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La fabrique du patrimoine en Tunisie : Des accommodements coloniaux à l’inflation actuelle Esmahen Ben Moussa Pour citer cet article : Esmahen Ben Moussa , « La fabrique du patrimoine en Tunisie , des accommodements coloniaux à l’inflation actuelle, in, Patrimoine Matériel et Immatériel, formes et perspectives de développement, Noomen Gmach, Sana Jamali , Imen Ben Youssef (sous la direction de), actes de colloque de l’UIK, éditions universitaires de l’UIK, Tunis, pp. 86-119, 2016. "L’humanité a pour vieille compagne l’angoisse de sa destruction. On trouve toujours un présage à interpréter ou un prophète pour annoncer que l’heure est proche. La menace change, mais le châtiment reste le même. Les hommes ont déçu leur Créateur ou trahi la Nature. Ils doivent affronter la fin du monde, ou du moins, la fin d’un monde. Les villes sont condamnées à la destruction : l’antique Babylone n’est-elle pas le réceptacle impur de tous les maux terrestres ? " Alain Musset, Le syndrome de Babylone, Géofictions de l'apocalypse, Armand Colin, Paris, 2012. 1 Introduction générale : Dans le droit fil de la perspective inter-scientifique au sein de laquelle le présent colloque inscrit la réflexion autour des problématiques liées au patrimoine matériel et immatériel en Tunisie, nous souhaitons faire contribuer l’histoire de l’art à questionner le droit à la patrimonialisation d’un champ colossal de l’architecture tunisienne produite en situation coloniale entre les XIXe et XXe siècles. Le défi patrimonial nous interpelle dans la mesure où il nous conduit à penser le lien entre l’écriture de l’histoire de l’architecture et la pratique de la sauvegarde en Tunisie. A ce propos, les écrits nord-américains, s’étant penché sur la question, nous apportent des éclairages précieux. Réjean Legault1, professeur à l’École de design de l’Université du Québec à Montréal où il enseigne dans un programme d’études spécialisées en architecture moderne et patrimoine explore cette question en se référant à Daniel Blustone2 et Richard Longstreth3 qui insistent sur le lien « organique » entre histoire et sauvegarde. Respectivement, le premier défend l’apport de la pratique de sauvegarde à l’histoire de l’architecture en déplaçant le regard de l’historien de l’art de l’étude exhaustive de la signification originelle de l’édifice vers l’inclusion de l’évolution de ses usages et significations à travers les temps longs à sa trame d’analyse. Le second écrivain défend la place centrale de la pratique historique dans le soutien de la professionnalisation du domaine de la sauvegarde en rehaussant le niveau de la recherche patrimoniale. En effet, le patrimoine longtemps placé du côté de l’interventionnisme est de plus en plus « historicisé ». Cette mise en histoire de ses méthodes, de ses institutions, de ses processus et ses perspectives sociologiques et culturelles, permet une distanciation objective par rapport aux choix effectués et aux critères de sélection élaborés. La question qui se pose à nous historiens de l’art et autres intellectuels est la suivante : dans ce contexte actuel d’inflation patrimoniale qui tend à démultiplier « les lieux de mémoire », la sauvegarde d’objets du passé proche doit-elle bénéficier d’approches historiques 1 Réjean Legault, « L’architecture des années 60 : quand l’histoire est dépassée par le patrimoine », in Repenser les limites : l'architecture à travers l'espace, le temps et les disciplines, Paris, INHA (« Actes de colloques »), 2005. 2 Daniel Bluestone, « Academics in Tennis Shoes », JSAH, décembre 1999, p. 300-307. ; Cité par Réjean Legault, op.cit. 3 Richard Longstreth, « Architectural History and the Practice of Historic Preservation in the United States », JSAH, décembre 1999, p. 326-333 ; « The Significance of the Recent Past », APT Bulletin, vol. 23, n° 2, 1991, p. 12-24. ; Cité par Réjean Legault, op.cit. 2 particulières ? Quelle posture méthodologique ambitionner pour s’engager sur ce chemin ? Et dans quelle mesure le tandem contemporanéité et patrimonialisation sont-ils convertibles ? Pour mieux aborder ces problématiques, nous voudrons examiner cette imbrication de la pratique historique et de la pratique patrimoniale à travers un corpus large de l’architecture moderne en Tunisie, un corpus produit à échelle de la parcelle et appelé « architecture ordinaire ». Le terme renvoie au sens faible à des formes architecturales qui ne sont ni monumentales, ni exceptionnelles. Des formes fabriquées en grand nombre, régies par la règlementation, régulières, banales et répétitives. En somme, c’est à ce corpus qui forme le quotidien architectural de la ville que nous nous intéressons. Ce « parent pauvre » de l’architecture contemporaine, pris en tenaille entre plusieurs tensions, « mal documenté, peu étudié, insuffisamment contextualisé localement [et] pauvrement connecté internationalement »4. L’analyse souhaite, en partant de ce corpus, déloger la compréhension que nous avons du patrimoine en l’appréhendant, non comme une donnée statique ou quelque chose allant de soi mais comme une fabrique dynamique5 qui se réactive suivant un dispositif complexe et fluctuant que nous voudrons détailler. Tel que nous l’envisageons donc, le patrimonial se défait de sa compréhension comme un conservatoire de formes ancestrales pour se présenter comme un champ de possibles ouvert et extensif, un gisement de potentialités de densité et diversité spatiales à réactualiser selon l’interaction des paramètres qui conjuguent sa faisabilité, en premier lieu « la nature et la configuration de la situation présente. »6 I- La fabrique patrimoniale : les entrelacs d’un dispositif appliqué à l’architecture coloniale 1- En amont et en aval : De la place des sciences historiques dans la pratique patrimoniale contemporaine : D’abord, présentons la toile de fond à partir de laquelle le déploiement de notre propos prend forme. 4 Mercedes Volait, Clara Álvarez Dopico (direction scientifique), Argumentaire du séminaire "Architecture et arts décoratifs au Maghreb et au Moyen-Orient, circulations et interactions (XIX-XX siècles) », Séminaire hebdomadaire – janvier avril 2016, Paris, INHA-InVisu. 5 Ici le terme fabrique patrimoniale est pris au double sens de construction patrimoniale et d’industrie patrimoniale. 6 Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Amrand Colin / Nathan, Paris, 2001, p. 87. 3 De même que le regain de la Médina de Tunis par l’exode rural a engendré dans les années 1950 sa “paupérisation”, sa “gourbification” et son “oukalisation”7, la récupération de l’architecture coloniale par la population tunisienne après l’indépendance du pays a également accéléré son délabrement et son vieillissement à cause du manque d’entretien et des modifications hâtives et anarchiques des rez-de-chaussée. La morphologie et la structure des édifices sont alors fragilisées et le paysage urbain dans son ensemble enlaidi. De facto, un débat controversé et une prise de conscience de la nécessité de sauver cet héritage de la ruine se sont installés, bien que cantonnés à une poignée d’acteurs initiés, les universitaires et les acteurs associatifs et institutionnels essentiellement. Figure 1 : Quelques exemples d’immeubles de Tunis et de la Marsa en état de détérioration avancée. 7 Voir Jellal Abdelkafi, La Médina de Tunis, l’espace historique, Paris, Presses du CNRS, 1989. 