme d’Eglise – une identité trinitaire par création et par
baptême.
Tous ceux, en ce jour où l’Eglise fait mémoire de tous les témoins de la vraie foi, que nous
n’aurons pas le temps de nommer seront-ils pour autant oubliés ? Ils ne seront en tout cas
pas amers, parce qu’ils furent et sont en notre temps ces serviteurs désintéressés et aimés
du Maître par qui fructifie le talent confié, celui de la sainte Orthodoxie. Immense est la
littérature orthodoxe contemporaine, et dans toutes les langues, croyons-nous, qui sont
parlées sur cette terre. L’admirable, dans toute cette créativité de l’Orthodoxie moderne,
est l’unité interne, la cohérence, le sens de la communion, l’équilibre. Gigantesque
phénomène culturel aussi, et dont on parle trop peu, cette littérature orthodoxe de notre
époque admirable pour la Foi. Désignons à l’attention de tous les écrits magnifiques de
théologie mystique donnés à notre temps par l’archimandrite Sophrony : dans sa modernité,
il reformule, à travers l’expérience personnelle justement du moine hagiorite qu’il est, en fils
spirituel d’un grand saint canonisé en notre temps, Silouane l’Hagiorite, la confession de foi
orthodoxe fondamentale, la glorification du Père et du Fils et du saint Esprit. Rien
d’académique chez lui : rigueur vécue là encore de la rencontre avec le Christ vivant. La
théologie est iconologie !
La nouveauté de l’Orthodoxie en notre temps est une responsabilité envers la divine beauté
de la vérité révélée, la divino humaine beauté de Jésus Christ le Verbe incarné, la divine
beauté de la personne créée, l’hypostase humaine réactivée par la grâce baptismale. C’est
une responsabilité « philocalique », guidée par l’amour de la beauté divine et par la beauté
de l’amour divin pour chaque hypostase créée, ainsi que pour toutes les créatures visibles et
invisibles.
B. Dans le même sens, la modernité ecclésiale se manifeste comme bonté, nommée en grec
par le même mot que la beauté. C’est dans la confrontation au quotidien, que le Christ
invisiblement présent se manifeste par l’Esprit saint dans le témoignage de ses membres
baptisés. Sa présence n’est pas seulement visible, nous l’avons dit, par son « Icône très
pure », par l’image de sa sainte et vivifiante Croix et par l’icône scripturaire de son saint
11
Evangile, proposés à la vénération des Orthodoxes par le Septième concile œcuménique ;
elle est visible également, et tout autant, par l’assemblée ecclésiale, une dans la prière et
dans le témoignage de Foi. L’Eglise est ce milieu divino humain où rayonne la belle bonté du
Trois-fois-saint.
Le Verbe incarné annonce la modernité d’un Royaume qui n’est pas de ce monde ; et Il
dénonce, quelque fois avec prophétique et divine violence (pensons au chaptitre 23 de
Saint-Matthieu ), tout ce qui retarde l’accomplissement de cette royauté. « Que ton Règne
arrive ! », nous a-t-Il appris à crier vers le Père. Mais il ne suffit pas de le dire, de le crier et
de le chanter : le Christ Dieu le fait ; c’est Lui qui réalise cette prière par tout sa vie et
toute sa présence inusable dans et à travers l’Histoire. Tout en glorifiant la transcendance
eschatologique du Royaume de Dieu, nous savons bien par l’Esprit saint que le monde dans
lequel nous sommes en est déjà le sacrement – « sacrement du futur » - dans la
transparence, la translucidité, du monde crucifié par le péché : les saints annoncent la
lumière du siècle qui vient, et ils la perçoivent dans le siècle qui est. Ils l’annoncent
notamment dans la compassion active, le « sacrement du frère » dont parlent les saints
Pères et que rappelait dans un récent congrès de la Fraternité le métropolite Daniel de
Moldavie. La présence sociale, présence dans le monde de l’homme ou de la femme d’Eglise,
ramification de la Vigne sainte dont se nomme le Verbe, est une modernité sainte,
rayonnement de la sainteté de l’humanité déifiée du Verbe.