4 Dans la foulée, L’Association de Sauvegarde de la Médina fondée en 1967 et initialement créée pour la protection et la mise en valeur de la médina de Tunis, a vu ses opérations s’étendre au fil des années à l’ensemble du tissu urbain et architectural hérité du Protectorat Français, devançant et concurrençant ainsi les actions de l’Institut National du Patrimoine, resté en marge des questions patrimoniales relatives à l’époque contemporaine. Du point de vue éditorial, et compte tenu du caractère intermédiaire voire nomade du champ patrimonial, une multitude de publications issues de différentes disciplines a sillonné la scène intellectuelle. L’histoire, l’histoire de l’art, l’architecture, l’urbanisme, la sociologie, l’anthropologie et le design se sont penchés sur le sujet mobilisant des partenariats scientifiques entre les deux rives de la méditerranée. L’expression « Patrimoines partagés »8 est alors lancée et largement ovationnée. Dans cet esprit, le programme Euro-Med Heritage, financé par la commission européenne pour l’inventaire et la sauvegarde du patrimoine tangible et non tangible des deux rives de la méditerranée a particulièrement contribué à la relance des recherches patrimoniales. La phase II du projet intitulée « Patrimoines partagés : Savoirs et savoir-faire appliqués au patrimoine architectural et urbain des XIXe et XXe siècles en Méditerranée » et coordonnée par Mercedes Volait, regroupe une quinzaine de partenaires dont la Tunisie. Ce projet a permis la mise en place de bases de données bibliographiques et archivistiques, le raffinement des regards scientifiques portés sur l’architecture et l’urbanisme, les arts décoratifs, l’artisanat et les traditions populaires tout en diversifiant les approches adoptées et les données collectées. Les publications qui en ont résulté mettent l’accent sur la nécessité de dépassionner les débats sur l’héritage architectural colonial fréquemment confondu avec le caractère hégémonique des découpages politiques. Son replacement dans des temporalités plus longues a décrispé son intelligibilité. L’étude des processus de transformation urbaine qui ont accompagné la révolution industrielle au Nord montre qu’ils ont coïncidé au Sud de la Méditerranée avec des politiques nationales d’occidentalisation liées au mouvement des réformes ottomanes dit Tanzîmât9. 8 Saïd Mouline, « architectures métissées » in Espaces urbains, espaces vécus, temps présent, n°3, Rabat, 1988. Bien que ces réformes ont touché essentiellement à des infrastructures militaires et dans une moindre mesure aux structures éducatives telles que le collège Sadiki créé à l’initiative de Khaireddine Pacha séduit par la modernité du système éducatif français. 9 5 D’après les recherches entreprises par Leila Ammar, c’est à partir des années 1850 et avant même la création du Conseil Municipal en 1858, que les Autorités Beylicales tunisiennes et leurs experts imposent des notions modernes « d’ordre urbain (amn al Hadhira), d’hygiène (Hafdh al-sahha), de circulation (murur), et d’assainissement (tat’hir) […] Le grand chantier de restauration de l’aqueduc de Zaghouan et du système d’adduction d’eau […] a été confié à l’ingénieur-architecte Pierre Colin et est achevé en 1862. Un autre grand chantier de construction de routes et de plantations (1860-1865) est confié à l’ingénieur Philipe Caillat qui réalise des routes menant des portes de la Médinas aux environs proches (Bardo, Ariana, Hammam-lif)»10. D’autres opérations entreprises pendant l’époque coloniale ont buté contre des conditions décisionnelles contraignantes et ne se sont débloquées qu’après l’Indépendance. Tel est l’exemple de la délocalisation de l’ancien cimetière juif de l’avenue Roustan, Place du Passage, aujourd’hui Parc Habib Thameur, qui a fait l’objet d’une longue indétermination quant à son devenir. Sa désaffection programmée depuis 1907 ne se concrétise qu’en 1957 sur décision du Président Habib Bourguiba11. Ces recherches insistent également sur l’importance de considérer la fabrication des villes nouvelles comme la somme de processus collectifs complexes et co-produits. Le couple colon/colonisé souvent appréhendé comme un bloc monolithique et parlant d’une seule et même voix est délaissé au profit d’une lecture plus circonstanciée des évènements, résultats d’accords, d’actions programmées, d’accommodements, de compromis, de désaccords, de conflits, de hasards ou d’inerties de systèmes etc.12 Concernant les configurations spatiales, elles sont moins le résultat de transferts ou de projections in extenso de modèles européens, que l’aboutissement de circulations multidirectionnelles (nord-sud, sud-nord et sud-sud) d’idées, de formes et d’hommes qui se réajustent aux logiques de filtrage, de recombinaison voire de déformation dictées par les spécificités du terrain hôte et les intentions de ses acteurs13. Dès lors, une prise en 10 Leila Ammar, « Histoire des enjeux urbains entre Tunis, Bizerte, Sousse et Sfax, 1860-1914 », in Leila Ammar (sous la direction de), Cités et architectures de Tunisie, la Tunisie des XIX ème et XXème siècles, Editions Nirvana, Tunis, 2015, p. 32. 11 Voir Habib Kazdaghli, « Cimetières et extensions urbaines : le cas de l’ancien cimetière juif de Tunis », in Charlotte Jelidi sous la direction de), Villes maghrébines en situations coloniales, les acteurs de leur production et leurs archives (XIXe-XXe siècles), Karthala-IRMC, Paris, 2014, pp. 191-203. 12 Voir l’introduction de Charlotte Jelidi à l’ouvrage collectif, Villes maghrébines en situations coloniales, les acteurs de leur production et leurs archives (XIXe-XXe siècles), op.cit., pp.11-38. 13 Eric Verdeil, « Expertises nomades au sud. Eclairage sur la circulation des modèles urbains » dans Géocarrefour, Expertises nomades, volume 80, n° 3, CNRS, Lyon, 2005, pp 165-170. 6 considération galopante est accordée à la radioscopie du rôle joué par les initiatives privées dans la dynamique urbaine14 et à l’incidence de l’élément local sur le devenir de la ville (facteur climatique, savoir-faire, habitudes constructives, ambiances etc.) Par ailleurs, un constat se dessine de manière explicite : les approches élitistes de l’architecture qui se contentent de l’étude des édifices les plus monumentaux, des bâtiments publics, des grandes scénographies sont court-circuitées par des approches prosopographiques, à échelle humaine, qui s’intéressent au quantitatif, aux profils ordinaires de l’architecture, à la réalité de la ville dans son quotidien. Ce changement-élargissement de focales a permis un enrichissement des lectures que nous tirons d’un corpus massif d’édifices en les plaçant sur d’autres échelles et d’autres lignes intellectuelles que celles des canevas analytiques habituellement utilisés. Sans minorer l’intérêt des approches positivistes centrées sur des objets singuliers, plus ou moins bien contextualisés, cet élargissement de l’histoire de l’architecture aux grands ensembles interroge le droit à la sauvegarde d’objets qui sont à la croisée de tensions multiples, par leur caractère récent, ordinaire, polémique et non-savant et favorise la prise en compte d’une pluralité d’éléments explicatifs actifs dans la mise en place de processus de patrimonialisation. Il n’en demeure pas moins que cette entreprise intellectuelle et pragmatique ambitieuse mue dans des conjonctures assez difficiles. D’abord, il est vrai comme l’annonce l’appel à communication du présent colloque qu’ « en Tunisie, l’étude du patrimoine ne constitue pas une discipline indépendante, mais s’intègre dans une réflexion plus large […]». Et cette incorporation des recherches sur le patrimoine à une perspective inter-scientifique gigogne s’accompagne d’une conscience universitaire double et presque paradoxale : D’un côté, la dispersion des connaissances sur le patrimoine à l’intérieur des structures académiques et institutionnelles est une condition indispensable pour féconder le champ patrimonial d’approches plurielles. Le remblaiement du territoire conquis par les marécages était l’initiative de particuliers tels que la famille Faschiotti qui a géré le quartier de la petite Sicile jusqu’en 1951, voir Christophe Ciudice, « la construction de Tunis « ville européenne » et ses acteurs de 1860 à 1945 », Correspondances n°70, IRMC, 2002. 14 7 Toutefois, cet éclatement de la recherche gêne le rassemblement des savoirs, des positionnements et des pratiques. Car, il n’est pas moins vrai, non plus, que l’ensemble des disciplines qui s’emparent des questions du patrimoine opèrent un traitement ciblé de la question, entérinant tel ou tel aspect pour compléter leurs propres démarches et conceptions, sans beaucoup se soucier d’effectuer un renouvellement de leurs approches dans leur ensemble pour intégrer le patrimoine dans toutes ses spécificités. La deuxième raison de la difficulté de l’entreprise intellectuelle patrimoniale est que parallèlement à l’architecture, c'est-à-dire au patrimoine immobilier, l’extension de la gourmandise patrimoniale à tous les artefacts artistiques et culturels complexifie la notion du patrimoine, générant autour d’elle des hiatus, une lourde infrastructure administrative de politiques patrimoniales (de gestion, de sauvegarde et de valorisation) et de multiples discours relatifs à sa définition et ses applications. Or cet élargissement éditorial, historique, fonctionnel et esthétique du patrimoine conjugué à sa récupération galopante par les créations artistiques et les diktats de la mode et de la consommation, place davantage la question dans les entremêlements d’un paramétrage mouvant : celui de l’ « inflation patrimoniale »15. Ce paramètre fonctionne tel un syndrome de Babylone, aussi destructeur que constructeur. D’abord, il place la réflexion et les décisions relatives au patrimoine et au patrimonial dans un temps-rasoir qui plébiscite le droit de la ville à la mutation et au renouvellement sur le plan fonctionnel, communicationnel, physique, urbain, etc. Ensuite il éparpille nos efforts car, en ce qui concerne l’architecture coloniale du grand nombre par exemple, il s’agit de militer doublement à explorer ses temps forts comme témoin de première importance d’une histoire de l’architecture en plein chantier d’écriture et en même temps à éviter le risque de démolition partielle ou de disparition définitive auquel elle est exposée. Nous nous situons donc dans ce moment-charnière de l’histoire de l’architecture de l’époque contemporaine en Tunisie, comme partout ailleurs en Algérie, en Egypte, en Lybie, en Syrie, en Palestine, en Irak, au Liban, et en gros dans la majorité des pays africains, asiatiques, et sudaméricains, où l’accélération de la disparition du tissu architectural et urbain est fortement accentuée par les adversités des phénomènes économiques corollaires à la spéculation 15 Voir Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine : De la cathédrale à la petite cuillère, éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection Ethnologie de la France, 2010. 8 foncière et la promotion immobilière ou par les phénomènes de bombardement pour certains pays en situation de conflits. Ces situations instables et arbitraires modifient substantiellement nos rapports à l’espace et au temps : elles dé-fatalisent notre rapport au passé (car il est vrai que nous sommes surexposés à sa disparition, sous le triple appât des attaques terroristes, de l’abandon ou des promotions immobilières) autant qu’elles le mettent en danger (l’indifférence face à la disparition d’un passé récent est une indifférence face au devenir commun des habitants) En tout cas, l’affaire revêt un caractère urgent. Or, il se trouve que du point de vue de la science historique, ce caractère urgent n’est pas une source de paix comme le prétend Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation où il écrit : « Le développement le plus paisible de toute ville implique des démolitions et des remplacements de bâtisses »16. En effet, ce caractère urgent vient percuter les temps longs que la construction de l’objet historique nécessite. Car l’indépendance et l’autonomie que l’opération scientifique exige pour son élaboration sont engagées parallèlement à la responsabilité de conscience patrimoniale que les chercheurs doivent assumer en tant qu’acteurs territoriaux appelés à irriguer les dispositifs décisionnels en matière de sauvegarde et de valorisation. Une situation antagonique et un échiquier glissant qui nous troublent mais ne manquent pas de booster la recherche en expulsant les débats autour de l’héritage colonial sur la scène publique, en dehors du champ étroit des élitismes universitaires. Quelle place ont aujourd’hui les mises en garde de Pierre Nora dans sa monumentale collection « Les lieux de la mémoire », où il insiste sur l’opposition entre « mémoire » et « histoire », pour son idéal quasi-utopique d’Histoire Universelle ? L’époque contemporaine est une époque où les deux registres ont tendance à se frotter plus que jamais auparavant. Et l’histoire de l’architecture aurait une valeur douteuse si elle reste en marge de la chaîne patrimoniale et de la protection de l’environnement bâti. Par conséquent, la réalité du patrimoine comme lieux de mémoire ne peut pas tourner le dos au renouvellement des lieux de savoir. Sa définition comme biens ancestraux transmis de générations en générations parait complètement caduque et insuffisante. Et cette acception demeure lacunaire voire obsolète même lorsqu’elle est prise au sens large d’ensemble de 16 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1989, 11e édition, p.14. 9 traditions, de mœurs, d’héritage matériel ou immatériel appropriés par un groupe social déterminé et apposés, par divers processus, comme des éléments d’une remémoration fondée sur la conservation des traces du passé. L’examen du fait patrimonial le présente plus que jamais comme une fabrique qui résulte d’un dispositif complexe, à la fois support et substrat d’interactions hétérogènes. C’est à la définition et la décomposition de cette fabrique que notre propos s’attache particulièrement dans les lignes qui suivent. 2- Les contours d’un concept: La fabrique patrimoniale est la configuration matérielle du patrimoine. Ce déploiement du patrimoine comme construction nécessite la prise en considération des modalités d’interactions entre acteurs patrimoniaux et productions patrimoniales. Or, ces modalités se présentent comme une agrégation hétérogène de facteurs, de conjonctures et d’enjeux qui s’imbriquent autour d’un dispositif patrimonial complexe comprenant le patrimoine comme produit dynamique et évolutif. Cette acception du patrimoine milite en faveur de l’idée selon laquelle le patrimoine n’est pas une donnée figée. Il s’agit d’un moment de reconnaissance d’une société de sa propre évolution. C’est donc le changement permanent du sens social des structures morphologiques qui leur assure un certain maintien apparent. Pour le dire autrement il n’y’a permanence de l’objet que dans sa réactivation et sa réactualisation. La patrimonialisation de l’architecture coloniale est dans son maintien en vie et non dans sa muséification, un choix obsolète par rapport au caractère quantitatif de cet héritage bâti. Qu’est ce que donc un dispositif patrimonial et comment fonctionne t-il concrètement dans la fécondation de l’opération cognitive? Le dispositif patrimonial a pour tâche l’inventaire du patrimoine au sens matériel et immatériel comme productions, pratiques, mythes, croyances etc. Pour ce faire, il s’attache à la matrice au sein de laquelle s’articule l’accession des objets au rang de patrimoine, c'est-à- dire à tous les schémas d’interventions qui agissent au sein de l’entreprise