Nous connaissons également l’importance des services pour les défunts : nombreux en
temps de Carême, ils attestent que la mort est désormais incluse dans la vie, vivifiée par la
Pâque, la Pâque du Seigneur. Plus qu’un sens, le Verbe en s’incarnant est venu donner un
contenu à la souffrance et à la mort : elles sont désormais habitées par lui et hypostasiées
en lui. Célébrée le samedi, la prière pour les défunts est celle du Christ au Tombeau, du
Verbe divin descendu dans son humanité aux enfers, pour la Résurrection de tous !
Il nous semble que la compassion a également son ministère propre, au sein du ministère
général des baptisés : celui du prêtre – ministre et agent de la miséricorde et de la
compassion divines. La redécouverte en notre temps du sacrement du repentir – confession
et absolution des péchés – dans tout son dynamisme pascal, atteste de la présence réelle du
Christ dans son Eglise et dans son monde. « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et
chargés et Je vous soulagerai ! » Par le ministère de son Eglise, et en particulier des évêques
et des prêtres, le Christ veut soulager les hommes et les femmes de notre temps. Ce
ministère est contemporain, il rencontre l’homme et la femme de tous les jours, les
souffrants de notre temps, ceux qu’écrase la culpabilité et qui ne peuvent trouver qu’en
Dieu la remise de leur lourde dette. Aujourd’hui Dieu pardonne ! Aujourd’hui Dieu
console ! Aujourd’hui Dieu sauveur Tu sauves ceux qui se tournent vers toi !
L’esprit moderne de l’Orthodoxie, nous le sentons bien, consiste à communier à ce que fait
le Christ dont nous sommes les membres : Il porte le monde, Il le sauve, Il porte, comme l’a
dit le Précurseur, le péché du monde. Quand nous introduisons, avec la bénédiction de nos
évêques, dans la prière de l’Eglise une prière pour telle ou telle circonstance que vit le
monde « vu à la télévision », nous faisons ce que fait le Christ. Quand nous apportons pour
la prière ecclésiale les noms des vivants et des défunts nous participons à son intercession
sacerdotale. C’est cela être chrétien : faire, dans l’Esprit du Père, ce que fait, ce qu’est en
train de faire, le Christ, venu dans le monde par le saint Esprit, sauver le monde. L’esprit
orthodoxe se préoccupe, non de faire triompher une doctrine, des idées ou des valeurs,
mais d’annoncer le salut de ses frères humains, à commencer par soi, le premier petit frère !
Intercédons, sous la tête du Christ seul Intercesseur, aux côtés de la Mère de Dieu et de
tous les saints qui, intégrés dans la même humanité sainte priante qui est celle du Christ, à
la fois le prient dans l’Esprit et prient, avec lui, dans le même Esprit, notre Père qui est aux
cieux ! Comme la compassion, l’intercession relève du mystère de l’Eglise qui comporte la
Mère de Dieu et tous ceux qui ont été agréables à Dieu depuis le commencement des
temps et jusqu’à ce temps. Les saints de ce temps, nous ne pourrons les nommer tous, de
saint Nicolas de Jitcha, Jean de San Francisco, à Alexis d’Ugine, en incluant ceux qui ne
sont pas encore connus, comme Païssie de la Sainte Montagne ou Porphyros de Kaliouga,
attestent et rayonnent la modernité de l’Orthodoxie, par leur présence, par leur prière et
par leur témoignage.
Les martyrs de chaque époque, plus nombreux paraît-il à la nôtre qu’à aucune autre, sont
les plus modernes des chrétiens. Ils attestent, comme saint Théodore martyre pour le jeüne,
dans toute sa liberté et sa subversion, la nouveauté du mode de vie chrétien, civilisation
divino humaine.
Etre témoin, dans toute la modernité de l’Orthodoxie ecclésiale, c’est donc également
s’émerveiller de tout ce que font les autres de bon et de beau, parce que tout bien, tout
don parfait, toute action belle et bonne, a sa source dans le Père céleste, Lui la Source de
tout bien, comme le dit saint Jacques de Jérusalem. Même devant le Golgotha de ce monde
et de l’Histoire où le Christ est « à l’agonie jusqu’à la fin des temps », le croyant orthodoxe,
glorifie l’incompréhensible volonté du Père ; il le glorifie dans les larmes bien souvent : dans
la translucidité de ses larmes, il glorifie l’incompréhensible sagesse et l’indicible miséricorde
de Dieu ! Il le glorifie dans le miracle ; mais il le glorifie également dans la souffrance des
enfants innocents et dans l’agonie, car il sait par la Foi que, même en enfer, le Christ en son
humanité s’est rendu présent, actuel, synchrone de la condition humaine déchue.
Les conséquences du jeüne sont immenses jusque dans l’inconscient d’une société fasciné
par l’univers des objets. Ce sont des conséquences non seulement dans la gestion des biens
matériels, mais dans l’évangélisation et la sanctification de la sexualité et, sur un autre plan
encore, dans l’engagement écologique. De grands évêques et moines de nos jours nous
appellent à « sauver la création », le patriarche Ignace IV (Sauver la création est le titre de
son beau livre) et le patriarche Bartholomée qui a pris l’initiative d’une démarche
proprement spirituelle, une journée de prière début septembre, chaque année. Comme le dit
un grand anthropologue de nos jours, le professeur Jean Malaurie, l’écologie sans
fondements spirituels n’a pas d’avenir. Le jeüne associée à une prière de foi fonde un
écologisme biblique qui dépasse un abord doctrinal pour engager la personne en son âme
profonde et en son corps profond – ce corps intérieur du corps qu’est le cœur : le jeüne uni
à la prière est action divino humaine, il est action communautaire et ecclésiale.
15
Il en est de même pour ce mot à réinventer, l’aumône, un des piliers de la vie du disciple :
démarche spirituelle, prolongement de l’action divino humaine du Christ, le grand Pauvre
qui se donne parce qu’Il n’a que lui-même, et qui, en se donnant, donne la vie divine et
éternelle. Dans le jeüne, restauration de la vie paradisiaque, obéissance au premier
commandement que donna le Seigneur, il y a la restauration des relations désintéressées
avec les créatures : il les libère d’un statut d’objet ; et la chasteté libère l’être humain en
saluant la personne qui transcende la nature et ses pulsions. L’aumône ouvre à un
« commerce équitable », à une gestion eucharistique des dons de Dieu que rappelait Père
Stàniloae, et plus profondément à l’expérience de la divine pauvreté, car Dieu ne possède
pas plus qu’Il ne convoite ; Dieu est un amour sans besoin. De grands hommes évangéliques,
dont l’abbé Pierre auquel l’Orthodoxie a rendu hommage par la voix de l’Assemblée des
Evêques Orthodoxes de France et du métropolite Emmanuel, ont en notre temps manifesté,
souvent sans paroles, la divine fraternité. Nous pensons au développement enfin possible
depuis 1989 de l’action caritative en Roumanie, notamment dans la Métropole de Moldavie.
Notre ascèse orthodoxe moderne est également la veille, enseignée et communiquée par le
Verbe incarné – Lui seul veille tandis que nous dormons à Gethsémani -, et actualisée par
l’Esprit dans la vie des saints. A notre époque, la veille prend la forme nouvelle d’une
désintoxication à l’égard des médias, d’une purification de l’imaginaire et de la pacification
du mental. Un des apports fondamentaux des offices de l’Eglise orthodoxe, notamment
pendant le grand Carême, est précisément l’art de veiller aux côtés du Christ et en lui :
« Veillez, dit-Il, et priez pour ne pas être vaincus par l’épreuve ! ». Dans sa modernité
l’Orthodoxie propose à l’être humain de ce temps la guérison de soi, dans sa relation au
Père, au prochain et à notre « sœur » la création, et plus particulièrement d’être purifié du
harcèlement médiatique qui le ravage. Ascèse veut dire exercice : il s’agit pour nous et pour
nos jeunes (le mouvement des jeunes de la Métropole roumaine porte précisément le nom de
NEPSIS, la Sobriété), de nous exercer à la liberté que nous communique le Christ par
l’Esprit : « j’ai toute liberté, dit l’apôtre Paul, mais tout n’édifie pas ! » Notre époque est en
ce sens celle de l’apprentissage urgent du discernement, pour user royalement de la liberté,
de la permissivité même, qui sont données. Ce n’est pas sans ascèse que l’on témoigne, et
que l’on gagne le courage de ne pas rester muet devant le péché, le sien et celui qui fait
souffrir autrui et la création.