patrimoniale. A savoir : les hommes (des acteurs institutionnels et non-institutionnels, publics et privés, locaux et universels, spécialisés ou amateurs etc.), les opérations ou constructions mentales (idées, discours, représentations, visions), les temporalités (temps vécu, conçu, perçu et reconstruit) et les facteurs (économiques, politiques, socioculturels etc.) 10 Ces schémas fonctionnent comme une équation à plusieurs variables agissant selon des dynamiques quasi-organiques, qui peuvent être mises en système ou mouvoir selon des logiques aléatoires. Leur forme, leur fonctionnement et leur vitesse dépendent de la manière dont les composants précédemment cités interagissent, s’adaptent et se réajustent. Ces interactions engendrent une gamme de rapports, d’accords, de conflits, de prises de décisions, de blocages, de complicités etc. Et c’est la somme de ces interactions qui oriente, stabilise ou fragilise l’accession d’un objet ou d’un ensemble d’objets au rang de patrimoine, à un moment donné et dans une société donnée. Pour saisir l’élan de ce dispositif et statuer sur la valeur patrimoniale d’un objet au sein de ces processus, les élites prescriptrices privilégient généralement les temps longs, appelés aussi temps de consensus. Dans ce sens, l’idéologie patrimoniale serait selon Jean-Baptiste Minnaert : « un système de validation et d’orchestration politiques, sociales et scientifiques du saut que subissent des objets matériels ou immatériels, depuis les temps de l’usage et de la mémoire, vers ceux de l’art et de l’histoire. Les objets en question, toujours plus nombreux, plus disparates, plus récents et plus fragiles, sont reconnus, définis ou inventés par des élites prescriptrices, en tant que supports de mémoires et d’identités collectives. Celles-ci sont plus ou moins implicitement postulées comme étant aussi menacées que les objets qui les représentent. Longtemps les législateurs s’en sont tenus à la prudence de ne rendre éligible à la patrimonialisation que les objets dont l’ancienneté était jugée suffisante pour échapper aux polémiques anciennes ou récentes qui en auraient parasité la compréhension. De la sorte, la patrimonialisation pouvait revêtir les apparences minimales de l’objectivité, du consensus national, et à travers eux, de la pérennité. »17 Certes ce choix évite l’impact des polémiques et des controverses corollaires aux temps d’usage, mais appliqué à des passés proches et une architecture de masse, il implique forcément des sacrifices car il surexpose l’approche sélective de la pratique patrimoniale aux contraintes liées aux architectures fabriquées en masse. Comment donc penser cet héritage colonial récent, partagé entre les deux rives de la méditerranée et situé au confluent de mémoires difficiles à aligner mais qui occupe sur le plan visuel une très grande partie du jeune paysage de la ville ? 17 Jean-Baptiste Minnaert « une historiographie naissante », in Jean-Baptiste Minnaert (dir.), Histoires d’architectures en Méditerranée XIXe-XXe siècles. Écrire l’histoire d’un héritage bâti, Paris, Éditions de la Villette, 2005, pp44-45. 11 En réalité, La disparition suscite toujours des réactions. Elle nous rappelle les choses auxquelles l’homme ne peut échapper : l’oubli et la mort. Le patrimoine, comme champ scientifique s’occupant de ruines et d’objets ou de mémoires collectives menacés de disparition, suscite autant de polémiques que ses objets d’interventions en eux-mêmes. Cette situation de tension est accentuée par le fait que le patrimoine évolue au voisinage, et parfois au cœur de considérations identitaires épineuses. Or, la question identitaire, que la pratique patrimoniale considère comme un argument fort pour l’élection d’un objet au rang d’objet patrimonial, est une « chose politique » par excellence, du moins un construit qui se prête adhésivement aux torsions des discours et usages politiques. Par conséquent, elle peut facilement vouloir dire quelque chose et son contraire selon l’usage que l’on en fait. Par précaution, le mieux est de l’aborder comme une construction où interviennent plusieurs niveaux de lecture, certes, mais la dimension politique18 de la notion ne peut être écourtée de la toile de fond de l’analyse. Nous y sommes particulièrement attentifs car nous œuvrons à relativiser ses effets d’optiques et à limiter sa prégnance déformatrice sur le sujet d’étude. Aux traumatismes postcoloniaux se substituent progressivement des polémiques moins passionnelles. Les réticences qu’éprouvent beaucoup d’acteurs tiennent au risque que l’intérêt pour la sauvegarde de la ville produite en situation coloniale empiète sur le développement de la ville actuelle sans retombées immédiates. Un choix coûteux que les pays pauvres, agissant selon des stratégies archi-courtermistes, ne peuvent assumer, faute de moyens, plus que de volonté. Par conséquent de très beaux immeubles sont vendus au promoteur le plus offrant pour qu’ils soient démolis et qu’à leur emplacement en plein centre ville, soient érigés des immeubles de plusieurs étages où se répètent les mêmes bureaux, avec les mêmes allures, avec les mêmes fonctionnaires las et complètement déprimés. Le plus troublant c’est que ces immeubles sont très souvent en contradiction avec les règlements de voirie tunisiens qui stipulent que la hauteur d’un bâtiment doit être proportionnelle à la largeur des voies, mais comme dit l’adage « ce qu’on ne peut contourner avec un peu d’argent, on peut le faire avec beaucoup d’argent »19. Le propos sur le politique ne se réduit pas aux lieux d’exercice de pouvoir reconnus. Il existe aussi des politiques éditoriales, universitaires, intellectuelles, culturelles et économiques, et une infinitude de partis pris à prendre, autant que faire se peut, en ligne de compte. 18 19 Indignation de la citoyenne. 12 II- Considérations sur l’architecture coloniale et la naissance d’une pratique patrimoniale au temps du Protectorat 1- Une physionomie architecturale variée : La fabrication de la ville nouvelle de Tunis résulte de l’importation d’un phénomène d’urbanisation induit par la révolution industrielle et favorisé par le développement d’infrastructures, de moyens de transports, de mouvements d’hygiénisme et d’un arsenal juridique, dont la Loi Foncière de 1885 et le règlement de voirie de 1889 représentent l’ossature principale20. La Municipalité, la Direction Générale des Travaux Publics, la Direction des Travaux de la Ville, le Service Topographique et le Service de la Voirie sont les nouveaux instruments de gestion de l’évolution de la ville. Ces nouvelles donnes vont remodeler, réinventer et moderniser la distribution de l’espace hors les murs sur une trame orthogonale et fonctionnaliste. Figure 2 : Plan de Tunis 1914, Direction des Travaux de la Ville, dressé par l’ingénieur M. Vincent. Réduction, Cartographie et interprétation de l’original par Leila Ammar, Tunis, d'une ville à l'autre Cartographie et histoire urbaine 1860-1935, Editions Nirvana, Tunis, 2010. 20 Esmahen Ben Moussa, « Le Règlement de Voirie de Tunis (1889) : Genèse et application » in Charlotte Jelidi, op cit., pp. 177-190. 