Le chrétien orthodoxe de notre temps est dans la modernité du Christ, celle de tous les
temps. Au matin « le Seigneur le fait lever de sa couche et met sur ses lèvres une parole de
louange, pour adorer et invoquer son saint Nom » (1ère prière de matines). La veilleuse qui
16
veille – pardon pour le pléonasme ! – devant l’Icône est ranimée. Commence par la prière une
journée que nous demandons « sainte, parfaite, paisible et sans péché » ! La modernité
commence avec force ! Après la toilette, un premier repas peut-être, cette journée est
peut-être un jour de jeüne, mercredi ou vendredi, ou un temps de Carême ; elle est peut-
être un jour de fête, mais c’est un jour concret, intégré dans le temps sanctifié qui est celui
de Dieu, car la modernité c’est la sanctification du temps. « Ce jour est celui du Seigneur »,
et le Seigneur nous le confie pour y faire sa volonté. Certains conseillent ici la belle Prière
de l’aurore de Père Sophrony. L’Orthodoxe quitte la maison (il n’aura pas oublié de saluer sa
parenté avec amour, de bénir ses enfants et son conjoint, et de leur demander leur
bénédiction, il aura fait du bien aux animaux de la maison). Dans la rue, dans les transports,
en voiture, au travail (bureau, usine, caisse du grand marché), il garde dans son cœur une
prière, sinon incessante, du moins fréquente, pour lui-même, pour sa famille, « pour ceux
qui l’aiment et pour ceux qui le haïssent », pour les voyageurs qui sont dans le même
compartiment de métro (Seigneur, sauve tes serviteurs ici présents, et leur famille !), pour
les personnes qui sont impliquées par l’actualité que lui révèle le journal, ou la radio de sa
voiture. Un collègue de travail a-t-il une épreuve ? Le chrétien priera pour lui et donnera
son nom et le nom des personnes impliquées à l’église, à son prêtre ; ce chrétien est-il
persécuté par son chef de service ? Il le bénira, non seulement comme le fait le Christ, mais
parce que le Christ est en train de le faire : Gloire à toi pour ton serviteur Untel, Seigneur,
gloire à toi ! Au déjeuner, il rendra grâce au Seigneur du moins par le signe de la Croix, et il
prendra cette nourriture, avec le courage de témoigner éventuellement par le jeüne ou
l’abstinence de la modernité de l’Eglise (car il atteste qu’il est chrétien), dans un esprit de
paix et de fraternité avec tous les êtres humains, avec les membres de la communauté de
travail à laquelle il appartient…
C’est un exemple minuscule, mais le Verbe s’est incarné dans le minuscule. Cette journée,
qui connaîtra peut-être également des péchés à cause de notre faiblesse, sera présentée le
soir au Seigneur : en rendant grâce pour tout, en demandant pardon pour tout, seul ou en
famille, avec les enfants, nous rendons compte à Dieu de la mission et de la journée qu’Il
nous a confiée, responsables devant lui. Peut-être, le Seigneur nous aura-t-Il également
fourni l’opportunité de parler de lui, de le faire aimer, de témoigner de son amour par des
paroles et par des actes – quelque chose que nous aurons fait pour un collègue, pour un
pauvre rencontré dans la rue, et que nous aurons fait par amour. Père Stàniloae donnait
l’exemple de ce poète qui n’ayant pas d’argent à offrir à un mendiant, s’était assis à côté de
lui et avait mis sa main dans la sienne pour la réchauffer. Un peu d’amour, un peu de
douceur dans ce monde, c’est la transfiguration à son germe ! Peut-être notre chrétien
orthodoxe aura-t-il eu également de bonnes idées, pour le travail, pour la société, pour le
monde, pour telle ou telle technique, pourquoi pas ? Il en rendra grâce à l’Esprit qui illumine
l’intelligence par la sagesse divine et le discernement ! Il se souviendra également de son
évêque, de son prêtre et de « toute sa fraternité dans le Christ », parce que ce chrétien,
peut-être tout seul dans le monde, étranger dans un monde qui est tout de même le monde
de Dieu, est depuis le baptême un homme ou une femme d’Eglise - la main, la bouche,
l’oreille du Christ lui-même qui aime tous les humains.