13 Bien que l’introduction de formes architecturales et décoratives exogènes dans la ville de Tunis soit antérieure à l’installation du Protectorat (cf. Le palais Ben Ayed, Dar Bach Hamba, l’ancien palais Kheireddine, le palais Khaznadar etc.), ces configurations et expressions architecturales européennes se sont largement diffusées à partir des années 1890, témoignant d’une rupture avec les formes traditionnelles de la médina, tout en enrichissant par leur variété formelle la physionomie de la ville de Tunis dans son ensemble. Il s’agit essentiellement de bâtiments administratifs, de théâtres et lieux de loisirs, de lieux de culte, de maisons, d’immeubles de rapport, de villas, de pavillons, d’hôtels particuliers, d’entrepôts, d’hangars, etc. Ces transformations correspondent aux besoins et aux modes de vie des nouveaux habitants. Toutefois, leur étude permet de repérer la subtilité des modalités intermédiaires d’émergence, de transformation et de migration des formes entre la Métropole et la Colonie. En effet, les modèles européens importés à Tunis par les maitres d’œuvres européens ont subi des déclinaisons franches en se réajustant aux spécificités de la culture locale21. Par ailleurs, il est vrai que l’immeuble de rapport qui regroupe des pièces d’habitations en appartements autonomes s’oppose à la traditionnelle addition horizontale de la demeure médinale unifamiliale. Il n’en demeure pas moins que ce modèle a muté au contact du contexte tunisien. Sur le plan typologique, la hiérarchisation des étages selon la classe sociale des occupants est abandonnée. Si dans les logements parisiens, l’étage noble est le plus prestigieux, le traitement des autres étages est plus modeste et plus uniforme et les domestiques sont relégués sous les combles, à Tunis, la distribution est identique à tous les étages ce qui n’empêche pas certains immeubles d’êtres plastiquement moins sobres que d’autres grâce à des jeux de saillies et de porte-à faux (balcons, loggias, pergolas, bow-windows) qui animent les façades tout en créant une continuité visuelle avec l’extérieur. Les couvertures s’adaptent également aux dispositifs climatiques locaux. Les toitures mansardées sont délaissées au profit de toits-terrasses bordés de balustres qui permettent de pallier le manque d’espace dans les appartements en créant des espaces de buanderies, mais 21 Esmahen Ben Moussa, « Les dynamiques de fabrication urbaine et architecturale en situation coloniale et éclairages sur les discours patrimoniaux : le cas de Tunis », pp.151-176, in Mohamed chafik Gouja (coordination scientifique), actes du colloque Arts et musiques tunisiens, dimensions arabo-musulmanes, africaines et méditerranéennes, l’Empreinte maghrébine, Gabès, février 2014, éditions université de Gabes-ISAMG- EASYER, 2014. 14 également de profiter de l’ensoleillement en transformant le toit en lieu de sociabilité et de convivialité. Figure 3 : Quelques expressions architecturales avenue de Carthage et rue Ibn Khaldoun, photographies personnelles. Sur le plan morphologique, à la sobriété haussmannienne des premiers bâtiments, à la rythmique des lignes Art nouveau et des festonnements italianisants et à la géométrie Art déco, s’ajoutent à partir des années 1900, une facture esthétique arabisante largement inspirée des éléments décoratifs, stylistiques et structuraux du répertoire constructif et graphique 15 traditionnel. En témoignent les villas, hôtels de ville, palais de justice, casernes, gares, construits par Raphael Guy, Henri Saladin, Victor Valensi ou encore Jean Emile Resplandy qui sont les figures phares de cette période. Figure 4 : Ancienne Direction des Travaux Publics, extrait de L’Architecture Moderne de style arabe, publiée dans Juliette Hueber et Claudine Piaton (sous la direction de), Tunis, Architectures 1860-1960, Ed Honoré Clair/Elyzad/CNRS, Paris, 2011. Par ailleurs, vers les années 1943, l’architecture locale sera considérée comme un vrai terreau d’inspiration pour les architectes de la Reconstruction affiliés au Mouvement Moderne. En effet, l’équipe Zehrfuss détourne la pénurie de fer qui empêche l’usage du béton armé par l’utilisation de moellons, de briques creuses, de plâtre, de la chaux hydraulique ou grasse, etc., qui sont associés à des techniques de constructions locales, rapides et peu couteuses. Toutefois, indépendamment de cette pénurie de moyens, Zehrfuss et ses collaborateurs, Jean Drieu laRochelle, Jason Kyriacopoulos, Marmey etc., produisent une architecture sculpturale fondée sur une esthétique des pleins et des vides et des jeux de lumières, composée de façades lisses et blanches et surmontée de voutes, de coupoles et/ou de toit terrasse, d’arcs en plein cintre, de claustras en briques, de loggias, etc. « Lorsque Zehrfuss et Kyriacopoulos proposent une « maison minima tunisienne », sorte de modèle d’habitation rurale, ils s’inspirent des 16 ghorfas du sud tunisien et des menzels de Djerba. Cette maison-modèle sera, selon eux, toujours adaptée à l’endroit où elle sera construite »22. Leurs travaux ont largement contribué à dé-fataliser et réactiver l’imbrication des rapports entre «modernisme» et «traditionalisme» en défendant le principe d’une architecture méditerranéenne. Figure 5 : 1943. Étude pour la maison minima tunisienne, Bernard-Henri Zehrfuss, Jason Kyriacopoulos, architectes, Extrait de la revue L'Architecture d'aujourd'hui, n° 20, octobre 1948, page 70 Aujourd’hui, cette grande variété formelle est dans un état de détérioration et de délabrement avancés à cause du manque d’entretien. Certains propriétaires abandonnent sciemment ces bâtisses pour accélérer les procédures d’obtention de permis de démolir pour des raisons de sécurité. L’état actuel de ces quartiers est donc proche de ceux de la médina durant les années 1950. 22 Charlotte Jelidi, « Hybridités architecturales en Tunisie en au Maroc au temps des Protectorats : orientalisme, régionalisme et méditerranéisme », dans Destaing Emilie, Trazzi Anna (dir.), Matériaux de cours issus des formations du projet Mutual Heritage, Fascicule n°2, Bononia University Press, 2011, pp. 42-63. 17 Les immeubles de l’avenue de Carthage, du quartier Bab el Khadhra, les villas la zone située près de la Place Pasteur et partout dans les quartiers du Grand Tunis, des édifices d’une grande valeur cèdent la place à des blocs de bureaux. Pourtant pour peu que l’on tente de comprendre la genèse et l’ancrage humaniste de la pratique patrimoniale en Tunisie, au sens érudit que la Renaissance donne au terme, il nous devient aisé de déchiffrer l’incidence des contextes scientifiques, socio-économiques et politiques sur les orientations patrimoniales d’une nation. 2- La fabrique patrimoniale à l’ère du Protectorat : un réservoir d’éclairage Parallèlement aux expéditions militaires, le XIXe siècle témoigne de la mise en place de missions scientifiques et littéraires, concrétisées par des voyages savants qui représentaient un outil d’exploration des futures colonies. Dans ce cadre, La Mission Tunisie, a vu le jour la veille de l’installation du Protectorat. Elle était pilotée par le ministère de l’Instruction Publique, des Beaux-arts et des Cultes et placée sous les auspices de l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres. Le projet de la Mission Tunisie avait pour tâche la mobilisation d’équipes scientifiques pour l’inventaire du patrimoine architectural et archéologique du pays, mais également des observations sur la faune, la flore, la géologie, le climat, etc. L’entreprise aboutit à la création en 1885 des services des Antiquités et des Arts (aujourd’hui Institut National du Patrimoine) ainsi qu’à la fondation du Musée Alaoui du Bardo en 1888. Dans un contexte animé par la compétition entre Anglais et Français pour l’acquisition d’antiquités méditerranéennes et l’alimentation de leurs collections23 et entre Français et Allemands pour la paternité des découvertes scientifiques, ces deux institutions formaient le pivot et le tourniquet de la politique patrimoniale française en Tunisie au début du protectorat24. 23 Avant et pendant les premières années du protectorat, le pillage des antiquités et leur rapatriement en métropole comme trophées était une pratique assez répandue chez les particuliers, les consuls voire au sein des institutions savantes. Afin de mettre en place ces deux organismes, le ministère de l’Instruction Publique, des Beaux arts et des cultes, qui est placé sous la tutelle scientifique de l’Académie des inscriptions et belles-lettres crée en son sein le Service des voyages et des missions scientifiques et littéraires, lui-même encadré par le Comité des Travaux Historiques et Scientifiques. Et pour financer les missions à l’étranger des savants, il crée également le Bureau du Secrétariat et de la comptabilité. C’est grâce à ce bureau que le Service des Antiquités et des Arts et le Musée Alaoui ont vu le jour. 24 18 Nous mentionnons à ce propos l’érudite thèse de doctorat de Myriam Barcha qui s’est appuyée sur des investigations archivistiques et bibliographiques poussées, pour mettre brillamment ses recherches au profit de l’analyse des institutions patrimoniales en Tunisie. Dans l’un de ses articles, Myriam Bacha interroge la validité du postulat affirmant que les actions de la mission Tunisie ne sont tout compte fait qu’un maillon dans une entreprise de colonisation culturelle et un outil intentionnel de domination politique25. L’approche de l’auteure a plusieurs apports. Le plus important est d’ordre épistémologique et méthodique. En effet, elle substitue à l’essentialisme d’une vision binaire réduite au couple colon/colonisé ou dominant/dominé qui a longtemps présidé les études universitaires, une analyse plus circonstanciée des réalités historiques et artistiques des XIXe et XXe siècles comme processus collectifs résultant d’une concomitance de rouages tantôt faits d’accointances ou de compromis, et tantôt de désaccords et de résistances. Sous ces nouveaux éclairages et rien qu’à travers l’étude des institutions patrimoniales, il en ressort que le Pouvoir Colonial doit cesser d’être appréhendé comme un bloc compact d’acteurs et de décideurs partageant un même programme politique de domination et parlant d’une seule voix. Sans nier les effets de domination imposés par l’Administration Centrale, des conflits d’intérêts et de visions qui existent au sein même de l’Administration coloniale sont à prendre en considération. Comme le note Béatrice Hibou, « la domination ne peut être analysée comme un exercice maîtrisé du pouvoir, de stratégies ou de certaines décisions, mais comme un processus tout à la fois incertain, inachevé et partiel d’actions multiples et de compréhensions diverses et concomitantes de la réalité »26. Les cas qui nous préoccupent ici, à savoir le Services des Antiquités et des Arts et le Musée du Bardo, sont deux institutions patrimoniales, œuvres des savants de l'Académie des 25 A ce sujet voir en particulier Myriam Bacha, « La création des institutions patrimoniales de Tunisie : conflits institutionnels et idéologie coloniale », in Karine Hébert et Julien Goyette (dir.), Histoire et idées du patrimoine, de la régionalisation à la mondialisation, Québec, Éditions Multimondes, Collection Cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 2010, pp. 29-40. ; « Les institutions patrimoniales de la Tunisie au début du protectorat : un projet scientifique au service de la colonisation ? », in Colette Zytnicki et Sophie Dulucq (dir.), «La colonisation culturelle dans l’empire français : entre visées éducatives et projets muséographiques (XIXe-XXe siècle) », Outremers. Revue d’histoire, Paris, Société française d’histoire d’Outre-mer, 2e semestre 2007, n°356- 357, pp. 139150. ; « La construction patrimoniale tunisienne, à travers la législation et le Journal Officiel, 1881- 2003. De la complexité des rapports entre le politique et le scientifique », in Eric Gobe et Jean-Philippe Bras (dir.), « La fabrique de la mémoire : variations maghrébines », L’Année du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 2008, pp. 99-122. 26 Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination, Editions La Découverte, Paris, 2011, p.170. cité par Charlotte Jelidi in, Villes maghrébines en situations coloniales, éditions IRMC-Karthala, Paris 2014, p. 22. 19 inscriptions et des belles-lettres et des fonctionnaires du ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts. Il est vrai qu’en 1880, lorsque la Mission Tunisie a été mise en place, l’objectif était clairement politique : celui d’évincer les Italiens et les Britanniques qui s’opposaient aux décisions prises lors du Congrès de Berlin en 187827 et s’activaient sur le terrain pour mettre en péril l’installation de la France dans la Régence. Toutefois, les visées de l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres et l’Instruction Publique des Beaux-arts sont d’ordre scientifique. Elles voulaient profiter de ce contexte pour assurer à la France la paternité des premières découvertes épigraphiques et archéologiques, les ambitions d’étendre l’influence savante de la France Outre-mer, prônées par les philosophes du siècle des lumières, étant très prégnantes à l’époque et la concurrence avec les scientifiques allemands rude. Toutefois, suite au changement de politique de rapatriement des œuvres après l’installation du Protectorat28, l’objectif de la Mission n’est plus seulement d’alimenter les collections françaises mais d’étudier le patrimoine local des dynasties arabo-musulmanes et de le protéger. Malheureusement, Un retour sur cette décision s’est rapidement mis en place, car les institutions patrimoniales tunisiennes sont menacées de perdre leurs prérogatives et de se faire remplacer par une intervention directe du Service des Monuments Historiques, placé quant à lui sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur et non celui de l’Instruction Publique et intéressé uniquement par les vestiges préislamiques. Cette supposée intervention présenterait une menace pour les budgets et l’autonomie des Services mis en place en Tunisie et bloquerait également l’avancement des découvertes. Ainsi, afin de détourner cette situation et évincer le Service des Monuments Historiques, les archéologues présents en Tunisie restreignirent dans un premier temps leur champ d’intervention aux seules antiquités. Autant René de La Blanchère (ami d’Henri Saladin) que son successeur Paul Gauckler à la direction du service des Antiquités, ne répondent à des désirs politiques dans leurs choix d’études. Les méthodes restent foncièrement archéologiques et scientifiques (n’oublions pas qu’à cette époque la science archéologique était en plein 27 Le Congrès de Berlin de 1878 assure la neutralité des Allemands et des Anglais pour laisser le champ libre à la France en Tunisie, ce qui ne plaisaient forcément pas aux Italiens présents en grand nombre en Tunisie et en Lybie. 28 Malgrè les recommandations de l’archéologue René Cagnat (1852-1937) de ne garder dans le Musée de Bardo que les œuvres d’intérêt local et de renvoyer les œuvres historiques en France, Paul Gaukler militait pour le maintien en Tunisie de son patrimoine antique et pour la sauvegarde de son patrimoine islamique. Chose qui le prive de sympathisants du côté de la Résidence Générale dont les visées sont ouvertement colonialistes. 