A ce projet est lié celui de l’Eglise locale, grande question de la modernité orthodoxe. Que
les communautés nouvelles doivent obligatoirement relever du siège de Constantinople en
vertu du canon de tel concile oecuménique peut encore être discuté, parce que dans tel ou
tel pays, pensons à la France, existe un christianisme ancien qui a relevé historiquement du
patriarcat de Rome. La réflexion sur l’Eglise locale, indépendamment de la question
incontournable de la catholicité de la Tradition et de celle de la territorialité, relève d’une
réflexion au sujet de la canonicité de l’Eglise romaine et de son primat. La discussion sur la
primauté sera sürement menée ensemble, entre Orthodoxes bien sür, mais encore, en quête
d’unité de Foi, avec tous les chrétiens, ce qui est un travail enthousiasmant.
La question de la primauté se rencontre à tous les nouveaux de la vie ecclésiale, qui est une
vie hiérarchisée. Loin d’être une démocratie ou une monarchie, l’Eglise n’a pas de modèle
dans le monde : sa modernité est dans sa divino humanité ; elle est une hiérarchie présidée
par le Verbe incarné, un « ordre sacré » institué parmi des personnes qui sont d’égal
honneur, ordre équilibré par la collégialité à tous les niveaux, sur le mode trinitaire. Pour
cette raison, la question de la primauté, qui est liée à la glorification trinitaire, se
rencontre à tous les plans : épiscopal, presbytéral, diaconal et laïc, notamment dans la
famille. Que veut dire, par exemple, l’expression « l’homme est le chef de la femme » ? Quelle
est la hiérarchie du couple ? Quelle est la « primauté parmi les égaux » dans la famille, dans
la paroisse, dans le monastère ? Il sera passionnant d’étudier, sous l’inspiration du saint
Esprit, ces questions encore en suspens dans notre modernité et dont dépend l’unité et la
force de l’Orthodoxie – unité pan orthodoxe, épiscopale, ministérielle et familiale.
L’hésitation ecclésiologique affaiblirait la manifestation de l’Incarnation en affaiblissant
notre unité ecclésiale. Le monde de ce temps a besoin de l’unité orthodoxe au service de
l’unité chrétienne et de l’unité humaine finalement.
L’Eglise lieu de victoire, demeure lieu du combat pascal. Le Royaume appartient aux
violents, à ceux qui se font violence à eux-mêmes et qui aspirent avec violence au salut. Le
repentir est un violent retour vers la vie et la béatitude proposées par le Créateur à sa
créature. Et le repentir est prophétique parce qu’il fait des projets.
20
B. La modernité comme projet eschatologique
Notre conception de l’unité est celle de la communion trinitaire, c’est pourquoi la tension
vers la communion parfaite est une tension pleine d’espoir, pleine de douleur et de sainte
impatience. Comme il a été dit, nous pouvons interpréter nos conversations quotidiennes
entre Orthodoxes et nos rencontres non moins fréquentes avec les chrétiens des
différentes familles (plus de 30 000 dénominations actuellement sur terre, dit-on !), comme
un vaste et quotidien processus conciliaire. C’est la « lutte pour la communion » dont
parlait Père Stàniloae. « Nous sommes appelés à travailler avec Dieu à l’instauration de la
communion entre les hommes. Dans chaque célébration de la divine liturgie, nous anticipons
le Royaume des cieux. Nous entrons dans une communion et une joie partagée : c’est
l’avant-goüt du Royaume. Mais cela ne suffit pas. Nous pouvons aussi prolonger cette
communion dans le quotidien. Cela implique que nous ayons conscience de la dette d’amour
qui est la nôtre » (Ose comprendre que Je t’aime, p.215).