20 développement en Europe). En même temps, il est vrai que jusqu’ici, les autorités coloniales ne voient pas le moindre intérêt proprement colonial ou politique à ces recherches. Par ailleurs ce manque d’intérêt pour la rentabilité de ces institutions savantes sera à l’origine de nouvelles complications car il va se répercuter sur les budgets alloués, chose qui menace à nouveau le Service des Antiquités et des Arts ainsi que le Musée du Bardo de fermeture. Face à la délicatesse de cette nouvelle situation fragilisant les institutions patrimoniales et freinant les conditions d’avancement des découvertes, il fallait agir vite et agir sur un échiquier politique, idéologique et économique. Car tout le monde en conviendra, il est difficile de mener des recherches scientifiques sans subventions et ces subventions allouées aux différentes institutions dépendent des désirs et de la personnalité des Résidents Généraux, qui ne sont pas chauds, bien qu’à des degrés différents, à injecter de l’argent dans des institutions peu rentable au projet colonialiste. En 1892, Charles Rouvier, succédant à Justin Massicault à la Résidence Générale, limite le budget octroyé aux deux institutions patrimoniales au strict minimum. Dans ce contexte de crise, Paul Gauckler, Directeur des Services des Antiquités et des Arts et Bertrand Pradère, directeur du Musée du Bardo, œuvrèrent à changer le regard porté sur l’archéologie comme science d’érudition déconnectée de la réalité politique et à ancrer par une série de correspondances, d’interventions, d’écrits, de voyages touristiques etc., l’utilité pratique de la science archéologique. Plusieurs arguments seront avancés. Difficile dans ces conditions d’enjamber l’argument colonialiste. « L'archéologie en Tunisie est une science d'utilité pratique […] la connaissance du passé est un enseignement pour le présent, une garantie pour l'avenir […] les Romains ont su faire, d'un pays avant eux misérable, l'une des contrées les plus riches au monde. Nous sommes leurs héritiers ; les restes de leur civilisation, sont notre patrimoine. Les brillants résultats qu'ils ont obtenus, comme aussi les désastres, qui ont suivi leur chute, prouvent l'excellence de leur méthode de colonisation. Ce qu'ils ont fait, nous voulons le refaire ; mettons-nous donc à leur école et profitons de leur expérience »29. Myriam Bacha, insiste à juste titre sur l’interprétation des positions de Paul Gauckler non comme adhésion inconditionnelle aux idéologies colonialistes mais comme compromis 29 Paul Gauckler, « Les aménagements agricoles et les grands travaux d'art des Romains », La France en Tunisie, Paris, G. Carré et Naud, 1897, p 22-39. Cité par Myriam Bacha, « Les institutions patrimoniales de la Tunisie au début du protectorat : un projet scientifique au service de la colonisation ? », op.cit. P. 147. 21 stratégique pour sauver les institutions patrimoniales et le savoir promulgué en leur sein. D’ailleurs, selon l’auteure, l’argument colonialiste n’a été utilisé que pendant cette période de crise. Un deuxième point qui redore le blason des Services des Antiquités et des Arts et ne laisse pas de doute sur ses retombées pratiques est la relance de l’étude sur les vestiges hydrauliques romains (l’aqueduc de Zaghouan). Enfin, la stratégie de la médiatisation était infaillible. Paul Gauckler bénéficiant à nouveau de la confiance et de l’appui des autorités coloniales, organise avec la Résidence des rencontres et des excursions dans le pays pour la promotion de son patrimoine et l’attrait des capitaux. Le congrès de l’Association pour l’avancement des Sciences, manifestation savante organisée à Carthage en 1896 avait réuni des personnalités « introduites dans la presse et bénéficiant d’une audience ». Ces évènements vont non seulement assurer l’attribution des budgets nécessaires aux institutions patrimoniales, mais encore booster la valeur économique du pays par le développement du tourisme. A cette une mobilisation d’études archéologique de l’héritage romain en Tunisie correspondait un recours à un langage architectural néoclassique et éclectique typiquement européen. Ces édifices sont regroupés par François Béguin sous l’appellation « style du vainqueur » qui viserait selon lui, à consolider la légitimité morale et culturelle de la conquête française. Toutefois, suite au développement du tourisme dans le pays, cette importation in extenso de modèles structurels européens serait rapidement jugée préjudiciable à l’incitation touristique et à l’imaginaire que nourrit le visiteur européen pour venir découvrir un orient fantasmé. D’après les recherches menées par Hanène Zarai30, Les voyageurs-écrivains qui visitent la Tunisie, et notamment la capitale sont unanimes à rapporter leur « sentiment d’être en pleine France » lorsqu’ils déambulent sur la trame en damier et au milieu des façades extraverties de la nouvelle Tunis. Les touristes, voyageurs, écrivains, conviés pour se délecter devant les ruines puniques et romaines, sont charmés par l’exotisme oriental des villes islamiques. Leurs récits de voyages, 30 Voir Hanène Zarai, Enjeux et manifestations d'une architecture coloniale à Tunis de 1881 à 1931, Mémoire de maîtrise, Histoire de l'art, Strasbourg 2, 2003. Et Zarai Hanene, « Tunis de l’entre-deux-guerres : mythologie urbaine, territoires et patrimonialité » dans Ammar Leïla (sous la direction de) Formes urbaines et architectures au Maghreb aux XIXème et XXème siècles, Centre de Publication Universitaire, 2011. 22 leurs correspondances et la littérature de l’époque auront une incidence sur la prise en compte du patrimoine local, sur les choix politiques de l’Administration Coloniale et par ailleurs sur les nouvelles directions que prendraient les études archéologiques et les réalisations architecturales. En effet, le projet initial qui incorporait dans l’entreprise Mission Tunisie aussi bien l’inventaire des monuments antiques que celui des monuments islamiques et duquel se sont détournés Xavier Charmes et ses collaborateurs (savants et fonctionnaires) en raison des pressions financières et politiques et le risque d’intervention du Service des Monuments Historiques dans les fouilles tunisiennes qui pesaient sur le service des Antiquités et des arts et le Musée du Bardo, retrouvera une place au premier rang des priorités. Une figure serait particulièrement active, celle d’Henri Saladin, connu pour être l’initiateur de l’histoire de l’architecture islamique, de sa sauvegarde et sa mise en valeur par ses publications, ses réalisations et ses constructions des pavillons Tunisie lors des expositions universelles de 1889 et de 1900. Figure 6 : Le pavillon Tunisie à l’exposition universelle de Paris de 1889 Pour résumer, ce détour par la mission archéologique de la Tunisie nous aurait permis de comprendre les conflits entre les intérêts métropolitains de l’Instruction Publique et les 23 intérêts économiques de la Résidence générale qui ont failli venir à bout des Services des Antiquités et des Arts et du Musée du Bardo. Finalement, les talents de fin négociateur de Paul Gauckler et le décloisonnement des études patrimoniales en faveur de leur ouverture au tourisme et aux investissements assurera la pérennité de ses deux institutions au-delà de l’indépendance du pays. Cette présentation aurait aussi permis de voir à quel point le patrimoine n’est pas une simple consécration d’objets historiques mais tout un dispositif qui mobilise des institutions, des personnalités, des actions politiques, des négociations, des bénéfices en plus des études et des recherches scientifiques, historiques et archéologiques. Conclusion générale : Si l’on se réfère aux écrits de François Hartog31, les régimes d’historicité, qui sont la somme des rapports et des articulations qu’une société entretient avec son présent, son passé et son futur, sont marqués par une obsession du « présentisme ». Un phénomène qui privilégie la mémoire à l’histoire. C'est-à-dire qu’il se soucie plus de l’accumulation des traces laissées dans le présent par des passées successifs que de la reconstruction et la mise à distance de ces passés. Dans son apparence, cet argument ne cautionne en rien la patrimonialisation de l’architecture coloniale. Pourtant cette distanciation avec le passé par l’exercice historique que Pierre Nora et François Hartog encouragent a été rendu possible dans la monumentale « Critique de la raison arabe » du sociologue marocain Mohamed Abed Al-Jabri grâce à une procédure méthodologique « disjonctive-rejonctive ». La réflexion de l’auteur se présente aujourd’hui à nombreux intellectuels arabes comme issue possible à l’aporie dans laquelle s’est englouti depuis longtemps l’ensemble de la pensée contemporaine des pays du Sud quant à leur manière d’assumer les problématiques incontournables de leur rapport au passé, notamment face aux défis de la modernité et de la globalisation. Ces deux dernières étant souvent perçues comme phénomènes subis car non compatibles avec les modes de projections d’idéologies, d’habitus et de résidus dans lesquels se façonne la pensée arabe contemporaine. Un état des lieux qui, somme toute, détourne, vassalise et appauvrit le rôle actif des sociétés du Sud comme producteurs d’une conscience critique et d’une attitude objective face à leur 31 François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expérience du temps, éditions Le Seuil, Paris, 2003. 24 propre histoire. Or, cette position est totalement disproportionnée en comparaison avec la richesse et la pluralité de ce dont ces sociétés sont les héritières. Mais également en comparaison avec la place qu’ils occupent, y compris par leur passivité, leur inaction ou leur consumérisme, dans la dynamique du marché et la distribution du pouvoir sur l’échiquier de la politique mondiale. Dans ce sens, l’acceptation de l’architecture coloniale comme partie intégrante de l’identité nationale permet la mise en place de cette procédure « disjonctive-rejonctive » par rapport à notre héritage plus lointain. Il n’en demeure pas moins que cette acceptation passe par la connaissance historique. Ce qui nous amène à revenir au propos de François Hartog. La lutte pour le maintien fonctionnaliste des architectures des XIXe et XXe siècles ne relèvent pas d’une obsession du présentisme, ni même d’une attitude « passéiste », ou d’une oisive « poétique des ruines »32. Du point de vue de la recherche scientifique, il s’agit de sauver un patrimoine, du moins un héritage pour retracer une mémoire, car cet héritage est notre corpus d’étude et l’écriture de son histoire est en plein chantier. Le laisser disparaitre de manière anarchique c’est laisser échapper un pan colossal et peu exploré de notre histoire et sacrifier le potentiel qu’offre la patrimonialisation à étudier et envisager le déploiement de l’identité collective au passé, au présent et au futur. Pour prêter ses termes à Christophe Giudice lorsqu’ « une partie du passé s’estompe, une partie de la mémoire de la ville s’évanouit. »33 Face à la concurrence du secteur tertiaire, la patrimonialisation de l’architecture coloniale entendue dans le sens réactivation et réactualisation de ses fonctions résidentielles et commerciales, lui permet de jouer un rôle rassembleur important de territorialisation34 et d’urbanité35en renforçant l’appropriation des lieux par les habitants et par conséquent leurs ancrages sociaux dans ces lieux. 32 Voir Roland Mortier, La poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Editions de la Librairie Droz, collection histoire des idées et critique littéraire, Paris, 1974. 33 Christophe Giudice, op.cit., p.11. La territorialisation est fortement liée à l'étude des politiques publiques. Plus particulièrement aux modalités de participation des acteurs territoriaux (élus locaux, régionaux, etc.) à la formulation ou à l'implantation des politiques publiques. Il s’agit de versant politico-administratif de la pratique spatiale. 35 A la différence de la territorialisation, l’urbanité est une notion fondamentalement sociologique. Elle est issue d’un processus performatif qui surimpose à la ville (comme réalité sociale, politique, économique et morphologique) toute une « légende urbaine », c'est-à-dire des mythes, des symboles, des métaphores, des représentations, des fantasmes, des pratiques sociales etc. L’urbanité, c’est le processus qui a créé la ville artistique, la ville théorisée, la ville fantasmée, la ville conceptualisée. Et ce processus est avant tout social, avec comme acteurs tous les membres de la société. 34 25 Dans le langage commun, quand on parle de patrimoine architectural et urbain, c’est à l’espace de pertinence de l’héritage ancien (l’antiquité, le moyen âge, l’époque ottomane) que le référencement patrimonial accorde une grande place. La reconnaissance patrimoniale des héritages temporellement plus proches de la période actuelle fait l’objet d’une réception médusée. Cette réticence est compréhensive pour toutes les raisons que nous avons évoquées et qui sont en lien direct avec la nature de ces édifices, leur caractère partagé, et aussi en raison de la relative jeunesse du champ patrimonial en Tunisie et des préoccupations de sauvegarde et de valorisation. C’est sur cette dernière question que notre conclusion souhaite se fixer. La question patrimoniale est un ensemble hétérogène de construits historiques dans lesquels des valeurs et des identités plurielles et mouvantes sont investies. Aujourd’hui ce champ patrimonial réfléchit sur ses propres moyens et repense fondamentalement les modes de connexions entre ses structures disparates car il est propulsé au devant de la scène publique par des enjeux préventifs. Paradoxalement, la stratégie culturelle tunisienne en termes de patrimoine et de patrimonialisation s’installe beaucoup sur ses minuscules avantages acquis au lieu de chercher à s’en acquérir d’autres. Au lieu de faire preuve d’initiatives, une méfiance systématique doublée d’une impuissance à avancer ne manque pas une occasion pour entériner les déficits budgétaires, de compétences, de programmes et projets, de visions etc. Les institutions du patrimoine, les associations du patrimoine, le ministère de l’enseignement supérieur, celui de la culture et du tourisme, et encore bon nombre d’acteurs passent sous silence un composant primordial de ce que nous avons choisi d’appeler le dispositif patrimonial, à savoir le secteur de la formation. L’Institut Supérieur des Métiers du Patrimoine de Tunis, établissement formé d’un staff scientifique varié (géologues, physiciens, maritimistes, géographes, urbanistes, architectes, sculpteurs, designers, restaurateurs, juristes, préhistoriens, archéologues, historiens et historiens de l’art etc.), assure des enseignements de pointe en quatre licences : le Patrimoine Naturel, le Patrimoine Culturel, L’histoire de l’art et la Conservation et restauration des biens culturels. Cette dernière licence est montée dans la cadre d’un projet euro-méditerranéen (Temps Infobc) et cofinancé par l’union européenne et l’université tunisienne. En plus des formations sont dispensées en Mastères professionnels en Sauvegarde et Valorisation du Patrimoine (SVP), Promotion Touristique du Patrimoine (PTP) etc. 26 La méconnaissance de ce secteur et l’absence de considération des compétences propres à ses métiers (l’employabilité des diplômés et leur intégration dans les secteurs de la promotion, la médiation, de la sauvegarde, de la restauration, de la conservation et de la protection) sont partagés par un nombre trop important d’acteurs. Ces spécialistes du patrimoine qui peinent à se frayer un chemin dans l’espace-temps-patrimoine méritent une plus grande visibilité et une plus grande prise en considération. Notices Bibliographiques : Abdelkafi Jellal, La Médina de Tunis, l’espace historique, Paris, Presses du CNRS, 1989. Ammar Leïla (dir.), Cités et architectures de Tunisie, la Tunisie des XIXe et XXe siècles, éditions Nirvana, Tunis, 2015. 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