Nous dirons également que l’œcuménisme suivant l’esprit orthodoxe consiste à rendre grâce
à Dieu pour tout ce que « les autres chrétiens », comme on dit, font de beau et de vrai !
Nous pouvons faire preuve de discernement, mais cela n’empêche en aucun cas que nous
nous réjouissions pour eux, car c’est ainsi qu’on s’approche du Père. L’Esprit saint est Celui
qui se réjouit pour les autres personnes.
22
livre sur l’Orthodoxie et la modernité : La Résurrection et l’homme d’aujourd’hui. Elle
concerne :
c) « situer les charismes dans l’Eglise ». Le Patriarche rappelle qu’il n’y a de structure dans
l’Eglise que sacramentelle, « c’est-à-dire ce que l’Esprit saint constitue comme signe et
énergie permanent de l’avènement du Seigneur ». L’organisation qui est peut-être
nécessaire, est cependant secondaire – à ce sujet on peut rappeler le caractère non pas
juridique mais au contraire pneumatologique des commandements divins et des saints
canons. Nous pouvons, en vue du Jugement qui vient, nous libérer de l’interprétation
juridique de la civilisation chrétienne.
d) la mission de l’Eglise, dans la relation avec le monde, n’est pas d’apporter des techniques,
des structures originales. Sa mission est d’être « la conscience vivante et prophétique du
drame de ce temps-ci ». C’est pourquoi, le Patriarche continue en disant que c’est « dans le
sens eschatologique intégral que nous avons à situer nos recherches sur les problèmes
éthiques et les renouveaux liturgiques … La culture, dans la lumière de la Parousie, est
l’iconographie véritable, œuvre de l’Esprit saint qui façonne le Christ, Univers nouveau, à
partir de la première création… Ce qui disparaîtra, ce n’est pas le monde, cette merveille de
la Parole créatrice, mais la mort. Ce ne sera pas l’anéantissement du labeur humain, mais sa
transfiguration définitive ».
Il est clair, pour nous personnellement, que la vie selon la foi orthodoxe aux côtés ou en
face de nos contemporains est aussi paradoxale que le fut la vie des tout premiers
chrétiens dans le monde de l’Antiquité : pour eux aussi retentissait l’appel à être dans le
monde sans être du monde ; pour eux aussi était sensible la vocation à tout réinterpréter ;
et, eux aussi, savaient qu’ils étaient confrontés un jour ou l’autre au martyre. Nous,
Orthodoxes du 21ème siècle, vivant en Europe de l’Est et de l’Ouest, vivant en Afrique, en
Asie, en Amérique ou en Australie, nous ne savons pas à quelles épreuves immenses et
nouvelles l’humanité à laquelle nous appartenons sera confrontée demain ou après-demain.
Mais nous savons que notre mission est de témoigner selon la vraie Foi du Christ Dieu
« jusqu’à ce qu’Il vienne » ; nous savons qu’il nous appartient de transmettre ce qu’Il nous a
23
transmis et de le lui remettre, non comme un talent peureusement caché, mais comme ce
beau talent qui a rendu au centuple. Il nous sera demandé ce que nous avons fait de la
Tradition qui nous était confiée, et nous espérons être appelés par lui ses « bien aimés » !
Bibliographie :
Olivier Clément : Orient-Occident / Deux passeurs : Vladimir Lossky et Paul Evdokimov,
Labor et Fides – Perspective orthodoxe, Genève, 1985, pp. 197-210 (projets d’avenir
immédiat)
Christos Yannaras : La Foi vivante de l’Eglise / Introduction à la théologie orthodoxe, Le
Cerf, « Théologies », Paris, 1989, pp. 171-183 (l’Orthodoxie confrontée à la civilisation
occidentale)
Paul Evdokimov : L’Orthodoxie, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1965, pp. 303-346
(l’Eglise et le monde, l’eschatologie)
Stanley S. Harakas : Contemporary moral issues / facing the Orthodox Christian,
Minneapolis, Minnesota, 1982 (
Collectif : Living Orthodoxy in the modern world, SPCK, London, 1996
Ignace IV, Patriarche d’Antioche : La Résurrection et l’homme d’aujourd’hui,Théophanie,
Desclée de Brouwer, 1981.
24